X – DANS L’ERMITAGE

Lorsque Bruscaille se vit dans l’Hôtel Saint-Pol, il ne put s’empêcher de frémir. Il perdit la tête et, tout pâle, ne sachant plus ce qu’il faisait, saisit le duc de Bourgogne par le bras. Il paraît que Jean sans Peur se trouvait lui-même dans une peu ordinaire situation d’esprit, car il ne songea pas à relever cette étonnante familiarité.

– Ainsi, murmura Bruscaille, l’homme que nous devons…

– Exorciser ! interrompit vivement le duc.

– Oui, exorciser… Il habite donc l’hôtel du roi ?…

Jean de Bourgogne planta son regard dans les yeux du sacripant et répondit :

– C’est le roi !

Bruscaille ploya les épaules. Le coup était effroyable, même pour un gaillard qui, en plein estomac, avait reçu plus d’une proposition de ce genre. Un moment, il demeura tout étourdi. Jean sans Peur reprit :

– Songe que les cordes de la potence, là-bas, sont toutes graissées. Ainsi, choisis sans crainte, mon brave.

– Mon choix est tout fait, monseigneur ; nous exorciserons le roi, la reine, tout l’Hôtel Saint-Pol, si vous y tenez. Pendu là-bas, songeait-il, c’est tout de suite. Pendu ici, j’ai quelques jours devant moi. En quelques jours, tout peut arriver, même la mort de notre généreux maître.

– As-tu bien compris ta mission ?

– Ah ! monseigneur, vous voulez m’humilier !

– Te rappelles-tu bien tout ce que tu as à faire et à dire, et à quel moment vous aurez à agir ?

– Oui ! murmura sourdement Bruscaille d’un accent sauvage. Vous venez de nous donner la vie. Nous allons la risquer pour vous. N’en parlons plus et marchons.

À travers les jardins couverts de givre, on s’avança vers le palais du roi. Bientôt, on se heurta à une femme qu’escortaient deux hommes. La femme échangea quelques mots rapides avec Jean sans Peur, puis s’en alla.

Si Bruscaille avait pu voir le visage de cette femme, il eût reconnu Isabeau de Bavière !

– Suivez ces deux gentilshommes ! ordonna Jean sans Peur.

Et lui-même se recula, s’enfonça dans la nuit, disparut dans la direction du palais de la reine. Il est probable que les deux gentilshommes en question avaient dans la journée reçu des instructions détaillées.

– Venez, révérends ermites, dit l’un des gentilshommes.

Bragaille et Brancaillon se regardèrent avec un sursaut, puis :

– Ah ! oui, ermites ! dit Bragaille.

– Ventre du pape ! il me semble que cela se voit assez, dit de son côté Brancaillon.

On arriva au palais du roi. On traversa des antichambres remplies de gens d’armes qui s’inclinaient avec respect sur le passage des révérends.

Dans l’après-midi, le bruit s’était répandu que trois saints ermites allaient arriver pour remplacer les sieurs Tosant et Lancelot qui n’avaient rien fait de bon et qu’il avait fallu chasser. On disait des merveilles de ces trois nouveaux guérisseurs profondément versés dans l’art d’exorciser les possédés. C’est donc accompagnés par des regards de sympathie et de vénération que les trois drôles parvinrent jusqu’aux appartements où le roi, prévenu de la visite qu’il allait recevoir, les attendait, sans impatience, il faut le dire.

Le roi avait été préparé à cette visite par le prieur des Célestins, homme des plus vénérables en qui il avait toute confiance. Il est d’ailleurs à noter qu’avant de parler à Charles VI, ledit prieur avait longuement conféré avec Isabeau et Jean sans Peur.

Quoi qu’il en soit, Bruscaille, Bragaille et Brancaillon furent introduits dans une très belle salle où une vingtaine de gentilshommes, parmi lesquels se trouvait le duc de Berry, faisaient leur cour au roi.

– Messieurs, dit Charles VI en souriant, retirez-vous et cédez la place aux envoyés de Dieu.

Tous les regards convergèrent curieusement sur les ermites qui avaient eu soin de rabattre leurs capuchons sur leurs visages pour cacher leur émotion. On s’accorda à leur trouver une belle prestance.

