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Je regardai autour de moi. Ce n’était pas ça la campagne. Je me trouvais au milieu d’un vaste terrain vague dans lequel on avait déposé çà et là des morceaux de verdure avant de les abandonner à eux-mêmes : ici un arbre, là un buisson, une haie dénudée par l’hiver et tout à coup un champ, égaré au milieu de la boue et des marécages. Je cherchai un élément géographique à partir duquel me repérer – une colline, une rivière. Peine perdue. Je saisis un de mes gants entre les dents, le retirai afin de regarder la carte et le laissai tomber sur l’herbe détrempée. La carte dépliée battit bruyamment au vent, jusqu’à ce que je parvienne à la compresser en un petit paquet compact. Je fixai du regard les sillons bruns et les tracés rouges indiquant les chemins, des pointillés pour les sentiers de grande randonnée et des tirets pour les droits de passage. J’avais suivi la ligne pointillée rouge durant des kilomètres, mais je n’avais pas réussi à rejoindre la digue, ce qui me ramènerait à mon point de départ. Je regardai au loin. Elle était encore au diable. D’ici, on n’apercevait qu’une mince virgule grise entre le ciel et l’eau.

J’examinai à nouveau la carte qui semblait se désintégrer sous mon regard pour ne devenir qu’un lacis impénétrable de croisements et de lignes, de points et de tirets. J’allais être en retard pour Elsie. Je déteste être en retard. Ça ne m’arrive jamais. Je suis même toujours en avance, et c’est moi qu’on fait attendre, furieuse, sous une horloge, assise dans un café devant une tasse de thé qui refroidit, la paupière inférieure agitée d’un tic d’impatience. Et je ne suis jamais, mais alors jamais, en retard pour Elsie. Cette promenade était censée prendre précisément trois heures et demie.

Je tordis la carte : j’avais dû manquer le moment où le chemin bifurquait. Si je coupais sur la gauche, en suivant cette fine ligne noire, je pourrais traverser le promontoire marécageux et atteindre la digue juste avant qu’elle ne rejoigne le hameau où j’avais laissé ma voiture. La carte commençait à se déchirer à l’endroit des plis ; je l’enfournai dans la poche de mon anorak et ramassai mon gant. Une fois ses doigts glacés et boueux enfilés sur mes mains engourdies, je me remis à avancer. Les muscles de mes mollets me faisaient mal et j’avais le nez qui coulait. Des petites gouttelettes salées venaient s’écraser au-dessus de mes lèvres piquantes de froid. Le ciel immense menaçait de virer à l’averse.

À un moment, un oiseau à la robe sombre et au long cou étiré, les ailes battant lourdement l’air, passa devant moi au ras du sol, mais à part cela je me trouvais tout à fait seule dans un paysage de marécages gris-vert et de mer gris-bleu. C’était probablement une espèce rare et intéressante, mais je n’y connais rien en oiseaux. Pas plus qu’en arbres d’ailleurs, à l’exception des plus connus comme les saules pleureurs ou les bouleaux argentés qu’on voit dans toutes les rues de Londres et qui projettent leurs racines sous les maisons pour les ébranler. Et pas plus qu’en fleurs non plus, hormis les plus évidentes comme les boutons-d’or, les pâquerettes, ou encore celles qu’on peut acheter chez le fleuriste le vendredi soir et mettre dans un vase quand des amis viennent dîner : les roses, iris, chrysanthèmes et œillets arrangés à la façon de natures mortes. Mais je ne connaissais pas les plantes rases qui écorchaient mes bottes tandis que j’avançais en direction d’un petit bosquet qui ne semblait pas se rapprocher pour autant. Parfois, à Londres, il m’arrivait de me sentir oppressée par tous les panneaux d’affichage, par toutes les enseignes de magasins, les plaques aux murs pour signaler les arrondissements, le numéro des maisons ou le nom des rues, les camionnettes et leurs réclames proposant du « poisson frais » ou les services de « déménageurs à toute heure », les néons lumineux qui n’arrêtent pas de clignoter sur le ciel orange. À présent, je n’avais plus les mots pour qualifier ce qui m’entourait.

Je me trouvais maintenant devant une clôture de fil de fer barbelé qui séparait le marécage de ce qui ressemblait à un terrain cultivé. J’abaissai le barbelé du pouce et passai une jambe par-dessus.

