40
Mark, le jeune agent immobilier, m’appela plus tard dans l’après-midi.
« J’espère que vous avez un alibi, plaisanta-t-il.
— N’allez pas vous…
— Je blaguais, docteur Laschen. Tout va très bien.
— Ma maison a brûlé.
— Il n’y a pas eu de victimes, c’est le principal. En outre, même si ce n’est pas ainsi que je présenterais moi-même les choses, là où vous y gagnez, c’est que vous êtes assurée, et d’aucuns pourraient souligner qu’en cette période l’incendie vous rapportera plus que ne l’aurait fait la vente de la maison.
— Comment est-ce possible ?
— Je ne dis pas ça pour moi, mais certaines propriétés mettent du temps à disparaître de nos classeurs, et les ventes tendent à se porter sur celles qui proposent un prix compétitif. Très compétitif.
— Mais je croyais que ma maison serait très facile à vendre.
— En théorie, oui.
— Vous avez l’air de prendre tout ça très à la légère. Vous étiez assuré vous aussi ?
— Pour autant qu’il nous faut prendre certaines précautions financières.
— Il semblerait donc que nous nous tirions tous les deux plutôt bien de ce désastre.
— Il se peut que vous ayez deux ou trois formulaires à remplir pour nous. Nous pourrions peut-être en parler autour d’un verre ?
— Envoyez-les-moi. Au revoir, Mark. »
Je reposai le récepteur tout en me demandant si l’incendie avait été un avertissement ou un cadeau pervers de la part d’une femme qui connaissait mes tendances pyromanes, ou bien les deux.
« Tout s’est très bien passé, déclara Miss Olds quand j’arrivai pour récupérer Elsie. Elle a été un peu fatiguée cet après-midi, mais je l’ai prise sur les genoux et nous avons lu un livre ensemble. N’est-ce pas, Elsie ? »
Elsie, qui m’avait adressé un signe de main insouciant à mon arrivée, était partie dans le coin maison, où en compagnie d’une autre petite fille elle servait en silence dans de la dînette une nourriture de plastique qu’elles faisaient semblant de manger. Elle leva les yeux en entendant la question de la maîtresse mais se contenta d’acquiescer d’un hochement de tête.
« Ces dernières semaines ont été très… comment dire… très bousculées pour elle », dis-je. J’avais encore le cœur qui galopait dans la poitrine, comme un moteur de voiture qui vrombit avant une course. Je serrai les poings tout en m’efforçant de respirer plus calmement.
« Je sais », répondit Miss Olds avec un sourire. Elle aussi avait lu les journaux.
Je posai de nouveau les yeux sur ma fille, me retenant de traverser la salle en courant pour la prendre dans mes bras et la serrer trop fort.
« C’est pour ça que je tiens vraiment à ce qu’elle se sente en sécurité. »
Miss Olds m’adressa un regard compréhensif. « Je crois qu’elle est en train de bien s’adapter ici.
— Vous m’en voyez ravie. » Et j’ajoutai : « Il n’est pas possible à des inconnus d’entrer et de se promener dans l’école, n’est-ce pas ? »
Miss Olds posa une main légère sur mon bras. « En effet, c’est impossible. Même si on ne peut pas assurer une sécurité absolue dans une école où il arrive chaque matin deux cents enfants. »
Avec une grimace, je hochai la tête. Des larmes brûlantes me brouillèrent la vue.
« Merci.
— Elle ira très bien.
— Merci. »
J’appelai Elsie, lui tendis la main, et elle trotta jusqu’à moi dans sa robe bouton-d’or, une cicatrice de feutre bleu sur sa joue enflammée. « Viens, ma poupée.
— On rentre à la maison ?
— Oui, on rentre à la maison. »
« Au cœur de tout ça se trouvaient des gens qui n’étaient pas ce qu’ils paraissaient. » C’était ce que j’avais déclaré, avec tant de finesse, à la journaliste. J’avais envisagé cette remarque comme un avertissement à l’encontre de Rupert Baird mais elle avait été lue et comprise comme une menace par X, quelle que soit son identité. Elle avait démontré une nouvelle fois que rien n’était sûr. Ma maison avait brûlé et elle avait pénétré le cerveau de ma fille.
Une fois à la maison, je mis Elsie dans un bain, pour la laver de tout. Tandis que, dans la baignoire, elle s’occupait en se parlant à voix haute, je m’assis dans l’escalier à l’extérieur de la salle de bains. Je fixai le mur tout en me racontant une histoire. Je ne savais rien de la fille mais j’avais quelques informations concernant Michael Daley. Il était possible qu’en m’intéressant de près à sa vie à lui, je trouve les ténèbres dont elle avait émergé. Puis je pensai à l’image finale dans la maison d’Elsie. Maman et Elsie endormies dans les bras l’une de l’autre. Il y avait deux fins envisageables à l’histoire. Elsie et maman mortes sur le lit. Ou Elsie et maman promises à vivre heureuses pour l’éternité. Non, c’était exagéré. En vie. C’était suffisant. Ma rêverie fut interrompue par la sonnerie du téléphone. C’était Baird, bien entendu.