Le duc de Berry reniflait, souriait de son sourire cauteleux, jetait un bizarre coup d’œil sur les ermites, et ruminait des pensées de soupçon.

– Hum ! songeait-il, je donnerais bien ma chaîne d’or pour savoir ce que la reine et mon cousin de Bourgogne pensent de ces drôles. Sire, dit-il, nous laissons Votre Majesté aux prises avec Dieu, que nous apportent ces saints personnages. Puissent-ils réussir mieux que Tosant et Lancelot !

La salle s’était vidée.

Il n’y avait plus en présence des ermites que le roi, une jeune fille et un grand gaillard dégingandé.

– Voici, murmura Bruscaille, voici celle dont je dois me défier, et à qui je dois dire…

Cette jeune fille, c’était Odette de Champdivers.

Cet être maigre, souple, haut sur pattes, c’était Jacquemin Gringonneur.

– Approchez-vous, mes révérends, approchez-vous, dit le roi.

Ils avancèrent à l’ordre comme ils faisaient dans l’hôtel de Bourgogne, sur une seule ligne, et d’un seul mouvement, saluèrent. Charles les considérait, émerveillé. Bruscaille gardait son sang-froid. Mais Bragaille et Brancaillon roulaient des yeux terribles. Ils étaient ahuris de stupeur et peut-être d’effroi. Le roi ! Ils se trouvaient devant le roi !

Odette, pâle et pensive, les regardait fixement, cherchant à résoudre le problème qui se dressait, se demandant si ces trois ermites n’étaient pas là pour poignarder le roi comme Tosant et Lancelot étaient venus pour l’empoisonner (sans le savoir, il est vrai, mais Odette ignorait quelle part de bonne foi il y avait eu dans la tentative des deux ermites qu’elle avait expulsés).

Gringonneur tournait autour de ces trois moines, les saluait jusqu’à terre par devant, leur tirait la langue par derrière, cherchait à soulever les frocs pour voir ce qui se cachait dessous.

– Ne touchez pas, vous ! tonitrua Brancaillon en assénant un coup sec sur le poignet de Gringonneur.

– Oh ! Oh ! fit Gringonneur en frottant son poignet, diable soit du révérend ! Vous avez la main aussi dure que pouvait l’avoir Ajax, fils de Télamon, saint ermite !

– Ajax ? fit Brancaillon en toisant le peintre, qu’il y vienne !

– Voyons, dit Charles, comment vous nomme-t-on, mes dignes frères ?

Ils s’inclinèrent en chœur et du même geste se frappèrent l’estomac (leçon de Tosant).

– Sire, c’est moi frère Bruscaille, le fameux Bruscaille (Gringonneur dressa les oreilles) qui a extirpé quinze démons du cœur ou du ventre de divers possédés.

– Bruscaille ! fit le roi en riant. À la bonne heure, voilà un nom. Et vous ?

– Sire, c’est moi frère Bragaille (Hein ? fit Gringonneur), le célèbre Bragaille qui a guéri treize déments rien qu’en leur mettant la main sur la tête.

– Bragaille ! s’écria Charles. Voilà qui est encore mieux. Et vous ?

– Sire, c’est moi frère Brancaillon (Plus de doute ! murmura Gringonneur), l’illustre Brancaillon qui assomme un bœuf… non, mort-diable ! qui vide une outre… Ah ! par les cornes ! par les tripes ! par les boyaux !…

Le pauvre Brancaillon n’était plus du tout au fait de sa leçon. Il s’arrêta, tout suant, tout effaré. Les deux autres étaient consternés. Le coup était manqué. À l’horizon de leur imagination, ils virent la potence. Mais tout aussitôt ils furent saisis d’une joyeuse stupeur. Le roi riait à cœur-joie. Loin de s’indigner de ces jurons intempestifs, le roi témoignait pour Brancaillon de la plus vive admiration et criait :

– Brancaillon ! Ah ! pour le coup, c’est un vrai nom d’ermite ! Mieux que les autres ! Bruscaille, c’est bien, Bragaille, c’est mieux, mais Brancaillon, par Notre-Dame ! Et ces oremus, ces prières ! Comment, dit-il ? Par les tripes ? Les tripes de qui, mon digne révérend ?

