XXIV – L’ÉCHAFAUD

La bande hurlante des gardes arrêtée par le chevalier de Passavant, Saïtano conduisit Laurence dans le dédale du palais. Bientôt, ils se trouvèrent dans les jardins et atteignirent la poterne par laquelle ils étaient entrés dans l’Hôtel Saint-Pol.

– Ainsi Jean de Bourgogne m’échappe, grondait en lui-même le sorcier. Le parchemin que cette femme porte sur elle aura été inutile… cette fois, du moins ! Mais comment détourner de son cours le torrent d’amour d’une mère qui veut sauver sa fille ?…

Et levant un sombre regard sur Laurence, pour la première fois de sa vie, Saïtano sentit le frisson de l’admiration le secouer. Elle venait de parcourir un long chemin, portant sa fille dans ses bras, et elle ne semblait nullement fatiguée.

– Où est placé le centre de cette force incompréhensible ? songeait le savant. Quelle puissance inconnue permet à cette femme, en somme mal organisée pour l’effort physique, de déployer une telle résistance à l’énorme fatigue qu’elle doit éprouver ?

Laurence marchait d’un pas ferme, les yeux fixés devant elle.

Elle ne regardait pas sa fille. Elle la tenait doucement serrée dans ses bras, comme si elle eût craint de lui faire du mal. Où allait-elle ? Quel intérêt la guidait ? Elle semblait sûre de sa route. Elle ne faiblissait pas. À aucun moment, elle ne parut éprouver cette lassitude que prévoyait le sorcier. Et lui, bouleversé d’étonnement et d’admiration, la suivait dans la rue Saint-Antoine où elle venait de s’engager. Il la toucha au bras.

– Ne vaut-il pas mieux déposer cette enfant dans l’une de ces maisons ? dit-il.

Laurence ne répondit pas et continua de s’avancer d’un pas égal et ferme, sans hâte.

– Allons, reprit le sorcier, il serait bon de la mettre dans une litière, et nous la transporterons où vous voudrez…

Laurence ne parut pas avoir entendu…

– Écoutez ! dit rapidement Saïtano. La ville est en rumeur. Voyez ces bandes de gens armés qui vous regardent passer. On va s’étonner de vous voir porter cette morte…

– Morte ! râla Laurence d’une voix rauque. Qui dit que ma fille est morte…

– Soyez prudente ! dit Saïtano avec force. On va vous arrêter…

– Qui donc l’oserait ! dit Laurence.

Elle s’arrêta un instant. Elle considéra de ses yeux hagards ces bandes que lui signalait Saïtano, et qui, en effet, la considéraient avec étonnement. Elle parut les défier… défier la rue… défier Paris entier. Et il y avait une telle majesté dans l’expression de ce visage livide que Saïtano, avec une irrésistible force de conviction, dit à haute voix :

– Non ! nul n’osera se placer devant la mère qui emporte son enfant !…

Et Laurence continua de marcher. Et le double miracle s’accomplit.

Nul ne s’approcha de Laurence. Devant elle, les groupes s’ouvrirent. Des femmes comprirent sans doute ce que faisait cette femme qui passait, car elles se signèrent en pleurant. Et pas un instant Laurence ne faiblit… Elle marcha d’un pas raidi, égal et ferme, prenant garde seulement de ne pas lui faire mal en la serrant trop fort dans ses bras.

Ce fut ainsi qu’elle parvint devant un hôtel abandonné, aux portes disjointes ou abattues comme après un siège…

– Le logis Passavant ! dit Saïtano.

C’était au logis Passavant que son instinct l’avait conduite !… Là où s’était écoulée son enfance, là où elle avait été heureuse avec Roselys, Laurence d’Ambrun était revenue !…

Elle entra, monta l’escalier sans hésiter et gagna la chambre que jadis elle avait habitée. Le berceau de Roselys était là, toujours, mais couvert de poussière comme tous les meubles de la pièce.

Laurence déposa sa fille sur le lit.

Et debout, près de ce lit, sans larmes, pétrifiée, elle s’abîma dans sa douleur muette, s’enfonça lentement dans les gouffres du désespoir. Saïtano s’était élancé au dehors, vers la Cité. Il entra dans son logis et dans l’armoire de fer, qu’il ne songea pas à refermer, prit cinq ou six flacons. Puis il courut chez Ermine Valencienne et l’emmena avec lui. Lorsqu’il rentra dans la chambre de Laurence, il la vit toujours debout près du lit, les yeux sans larmes fixés sur le visage de Roselys. Parfois seulement, elle se penchait, écartait d’un doigt léger les cheveux blonds qui retombaient sur ce front si pur, et déposait un baiser, à peine un souffle, comme jadis, quand elle avait peur de la réveiller…

Saïtano s’approcha de Laurence et résolument la saisit par un bras.

