16
Le lendemain soir je me rendis à ce que Michael Daley avait appelé une petite réception mondaine quand il m’avait invitée à l’accompagner. « Vous vouliez que je vous lance dans la bonne société locale », avait-il déclaré, de sorte que je dus me montrer bonne joueuse et accepter la proposition.
Je décrochai différentes tenues de leur cintre et les envoyai sur le lit. Il y avait une longue robe de lainage bordeaux à taille haute que j’aimais bien, mais elle me parut trop sombre. J’éliminai aussi deux minijupes noires, la robe bleue si raffinée avec son encolure sage et ses manches trois quarts, que je n’arrivais pas à jeter mais que je ne mettais jamais, le large pantalon de soie noire qui commençait à ressembler à un bas de pyjama. Je finis par me décider pour un ensemble noir composé d’un haut en voile et d’une jupe de satin qui me descendait jusqu’aux mollets. J’enfilai mes chaussures noires favorites, des chaussures sans talons (je dépasse déjà la plupart des hommes que je rencontre) agrémentées d’une grosse boucle argentée, et j’accrochai à mes oreilles de volumineux pendants où s’entrechoquaient des perles de couleurs chaudes. Puis je m’examinai dans la glace ; je n’avais pas l’air très respectable. Je ne mis aucun maquillage, à part un trait de rouge à lèvres carmin assorti à mes cheveux. Je sortis le feutre de Finn de l’étagère en haut de l’armoire et me l’enfonçai sur la tête. J’aurais aimé que ce soit Danny qui m’emmène à cette soirée ; sans lui, j’avais l’impression d’être trop habillée et de me tromper de pièce. Où se trouvait-il à présent ? J’avais ravalé ma fierté et essayé de l’appeler, mais il n’y avait pas eu de réponse, même pas sa voix sur le répondeur pour me dire qu’il était absent mais qu’il me rappellerait dès que possible.
Elsie s’était déjà endormie dans un nid de duvet. Je m’agenouillai près d’elle et respirai le parfum de sa peau toute propre : son souffle sentait le foin et ses cheveux le clou de girofle. Mon chapeau lui caressa l’épaule ; elle grimaça dans son sommeil et se retourna sur le côté en murmurant quelque chose que je ne parvins pas à saisir. Les murs de sa chambre étaient couverts de ses dessins, plus nombreux chaque jour. Des arcs-en-ciel, des bonshommes dont les bras et les jambes sortaient d’une tête bulbeuse et qui louchaient, des animaux à cinq pattes, des taches de couleurs criardes. Finn avait inscrit bien proprement au bas de chaque dessin le nom d’Elsie et la date à laquelle elle l’avait exécuté. Parfois elle y avait ajouté un titre : l’un d’eux, un gribouillis violet avec des yeux et des mains perdues dans le chaos des couleurs, s’appelait « Maman au travail ». Je songeai soudain que, si je mourais, Elsie ne conserverait pas de souvenir réel de moi. Finn lui manquerait quand le temps serait venu de son départ, mais elle s’en remettrait vite.
Linda et Finn se tournèrent sur le canapé au moment où j’entrai dans le salon. Elles étaient en train de grignoter du pop-corn passé au micro-ondes et de boire du Coca-Cola devant la télévision. Finn s’était résolument opposée à toutes mes suggestions de contacter ses anciens amis, mais une amitié improbable s’était développée entre les deux adolescentes, nouvelles camarades de joie et de misère.
« J’y vais. Qu’est-ce que vous regardez ?
— Linda a apporté la cassette de Danse avec les loups. Vous êtes jolie. » Finn sourit avec douceur et se versa une poignée de pop-corn dans la bouche. Elle avait l’air tout à fait à l’aise : enveloppée dans un vaste gilet, elle avait envoyé promener ses chaussures et s’était recroquevillée sur le canapé ; elle s’était fait une tresse, et l’ensemble lui donnait l’air d’une petite fille. J’essayai de l’imaginer plus grosse mais je me rendis compte que je n’y arrivais pas.
Kevin Costner dansait tout nu sur l’écran ; ses jolies petites fesses blanches luisaient légèrement.