« Est-ce que je peux vous aider ? » La voix était amicale. Je me retournai dans sa direction et une pointe de fil de fer vint se loger dans l’entrejambe de mon jean.

« Je vous remercie, mais tout va bien. » Je parvins à passer l’autre jambe par-dessus la clôture. L’homme qui m’avait parlé avait la cinquantaine et portait une barbe. Il était vêtu d’une veste matelassée et chaussé de bottes de caoutchouc vertes. Il était plus petit que moi.

« Je suis le cultivateur.

— Si je traverse tout droit, est-ce que je rejoins la route ?

— Ce champ m’appartient.

— Ah, eh bien…

— Il n’y a pas de droit de passage dans ce champ. Vous êtes sur une propriété privée. Vous vous trouvez sur mes terres.

— Oh.

— Vous allez devoir remonter par là. » Il m’indiquait une direction d’un air grave. « Et au bout vous tomberez sur un sentier de randonnée.

— Est-ce qu’il n’est pas possible que je…

— Non. »

Il me souriait, sans méchanceté. Sa chemise était boutonnée de travers au cou.

« Je me figurais que dans la campagne on pouvait marcher où on voulait.

— Vous voyez mon bois là-bas ? me demanda-t-il d’une voix amère. Des petits gars de Lymne – il prononçait Lumney – ont commencé à venir y faire du VTT en descendant par le chemin là-bas. Après ça a été le tour des motos. Ça terrifiait les vaches et ça a rendu le chemin impraticable. Au printemps dernier, des gens se sont promenés dans le champ de mon voisin avec leur chien. Il lui a tué trois agneaux. Et c’est sans parler des barrières qu’on oublie de fermer…

— Je suis désolée d’entendre ça, mais…

— Et Rod Wilson, qui habite juste là-bas. Autrefois il envoyait des veaux à Ostende. Ils ont commencé à bloquer le port à Goldswan Green. Il y a deux mois, la grange de Rod a été incendiée et le feu a tout détruit. La prochaine fois, ils s’attaqueront à une maison. Et puis il y a les chasses de Winterton et de Thell.

— C’est bon, j’ai compris. Vous savez quoi ? Je vais repasser de l’autre côté de la clôture et faire un grand tour pour contourner votre champ.

— Vous venez de Londres ?

— J’y habitais il y a peu. J’ai acheté “Les Ormeaux” de l’autre côté de Lumney. Vous savez, la maison où il n’y a pas d’ormes.

— Alors ils ont fini par la vendre ?

— Je suis venue m’installer à la campagne pour échapper au stress.

— Pas possible ? Nous sommes toujours ravis d’accueillir des gens de Londres. J’espère que vous repasserez par ici. »

 

Mes amis avaient cru à une blague quand je leur avais annoncé que j’allais travailler à l’hôpital de Stamford et vivre à la campagne. J’ai toujours vécu à Londres. C’est là que j’ai grandi, enfin, dans la banlieue pour être précise, c’est là que je suis allée à l’université ; j’y ai étudié la médecine et j’y ai travaillé. Et les plats à emporter, m’a dit quelqu’un. Et les séances de cinéma tard le soir, les magasins ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les baby-sitters, les repas achetés tout préparés chez Marks & Spencer, les partenaires d’échecs ?

En revanche, le jour où j’avais finalement trouvé le courage de l’annoncer à Danny, il m’avait adressé un regard plein de colère, blessé.

« Qu’est-ce que c’est que cette connerie, Sam ? Tu veux passer plus de temps avec ta gosse dans un trou ? Tu rêves de grands repas du dimanche et de planter des oignons de tulipe ? » À dire vrai, je m’étais bien imaginée en train de planter des fleurs ici et là.

« Ou alors, avait-il poursuivi, est-ce que tu t’es finalement décidée à me quitter ? Est-ce que c’est ça le fin mot de l’histoire, la raison pour laquelle il ne t’est jamais venu à l’esprit de m’annoncer que tu cherchais du boulot à la cambrousse ? »

J’avais haussé les épaules et je m’étais montrée froide et hostile, sachant bien que j’avais tort d’agir de la sorte.