– Eh ! sire, les tripes du diable, si vous voulez, ou les boyaux du pape, à votre choix.

Le roi éclata. Il y avait longtemps qu’on ne l’avait entendu rire d’aussi bon cœur. Il criait :

– Voilà des ermites qui me plaisent. Ils me guériront, par les boyaux ! par les tripes !

– Sire, balbutia Bruscaille, nous vous guérirons avec les gestes.

– Les gestes ? Eh ! mon digne révérend, laissez-là vos gestes. J’ai eu assez de ceux de Tosant et de Lancelot. Faites-moi rire comme votre acolyte, c’est tout ce que je demande.

Brancaillon, fier de son succès, ouvrait déjà la bouche pour envoyer une nouvelle bordée de jurons. Bragaille lui marcha sur les pieds. Odette regardait et écoutait tout cela sérieusement. Quant à Gringonneur, à force de tourner autour des ermites, il finit par entr’ouvrir un froc.

– Ah ! ah ! dit-il. Je croyais bien vous reconnaître, mes révérends, pour vous avoir vus déjà.

– Nous ! s’écria Bruscaille indigné. Notre ermitage est près de Tours (leçon de Lancelot) et nous n’en sommes sortis que pour venir ici.

– Votre ermitage, damnés ruffians, est à la Truie pendue !…

Il y eut un silence. D’un charmant mouvement, Odette se plaça devant le roi comme pour le défendre. Gringonneur ricanait. Le roi était sombre.

– Sire, reprit le peintre, ces ermites portent sous le froc la casaque de cuir et la dague.

Charles se leva, la figure changée.

– Mon capitaine des gardes ! dit-il d’une voix rauque. Gringonneur allait s’élancer.

À ce moment, Bruscaille, rapidement, s’approcha d’Odette et, à voix basse, lui glissa ces mots :

– C’est le chevalier de Passavant qui nous envoie ! C’était le mot d’ordre…

Une des plus belles idées de Jean sans Peur…

Odette était là pour protéger le roi. Odette avait déjoué déjà Tosant et Lancelot, il fallait faire d’Odette une alliée des trois nouveaux ermites. Pâle de rage et de jalousie, le duc avait indiqué à Bruscaille le nom de Passavant comme seul capable d’inspirer à Odette les confiances nécessaires.

Or, il ne savait pas à quel point ce nom était admiré, vénéré par le formidable trio.

Ce fut avec ferveur que Bruscaille parla de Passavant. Il y avait une telle sincérité, une telle ardeur de dévouement dans son accent que, dans l’instant même, Odette fut convaincue.

– Sire, dit-elle d’une voix rapide et oppressée, je sais pourquoi ces hommes sont armés. Sire, je sais qu’ils sont là pour vous protéger, vous… et moi. Sire, ayez confiance. Je réponds d’eux !

Gringonneur fut stupéfait. Mais le roi leva la main :

– Il suffit, dit-il. Tout ce qui mérite votre confiance, mon enfant, mérite aussi la mienne. – Monsieur, dit-il au capitaine qui entrait en ce moment, veuillez donner des ordres pour que ces trois révérends soient logés dans mon palais. J’entends qu’on les respecte, et qu’ils ne manquent de rien. Comme ils semblent de joyeuse humeur, je veux qu’ils soient bien nourris, et à cet effet, on leur donnera des viandes de mes cuisines.

Brancaillon, radieux, mit un pied en avant et dit :

– Et les vins, Sire ?

– Pardieu, compère, des meilleurs ! des meilleurs !

– « Domine, salvum fac regem nostrum ! » chanta Bragaille enthousiasmé.

– « Salvum fac bonum vinum ! » hurla Brancaillon.

Dans les antichambres, on écoutait avec respect ces vociférations, et on se disait : « Voilà les ermites déjà à l’œuvre. Ils ne perdent pas de temps. Le roi, pour le coup, va guérir. »

Gringonneur s’était enfoui dans un fauteuil et, avec admiration, contemplait cette scène. Odette, cependant, avait entraîné Bruscaille à part.

– Vous l’avez vu ? demandait-elle, haletante.

