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Marcher. Simplement marcher. Un pied devant l’autre. Ne pas s’arrêter, ne pas ralentir, ne pas détourner les yeux. Garder la tête droite et le regard fixe. Laisser les visages se brouiller. Faire comme si l’on savait où l’on va. Des gens te disent au revoir, t’appellent par ton nom, mais c’est l’écho d’un écho qui rebondit sur les murs blancs. C’est une étrangère dont ils prononcent le nom. Ne pas écouter. Parce qu’écouter, répondre, faire ce qu’on te dit, obéir, tout cela est fini maintenant. Continuer à marcher. Sans courir. Franchir cette porte en verre à deux battants, qui s’ouvre toute seule en coulissant quand tu approches. Pas de larmes, pas maintenant en tout cas. Ne pleure pas. Tu n’es pas folle, Abbie. Tu n’es pas folle. Dépasser les ambulances, les voitures, les aides soignantes avec leurs chariots. Ne pas s’arrêter. Rentrer dans le vaste monde. C’est la liberté – sauf que tu n’es pas libre. Ni libre ni en sécurité. Mais pas folle. Tu n’es pas folle. Et tu es vivante. Respire, respire profondément et marche, marche…
Le ciel était d’un bleu éclatant et la terre craquante de givre. Le monde étincelait de froid. Mes joues en étaient brûlantes, mes yeux piquaient, mes doigts s’engourdissaient autour du sac que je transportais. Mes pieds, dans leurs affreuses chaussures abîmées, crissèrent sur le gravier. Je m’arrêtai devant la grande maison victorienne au deuxième étage de laquelle se trouvait notre appartement. En fait, c’était celui de Terry, mais j’y habitais depuis plus d’un an et demi maintenant. C’était moi qui avais repeint notre chambre, remis la cheminée en état de marche, acheté des meubles dans les brocantes, et de grands miroirs, des peintures, des vases, des tapis, le fouillis familier qui fait de quelques pièces banales un chez-soi.
Je levai précautionneusement la tête pour regarder vers le haut, et ce simple mouvement répandit aussitôt une vive douleur dans tout mon crâne. En fait de chez-soi, ce que je vis ne me sembla pas particulièrement accueillant : de l’extérieur, l’appartement semblait vide et glacé. La fenêtre de la salle de bains était encore fêlée, on ne distinguait aucune lumière et les rideaux de notre chambre étaient tirés – ce qui signifiait que Terry soignait encore la gueule de bois qui lui avait donné le teint terreux, ou qu’il n’avait pas pris la peine de les ouvrir quand il s’était levé ce matin, probablement chancelant et en retard pour son travail. J’espérai que la seconde hypothèse était la bonne.
Je pressai quand même la sonnette. En appuyant mon oreille à la porte, je pouvais l’entendre au premier – un grésillement aigre, car la pile était presque à plat. Il y avait des mois qu’elle faiblissait, sans que nous pensions jamais à la remplacer. J’attendis et essayai de nouveau. Je regardai par la fente de la boîte aux lettres si quelqu’un descendait l’escalier, mais ne vis qu’une bande de moquette brune.
Je pris la clef de secours sous la pierre factice, mais la laissai tomber deux fois avant de réussir à l’introduire dans la serrure tant mes doigts étaient gourds. J’espérais que Terry avait laissé le chauffage allumé, ou qu’au moins il restait assez d’eau dans le cumulus pour un bain bien chaud. Je me sentais sale et complètement gelée, et j’avais l’impression que mon corps n’était qu’un sac plein d’organes en vrac. Triste retour. Le plus triste que j’aurais pu imaginer.
