XXV – LA DAME D’ORLÉANS

À l’hôtel d’Armagnac, ce jour-là, vers 11 heures, une cinquantaine de hauts seigneurs étaient assemblés dans la grande salle des armes. De quart d’heure en quart d’heure entrait une estafette qui venait rendre compte de ce qui se passait dans Paris. Le comte d’Armagnac, revêtu de son harnachement de guerre, mais la tête nue encore, recevait les messages et les commentait d’un mot rapide. Il était pâle de fureur. Sous ses gantelets, ses mains tremblaient légèrement. Parfois, un rauque soupir soulevait sa poitrine.

Autour de lui, les seigneurs, debout, tout harnachés, pareils à des statues, se tenaient immobiles ; derrière chacun d’eux, un valet d’armes portait le casque dont il allait le coiffer.

C’était une imposante et terrible assemblée.

Toute la haute noblesse du royaume était là, frémissante de colère : les noms les plus illustres, les hommes les plus braves, les chefs les plus redoutés.

Il y avait le comte de Namur, impétueux, bouillant, qui se rongeait les poings et mâchait de furieux jurons ; il y avait le sire de Coucy, formidable silhouette féodale ; il y avait le seigneur d’Albret et le duc de Bar, plus froids, livides de rage, silencieux et sombres ; il y avait le comte d’Alençon qui frappait du pied et jurait sourdement d’arracher le cœur de Jean sans Peur pour le faire manger par ses chiens ; il y avait le seigneur de la Trémoille qui souriait d’un hautain sourire ; Hélion de Lignac, Colin de Puisieux, Raoul de Brisac, et d’autres hauts barons, rudes figures balafrées d’entailles, statues de puissance, regards d’orgueil et de fureur…

Vers midi, une dernière estafette entra et parla à l’oreille du comte d’Armagnac. Il tressaillit violemment, un tremblement convulsif l’agita. Puis, par un effort de volonté, il se calma.

– Messieurs, dit froidement le comte d’Armagnac, le conseil est ouvert. Que chacun parle à son tour.

– Par la mort du Christ ! hurla le comte de Namur, il n’est besoin ni de paroles ni de conseils. Montons à cheval et marchons sur les Bourguignons !

Une acclamation accueillit ces paroles. Armagnac leva la main. Il eut un sourire livide.

– Noble seigneur de Namur, dit-il, et vous tous, ce serait, par Notre-Dame, trop facile, et trop agréable aussi : marcher au Bourguignon, tuer ou l’être, lui faire payer en tout cas sa victoire le plus cher possible, oui, seigneurs, ce serait plaisant à faire. Malheureusement, c’est difficile, et je dois vous rappeler avec exactitude la situation où nous sommes… Jusqu’à ce matin, nous avons ignoré le complot de Jean sans Peur. Quand je vous ai mandés ici, quand vous avez tous été assemblés, il était trop tard pour nous défendre. Les principales rues, les principales forteresses de Paris sont occupées. Déjà, il y a deux heures, quand vous êtes venus, il ne nous restait plus que la ressource de mourir avec gloire.

– Mais, observa le duc de Bar, nous avons décidé tout à l’heure de nous rendre à l’Hôtel Saint-Pol, de nous y retrancher avec la dame d’Orléans et d’y soutenir le siège. La forteresse royale peut tenir un an, pendant lequel toute la seigneurie de France se lèvera pour nous. Au pis-aller, nous aurons la gloire suprême de mourir en défendant le trône. Il y a un roi, messieurs. Allons défendre le roi !

Armagnac se leva. Il était effrayant à voir. Un frémissement parcourut l’assemblée, qui comprit que quelque chose de terrible allait se dire :

– Messieurs, dit Armagnac, le roi est mort.

Le silence de stupeur, de rage et peut-être d’effroi qui s’abattit sur ces braves et rudes hommes de guerre fut sinistre. Armagnac, de sa voix glaciale, continua :

– Le roi Charles, messieurs, vient d’être assassiné, égorgé dans son palais, il y a une demi-heure à peine. Dieu ait son âme !