« Qu’est-ce qu’il peut être agaçant comme acteur », lâchai-je, histoire de les piquer au vif. Linda se retourna, choquée.
« Il est drôlement mignon. »
Dehors, un coup de klaxon retentit. Je m’emparai de mon manteau.
« Ça doit être Michael. Je ne serai pas partie très longtemps, Linda. N’hésite pas à te servir si tu veux quoi que ce soit. Bonne nuit et à demain, Finn. »
Sur ce, je filai. Je fendis l’air froid de la nuit pour m’engouffrer dans la voiture bien chauffée de Michael qui m’accueillit d’un coup d’œil appréciateur. Je me laissai aller sur le siège, bien engoncée dans mon manteau. J’adore me faire conduire, sans doute parce que ça ne m’arrive que très rarement. Michael conduisait avec détermination, et son ample véhicule se faufilait en douceur sur les petites routes étroites. Il portait un manteau bleu marine sur un costume sombre qui lui donnait l’air plus riche et moins louche que d’habitude. Pressentant que je l’observais, il tourna la tête, rencontra mon regard, et sourit.
« À quoi pensez-vous ? »
Je répondis avant que mon cerveau n’ait eu le temps de mettre le holà.
« Je me demandais pourquoi vous ne vous étiez jamais marié, pourquoi vous n’aviez pas eu d’enfants. »
Il fronça les sourcils.
« On dirait ma mère. Je conduis ma vie de la façon qui me plaît. Nous y voilà – nous nous trouvions à Castletown, avec ses lions sculptés, ses colonnes de pierre en guise de portails, et ses pelouses. Nous serons arrivés d’ici à une ou deux minutes. »
Je me redressai un peu sur le siège et repoussai une mèche de cheveux qui s’était échappée du chapeau.
« Combien serons-nous ?
— Une trentaine. Il s’agit d’un dîner-buffet. Laura est une des spécialistes les plus supportables de votre hôpital. Son mari Gordon travaille à Londres, dans le quartier des affaires. Ils sont très riches. Il y aura d’autres médecins, un ou deux peut-être. » Michael esquissa un sourire un peu moqueur. « On va vous offrir un échantillon de la société provinciale. »
Il quitta la route et s’arrêta au début de l’allée qui conduisait à la maison. Celle-ci m’apparut gigantesque, intimidante. N’allais-je pas dépareiller avec ma tenue ?
« C’est le genre de maison dans laquelle j’imagine les parents de Finn, remarquai-je.
— La leur se trouvait une ou deux rues plus bas », répondit Michael, le visage soudain plus sérieux. Il descendit de la voiture, fit le tour et vint m’ouvrir la porte. Ce n’est pas Danny qui aurait fait ça. « Laura et Gordon étaient très proches de Léo et de Liz. Je suppose qu’il y aura aussi d’autres amis à eux ici ce soir.
— Essayez de vous souvenir que je ne la connais pas, Michael.
— Vous ne connaissez pas Finn, répéta-t-il, un sourire de conspirateur aux lèvres. Je vais essayer de m’en souvenir. »
Il me prit par le coude et me fit remonter une allée bordée de rhododendrons. Une Mercedes était garée devant une maison de style classique, dont le porche était éclairé par une lanterne. Derrière les minces rideaux, je distinguai les silhouettes d’invités éparpillés en petits groupes, tandis que me parvenaient le tintement de verres, le murmure de voix et le rire de gens qui se sentaient à l’aise les uns avec les autres. J’aurais dû mettre la robe bleue raffinée, en fait, et du rose sur mes lèvres. Michael renifla l’air sans se cacher.
« Vous sentez ? demanda-t-il.
— Quoi ?
— L’argent. Il y en a dans l’air. Partout. Mais on ne peut pas y toucher. » L’espace d’un instant sa voix se fit amère. « Est-ce qu’il ne vous arrive jamais d’avoir l’impression que des gens comme Laura et Gordon se trouvent à l’intérieur et que vous restez dehors, le nez écrasé contre la vitre ?
— Si vous sonniez, peut-être qu’ils nous laisseraient entrer.
— Vous avez gâché mon image. »
Il heurta le lourd marteau de cuivre. Presque immédiatement une belle femme au visage bordé de boucles gris acier vêtue d’une longue jupe de taffetas nous ouvrit la porte. Derrière elle s’étalait un hall spacieux dont les murs étaient recouverts de nombreux tableaux.
