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Un responsable de l’équipement vêtu d’un costume dont la veste comportait d’étranges revers essayait de m’expliquer la différence philosophique qui existait entre un lit d’hôpital en tant que concept comptable et un lit d’hôpital en tant que chose, qu’objet physique dans lequel quelqu’un s’allonge ; le temps que j’arrive à comprendre à demi ce qu’il me racontait, je me rendis compte que j’étais en retard. Je tentai de prévenir Chris Angeloglou mais il était sorti. J’honorai un second rendez-vous professionnel au téléphone, puis un autre encore tout en enfilant un couloir de l’hôpital. J’expédiai même ce dernier et courus jusqu’à ma voiture. Je m’arrêtai pour acheter des médicaments qui m’avaient été prescrits pour Elsie (comme s’il existait quelque chose pour guérir un manque de sommeil associé à la turbulence chronique), puis j’arpentai le parking du centre de Stamford, où je me retrouvai coincée de longues minutes derrière des gens qui s’acharnaient à manœuvrer pour s’insérer dans des places minuscules alors qu’on apercevait plus loin de larges portions de rangées entièrement libres.
Quand enfin je poussai la porte du Queen Ann, j’avais presque une demi-heure de retard. Je remarquai immédiatement Chris assis au fond du restaurant. Comme je m’approchai de lui, je vis qu’il avait échafaudé une construction compliquée avec des allumettes. Je me laissai lourdement tomber sur ma chaise tout en me confondant en excuses. Naturellement, l’échafaudage s’effondra. J’insistai pour offrir ma tournée ; sans même attendre, je me précipitai au bar pour commander d’une voix hystérique deux grands gin-tonics, des chips à tous les goûts imaginables, et un sachet de biscuits apéritif au bacon.
« Je ne bois pas, dit Chris.
— Moi non plus, mais je me suis dit que juste pour cette fois…
— Vous n’avez pas compris. Je ne bois jamais.
— Pourquoi ? Vous êtes musulman ?
— Non. Alcoolique.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment.
— D’accord. Vous voulez que j’aille vous chercher de l’eau minérale ?
— C’est déjà ma troisième bouteille.
— Je suis vraiment désolée. Je sais que vous êtes très occupé. J’ai été retenue et j’ai tenté de vous appeler mais vous étiez sorti. Et maintenant je bafouille. »
Nous restâmes silencieux un moment. J’essayai de jauger le degré d’énervement de Chris tout en me demandant si ma démarche arrangerait les choses. Il but une gorgée et tenta de me gratifier d’un sourire compatissant.
« Vous avez l’air en meilleure forme, Sam.
— Meilleure que quoi ?
— Nous étions inquiets à votre sujet. Et nous nous sentions un peu coupables aussi.
— Il n’y avait vraiment pas de quoi. Mon plongeon ne s’est même pas soldé par un rhume. »
Il alluma une cigarette.
« Ça ne vous dérange pas ? » Je fis non de la tête. « Ce n’est pas à ça que je pensais, poursuivit-il.
— À quoi alors ?
— Ça a été très difficile pour vous, pour différentes raisons. Nous avons beaucoup pensé à vous.
— Je n’ai pas été la plus à plaindre.
— Vous pensez aux victimes ? » Angeloglou rit comme si ça lui demandait un effort particulier. « Mouais. De toute façon, tout ça c’est du passé. Ce nouveau boulot doit vous faire du bien. Nous sommes à la recherche de la fille Kendal. Vous en avez sans doute entendu parler à la télévision. »
Je secouai la tête.
« Je ne regarde pas la télévision.
— Vous devriez. Il y a des trucs bien. Des programmes américains pour la plupart… »
Angeloglou se tut et plissa les yeux. Il m’adressa un sourire en forme d’interrogation. Il m’offrait là l’occasion d’expliquer pourquoi j’avais demandé à le voir.
« Chris, quelle est votre version des événements ? »
Son sourire intéressé s’affaissa un peu, comme si l’on avait tourné le bouton. Il avait un beau visage, mat, avec des pommettes saillantes, une mâchoire ferme qu’il caressait parfois du doigt comme si sa fermeté le surprenait. Il était trop bien pour moi. Trop soigné. Il s’était attendu que je lui dise que j’avais ressenti l’envie de mieux le connaître mais que je m’étais contenue tant que l’affaire n’était pas réglée. Mais à présent, pourquoi ne pas dîner ensemble un soir, et nous verrions ce qui pourrait se passer ? Après tout, j’étais une femme active, une de ces féministes, et j’avais une drôle de coiffure, ce qui voulait sans doute dire que j’avais une sexualité aventureuse. Au lieu de quoi je restais obnubilée par l’affaire, comme une névrosée.