« J’espère que vous avez un alibi, déclara-t-il sur un ton jovial, comme l’agent immobilier l’avait fait avant lui.
— Vous ne m’attraperez jamais, m’sieur l’agent », répondis-je. Il rit. Puis il y eut un silence. « C’est tout ? demandai-je.
— Nous avons appris qu’il s’était produit un incident hier. »
Ainsi ils me surveillaient de loin. C’était le moment de prendre ma décision mais, tout en écoutant Elsie patauger, je compris que j’avais déjà fait mon choix.
« Il s’agissait d’un malentendu, Rupert. Elsie s’est perdue dans le parc. Ce n’était rien.
— Vous en êtes sûre, Sam ? »
Nous agissions comme deux joueurs d’échecs qui testent leurs défenses respectives avant d’accepter le match nul, de laisser tomber et de rentrer chez eux.
« Oui, Rupert, j’en suis sûre. »
Je ressentis le soulagement à l’autre bout de la ligne. Il me gratifia d’un au revoir chaleureux, affirmant qu’il prendrait de mes nouvelles, mais je savais que cette conversation serait la dernière.
Je sortis Elsie de son bain pour l’asseoir sur le canapé dans sa chemise de nuit. Je déposai sur ses genoux une assiette de toasts tartinés de Marmite.
« Je peux regarder une cassette ?
— Tout à l’heure peut-être, après le dîner.
— Tu peux me lire un livre ?
— Dans une minute. Mais d’abord nous pourrions jouer à un jeu toutes les deux.
— On peut jouer à chat perché musical ?
— C’est difficile si nous ne sommes que deux, et que l’une de nous doit s’occuper de la musique. Mais puisque c’est ton anniversaire dans quelques semaines, nous y jouerons pour la fête en ton honneur.
— Une fête ? Je vais avoir une fête ? Pour de vrai ? » Son visage pâle rayonnait derrière une nuée de taches de rousseur. Sa langue rose lécha une trace de Marmite sur sa lèvre.
« Écoute, ça fait partie du jeu, Elsie. Nous allons planifier cette fête et nous allons en disposer les éléments les plus importants dans ta maison »
— Comme ça on n’oubliera rien !
— Tout à fait, pour ne rien oublier. Par quoi allons-nous commencer ?
— Par la porte. » Elsie se trémoussait joyeusement sur le canapé, une main poisseuse de Marmite dans la mienne.
« Parfait ! Enlevons la guirlande de feuilles. Noël est passé depuis longtemps. Qu’allons-nous y mettre à la place, si tu fais une fête ?
— Je sais, des ballons !
— Des ballons : un rouge, un vert, un jaune et un bleu. Et puis nous y dessinerons des têtes de bonshommes ! » Je me représentai intérieurement l’image d’une rangée de petites filles vêtues de leurs robes de fête roses et jaunes, toutes là pour fêter l’anniversaire d’Elsie. Je me souvins des fêtes auxquelles j’étais allée enfant : un gâteau au chocolat gluant, des boudoirs recouverts d’un glaçage rose, des chips et des boissons pétillantes ; des pêches au trésor et des lancers de cadeaux afin que tout le monde gagne quelque chose, des concours de danse, des « Jacques a dit », et à la fin un cornet surprise contenant un petit tube de Smarties, un bibelot de plastique qui serait adoré pendant une heure puis oublié pour toujours, un sifflet et un ballon plat et luisant. Elsie aurait droit à tout ça, à toutes ces fadaises de mauvais goût. « Et ensuite ?
— Le paillasson, le paillasson sur lequel Fing a mis le verre de lait.
— D’accord, et voilà, nous avons renversé le verre à présent. » Elsie gloussa. « Qu’est-ce que nous allons mettre à la place ?
— Hum, qu’est-ce qu’on peut mettre sur un paillasson, maman ?
— Eh bien, il y a quelqu’un que nous aimons beaucoup et qui depuis tout à l’heure n’arrête pas de se rapprocher de ta Marmite, tu ferais mieux de faire attention, et il aime bien dormir sur le paillasson.
— Anatoly !
— Ce sera notre chat de garde. Qu’allons-nous mettre dans la cuisine ? Si on mettait quelque chose que nous avons préparé ? »
Elsie se mit à tressauter. Du coup l’assiette glissa et j’attrapai le toast collant dans la paume de ma main. « Mon gâteau ! Mon gâteau en forme de chevalerie ! »
L’image me revint à l’esprit. C’était le gâteau qu’elle avait vu à la fête d’anniversaire d’une de ses amies, avec les murs façonnés en copeaux de chocolat et des chevaux en plastique au milieu ; l’écœurement l’avait gagnée à la moitié de sa part. Je l’embrassai.