« Michael ! » Elle l’embrassa sur les joues par trois fois, à la française. « Vous êtes sans doute le docteur Laschen. Moi, c’est Laura.
— Samantha », répondis-je. Sa poignée de main était ferme. « Je vous suis très reconnaissante de m’avoir invitée.
— Nous sommes si impatients de vous voir arriver à l’hôpital. Il n’y en a plus pour longtemps à présent, n’est-ce pas ? »
Mais elle n’attendit pas ma réponse. On ne souhaitait sans doute pas que je me mette à parler boutique. Et je ne pouvais pas mentionner le nom de Fiona. Ça ne me laissait pas beaucoup de sujets de conversation. Le salon était rempli de gens qui se tenaient en petits groupes serrés, un verre rempli d’un vin couleur ambre à la main. Les hommes portaient tous des costumes sombres – c’est seulement dans leur cravate qu’ils se montrent parfois aventureux. La plupart des femmes étaient en robe longue. De délicats joyaux scintillaient à leurs oreilles et à leurs doigts. Michael paraissait tout à fait à l’aise dans ce milieu, c’était étonnant. Il s’immisça sans préambule dans un petit cercle formé par quatre personnes et prit la parole d’une voix affable :
« Bonjour, Bill – un homme corpulent avec, comment dire, une de ces ceintures enroulées autour de la taille, serra avec empressement la main qu’il lui tendait. Karen, Penny, et c’est Judith, n’est-ce pas ? Permettez-moi de vous présenter une nouvelle voisine. Voici Samantha Laschen. Samantha est médecin. Elle est en train de monter un nouveau centre de soins à l’hôpital général de Stamford. »
Cela fut accueilli par un murmure trahissant un intérêt mesuré. « Il s’agit d’un service en relation avec les traumatismes. Pour des gens qui perdent leurs moyens après des accidents, enfin ce genre de choses. Je me trompe ? »
Je grommelai quelque chose d’anodin. Disserter sur les traumatismes, c’était ma spécialité, pas la sienne. Je n’aimais pas beaucoup l’entendre faire par un amateur mal renseigné. Je reçus un concert de bienvenus polis, qui fut suivi d’une courte pause. Mais je me trouvais au milieu de professionnels des réceptions mondaines. Au bout d’une demi-heure, j’avais discuté de jardinage avec Bill ou encore comparé les vertus de la ville et de la campagne en compagnie d’un homme bedonnant à la voix grave et aux sourcils en forme d’accent circonflexe dont je ne réussis jamais à découvrir le nom. Une dénommée Bridget, dont les cheveux étaient remontés en un haut chignon, me parla des dernières activités des terroristes défenseurs des animaux. Des histoires de chiens volés dans des laboratoires de recherche, de sabotages à l’université, de vandalisme dirigé contre des véhicules agricoles.
« Moi-même je ne mange pas de veau, me confia-t-elle. J’ai lu dans un article un jour qu’ils sont si faibles dans les élevages qu’ils ne peuvent même pas se tenir debout, les pauvres bêtes. Et puis de toute façon je n’ai jamais trouvé que la viande de veau avait beaucoup de goût. Mais ces actions n’ont rien à voir avec ça. Le problème c’est qu’elles sont commises par des gens de la ville qui ne comprennent rien aux traditions rurales.
— Vous voulez dire comme celles qui consistent à forcer des bassets à fumer des cigarettes ? »
Je me retournai pour découvrir mon nouvel interlocuteur. Un jeune homme au visage grave, aux cheveux coupés très court et aux yeux extraordinairement pâles me fit un petit signe de tête puis s’éloigna tranquillement vers un plateau de boissons.
« Ne faites pas attention à lui, me dit Bridget. Il cherche juste à nous provoquer. »
On me fit naviguer d’une main experte de groupe en groupe, tandis que des femmes en jupe noire s’empressaient de verser du vin dans mon verre ou de me présenter de minuscules canapés surmontés d’une crevette savamment redressée ou d’une fine tranche de saumon saupoudrée d’aneth. Au bout du compte, je me retrouvai à nouveau en compagnie de Laura.
