20
Je savais que Jo était morte. Peu m’importaient les objections de Cross : je le savais. Je pensai à la voix éraillée qui murmurait dans l’obscurité : « Kelly. Katherine. Frances. Gail. Lauren. » Lauren, c’était Jo. Elle ne lui avait jamais révélé son prénom, celui qu’utilisaient les gens qui l’aimaient ; il n’avait su qu’un prénom dans lequel elle ne se reconnaissait pas. Ainsi s’était-elle efforcée de rester humaine, de ne pas devenir folle. À présent, il pouvait ajouter un sixième prénom à sa litanie : Sally. Mais peut-être Sally ne comptait-elle pas pour lui. Sally était une erreur. C’était moi qu’il aurait dû tuer.
Je frissonnai. Personne ne savait où je me trouvais, excepté Peter dans l’appartement voisin et Carol chez Jay & Joiner. Et Cross et Benjamin, bien sûr. J’étais en sécurité, me dis-je. En sécurité, vraiment ? J’avais exactement le sentiment contraire.
Je fermai les rideaux et écoutai les nouveaux messages sur le répondeur. Rien d’intéressant : une femme annonçait à Jo qu’elle pouvait passer prendre ses rideaux neufs, et un certain Alexis disait simplement : « Salut, Jo ! Ça y est, je suis de retour. On se voit bientôt ? »
J’ouvris la seule lettre arrivée ce matin : une invitation à renouveler son abonnement à National Geographic. Je m’en chargeai pour elle. Puis je téléphonai à Sandy, prévoyant qu’elle ne serait pas là, et laissai un message pour lui dire que j’aimerais la voir bientôt, qu’elle me manquait – et en parlant, je pris conscience que c’était vrai. Je laissai un message analogue sur le répondeur de Sheena et Guy, puis j’envoyai un e-mail vague mais allègre à Sam. Je ne voulais pas leur parler encore, seulement jeter de nouveau des ponts.
Ensuite, je me préparai un sandwich au bacon, à la mozzarella et à l’avocat. Je n’avais pas vraiment faim, mais le confectionner méthodiquement, puis m’asseoir sur le sofa pour le déguster avec lenteur, m’aida à chasser pour quelques instants mes sombres pensées, à vider mon esprit. Je me surpris à songer aux images que j’avais inventées quand j’étais prisonnière dans le noir : le papillon, la rivière, le lac, le bouleau. Je les superposai à l’effroi et à la laideur. Je fermai les yeux, pour que ces belles images de liberté remplissent ma conscience.
Et puis, je m’entendis me demander à haute voix : « Mais où est le chat ? »
Je ne savais pas d’où cette question avait surgi : elle resta comme en suspens dans la pièce silencieuse, tandis que je m’efforçais d’y réfléchir. Jo n’avait pas de chat. Le seul que j’avais vu était celui de Peter, le matou aux yeux d’ambre qui m’avait réveillée un jour en me faisant si peur. Pourtant, me répéter cette question venue de nulle part m’emplissait d’un sentiment curieux, comme si un demi-souvenir grattait à la porte de ma pensée.
Pourquoi diable avais-je songé à un chat ? Parce qu’il y avait dans l’appartement de Jo des choses qui évoquaient la présence d’un chat. Des choses que j’avais vues sans y prêter attention. Où ? Dans la salle de séjour, puis dans la cuisine, j’ouvris des placards et des tiroirs. Rien. C’est alors que je me rappelai le cagibi près de la salle de bains, où j’avais trouvé l’aspirateur et les affaires de ski de Jo. Là se trouvaient un bac en plastique, qui paraissait neuf mais avait peut-être été soigneusement récuré, des sachets de litière et un petit carton rempli de boîtes de nourriture pour chat.
Je refermai la porte du cagibi, retournai m’asseoir, mais ne touchai plus à mon sandwich.
Qu’est-ce que cela voulait dire ? Pas grand-chose, sinon que Jo avait eu un chat dans un passé plus ou moins récent. À moins qu’il n’eût disparu parce que sa maîtresse avait disparu et n’était plus là pour le nourrir et le caresser. Peut-être qu’il était mort, pensai-je, comme… Je ne terminai pas ma phrase. Il était également possible que Jo eût décidé d’adopter un chat. Rouvrant la porte du cagibi, j’examinai les boîtes plus attentivement. C’était de la nourriture spéciale pour chatons. Donc, Jo avait bel et bien l’intention d’adopter un chat. Et alors ? C’était un détail poignant parmi d’autres, mais en quoi était-ce important ? Je n’aurais su le dire.