Monter l’escalier me coûta un effort. Je dépassai l’appartement du premier, où j’entendis un téléviseur en marche. Mes jambes étaient lourdes, et quand j’atteignis le palier du deuxième, j’étais pantelante. J’ouvris la porte en appelant :
« Terry ? C’est moi. Je suis rentrée. » Pas de réponse. « Terry ? Tu es là ? »
Silence complet, excepté le bruit d’un robinet qui fuyait dans la salle de bains. Soudain, sans aucun signe avant-coureur, une peur irraisonnée m’envahit et je m’immobilisai, forcée de me tenir à la porte tant je me sentais les jambes molles. Je respirai profondément, plusieurs fois, jusqu’à ce que la vague d’effroi refluât. Puis je franchis le seuil et refermai la porte derrière moi.
Je ne sais ce qui me frappa d’abord. Probablement le désordre : les chaussures boueuses sur le parquet du salon, la pile d’assiettes sales dans l’évier, les tulipes fanées perdant leurs pétales sur la table de la cuisine, à côté de plusieurs bouteilles vides et d’un cendrier qui débordait. Les meubles étaient poussiéreux, l’air sentait le renfermé. Mais ensuite, je remarquai des vides ici et là, à des endroits où auraient dû se trouver des objets. Ma chaîne hi-fi, pour commencer, qui était normalement sur un vieux meuble court sur pattes près du petit téléviseur. Lui-même avait cédé la place à un grand téléviseur tout neuf. Je tournai automatiquement le regard vers la porte ouverte de la pièce qui me servait de bureau, cherchant mon ordinateur portable sur ma table de travail, mais il n’était plus là. C’était une vieille machine, un dinosaure en termes d’informatique, mais je ne pus m’empêcher de gémir en pensant à tous les fichiers qu’il contenait – à commencer par les dizaines d’adresses électroniques, dont je n’avais pas de copie.
Je me laissai tomber sur le sofa, sur lequel gisaient de vieux journaux éparpillés et le manteau de Terry. Avions-nous été cambriolés ? En regardant autour de moi, je m’aperçus que pas mal de livres avaient également disparu, car il y avait des espaces vides dans les rayonnages. Je tâchai de me rappeler ce qui s’y trouvait naguère : une encyclopédie sur l’étagère du bas ; plusieurs romans dans celles du dessus ; une anthologie poétique ; le guide des meilleurs pubs et restaurants d’Angleterre, peut-être, et sûrement quelques livres de cuisine.
Je me levai avec peine et passai dans notre chambre. Le lit n’était pas fait, et la couette à peine repoussée avait encore la forme du corps de Terry. Sur le sol, une pile de linge sale et deux bouteilles de vin, vides. J’ouvris les rideaux pour laisser entrer le soleil, la fenêtre pour sentir l’air propre, durci de froid, se déverser dans la pièce, et inspectai ce qui m’entourait. Il est toujours difficile de repérer ce qui manque, de cerner l’absence. Mais je ne tardai pas à remarquer que le gros réveil ancien n’était plus sur la table de chevet, de mon côté du lit. Le coffret en bois peint contenant mes bijoux avait quitté le dessus de la commode. Il ne contenait rien de précieux : des boucles d’oreilles, des bracelets, quelques pendentifs et colliers de fantaisie accumulés au fil des ans ; mais la plupart étaient des cadeaux, des souvenirs que je ne pourrais jamais remplacer.
J’ouvris les tiroirs. Mes sous-vêtements étaient partis, à part une vieille culotte noire tout au fond. Plusieurs tee-shirts aussi, des jeans et des pantalons plus habillés, et au moins trois pull-overs, dont un cachemire très beau et très cher auquel je n’avais pas résisté au moment des soldes d’après les fêtes. Dans la penderie, toutes les affaires de Terry étaient à leur place, si je me souvenais bien, mais de mon côté plusieurs cintres étaient vides. Deux ou trois robes manquaient, de même que mon manteau noir et ma veste en cuir. Et pas trace de mes chaussures, hormis une paire de sandales d’été et des tennis usagées. En revanche, les ensembles que j’avais l’habitude de porter pour aller travailler semblaient n’avoir pas bougé. Une fois de plus, je regardai autour de moi, déroutée, quand soudain mes yeux se posèrent sur un grand sac-poubelle au pied du lit, où étaient entassés certains des vêtements disparus.