Et tous ces hommes, oubliant qu’il était question pour eux de vie ou de mort, s’inclinèrent en murmurant avec une profonde ferveur :

– Dieu ait pitié de l’âme de Charles sixième…

Puis ils se redressèrent et se regardèrent, effarés. La nouvelle était effroyable, car elle présageait le triomphe absolu de Jean sans Peur.

– Seigneur, reprit le comte d’Armagnac, vous voyez que nous ne pouvons nous réfugier à l’Hôtel Saint-Pol. Nous n’avons pas le droit non plus de nous faire tuer dans les rues de Paris, car nous avons juré de rendre la dame d’Orléans saine et sauve en ses domaines, où elle veut se retirer. Voici donc ce qu’il faut faire. Nous ferons monter la noble veuve de notre malheureux ami dans une litière, et nous marcherons sur la porte Saint-Antoine, sans nous inquiéter de ceux de nous qui tomberont en route… Les survivants escorteront Mme Valentine jusqu’en son domaine…

Les Armagnacs se regardèrent silencieusement : il leur en coûtait de renoncer à combattre les Bourguignons, mais leur devoir était de sauver la veuve de celui qui avait été le chef de leur parti.

– La dame d’Orléans, reprit le comte, a voulu venir à Paris pour demander justice contre le vrai meurtrier de son noble époux. Notre honneur était de l’escorter et de la seconder. Aujourd’hui, seigneurs, le meurtrier triomphe… Tous, nous avons quelque obligation à Mme Valentine, outre que notre devoir de gentilshommes est de ne pas livrer une dame à ses ennemis. Messieurs, dans deux heures, plus tôt, peut-être, le nouveau roi cherchera à s’emparer de la malheureuse veuve. Quand nous aurons tous succombé autour d’elle, il ne lui restera plus à elle-même qu’à se tuer pour ne pas tomber aux mains de l’assassin de son mari. Mon avis est donc de renoncer dans Paris à une lutte dont l’issue ne peut être douteuse, de sauver coûte que coûte la dame d’Orléans, chef nominal, oriflamme et bannière de la seigneurie française, et de rassembler dans les plaines de Île de France assez de seigneurs dignes de ce nom pour assiéger l’homme qui doit son trône au meurtre, au mensonge, à la forfaiture. Dieu aidant, nous prendrons Paris, et nous remettrons sur le trône le fils de la race des Valois. J’ai dit. Que ceux qui tiennent pour un autre avis l’expliquent.

– Je me range à l’avis du noble comte d’Armagnac, dit le duc de Bar.

Aussitôt, tous les seigneurs présents crièrent qu’il n’y avait pas d’autre avis possible.

– Et puis, ajouta le comte de Namur avec un rire terrible, après tout, ce sera encore de la bataille. Par le Christ, j’espère bien que nous ne sortirons pas de Paris sans coup férir !

– Bataille ! Bataille ! cria tout d’une voix cette assemblée de braves.

C’étaient des braves. Surpris par l’explosion soudaine du complot, leur retraite hors de Paris ne peut nullement être assimilée à une fuite.

C’étaient de rudes seigneurs, impitoyables souvent pour le bourgeois et le manant, orgueilleux toujours ; ils avaient fait germer autour d’eux de vastes haines ; ils étaient la féodalité jalouse de ses droits, dure dans l’exercice de ses privilèges, féroces dans la répression – mais pas plus que quiconque détient le pouvoir : et c’étaient des braves. À grand fracas, ils descendirent dans la grande cour d’honneur de l’hôtel d’Armagnac. Ce fut, pendant quelques minutes, le long du large escalier de pierre, comme un énorme serpent à écailles d’acier qui se déroule.

Dans la cour, les chevaux caparaçonnés attendaient. Chaque cavalier montait sur des bancs de pierre pour se hisser en selle. Alors, ils couvrirent leurs têtes de leurs casques, dont ils rabattirent les visières. Les valets d’armes placèrent dans leurs mains recouvertes du gantelet d’acier un estramaçon de bataille.

Les Armagnacs se rangèrent par quatre sur quinze rangs de profondeur. Mais derrière chaque rang, c’est-à-dire derrière chaque seigneur, prit place un valet d’armes à cheval portant la lance et la masse. Et derrière chaque valet d’armes prit place un autre valet non combattant, porteur d’armes de rechange, et dont le rôle était d’aider le maître désarçonné à se relever, de le panser sommairement s’il était blessé. En sorte que ces quinze rangs de seigneurs en bataille formaient en réalité quarante-cinq rangs de quatre hommes.