J’enfilai ma veste et mon bonnet et contournai la maison pour sonner à la porte de Peter. Il ouvrit la porte aussitôt, comme s’il m’avait guettée derrière le rideau. Son chat était endormi sur le sofa ; par moments, sa queue remuait mollement.
« Quelle bonne surprise ! » dit-il, et je me sentis un peu coupable. « Que puis-je vous proposer, Abbie ? Du thé ? Du café ? Peut-être un petit verre de sherry pour vous réchauffer.
— Du thé, volontiers.
— Je viens justement d’en faire, comme si je savais que vous alliez venir. Sans sucre, c’est bien ça ?
— C’est bien ça.
— Cette fois, vous prendrez bien le temps de grignoter quelques biscuits, j’espère ? Il est vrai que vous êtes toujours pressée. Tous les jours, je vous vois sortir en courant et rentrer en courant. Vous devriez prendre la vie plus calmement ! »
Je pris un biscuit au gingembre dans la boîte qu’il me tendait. Il était un peu ramolli. Je le trempai dans mon thé et l’avalai en trois bouchées.
« Je me demandais si cela vous rendrait service que je fasse quelques courses pour vous, dis-je. Par ce temps, vous n’avez sûrement pas envie de sortir.
— Ce serait le commencement de la fin, répondit-il.
— Pardon ?
— Quand on cesse de sortir et de se débrouiller tout seul. Je sors trois fois par jour. Le matin, pour acheter mon journal. Avant le déjeuner, je fais une promenade, qu’il pleuve comme aujourd’hui, qu’il neige ou qu’il vente. Et dans l’après-midi, je ressors pour m’acheter de quoi dîner.
— Si jamais vous avez besoin de quoi que ce soit…
— C’est gentil de penser à moi », dit-il en souriant. Je me tournai vers le chat endormi.
« Comment s’appelle votre gros matou ? demandai-je.
— Ce n’est pas un matou, c’est une chatte. Une très vieille chatte qui s’appelle Patience. Elle a quatorze ans. C’est beaucoup pour un chat. N’est-ce pas que tu es une vieille dame ? dit-il en s’adressant à Patience.
— Est-ce que Jo avait un chat, elle aussi ?
— Elle en voulait un, pour lui tenir compagnie. Beaucoup de gens préfèrent les chiens, mais Jo est comme moi, elle adore les chats. Et vous, qu’est-ce que vous préférez ?
— Je ne sais pas vraiment. Donc, elle voulait en adopter un ?
— Oui. Elle est venue me demander où l’on pouvait trouver des chatons, parce qu’elle savait que j’ai toujours eu des chats, depuis mon enfance.
— Quand est-elle venue ?
— Il y a deux ou trois semaines, juste avant votre arrivée. Mais vous devriez être au courant.
— Pourquoi ?
— Parce que nous en avons parlé tous les trois, le jour où elle nous a présentés.
— Le jour où j’ai emménagé ? Donc, c’était le mercredi.
— Peut-être. Vous ne vous en souvenez vraiment pas ? Elle était résolue à en trouver un au plus vite.
— Quand ?
— Cet après-midi-là, si je ne me trompe. Elle en avait très envie. Elle voulait changer des choses dans sa vie, et pour commencer adopter un chaton pour égayer son appartement.
— Que lui avez-vous répondu quand elle vous a demandé comment s’y prendre ?
— Il y a toutes sortes de façons de trouver un petit chat. Le plus simple, c’est de regarder les annonces accrochées chez les marchands de journaux, ou chez les vétérinaires. Il y en a presque toujours. Ce matin encore, en achetant mon journal, j’en ai remarqué une nouvelle. » Le téléphone sonna sur la petite table à côté de lui, et il leva les yeux d’un air un peu contrit. « Excusez-moi, mon petit, je crois que c’est ma fille. Elle habite en Australie. »
Il décrocha. Je me levai, allai rincer ma tasse dans l’évier et lui fis un petit signe de la main avant de partir.
J’avais envie d’appeler Benjamin, uniquement pour entendre le son de sa voix. Je m’étais sentie bien chez lui, rassurée et au chaud. Seulement à cette heure, il travaillait et je n’avais rien de particulier à lui dire, hormis « Bonjour, je pense à toi. »
Il était à peine plus de quatre heures, mais le soir tombait déjà. Ç’avait été un de ces jours ternes et bruineux où il semble que le soleil ait oublié de se lever. La rue, qui trois jours plus tôt était encore enneigée, avait perdu toute couleur : tout était d’une couleur sépia ou d’un gris délavé. Les passants, qui marchaient tête baissée, ressemblaient à des silhouettes dans un film en noir et blanc.