« Samantha, je vous présente mon mari, Gordon. Gordon, Samantha Laschen. Tu te souviens, l’amie de Michael. Et voici Cleo. » Cleo était plus grande que moi, plus corpulente aussi. Elle était vêtue d’une robe rouge vermillon, et ses cheveux, sans doute blonds par le passé mais aujourd’hui couleur gris poussière, pendaient librement sur ses épaules, encadrant les poches de son visage intelligent marqué par l’âge.
« Nous étions en train de parler de Léo et de Liz. »
Je prétendis un vague intérêt tout en m’inquiétant de savoir si je n’avais pas de mayonnaise sur le menton. Je le caressai d’une main faussement songeuse. Il n’y avait rien. À moins que je n’aie réussi qu’à l’étaler.
« Vous ne pouvez pas ne pas être au courant. Léo et Liz Mackenzie. Ces gens qui ont été assassinés chez eux le mois dernier.
— En effet, j’en ai entendu parler, répondis-je.
— Et puis il y a leur fille aussi, bien sûr, Fiona, une enfant charmante. Elle a survécu, évidemment, après avoir passé quelque temps à l’hôpital général de Stamford. J’ai entendu dire qu’elle avait reçu une blessure terrible et qu’elle reste très marquée. C’est affreux.
— Oui, horrible, renchéris-je.
— C’étaient des amis à nous, presque des voisins. Nous jouions au bridge avec eux tous les premiers jeudis du mois. Léo avait une excellente mémoire des cartes, la meilleure que je connaisse.
— Quel gâchis », intervint Gordon en remuant la tête avec vigueur ; une expression compassée de tristesse se dessina sur son visage. À l’évidence, ce n’était pas la première fois qu’ils jouaient ce duo du souvenir douloureux.
« Qu’est-il arrivé à Fiona ? » C’était Cleo qui avait posé cette question. Elle avait réussi à se procurer une assiette et attrapait à présent une poignée d’asperges enroulées dans du bacon sur le plateau de la serveuse qui passait.
« Personne ne sait où elle se trouve aujourd’hui. Elle a disparu.
— Michael le sait forcément. » Gordon se tourna vers moi. « C’était son généraliste attitré. Mais il est la discrétion incarnée.
— Comment était Fiona ? » Je bénis Cleo d’avoir posé les questions que je me sentais incapable de poser, tout en remarquant à quel point ils parlaient de la jeune fille comme si elle était morte.
« Charmante. Bien sûr, elle a eu ces problèmes de poids, la pauvre petite. Donald – Laura saisit le bras d’un homme au teint cadavérique et l’attira dans notre groupe –, Cleo nous demandait de lui parler de Fiona. Elle passait beaucoup de temps avec votre fille, il me semble ?
— Fiona ? » Il fronça les sourcils. Une tige d’asperge glissa de son bracelet de bacon au moment où je l’approchai de ma bouche et vint se loger entre mes pieds.
« Vous savez, Fiona Mackenzie, celle dont les parents ont été…
— Oh, Finn ! » Il réfléchit un instant. « C’était une jeune fille tout à fait agréable. Elle n’était pas agitée comme certaines adolescentes, ni insolente. Sophie ne l’a pas vue depuis son départ, naturellement, mais je crois qu’elle lui a envoyé une lettre par l’intermédiaire du commissariat. »
Je tentai de le titiller un peu pour obtenir de lui des informations plus précises.
« C’est pourtant un âge difficile, non ? Les petits amis. Les fêtes, et j’en passe. » Je lâchai la remarque dans la conversation puis je pinçai les lèvres pour faire comme si elle ne venait pas de moi.