« Terry ! Espèce de salaud ! » prononçai-je tout fort.
J’allai dans la salle de bains. La lunette des toilettes était relevée et je la claquai violemment. Plus de produits de maquillage, plus de crèmes, plus de parfum, plus de tampons, plus de déodorant. J’avais été évacuée. Même ma brosse à dents s’était envolée. J’ouvris l’armoire à pharmacie : les pansements, l’alcool à 90% et le reste étaient bien là. J’ouvris le flacon de paracétamol et fis tomber deux comprimés dans ma main, que j’avalai sans eau. Ma tête semblait près d’exploser.
Je devais rêver, pensai-je, être plongée dans un cauchemar où l’on me dépouillait de ma propre vie. Bientôt, je me réveillerais. Le problème était de savoir à quel moment le cauchemar avait commencé, et ce qui adviendrait à mon réveil. Me retrouverais-je dans mon ancienne vie, consciente soudain qu’il ne m’était rien arrivé et que toutes mes épreuves n’avaient existé que dans un sommeil fiévreux ? Sur la planche, un chiffon dans la bouche, sentant mon esprit s’embrumer et attendant la mort ? Ou à l’hôpital, croyant toujours que les médecins allaient me soigner et la police me protéger ?
Je retournai dans la cuisine et branchai la bouilloire. Pendant que l’eau chauffait, j’ouvris le réfrigérateur, car j’avais brusquement si faim que la tête me tournait. Je n’y trouvai pas grand-chose, à part des canettes de bière et une petite pile de plats préparés à mettre au four. Avec une laitue fanée, un reste de fromage et deux tranches de pain industriel encore plus mou qu’à l’hôpital, je me fis un sandwich plutôt déprimant et versai de l’eau sur un sachet de thé.
Mais après quelques bouchées, debout près du réfrigérateur, et un morceau de laitue pendant au coin des lèvres, une pensée me vint. Où était mon sac, avec mon portefeuille, mon argent, mon chéquier, mes cartes de crédit et mes clefs ? Je soulevai des coussins, regardai derrière des vêtements sur leurs cintres, ouvris des tiroirs. Je fouillai des endroits où il ne pouvait se trouver, puis des endroits où j’avais déjà fouillé.
Je devais l’avoir sur moi quand j’avais été attaquée. Ce qui signifiait que cet homme avait mon adresse, mes clefs, toutes mes affaires. Alors que moi, je n’avais rien. Rien du tout. Pas un penny. Si grandes avaient été mon humiliation et ma fureur quand le docteur Beddoes m’avait parlé du « traitement » qui m’aiderait à « aller de l’avant » que je lui avais crié deux ou trois phrases sans queue ni tête avant de la faire sortir de ma chambre en lui lançant que si elle ou toute personne liée à cet hôpital voulait entendre un seul mot de ma bouche, il faudrait d’abord me mettre une camisole de force. Ensuite, j’avais enfilé les vêtements – lavés, mais non repassés – dans lesquels on m’avait trouvée et j’étais partie aussitôt, m’efforçant d’empêcher mes genoux de trembler, me retenant de pleurer, de hurler, de supplier. J’avais refusé qu’on me raccompagnât en voiture, refusé de l’argent pour un taxi, refusé des explications plus précises, une rencontre avec un autre psychiatre, et toute forme d’aide. Je n’avais pas besoin d’aide. Tout ce que je voulais, c’était que cet homme fût arrêté pour me sentir en sécurité. Et donner un coup de poing dans la figure d’Irène Beddoes, avec son sourire suffisant. Je n’avais pas dit un mot de plus. Les mots me semblaient des pièges tout prêts à se refermer perversement sur moi. Tous ceux que j’avais prononcés en présence de la police, des médecins et de cette abominable conne d’Irène Beddoes s’étaient retournés contre moi. Tout de même, j’aurais dû accepter l’argent.