Je décidai de compléter la liste de mes « JOURS OUBLIÉS ».
Vendredi 11 janvier : Colère chez Jay & Joiner. J’exige un congé et je pars.
Samedi 12 janvier : Grosse dispute avec Terry. Il me frappe, je pars. Je m’installe chez Sandy pour la nuit.
Dimanche 13 janvier : Je quitte l’appartement de Sandy le matin. Vais loger chez Sheena et Guy. RV avec Robin pour des courses. Folies dans les magasins. Fin d’après-midi : je prends un verre avec Sam. Je rentre chez Sheena et Guy.
Lundi 14 janvier : Visites à Ken Lofting, Mr Khan, Benjamin Brody et Gordon Lockhart. Tél. à Moite Schmidt. Plein d’essence. Tél. à Sheena et Guy pour prévenir que je ne rentrerai pas. Je retrouve Benjamin dans la soirée, nous dînons et nous faisons l’amour.
Mardi 15 janvier : Matin, café avec Benjamin. Nous tombons sur Jo. Présentations. Benjamin nous laisse, nous faisons connaissance. Elle me propose de m’héberger.
Je passe chez Sheena et Guy. Laisse mot pour dire que j’ai trouvé où me loger. Transporte mes affaires de chez eux à l’appartement de Jo.
Réservation Venise. Tél. à Terry pour prendre mes affaires mercredi. Commande repas indien (fin d’après-midi). Jo et moi tournons vidéo (?).
Mercredi 16 janvier : Prends mes affaires chez Terry, les apporte chez Jo. Première rencontre avec Peter et conversation sur l’adoption d’un chaton.
Tél. à Todd. Tél. à Robin pour annuler RV. Sors et achète bonsaï.
Soir : visite imprévue à Benjamin. Sexe (sans préservatif). Retour chez Jo.
Jeudi 17 janvier : Tél. au commissariat pour signaler disparition de Jo. Prends pilule du lendemain.
Je regardai longuement le feuillet. Jo avait dû disparaître le mercredi, alors qu’elle était à la recherche d’un petit chat. En bas de la liste, j’écrivis CHAT en grosses lettres et fixai le mot comme si une illumination devait en surgir, mais il n’en fut rien.
Le téléphone sonna. C’était Carol, de Jay & Joiner.
« Bonjour, Abbie, dit-elle d’un ton amical. Je vous dérange ?
— Non, pas du tout.
— Je viens de recevoir un curieux coup de fil d’un type qui voulait vous faire passer un message.
— Ah ? » Ma bouche était sèche, tout à coup.
« Attendez, j’ai noté son nom quelque part. Il s’appelle… ah, oui, Gordon Lockhart. » Je poussai un soupir de soulagement. « Il voulait vos coordonnées.
— Vous ne les lui avez pas données, n’est-ce pas ?
— Non, puisque vous ne voulez pas.
— Merci. Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Je lui ai proposé de vous écrire ici pour que nous fassions suivre la lettre. Mais il voulait seulement vous remercier encore pour votre aide.
— Bon.
— Ensuite, il a dit que vous deviez couper les racines tous les deux ans pour que la taille reste la même. Vous comprenez de quoi il s’agit ? Moi, non. Il l’a dit et répété quatre ou cinq fois. Au début du printemps : mars ou avril.
— Merci, Carol. Il s’agit d’un bonsaï, figurez-vous.
— Ah bon. Votre père a réussi à vous joindre ?
— Mon père ?
— Il doit être en train de vous téléphoner en ce moment même.
— Vous avez dit mon père ?
— Oui. Il a appelé au sujet d’un cadeau qu’il doit vous envoyer, mais il ne sait plus où il a noté votre nouvelle adresse.
— Vous la lui avez donnée ?
— Oui, bien sûr. C’était votre père…
— Merci, Carol, parvins-je à articuler. Je vous rappellerai. À bientôt. »
Je coupai la communication en toute hâte, puis je respirai plusieurs fois et composai le numéro de mes parents. « Allô ?
— Papa, ici Abbie. C’est bien toi ?
— Évidemment, c’est moi.
— Tu m’as appelée au bureau ?
— Quel bureau ? Quand ?
— Il y a quelques minutes. Tu as appelé Jay & Joiner.