« Sam, Sam, Sam, dit-il, comme s’il tentait de calmer un enfant qui s’est réveillé en pleine nuit. Rien ne vous oblige à faire ça, vous savez.
— Je sais, ce n’est pas la question.
— Vous êtes passée par un épisode terrible. Vous avez été traumatisée…
— Ne me parlez pas de traumatisme.
— Ensuite vous êtes devenue une grande héroïne ; nous n’avons pas lésiné sur les compliments à votre égard et nous vous avons été très reconnaissants – nous le sommes d’ailleurs toujours, bien sûr. Mais c’est fini. Je sais que c’est vous l’expert, et je ne devrais pas vous dire ceci, mais il faut que vous laissiez tomber.
— Répondez à ma question, Chris. Dites-moi ce qui s’est passé. »
Il aspira une bouffée de sa cigarette avec une vigueur presque brutale.
« Je n’ai plus envie de parler de cette affaire, Sam. Tous les acteurs du drame sont morts. Personne ne s’en est très bien tiré. » J’émis un ricanement sarcastique. « Mais nous avons bouclé la boucle. Je ne veux pas revenir dessus. »
Je bus une longue gorgée d’un des gin-tonics. Puis j’inspirai profondément et lâchai, avec plus ou moins d’honnêteté : « Accordez-moi cinq minutes de votre temps. Si ce que je dis ne vous intéresse pas, je ne parlerai plus jamais de cette histoire.
— C’est la meilleure idée que vous ayez eue jusqu’à présent. »
Je m’efforçai de mettre un peu d’ordre dans mes idées.
« Vous croyez que Finn et Michael ont tué les Mackenzie, puis que Michael a fait une incision dans la gorge de Finn, même s’il aurait été très facile pour Finn de se trouver ailleurs avec un très bon alibi. »
Chris alluma une nouvelle cigarette.
« Pour l’amour du ciel, Sam, nous en avons déjà parlé des centaines de fois. Je n’ai pas à vous justifier le comportement de ces meurtriers. Peut-être fallait-il qu’ils soient deux pour commettre le crime. Ce sont des psychopathes, des malades, qui sait ce qu’ils aiment ? Peut-être qu’ils ont trouvé une sorte de plaisir sado-maso à commettre un faux crime.
— Il y a le meurtre de Mrs Ferrer.
— Mrs Ferrer est morte parce qu’elle s’était fourré un sac sur la tête. Il s’agit d’un suicide, ça ne fait pas de doute.
— Peut-être. Mais ça nous laisse toujours le meurtre de Danny et de Finn. C’est vous qui m’avez prouvé que Michael ne pouvait l’avoir commis.
— Non mais je rêve ! Concentrez-vous un instant, Sam. Vous nous avez déclaré que Michael Daley avait confessé être l’auteur de ces meurtres. L’analyse d’échantillons prélevés dans la cabane à bateau a entièrement confirmé votre déclaration. Il n’est pas raisonnable de douter du fait que Daley et Fiona Mackenzie ont assassiné les Mackenzie, puis que Daley, avec ou sans Fiona Mackenzie, a tué Danny Rees avant d’éliminer Fiona Mackenzie, se débarrassant ainsi de tout ce qui le reliait au premier crime. S’il était parvenu à mener à bien son faux accident de bateau avec vous, alors il aurait complètement réussi son coup, et on ne l’aurait jamais soupçonné.
— Pouvez-vous me donner une raison pour laquelle Finn aurait soudain fait un testament dans lequel elle léguait tout à Michael Daley ? »
Chris me regardait à présent avec une expression proche du mépris.
« Je n’en ai vraiment rien à secouer. Des patients tombent parfois amoureux de leur médecin, pas vrai ? » Il marqua un arrêt avant de reprendre avec une assurance cruelle. « On sait que, soumises à un stress important, des femmes se sont mises à agir de façon irrationnelle. Peut-être était-elle traumatisée, ou alors ses règles allaient commencer. C’est comme ça qu’on boucle une affaire, j’en ai peur. Une fois qu’on a trouvé les coupables, s’il n’y a pas trop de détails qui clochent, on ne va pas chercher plus loin. C’est pour ça que vous vouliez me voir ?
— J’ai pensé que vous seriez intéressé d’apprendre un ou deux incidents bizarres qui me sont arrivés ces derniers jours.
— Vous vous sentez bien, Sam ?
— Il y a un mois ou deux, Finn et moi faisions des courses, et je suis tombée sur une femme que j’avais rencontrée quand je faisais médecine.
— Voilà qui est fascinant. Je crois que vos cinq minutes sont écoulées…
— Attendez. Je l’ai revue mardi dernier.
— Donnez-lui le bonjour de ma part la prochaine fois que ça vous arrive, dit Chris en se levant.