« Un gâteau avec chevaux. Et maintenant qu’est-ce qu’il y a sur la télévision ? » Elle fronça les sourcils. « Si on mettait le cadeau que je vais te faire ? Une chose que tu veux depuis longtemps, peut-être même quelque chose qui chante. »
Elle s’immobilisa.
« Vraiment, maman, tu me promets ? Je pourrai vraiment en avoir un ?
— Nous irons le choisir ensemble ce week-end. Donc un canari sur la télévision, qui chante.
— Je pourrais l’appeler Jaunisse ?
— Non. Et maintenant, qu’est-ce que nous allons mettre dans l’escalier ? »
Elle ne montra pas la moindre hésitation : « Je veux Thelma et Kirsty et Sarah et mamie et papi, parce qu’ils doivent tous venir à ma fête. Et la fille avec qui j’ai joué aujourd’hui à l’école. Et l’autre aussi, celle avec qui tu m’as vue. Je veux leur envoyer des invitations.
— D’accord, tous tes invités sont dans l’escalier. Qu’est-ce qu’il y a dans la baignoire ?
— C’est facile. Mon bateau rouge avec l’hélice qui ne coule jamais, même pas quand il y a des grosses vagues.
— Bien. » Un autre bateau me traversa l’esprit, un bateau cassé qui s’enfonçait dans les crêtes d’eau. « Quelle pièce maintenant ?
— Ma chambre.
— Eh bien, qu’allons-nous mettre dans ton lit, Elsie ?
— Est-ce qu’on peut y mettre mon ours en peluche ? Est-ce qu’on peut le sortir de son carton pour qu’il ne manque pas la fête ?
— Bien sûr. Je n’aurais jamais dû l’y mettre de toute façon. Et, pour finir, je sais ce qu’il y a dans mon lit.
— C’est quoi ?
— Nous deux. Toi et moi. Nous sommes allongées sur le lit, les yeux bien ouverts, et la fête est finie, tous nos invités sont partis et nous parlons de tous les anniversaires que nous fêterons.
— Tu es très vieille, maman ?
— Non, je suis juste une adulte, mais pas vieille.
— Alors tu ne vas pas mourir bientôt ?
— Non, je vais vivre encore longtemps.
— Quand je serai aussi vieille que toi, tu seras morte ?
— Peut-être que tu auras des enfants à mon âge, et que je serai grand-mère.
— Est-ce que nous vivrons toujours ensemble, maman ?
— Aussi longtemps que tu voudras.
— Et je peux regarder une cassette maintenant ?
— Oui. »
Je refermai la porte sur Mary Poppins et me rendis dans la cuisine, où j’ouvris la fenêtre en grand. Le bruit de Londres envahit la pièce : des enfants qui rentraient de l’école, entre rires et querelles, la musique syncopée produite par un gros magnétophone portable, le rugissement et les vrombissements impatients des moteurs, un klaxon secouant une file à un stop, une alarme persistante à laquelle personne ne prêtait attention, des sirènes au loin, un avion au-dessus des toits. J’inspirai l’odeur du chèvrefeuille, des gaz d’échappement, d’ail en train de frire, de la chaleur urbaine, cette odeur de la ville.
Elle était là quelque part, dans ce magnifique et gigantesque remue-ménage, noyée dans la foule. Peut-être était-elle près d’ici, à moins qu’elle n’ait quitté la ville pour toujours. Je me demandai si j’allais jamais la revoir. Un jour peut-être, sur le trottoir d’en face, ou dans la queue à un aéroport, ou sur une place dans une ville à l’étranger, j’apercevrais un visage lisse penché en arrière de cette façon que je connaissais si bien, je m’arrêterais pour secouer la tête et m’éloigner d’un pas vif. Je la verrais dans mes rêves, elle me sourirait encore avec douceur. Sa liberté était un prix modique à payer pour la sécurité d’Elsie. Et je lirais les journaux. Elle avait échappé à la police, mais sans l’argent, sans le moindre sou. Qu’allait-elle devenir ? Je fermai les yeux et me mis à inspirer, expirer, inspirer, expirer, au rythme du bruissement londonien. Danny était mort mais nous, Elsie et moi, nous en étions sorties. Ce n’était pas rien.
Les échos de Mary Poppins qui chantait d’une voix enjouée aux enfants et à ma fille me parvinrent depuis le salon. Je poussai la porte. Elsie était enfoncée dans le canapé, les jambes repliées, à fixer l’écran. Je m’agenouillai à ses côtés et elle me tapota la tête d’une main absente.
« Tu peux regarder le film avec moi, maman, comme Fing le faisait ? » Alors je suis restée et j’ai regardé, jusqu’à la toute dernière minute.