« Ce n’est pas moi qui suis allée chercher ce poste. Ce sont eux qui sont venus me trouver. Et puis nous ne vivons pas ensemble, Danny. Souviens-toi, tu voulais ta liberté. »

Il m’avait répondu d’un grognement, avant d’ajouter : « Écoute, Sam, peut-être que le temps est venu de… »

Mais je ne l’avais pas laissé finir. Je ne voulais pas l’entendre dire que nous devrions nous décider enfin à vivre ensemble, pas plus que je ne voulais l’entendre opter pour une séparation définitive, tout en ayant conscience qu’il nous faudrait nous prononcer un jour ou l’autre. J’avais posé une main sur son épaule butée. « Ce n’est qu’à une heure et demie de route. Tu pourras venir me rendre visite.

— Te rendre visite ?

— Tu pourras rester auprès de moi.

— Oh ça oui, je viendrais te rendre de longues visites, ma chérie. » Et il s’était penché vers moi, avec sa tignasse brune, sa barbe de trois jours, et l’odeur de sciure et de sueur qui lui collait à la peau. Il m’avait attirée contre lui par la ceinture qui retenait mon jean. Il l’avait défaite, et m’avait fait glisser sur le lino de la cuisine, là où un tuyau souterrain chauffait le sol, sans oublier de passer les mains dans mes cheveux courts pour m’éviter de me cogner la tête dans notre chute.

 

Si je courais j’arriverais peut-être à temps pour Elsie. Sur la digue le vent rugissait et le ciel se faisait avaler par l’eau. Mon souffle sortait par saccades. Il y avait des petits cailloux dans ma chaussure gauche qui me rentraient dans le talon, mais je ne voulais pas m’arrêter. Ce n’était que son deuxième jour d’école. L’institutrice allait penser que j’étais une mauvaise mère. Des maisons, enfin j’apercevais des maisons. C’étaient des maisons des années trente, carrées, en brique rouge, semblables à celles que l’on voit sur les dessins d’enfants. De la fumée s’échappait en volutes parfaitement rondes des rangées bien ordonnées que formaient les cheminées, par petites bouffées régulières. Et voilà enfin la voiture. Je réussirais peut-être à être à l’heure.

 

Elsie se balançait d’avant en arrière, glissant des talons sur la pointe des orteils, avant de repartir dans l’autre sens. Ses cheveux lisses s’agitaient au rythme de ses oscillations. Elle portait une épaisse veste marron, une robe à carreaux orange et rouges et un collant rose à pois tire-bouchonné autour de ses chevilles maigrelettes qu’animait un pivotement régulier (« Tu m’as dit que je pouvais choisir mes vêtements et c’est ceux-là que je veux », m’avait-elle lancé d’une voix pleine de défi au petit déjeuner). Elle avait le nez rouge et les yeux dans le vide.

« Je suis en retard ? » Je pris dans mes bras son petit corps rebelle.

« Mungo était avec moi. »

Je regardai la cour déserte.

« Je ne vois personne.

— Plus maintenant. »

 

Ce soir-là, après qu’Elsie se fut endormie, je me sentis seule dans ma maison au bord de la mer. La nuit au-dehors était si noire, le silence si étrangement absolu. Je restais assise devant la cheminée éteinte avec Anatoly sur les genoux, à le caresser derrière les oreilles. Ses ronronnements semblaient emplir la pièce. De temps en temps j’allais ouvrir le réfrigérateur pour en retirer un morceau de fromage desséché, une demi-pomme, un carré de chocolat au lait aux noix et aux raisins. J’appelai Danny mais je tombai sur la voix sèche de son répondeur et ne laissai pas de message.

J’allumai la télévision pour attraper les nouvelles du soir. Un couple de notables locaux avait été sauvagement assassiné. On leur avait tranché la gorge. La télévision montra une photo de leurs visages souriants, ceux d’un homme prospère et rondouillard et d’une femme pâle, maigre et effacée, puis un plan de leur grande maison rouge aperçue depuis le bout d’une large allée gravillonnée. Leur fille adolescente avait été admise à l’hôpital de Stamford ; sa vie n’était pas en danger. Une photo de classe floue, qui avait sans doute des années, laissa voir une enfant heureuse, au visage poupin. Pauvre gosse. Un grand officier de police déclara que ses services ne ménageraient pas leurs efforts, un responsable politique local exprima son désarroi et sa colère et exigea que des mesures soient prises.

Brièvement, je pensai à la jeune fille sur son lit d’hôpital, à son avenir ravagé. Puis on en vint à parler d’un nouvel obstacle dans un processus de paix quelque part et bientôt j’oubliai cette histoire.