Les bannières furent déployées, et, en tête, l’oriflamme d’Armagnac.

Par-dessus la cuirasse, tous les seigneurs portaient l’écharpe blanche, insigne de leur ralliement dans la mêlée.

Ainsi rangés, ils formaient une de ces formidables figurations guerrières dont nos déploiements de force modernes ne peuvent nous donner aucune idée. Dans la rue, on entendait les clameurs des bandes qui passaient :

– Bourgogne ! Bourgogne ! – Vive Bourgogne sauveur du peuple ! – Mort à Armagnac !…

Et parfois, un grondement terrible où éclatait le mot de tonnerre qui, de siècle en siècle, fait peur aux conducteurs de bétail humain :

– Liberté ! Liberté !…

Au-dessus de ces clameurs, dans les airs, s’enchevêtraient les appels éperdus des tocsins de toutes les églises. Et par-dessus même ces rumeurs de cloches, les graves, lents et terribles mugissements du gros bourdon de Notre-Dame épandaient de vastes ondulations d’épouvante et de menace.

Les Armagnacs rangés dans la cour, devant la grande porte de fer close et chaînée, ces guerriers vêtus d’acier écoutaient ces hurlements qui se battaient dans l’air. Ils demeuraient silencieux. Mais on eût entendu les frémissements de rage qui faisaient s’entre-choquer leurs cuirasses. Les chevaux piaffaient, inquiets, impatients, le nez tendu vers le carnage…

Une litière fermée s’avança.

Quelques instants plus tard, Armagnac parut, tête nue, marchant lentement, et donnant la main à Valentine d’Orléans, vêtue de grand deuil. Derrière eux, venaient la dame de Coucy et la dame de Puisieux. Puis les valets d’armes du comte portant son casque, son épée, sa lance.

Les seigneurs, rangés pour la bataille, frissonnèrent à la vue de celle qu’il fallait sauver. Un grand souffle d’héroïsme agita les panaches des cimiers. Des cris brefs, rauques, rudes, violents éclatèrent :

– Vive le roi ! – Vive la seigneurie de France ! – Vive Armagnac ! – Salut à la dame d’Orléans !…

Et tous, d’une même voix puissante, d’un seul cri tragique :

– Mort à Bourgogne !…

Valentine s’approcha de la litière, se tourna vers ses deux compagnes comme pour leur demander leur approbation, et elle dit :

– Découvrez la litière !…

Le comte d’Armagnac hésita à donner l’ordre.

– Nous voulons qu’on nous voie, dit Valentine. Nous voulons notre part du péril. Et si Dieu veut que je sois frappée en ce jour, béni soit l’acier qui m’atteindra… car rien ne m’est plus… plus ne m’est rien.

– Oui ! Oui ! vociféra l’escadron d’acier électrisé. À découvert ! Noël à la dame d’Orléans !…

En quelques instants, les valets eurent enlevé les mantelets, les rideaux de cuir épais. Valentine prit place dans le fond de la litière ainsi découverte, les dames de Coucy et de Puisieux s’assirent devant elle et lui faisant face, la figure pâle, mais le regard intrépide.

Le comte d’Armagnac s’était mis en selle. Son valet lui présenta le casque…

Alors se produisit l’incident qui montre ce qu’était cette noblesse à qui on peut tout reprocher, sauf d’avoir eu peur. Le valet d’armes, disons-nous, s’approcha du comte d’Armagnac et lui présenta le casque. Le comte le repoussa et cria :

– Tête nue ! Qu’on nous voie ! À découvert ! À découvert !

– Tête nue ! Tête nue ! hurla l’escadron d’acier.