« Des petits amis ? Oh, je ne crois pas que ça l’ait concernée le moins du monde. Non, ainsi que je vous l’ai dit, c’était une enfant charmante et polie. J’ai toujours pensé qu’elle était un peu trop sous la coupe de Léo. C’était une gentille petite, au risque de me répéter. »
Ce fut tout. Le dîner fut servi à neuf heures et demie. Il y avait des petits pâtés en croûte au gibier sauvage agrémentés de feuilles de roquette, des petits croissants de pâte à chou fourrés au poisson, des brochettes de poulet mariné à l’indienne, un tas de fromages variés disposés sur un grand plateau de bois, une pyramide de mandarines dans une vasque. Je passai le repas à boire par petites gorgées, à manger, à hocher la tête et à sourire, sans arrêter de penser que Finn était sans doute venue dans cette maison, sans cesser de me demander aussi comment elle pouvait être issue de cette espèce de monde haut de plafond et pourtant s’adapter si bien au mien. Assise sur un fauteuil tapissé de jaune, mon assiette perchée sur les genoux, je me retrouvai soudain submergée par l’angoisse familière de ne pas être à ma place, pas ici, pas plus dans l’univers de la banlieue dont je venais et dont j’avais toujours voulu m’échapper, et à présent (je me sentis envahie par une vague de panique) pas non plus dans ma propre maison, où une jeune fille aux cheveux soyeux s’occupait de ma fille et lui chantait des berceuses que seules les mères devraient susurrer à leurs enfants. Si j’avais été seule, j’aurais même sans doute croisé les bras sur ma poitrine et je me serais mise à me balancer d’avant en arrière, me laissant aller à ce mouvement de détresse que mes patients emploient souvent. Je voulais Elsie, je voulais Danny, et c’était tout. « Va te faire foutre, Danny, je ne vais pas rester assise là à pleurnicher », murmurai-je dans un souffle.
« Orange mécanique ?
— Quoi ? » Je fronçai les sourcils et me retournai, brusquement interrompue dans mes songes. C’était l’homme aux cheveux courts.
« Votre tenue. Vous êtes venue déguisée en personnage d’Orange mécanique.
— Je ne l’ai jamais vu.
— C’était un compliment. Vous ressemblez à ces personnages qui s’introduisent dans les maisons de gens aveuglés par leur respectabilité et qui s’amusent à les secouer un peu. »
Je fis le tour de la pièce du regard.
« Vous pensez que ces braves gens ont besoin d’être secoués ? »
Il rit.
« Traitez-moi de libéral mou mais, après une soirée comme celle-là, je commence à penser que les Khmers rouges n’avaient pas tort. Rasez les villes. Tuez tous ceux qui portent des lunettes. Emmenez les autres dans les champs et transformez-les en travailleurs manuels.
— Vous portez bien des lunettes vous-même.
— Pas en permanence. »
Je l’observai et il me rendit mon regard. Je le connaissais depuis à peine trente secondes, mais je pouvais déjà dire qu’il était l’homme le plus séduisant que j’aie rencontré depuis mon départ de Londres. Il leva son verre dans le geste de porter un toast ironique et j’aperçus l’alliance à son doigt. Et voilà.
« Vous êtes une amie du docteur Michael Daley ?
— Nous ne sommes pas à proprement parler amis.
— Le médecin chasseur.
— Pardon ?
— Vous avez entendu parler du médecin volant. Et du médecin des ondes. Et de l’infirmière qui chante. Michael Daley est le médecin chasseur.
— Que voulez-vous dire ?
— Ça me paraît clair. Il part à cheval poursuivre des animaux sauvages ; il lui arrive de les attraper et de les mettre en pièces. Après quoi les chasseurs triomphants se barbouillent les uns les autres avec les entrailles de leurs proies. Une autre de ces traditions rurales dont on vous a vanté les mérites.
— Je ne savais pas que Michael s’adonnait à ça. Je ne pourrais vous dire pourquoi mais je n’arrive pas à l’imaginer en train de chasser.
— Au fait, je me présente, je m’appelle Frank.
— Moi, c’est…
— Je sais qui vous êtes. Vous êtes le docteur Samantha Laschen. J’ai lu quelques-uns des articles passionnants que vous avez consacrés à l’interprétation des désordres psychiques. Et je sais que vous êtes en train de mettre en place le nouveau service spécialisé dans le traitement des traumatismes à l’hôpital de Stamford. Vous êtes la nouvelle vache à lait de la Fondation de Stamford.
— Le but de mon service n’est pas précisément de rapporter de l’argent », protestai-je avec toute la sécheresse qu’il m’était possible de démontrer sans perdre la face. Les questions ambiguës et les manières humoristiques de Frank m’attiraient et me perturbaient à la fois.