— Pourquoi veux-tu que je les appelle ? J’étais au jardin. La neige a arraché le grand rosier grimpant. Mais je crois que je vais pouvoir le sauver. »
Il fit soudain très froid, comme dans un paysage où le soleil disparaît brusquement derrière les nuages, laissant la place à un vent glacé.
« Donc, tu ne les as pas appelés ? insistai-je.
— Non. Je viens de te le dire ! Quand viens-tu nous voir ? Ça fait des mois qu’on ne t’a pas vue. »
J’ouvris la bouche pour répondre. C’est à cet instant qu’on sonna à la porte, un seul coup de sonnette, prolongé et impérieux. J’eus le souffle coupé.
« Il faut que je te laisse », marmonnai-je en sautant sur mes pieds. Je lâchai le téléphone, entendant encore la petite voix de mon père dans le combiné, et courus jusqu’à la chambre de Jo, en attrapant au passage mon sac et mes clefs. La sonnette retentit de nouveau : deux coups brefs, cette fois.
J’eus quelque mal à ouvrir la fenêtre, mais finalement j’y parvins et me penchai. C’était la seule pièce d’où l’on ne pût pas me voir du dehors, mais elle donnait sur le petit jardin de Peter, deux mètres cinquante plus bas. Ce n’était pas énorme, mais cela me parut quand même affreusement haut, d’autant plus que j’aurais dû atterrir sur du ciment. Je songeai à retourner sur mes pas pour appeler la police, mais tout en moi me criait que je devais fuir. Je me hissai sur l’appui de fenêtre, fis volte-face, me laissai glisser en me retenant au bois, puis je me décidai à sauter.
Mes pieds heurtèrent durement le sol et je sentis une forte secousse dans tout mon corps. Je chancelai, faillis tomber, mais réussis à me redresser et courus de toutes mes forces. Il me sembla qu’un bruit m’arrivait de l’appartement, mais je ne me retournai pas et traversai la pelouse, détrempée, puis la fange de feuilles séchées. Mes jambes me paraissaient de plomb, comme dans les cauchemars où l’on court en faisant du surplace sans pouvoir fuir le danger.
Au bout du jardin s’élevait un haut mur de brique, heureusement fendillé par les ronces et délabré au point que plusieurs briques s’étaient effritées. Je trouvai des prises pour mes mains et pour mes pieds, me hissai en me griffant aux épines, glissai, sentis la brique m’égratigner la joue, recommençai. Je m’entendais haleter, ou peut-être sangloter. Mes mains agrippèrent le haut du mur, et un instant plus tard je réussis à passer une jambe au-dessus, puis l’autre, et je me laissai tomber dans un jardin adjacent, non sans me tordre douloureusement une cheville. Brièvement, je vis à une fenêtre le visage d’une femme qui m’observait d’un air courroucé au moment où je me relevais et boitillais sur le petit chemin menant à la rue.
Où aller maintenant ? Je n’en savais rien, mais peu importait du moment que j’allais quelque part. Je marchai vivement sur le trottoir, sans oser me retourner vers la maison. Chaque pas provoquait des élancements dans ma cheville et je sentais du sang couler sur ma joue. Un bus me dépassa et fit halte à un arrêt quelques mètres plus loin. Je me hâtai de le rejoindre en sautillant et montai sur la plate-forme au moment où il redémarrait. Bien qu’il n’y eût pas grand monde à bord, je m’assis à côté d’une femme âgée encombrée de provisions, et regardai enfin vers l’arrière. Personne en vue.
Le bus se dirigeait vers le sud de Londres. Je descendis à Russell Square et entrai dans le British Muséum. Je n’y avais pas mis les pieds depuis le temps du collège, et découvris que tout avait changé : une grande verrière recouvrait la cour intérieure, et des projecteurs subtilement disposés illuminaient l’espace. J’errai le long de couloirs remplis de poteries antiques, dans de vastes salles où s’alignaient de hautes statues de marbre, sans rien voir. Au bout d’un moment, je me trouvai entourée d’énormes livres anciens à reliure de cuir, dont certains étaient posés sur des présentoirs, ouverts à la page d’une enluminure. L’endroit était doucement éclairé, et très paisible. Les rares visiteurs ne parlaient qu’à voix basse. Je m’assis sur une banquette et restai là plus d’une heure, laissant mes yeux se promener distraitement sur les reliures. Je ne partis qu’à la fermeture. Je savais que je ne pourrais plus retourner chez Jo.