En un clin d’œil, les casques furent arrachés et on les entendit tomber sur le sol, à grand fracas ; pendant quelques instants, il n’y eut que le roulement de ces casques que les guerriers rejetaient, et l’escadron entier apparut, tout en acier, avec ces têtes nues dont les traits se convulsaient, dont les regards jetaient des flammes. Seuls, les valets d’armes gardèrent leurs morions. Alors le comte d’Armagnac alla se placer à la tête de la troupe et cria :

– Qu’on ouvre les portes ! Qu’on baisse le pont-levis !…

On entendit le grincement des leviers, le raclement des chaînes ; cela dura quelques minutes, et, du dehors, soudain, entra dans l’hôtel la violente bouffée de la clameur populaire.

– Armagnac ! Armagnac ! vociféra l’escadron.

Tout s’ébranla. La litière était au milieu. Dès qu’on fut dans les rues, l’ordre primitif se modifia. Il n’y eut plus qu’un hérissement d’épées tout autour de la litière. L’escadron s’avança d’un seul bloc, dans le piaffement de ses chevaux, dans le bruit des aciers qui se heurtaient. Il s’avança, comme une formidable et lente machine de guerre s’adaptant à la largeur des rues, tantôt se resserrant et s’allongeant, tantôt s’élargissant et perdant de sa longueur. Il s’avança, balayant tout sur son passage par le seul aspect de sa force. Et ce fut ainsi, sans avoir rencontré d’adversaires, que les Armagnacs atteignirent la rue Saint-Antoine, et ils prirent aussitôt la direction de la porte Saint-Antoine, par où ils comptaient sortir de Paris.

Tout à coup, le comte d’Armagnac leva très haut son épée et cria : « Attention !… » Derrière lui, et jusqu’au bout de l’escadron, les seigneurs se dressaient sur leurs étriers pour essayer de voir au loin. La rue n’était qu’une houleuse confusion d’êtres enchevêtrés, un effroyable hérissement de piques, de pertuisanes, de bâtons même, une multitude de faces livides et flamboyantes, et sur cette vision une seule clameur formidable :

– Liberté ! Liberté !…

Au loin, c’était la masse confuse et désordonnée des bandes populaires poussées, repoussées par ses propres flux et reflux. Mais devant l’escadron d’Armagnac une troupe disciplinée, bien armée, composée d’un millier de combattants, barrait la route.

Chose étrange et véridique pourtant, il y avait dans cette troupe autant de femmes que d’hommes ; jeunes ou vieilles, belles ou laides, toutes, c’étaient des femmes du peuple, vêtues de haillons, décidées en ce jour à mourir ou à gagner la liberté ; elles avaient des physionomies farouches, et dès que l’escadron se heurta à leur troupe, par un rapide et violent mouvement, elles repoussèrent les hommes et se trouvèrent les premières devant Armagnac, sur cinq ou six rangs de profondeur, occupant toute la largeur de la rue et criant :

– Liberté ! Liberté !…

L’escadron prenait son élan pour faire sa trouée. Les épées se levaient. Les lances tombaient en garde… À la vue de ces femmes, le comte d’Armagnac leva l’épée et fit le signe d’arrêt. L’escadron s’immobilisa. Un indéfinissable étonnement entra dans l’âme du comte et il murmura :

– Des femmes !… Comment charger des femmes ?

Un instant, quelque chose comme un frisson remua son cœur : pour la première fois, il voyait sous ses yeux la misère du peuple ; ce fut peut-être de la pitié, mais l’orgueil aussitôt l’emporta. Il cria :

– Allons, femmes, laissez-nous passer !

Un hurlement de la foule répondit. Des cris se croisèrent, des ricanements, des menaces.

– Qu’est-ce qu’il dit, ce sacripant ? – Armagnac n’est plus le maître de la chaussée ! – Vive la liberté ! Hourrah ! Hourrah ! – Mort aux affameurs ! – Mort à la gabelle ! – Mort à la seigneurie ! – Mort aux Armagnacs !…

Bientôt ce fut la clameur de mort qui s’enfla, domina, balaya tous les autres cris. Et jusqu’au fond de la rue, au loin, très loin. Armagnac et ses seigneurs virent la houle de la foule se briser, se déchaîner ; cela déferla ; ce fut une vaste vision de visages convulsés, une énorme haine émiettée sur la multitude des physionomies fulgurantes, et ce leur fut l’inexprimable sensation qu’ils étaient des maudits, et cela exalta leur orgueil ; il n’y eut plus pour eux l’horreur de piétine, des femmes, et de l’escadron d’acier monta le terrible grondement de la bataille :