« Eh bien, Sam, il me semble que nous devrions nous retrouver pour prendre un verre un de ces jours dans un endroit moins surfait et discuter de savoir comment la fonction et le but de quelque chose comme votre unité de traitement des traumatismes peuvent se révéler différents de ce qu’ils semblent être au premier abord.
— Ça me paraît un peu abstrait.
— Comment avance votre service ?
— Il ouvrira cet été.
— Qu’est-ce que vous faites en attendant ?
— Un livre, et d’autres trucs.
— Des trucs ? »
Ce n’est pas un verre mais toute une bouteille de vin blanc que Frank attrapa sur un plateau ambulant, pour remplir nos deux verres. Je jetai un nouveau coup d’œil lourd de considérations muettes sur son alliance, tandis qu’une envie de prendre des risques m’envahissait, ce qui n’était chez moi qu’une autre façon d’être malheureuse. Les yeux plissés, songeurs, il me regardait.
« Vous représentez un paradoxe, vous savez. Vous voilà chez Laura et Gordon Sims mais vous n’appartenez pas, Dieu merci, à leur cercle d’amateurs de bridge et de chasseurs d’opérette. Vous arrivez à la soirée en compagnie de Michael Daley mais vous prétendez ne pas être de ses amis. Tout cela est bien mystérieux. Pourquoi un expert en matière de stress post-traumatique…
— Bonjour, professeur. »
Frank fit volte-face.
« Tiens, voilà le médecin chasseur. J’étais justement en train de mettre le docteur Laschen au courant de vos passe-temps favoris.
— Et vous lui avez parlé des vôtres ?
— Je n’en ai pas. »
Je me tournai vers Michael et fus surprise de voir sa mâchoire se durcir sous l’impulsion de la colère. Il me regarda.
« Je dois vous dire, Sam, que Frank Laroue est l’un des “théoristes” à qui nous devons toutes ces opérations d’incendies de granges, de protestations contre le traitement des veaux, et d’effractions dans les laboratoires de recherche. »
Frank accueillit la remarque d’un signe de tête ironique.
« Vous me flattez, docteur. Je ne crois pas que les activistes attendent les instructions d’un petit universitaire tel que moi. Vous êtes beaucoup plus efficace de l’autre côté.
— Que voulez-vous dire ? »
Frank m’adressa un clin d’œil.
« Ne soyez pas si modeste quant à vos activités récréatives, docteur Daley. Permettez-moi de faire votre publicité à votre place. Monsieur se trouve être le conseiller d’une commission secrète et officieuse composée d’universitaires, de membres de la police et d’autres citoyens sérieux, commission qui surveille les actions et les publications de gens tels que moi qui ont le tort de s’intéresser à des considérations écologiques, et qui fait en sorte que nous soyons régulièrement ennuyés, pour décourager les autres{1}. Je me trompe ? »
Michael ne répondit pas. « J’ai peur qu’il ne soit l’heure de rentrer, Sam. »
Il m’avait saisi le bras, ce qui en soi me donna envie de résister et de rester, mais je cédai à la pression.
« À la prochaine », murmura Frank tandis que je passais près de lui.
« C’est vrai, ce que Frank a dit à votre sujet ? » demandai-je dès que nous nous trouvâmes dans la voiture. Michael démarra et nous nous éloignâmes.
« Oui, je participe à des chasses à courre. Oui, je conseille une commission qui surveille les activités de ces terroristes. » Il y eut un long silence comme nous quittions Stamford. « Ça vous pose un problème ? finit-il par demander.
— Je ne sais pas. Il y a quelque chose là-dedans qui laisse un mauvais arrière-goût. Vous auriez dû m’en parler.
— Je sais, répondit-il. Je suis désolé.
— Tout cela est tellement puéril. Des petits jeux d’espions entre voisins. »
Michael fit une brusque embardée, freina, et stoppa la voiture. Il tourna la clé de contact ; le moteur frissonna et se tut. J’entendis le bruit de la mer qui venait doucement s’écraser en contrebas de la route. Il se tourna vers moi. Seuls les contours de sa silhouette se détachaient, tandis que son visage me demeurait invisible.