– La preuve, dit sincèrement Bruscaille, c’est que je suis vivant… Et mes compagnons aussi. Sans lui, madame, nous serions morts déjà je ne sais combien de fois.

– Où est-il ? Que fait-il ?…

– Ce qu’il fait ? Sûrement, il rôde autour de l’Hôtel Saint-Pol.

– Où l’avez-vous vu ? Que vous a-t-il dit ? Parlez franchement et vous n’aurez pas à vous en repentir. Je veux tout savoir.

La pauvre Odette espérait que Bruscaille allait lui dire : « Il m’a parlé de vous. » Mais Bruscaille, si fin qu’il fût, ne pouvait lire dans la pensée d’Odette. Il était d’ailleurs fort préoccupé, ce digne sacripant. Il se sentait sur un terrain glissant. Le moindre mot pouvait faire découvrir la fourberie. En outre, une rude bataille se livrait dans son esprit. Il se fût fait tuer pour Passavant. S’il n’obéissait pas à Jean sans Peur, il était pendu.

– Madame, dit-il, nous avons vu le sire de Passavant il y a quelques jours. Nous allions mourir. Il nous a sauvés – sauvés de la mort la plus affreuse, ajouta-t-il en grelottant. Vous ne savez pas ce que c’est que la table de marbre. Et les escabeaux ! Dieu vous préserve de le savoir jamais, ma noble Dame. Mais enfin nous fûmes sauvés.

– Sauvés par lui…

– Oui, madame. Et il nous dit alors : « Vous êtes des drôles, des sacripants, des francs-bourgeois, des gens de sac et de corde… » Il nous en eût dit cent fois plus, madame, nous eussions tendu le dos. Quand il nous eut gratifié de force bourrades agrémentées de douces paroles, comme je viens de vous l’expliquer, il a ajouté : « Si vous voulez me faire plaisir, trouvez un moyen de pénétrer dans l’Hôtel Saint-Pol et d’y rester. Vous verrez le roi. Vous verrez la demoiselle de Champdivers. Vous ferez ce qu’elle vous dira de faire. Soyez bien armés pour pouvoir livrer bataille s’il le faut. »

– Oui, murmura Odette, peut-être faudra-t-il livrer bataille ! Peut-être en veut-on à la vie de ce pauvre sire, comme on en veut à la mienne, comme on en voulait à celle de mon malheureux…

Au souvenir du vieux Champdivers, elle se mit à trembler et des larmes coulèrent. Bruscaille la regarda et fut étonné de trouver une émotion dans son cœur qui n’avait jamais battu.

– Mort du diable, songea-t-il. Si le moment terrible arrive, nous daguerons de roi, puisqu’il le faut. Mais par l’enfer, que nul ne s’avise de toucher au sire de Passavant et à cette noble fille !… Madame, reprit-il, nous avons donc cherché le moyen d’entrer ici. Nous avons appris que Tosant et Lancelot avaient été chassés. Nous avons donc pensé que nous pourrions les remplacer, d’autant mieux qu’avant de nous faire truands, nous nous étions faits ermites pendant plusieurs années. On fait ce qu’on peut pour gagner sa pauvre vie. Je dois dire pourtant que le métier de coupe-bourse est plus agréable que celui d’ermite. Mais laissez faire, nous connaissons les paroles et les gestes…

– Les gestes ? demanda Odette, tandis que Bruscaille cherchait sa voie parmi ses mensonges qu’entre-croisaient des vérités.

– Les gestes qui exorcisent, dit-il. Nous les savons mieux que Tosant. Tenez, regardez !

Il fut certain pour Odette que ces trois étranges ermites connaissaient Passavant, qu’ils l’aimaient et l’admiraient, qu’ils avaient été envoyés par lui. Le reste n’avait que peu d’importance. Elle résolut donc de ne pas s’opposer à leurs pratiques d’exorcisme, de façon qu’aux yeux de tous ils fussent seulement des ermites venus pour tenter une fois de plus la guérison du roi.

Les gestes ! Déjà Bragaille et Brancaillon les avaient entrepris, Bruscaille, plein d’émulation et désireux surtout d’échapper aux précises questions d’Odette, courut se joindre à eux.

Gringonneur suivait la scène d’un regard curieux et soupçonneux.