– En avant ! En avant !…

Soudain la foule reflua !…

Le bataillon serré des femmes s’ouvrit !…

Il ne s’ouvrit pas devant la menace de l’escadron d’acier. Et l’escadron, surpris par cette manœuvre imprévue, demeura figé dans son élan, redoutant le coup d’embuscade…

Mais non ! Ces femmes, ces malheureuses qui étaient la figuration vivante de tant de misère accumulée, ne méditaient aucun guet-apens. Elles se reculaient pour laisser passer. Un revirement brusque, inouï, incompréhensible d’abord, venait de se faire dans leurs esprits surchauffés. Et elles criaient :

– La dame d’Orléans ! C’est l’escorte de la dame d’Orléans ! – Noël à la bonne dame d’Orléans ! – Laissez passer la dame d’Orléans ! – Elle a sauvé mon mari ! – Elle a tiré mon fils du Châtelet ! – Elle nous a secourus dans la misère ! – Vive la dame d’Orléans ! – Honneur et respect à l’ange du peuple !…

Voilà les cris délirants qui se heurtaient. La pitié populaire sauvait l’épouse du grand féodal…

Le chemin était libre. L’escadron s’avança, franchit la barrière vivante qui s’était dressée devant lui et venait de s’ouvrir. Il s’enfonça dans la foule. Mais au bout de deux cents pas, ce n’étaient plus des femmes acclamant la duchesse d’Orléans, c’étaient des hommes qui refluaient à droite et à gauche en grondant.

Bientôt l’escadron tout entier, par devant, sur les flancs, par derrière, fut enveloppé de cette écume humaine qui déferlait, l’éclaboussait ; bientôt ce fut une formidable étreinte ; des estramaçons se levèrent et retombèrent sur des crânes ; d’en bas, des piques frappèrent les chevaux : la bataille allait devenir mêlée, la mêlée allait devenir effroyable tuerie ; deux seigneurs tombèrent ; autour de l’escadron, des hommes s’affaissaient, le sang jaillissait, l’écume humaine devenait rouge ; Armagnac, d’une voix de tonnerre qui gronda dans les tumultes croisés, lança un ordre :

– En avant ! Au trot ! En avant !…

La masse entière s’ébranla au trot, les chevaux hennirent, un effroyable rugissement monta de la rue, fait d’insultes, de gémissement, de cris féroces ; pesant et lourd, pareil à une immense machine aux engrenages d’acier, l’escadron, de son trot irrésistible, marcha en avant, broya l’obstacle de chair humaine, s’enfonça comme un coin dans le vaste hurlement de mort, et passa sur des monceaux de blessés, laissant l’Hôtel Saint-Pol sur sa droite, piquant droit sur la porte Saint-Antoine, droit sur une masse de cavalerie, sur une machine semblable à lui, sur deux mille Bourguignons qui venaient de déboucher et, de leur côté, fonçaient sur les Armagnacs en vociférant :

– Vive Jean, roi de France, et la Bourgogne !…

– Vive le roi !…

– Bourgogne ! Bourgogne !…

Entre la machine aux écharpes blanches et la machine aux croix rouges de Saint-André, se produisit la collision, dans un fracas de tonnerre ; il y eut un vaste choc de cuirasses, un retentissement de choses d’acier se heurtant en masse, puis un éparpillement de bruits sonores, lances brisées, épées qui se frappaient, puis un râle énorme d’angoisse formé du râle et de l’angoisse des milliers de poitrines, et les deux machines dévastatrices entrées l’une dans l’autre, indémêlables, se confondirent dans l’inexprimable étreinte des gestes furieux, dans le conflit des cris, des jurons, des malédictions, des plaintes rauques, des insultes sauvages… « Meurs, ruffians !… À toi, fils de chienne !… Traître, à ton roi !… Vive le roi !… France, France !… Bourgogne, Bourgogne !… Crève, truand !… Ton cœur aux pourceaux !… » Et les râles des mourants, les clameurs des blessés, l’horreur, l’épouvante, la haine hurlaient chacune leur hurlement ; des statues d’acier abattues roulaient l’une sur l’autre, sanglantes, cherchaient encore à s’assommer, à s’égorger, à s’étouffer ; le sang coulait par petits ruissellements, des flaques rouges se formaient, des chevaux éventrés frappaient le vide de leurs sabots et tâchaient de redresser pesamment leurs têtes aux yeux hagards, et il n’y eut plus sur la chaussée que des corps à corps furieux de blessés cherchant à s’achever l’un l’autre, dans l’air que des bondissements de chevaux qui reculaient et se ruaient dans leur élan, un fabuleux enchevêtrement d’éclairs d’acier, et sur tout cela, la morne clameur venue des lointains de Paris, couverte par le mugissement des cloches.