— Asseyez-vous », ordonnai-je d’une voix sèche.
Chris fronça les sourcils ; je vis qu’il se demandait s’il devait passer outre et sortir, mais il soupira et se rassit.
« Elle avait lu ce qui m’était arrivé dans les journaux. Elle m’a dit que c’était une drôle de coïncidence, parce qu’elle était amie avec les Mackenzie. Pourtant, quand nous nous étions rencontrées la fois précédente, elle n’avait pas reconnu Finn. »
Chris ne broncha pas ; il attendait toujours la chute de mon histoire.
« C’est censé signifier quelque chose ? me demanda-t-il.
— Oui. Vous ne trouvez pas ça bizarre ? »
Il rit avec rudesse.
« Est-ce que Fiona avait perdu beaucoup de poids ?
— Oui.
— Évitait-elle de se retrouver face à face avec les gens ?
— Oui.
— Alors il se peut que votre amie n’ait pas pu bien la voir, ou peut-être qu’elle n’avait pas ses lunettes.
— Attendez. Quand j’ai lu le guide de l’Amérique du Sud qui avait appartenu à Finn, je suis tombée sur un passage, et ça correspondait exactement – mot pour mot – à quelque chose qu’elle m’avait dit à propos de son voyage là-bas. Comme si elle l’avait appris par cœur. »
À présent il faisait craquer ses articulations. Son visage trahissait une lassitude mêlée à ce qui ressemblait beaucoup à du dédain. Il ne prit même pas la peine de répondre.
« Et il s’est passé une chose étrange hier. J’étais pressée, je sortais en catastrophe, j’ai attrapé un chapeau au hasard et il s’est avéré beaucoup trop petit, c’en était risible. Il dodelinait sur le sommet de mon crâne. Ça a fait rire Elsie.
— J’imagine qu’il fallait être présent pour apprécier pleinement l’humour de la situation.
— Vous voyez ce feutre ? » Je pris mon chapeau sur la table et le posai sur ma tête. « Il me va bien, non ? Il appartenait à Finn.
— Il n’aurait pas rétréci au lavage ? Eh bien, je suis ravi que vous ayez cru bon de partager cette révélation avec moi.
— Vous passez vos chapeaux à la machine à laver ? Ça explique deux ou trois choses. Vous avez fait des sciences physiques à l’école ?
— J’imagine que ça aussi c’est absolument indispensable pour l’enquête. Oui, j’ai fait des sciences à l’école, mais je parie que je n’étais pas aussi bon que vous.
— Ça ne fait pas de doute. Écoutez, je sais que la réalité est compliquée, que les gens n’agissent pas de façon logique, que les indices sont ambigus. Mais… » Je finis mon gin-tonic et reposai le verre avec une telle force que les gens se retournèrent. Chris se tortilla, mal à l’aise, sur sa chaise.
« J’espère que vous n’avez pas l’intention de prendre le volant.
— Mais, répétai-je, ce n’est pas simplement mal ficelé. C’est tout bonnement impossible. Jusqu’à ce qu’on découvre ce qui s’était passé dans la cabane à bateau de Michael, il était possible d’imaginer que Finn et Danny s’étaient enfuis et qu’ils s’étaient suicidés. Ça pouvait à mes yeux paraître peu probable, ne pas coller aux personnages, être très perturbant pour moi personnellement, mais ça restait possible. Il est peut-être probable que Michael ait tué Finn et Danny avant de maquiller le crime en suicide, ça peut coller au personnage, mais c’est absolument impossible. » Je me tus un instant. « Je me trompe ? »
Il tapota sur sa cigarette.
« De la façon dont vous présentez les choses, vous avez peut-être raison. Mais Michael est mort. Finn aussi. Nous ne savons pas ce qui s’est passé. »
Je ne sais pas si c’était l’effet du gin-tonic pris à jeun, ou bien à cause de ma colère, mais il me sembla que le bourdonnement de voix dans le pub résonnait dans mon crâne comme des acouphènes. Tout à coup je me sentis envahie par la rage.
« Merde à la fin. Rien qu’une minute, oubliez que vous êtes flic et faites comme si vous étiez juste un homme normalement intelligent qui se préoccupe de savoir ce qui s’est vraiment passé. Ne vous inquiétez pas, je vous dis, aucun de vos collègues ne nous espionne. Vous n’avez pas besoin de frimer devant les copains.