« Il n’y a rien de puéril dans tout ça. Vous vous souvenez de Chris Woodeson, ce chercheur en sciences du comportement ?
— Oui, ça me dit quelque chose.
— Nous savons tous que ces chercheurs mettent des rats dans des labyrinthes, pas vrai ? Alors quelqu’un lui a envoyé un colis piégé qui lui a sauté à la figure. Maintenant il est aveugle. Il a trois enfants, vous savez.
— Je sais.
— Frank Laroue peut s’avérer charmant parfois, les femmes l’adorent, mais il joue avec les idées et il arrive que d’autres les mettent en pratique. Pourtant il refuse d’accepter ses responsabilités.
— D’accord, mais…
— Je suis désolé. J’aurais dû vous en parler plus tôt, mais Baird m’a demandé de ne pas le faire. Je vais vous l’apprendre malgré tout. Il existe un magazine publié par ces activistes défenseurs des animaux, une publication illégale, diffusée sous le manteau. Il imprime les adresses de gens accusés de torturer des animaux, ce qui revient à inviter ses lecteurs à prendre contre eux des mesures de rétorsion. En décembre, un numéro est paru dans lequel se trouvait l’adresse personnelle de Léo Mackenzie, le milliardaire de l’industrie pharmaceutique.
— Mais enfin, Michael, pourquoi ne pas m’avoir tenue au courant ? Baird a vaguement mentionné ces activistes comme une possible piste dans l’affaire. Il ne m’a jamais dit qu’il s’agissait d’une connexion directe.
— Ce n’est pas moi qui ai pris la décision de vous tenir à l’écart de ça. »
Je ne pouvais pas voir son visage. Exprimait-il du remords ? Du défi ?
« Avec cette information, la police étant également au courant, je n’arrive pas à croire que vous n’ayez rien trouvé de mieux que d’installer Finn au beau milieu de nulle part avec Elsie et moi. Ça vous a paru une bonne idée ?
— Nous ne l’aurions pas fait si nous n’avions pas pensé qu’elle y serait en sécurité.
— C’est facile à dire pour vous.
— Je devrais peut-être ajouter que c’est Philip Carrier qui m’a le premier informé de l’existence de ce magazine. Carrier est un des détectives qui enquêtent sur ces activistes. Et ce n’est pas pour m’apprendre la publication du nom de Léo Mackenzie qu’il m’avait appelé.
— Ah non ? Pourquoi alors ? Vous n’allez pas me dire qu’ils ont imprimé mon adresse personnelle ? Ce serait le bouquet.
— Non. C’est de mon nom et de mon adresse qu’il s’agissait.
— Les vôtres ? » Je me sentis rougir d’embarras. « Mon Dieu, je suis désolée.
— Il n’y a pas de quoi.
— Qu’est-ce que vous allez faire ? »
Michael remit le contact et nous repartîmes.
« Je fermerai la porte à double tour le soir, c’est à peu près tout. Ne vous inquiétez pas, il en faut plus pour m’impressionner.
— C’est à force de poursuivre des meutes.
— J’ai également d’autres activités. Il faut que je vous montre mon bateau. On pourrait faire une sortie, passer une journée sur l’eau. S’éloigner de tout ça. »
Je marmonnai une vague réponse.
« Qu’est-ce que vous faites samedi ? »
Je me contentai à nouveau de marmonner.
« Je viendrai vous prendre après le petit déjeuner. »
Cette nuit-là, il me fut impossible de dormir. J’enfilai ma chemise de nuit – celle que m’avait donnée Danny, pleine de son odeur dans les replis du tissu – et je restai assise à ma fenêtre à écouter le ressac. Je crois que je me mis à pleurer. Si Danny était entré dans la pièce, je l’aurais allongé sur le lit sans un mot. Et je l’aurais déshabillé sans hâte, je l’aurais embrassé avec tendresse, et j’aurais couvert sa nudité de mon corps ; j’aurais écarté ma chemise de nuit et fondu sur lui, je l’aurais attiré en moi, sans quitter son visage des yeux. Je lui aurais demandé de nous emmener, de vivre avec nous, de m’épouser, de me faire un enfant.
À l’aube, je m’endormis.