Plus de vingt seigneurs Armagnacs gisaient les bras en croix, immobiles, raides dans leurs vêtements d’acier ; presque tous les valets d’armes étaient tombés ; il restait environ quarante hommes, ducs, comtes, hauts barons, massés autour de la litière de la duchesse Valentine, éclaboussée de sang, la tête effroyable, frappant encore à coups redoublés et s’avançant d’une lente poussée vers la porte.

Les Bourguignons rugissaient leur joie et leur triomphe.

Le comte d’Armagnac vociférait : « En avant ! En avant ! Vers la porte !… » Et devant lui, Jean sans Peur, tête nue lui aussi, ayant déjà changé deux fois de cheval, Jean sans Peur, terrible, les yeux hors des orbites, les cheveux hérissés les narines aspirant le carnage, Jean sans Peur tonnait : « Tuez ! Tuez, Qu’il n’en reste pas un ! Tuez ! Hardi mes braves ! Hardi ! Hardi !… »

Les derniers Armagnacs étaient perdus. Enveloppés de toutes parts, ils allaient être écrasés contre la gigantesque porte fermée. Ils jetaient au vent leurs malédictions. Et Jean sans Peur rugissait : « Tuez ! Tuez ! Hardi !… »

– Hardi ! Passavant le Hardi ! tonna une clameur ! Passavant ! Passavant !…

– Hardi pour la dame d’Orléans !… Passavant ! Passavant !…

– Les Écorcheurs, vociférèrent les Bourguignons.

C’étaient les Écorcheurs ! Polifer était là, à la tête de sa bande et conduit par le chevalier de Passavant. Tanneguy du Chatel était là. Ils étaient partis de la place de Grève pour marcher sur l’Hôtel Saint-Pol. Là devait se trouver Roselys. « Si j’ai une chance de la retrouver, pensait Passavant, c’est à l’Hôtel Saint-Pol ! » – « Vous voulez vous faire tuer, lui disait froidement Polifer. Je vous accompagne jusqu’aux portes de la forteresse royale, mais pas plus loin. En route !… »

Ils étaient partis à quinze ou vingt, troupe serrée, ardente, farouche, que les bandes populaires laissaient passer, les unes parce que l’aspect de cette troupe traçait un sillon d’épouvante, les autres, en plus grand nombre, parce qu’ils pensaient que c’était un groupe de combattants affiliés. Or, la petite troupe, d’instant en instant, se grossissait ; les Écorcheurs apostés un peu partout par Polifer entre la porte Saint-Antoine et la place de Grève pour assurer sa retraite hors de Paris, venaient le rejoindre ; près de la porte même, le chef des Écorcheurs avait laissé une cinquantaine de ses hommes dont le mot d’ordre était d’égorger la garde et de manœuvrer le pont-levis au moment où Polifer se présenterait pour fuir.

Près de l’Hôtel Saint-Pol, Passavant et sa troupe furent heurtés par les Armagnacs en marche ; le chevalier vit la dame d’Orléans ; il comprit la suprême tentative du comte d’Armagnac ; il vit déboucher les Bourguignons dans la rue Saint-Antoine et il se dit : « Il faut que je sauve la dame d’Orléans !… »

Entre lui, Polifer et Tanneguy du Chatel, il y eut un bref colloque. Puis Polifer détacha un homme vers la bande postée à la porte Saint-Antoine.

Puis toute cette troupe armée d’épées, de piques, de dagues, de coutelas, fonça sur les Bourguignons, au cri de : « Passavant ! Hardi pour la dame d’Orléans !… »