— Espèce de… » Au prix d’un effort visible, Chris s’interrompit. « D’accord, Sam. J’écoute. Je voudrais vraiment savoir. Puisque nous sommes si cons, dites-nous ce que nous avons laissé passer. Mais avant que vous ne vous lanciez, j’aimerais ajouter que vous risquez de devenir un sérieux handicap. Pour vos employeurs, pour nous, pour vous-même, pour votre fille. C’est ça que vous voulez ? Vous voulez accéder à la célébrité en qualité de folle obsédée lâchée dans la nature ? Mais allez-y, j’écoute. »
Pendant quelques instants j’envisageai sérieusement de prendre le cendrier sur la table et de lui écrabouiller la cervelle avec. Puis je me calmai et ne songeai plus qu’à lui envoyer à la figure le reste du second gin-tonic. Je continuai de compter jusqu’à un chiffre élevé.
« Je croyais vous rendre service, dis-je.
— Dans ce cas-là, laissez tomber l’affaire. »
Je crus que j’allais exploser.
« N’en demandez pas trop. Mais peut-être que je peux vous aider à réfléchir.
— Je dois y aller.
— Encore une minute. La voiture carbonisée a été retrouvée le 9 mars. Qu’est-ce qu’on a d’abord pensé ? Qu’ils s’étaient tués en mettant le feu à la voiture au moyen d’un chiffon enfoncé dans le réservoir à essence, ou dans le tuyau, qu’importe.
— Oui.
— Mais puisqu’on a trouvé les traces des corps de Danny et de Finn dans la cabane, il est clair qu’ils étaient morts quand on a mis le feu à la voiture, pas vrai ?
— Si.
— Et Michael ne peut l’avoir fait. Pas vrai ?
— Sam, comme je vous l’ai dit, tout ne colle pas, il y a des détails qui clochent. Mais essayez de comprendre une chose. » Il parlait très lentement à présent, comme si l’anglais n’était que ma deuxième langue. « Nous avons la certitude que Michael Daley a tué Danny Rees et Fiona Mackenzie. D’accord ? Nous ne savons pas exactement comment. D’accord ? C’était un homme intelligent. Mais nous trouverons, et quand ce sera fait, nous vous tiendrons au courant. D’accord ? » Son visage était secoué de tics, tant il s’efforçait de ne pas perdre son calme.
Je lui répondis avec une extrême lenteur moi aussi. « Michael était à Belfast au moment de l’incendie. Vrai ou faux ?
— Vrai.
— Alors quelles sont les autres possibilités ?
— Il y en a plusieurs.
— Je vous écoute ? »
Chris haussa les épaules.
« Il y a un tas d’explications. Il pourrait s’agir d’un mécanisme de mise à feu, par exemple.
— A-t-on retrouvé la trace d’un tel engin ?
— Non.
— Il aurait fallu que la voiture reste à la même place avec les corps à l’intérieur pendant deux jours entiers. Ça n’est pas possible non plus. Et quel intérêt y avait-il à cela ? Pourquoi se donner tant de mal pour amorcer un feu ?
— C’était un psychopathe.
— Soyez gentil, Chris, arrêtez de dire n’importe quoi. Je ne vous demanderai pas de comptes sur ce que vous me direz, je ne vous mettrai plus dans l’embarras, mais je veux juste que vous me disiez comment on a pu s’y prendre pour mettre le feu à la voiture. »
Chris marmonna quelque chose.
« Pardon, je n’ai pas bien entendu. »
Il alluma une nouvelle cigarette. Il souffla l’allumette avec une détermination absurde et la posa dans le cendrier avant de répondre.
« Il est possible, dit-il, que Daley ait eu une sorte de collaborateur.
— Non, Chris, vous vous trompez. Ce que vous devriez dire, c’est qu’il est impossible qu’il n’ait pas eu de collaborateur. »
Chris regarda sa montre et se leva.
« Je dois y aller.
— Je vous raccompagne. »
Durant tout le trajet, il resta enfermé dans un mutisme renfrogné. Ce n’est qu’au moment où nous arrivâmes devant les marches de l’entrée principale qu’il se tourna vers moi pour me regarder en face.
« Vous pensez donc, dit-il d’une voix calme, que nous devrions rouvrir l’enquête et chercher à identifier le mystérieux complice ?
— Non, répondis-je.
— Pourquoi ça ?
— Parce que je sais de qui il s’agit.
— Qui est-ce ?
— Finn, répondis-je, savourant son effarement incrédule. En un sens.
— Comment ça, “en un sens” ? Mais enfin qu’est-ce que vous racontez ?
— C’est à vous de trouver. C’est votre travail. »
Il remua la tête.
« Vous… bégaya-t-il. Vous êtes… »
Il paraissait complètement désemparé. Je tendis la main.
« Désolée pour mon retard. Je vous appellerai. »
Il s’en empara avec précaution, comme s’il craignait de recevoir un électrochoc.
« Vous… vous faites quelque chose ce soir ?
— Oui », répondis-je, et je le laissai planté là sur les marches.