Je n’avais plus envie de mon sandwich et je le jetai à la poubelle, qui semblait ne pas avoir été vidée depuis plusieurs jours, et bus une gorgée de thé refroidi. Puis je me dirigeai vers la fenêtre et appuyai mon front contre la vitre, m’attendant presque à voir l’homme debout sur le trottoir, levant les yeux vers moi et ricanant.
Mais je ne saurais pas si c’était vraiment lui. Il pouvait être n’importe qui. Ce vieil homme qui tirait sur la laisse d’un teckel récalcitrant, ou ce jeune cycliste à queue de cheval, ou ce père jovial en bonnet à pompon tenant par la main un enfant aux joues rouges. Une mince couche de neige blanchissait les arbres, les toits et les voitures, et les passants emmitouflés dans de gros manteaux et des écharpes baissaient la tête pour se protéger du froid.
Personne ne leva les yeux vers moi. Je me sentais complètement perdue. Des pensées sans suite se bousculaient dans ma tête et je ne savais que faire maintenant, ni vers qui me tourner pour demander de l’aide. Quelle aide, d’ailleurs ? Dites-moi ce qui m’est arrivé, dites-moi ce que je dois faire, dites-moi qui je suis, dites-moi où aller, dites-moi…
Je fermai les yeux et m’efforçai pour la millième fois de me rappeler quelque chose, n’importe quoi. La moindre lueur dans les ténèbres. Mais je ne vis aucune lueur, et quand je rouvris les yeux je scrutai de nouveau la rue, presque méconnaissable dans le froid de l’hiver.
Je marchai jusqu’au téléphone et composai le numéro de Terry à son travail. Je laissai sonner longtemps, en vain. J’essayai son portable et tombai sur la messagerie.
« Terry, dis-je, c’est moi. Abbie. J’ai besoin de te parler le plus vite possible. »
Ensuite, je fis le numéro de Sandy. C’était le répondeur, et je n’avais pas envie de laisser de message. Je songeai à appeler Sheena et Guy, mais s’ils étaient chez eux, je devrais tout expliquer et je ne m’en sentais pas le courage, pas maintenant.
J’avais imaginé qu’en rentrant je raconterais mon histoire. Mes amis seraient assis autour de moi, ouvrant de grands yeux, m’écoutant sans m’interrompre. Ç’aurait été un récit d’épouvante avec une fin heureuse, de désespérance supplantée par l’espoir, de triomphe final. Je serais apparue comme une sorte d’héroïne, parce que j’avais survécu et me retrouvais parmi eux. Le dénouement serait là pour faire oublier l’horreur. Mais que pouvais-je raconter maintenant ? Pour la police, je mentais. J’avais tout inventé. Et le soupçon, je le sais, se répand comme une vilaine tache.
Que faire quand on se sent égaré, abattu, honteux, révolté, apeuré, qu’on est affaibli et qu’on a très froid ? Faute de mieux, je me fis couler un bain et ôtai mes vêtements. Je me regardai dans le grand miroir. Mes joues étaient creuses, mes fesses amaigries. Les os de mon bassin, mes clavicules, mes côtes saillaient sous ma peau. J’étais étrangère à moi-même. Je montai sur la balance et vis que j’avais perdu onze kilos.
Je me laissai glisser dans l’eau très chaude, puis j’inspirai profondément, pinçai mes narines et m’immergeai complètement. Quand je refis surface, crachotant un peu dans l’air envahi de vapeur, quelqu’un criait. Criait je ne sais quoi. Des méchancetés, contre moi. Je clignai des yeux et un visage rageur m’apparut.
« Terry !
— Qu’est-ce que tu fous ici ? Tu es folle ? »
Il portait encore son veston et son visage était rougi par le froid. Je me pinçai de nouveau les narines et m’enfouis sous l’eau, pour ne pas voir ce visage, pour faire taire la voix qui me traitait de folle.