– Que voulez-vous ? gronda Laurence. Prenez garde ? Laissez-moi veiller ma fille…

– Assez ! dit le savant d’un accent de suprême autorité. Voulez-vous qu’elle meure ? Voulez-vous qu’elle soit vivante ? Choisissez ! Si vous la voulez morte, je m’en vais. Si vous la voulez vivante, laissez-moi libre d’agir…

– Vivante ! râla Laurence. Vous demandez si je veux ma fille vivante !…

Elle se recula de deux pas, et s’agenouilla devant le sorcier, les mains jointes, comme dans son enfance elle s’agenouillait devant le Christ en croix. Et alors, alors seulement, les larmes jaillirent de ses yeux. Alors, elle eut des cris farouches et des supplications ardentes. Elle se prosterna. Elle criait :

– Qui êtes-vous ? Vous avez été le démon pour moi ! Soyez Dieu pour ma fille ! Pour le mal que vous m’avez fait, je vous bénirai ! Pour chaque minute de souffrance endurée près de vous pendant des ans et des ans, je vous adorerai ! Sauvez Roselys, sauvez ma fille, et tuez-moi ! ou faites de moi votre servante, votre très humble servante, qui passera le reste de sa vie à vous bénir…

– Debout ! gronda Saïtano. Il faut me laisser faire. Je puis sauver cette enfant. Je le veux. Mais prenez garde ! Il est temps. Il vous faut du courage.

– Que faut-il faire ? Dites ! Parlez ! Je suis prête à tout ! cria Laurence debout, obéissante, palpitante.

– Vous en aller, dit Saïtano. Votre amie est ici qui m’aidera.

– M’en aller ! rugit la mère. Êtes-vous fou ?

– Vous en aller ! répéta Saïtano avec force. Écoutez… avez-vous la force de m’écouter ? Êtes-vous en état de raison ?

Laurence d’Ambrun se raidit contre la douleur. Elle détourna ses yeux de Roselys. Elle tâcha d’obtenir de ses nerfs tendus à se briser que, pour quelques secondes, ils la laissassent en paix. Enfin, elle s’imposa le rude effort qu’il fallait pour écouter, et elle dit :

– Ma raison ? Ma pauvre raison ? Elle est si fluide, si ténue que je la sens m’échapper. Mais parlez. Je vous écoute. Soyez certain toutefois que vous ne me persuaderez pas que pour sauver ma fille, il me faille la quitter.

– Je vous félicite, dit gravement Saïtano. Vous êtes une vaillante, une intrépide lutteuse contre les pires forces ennemies de l’être humain, c’est-à-dire celles qu’il porte en lui-même. Maintenant, regardez. Voici votre amie. Avez-vous confiance en elle ?…

Ermine Valencienne s’avança, les yeux pleins de larmes, et murmura :

– Je donnerais ma vie pour vous éviter l’affreuse douleur où je vous vois…

– Pauvre enfant ! murmura Laurence. Noble cœur si pur, si chaste, fille à ceinture d’argent, plus chaste peut-être que je ne fus, moi !… oui, j’ai en vous la confiance que j’aurais en une sœur chérie…

– Tout va bien ! s’écria Saïtano avec une sorte de jovialité. Vous admettez donc que votre amie peut vous remplacer quelques heures au chevet de votre fille ?… Ceci maintenant : Roselys n’est pas morte. Je réponds de sa vie. Elle guérira de cette blessure.

Laurence tremblait convulsivement. Elle dévorait le sorcier du regard. Il lui apparaissait comme un être fabuleux et tout-puissant. Et Saïtano continuait :

– Ce n’est pas « maintenant » que votre fille est en danger de mort. C’est lorsque vous la verrez guérie, bien vivante, c’est alors seulement qu’elle échappera à votre amour maternel pour entrer lentement dans la mort.

– Que dites-vous ? bégaya Laurence.

– Je dis que Roselys guérie, Roselys vivante vous demandera celui qu’elle aime !…

– Celui qu’elle aime !… Roselys aime un homme ?…

– Elle aime celui qu’elle a aimé dans son enfance, le compagnon de toute sa vie ; absent ou présent, elle aime celui qui, jadis, la sauva de la Seine, et qui plus tard la sauva d’Isabeau…

– Hardy ! Hardy de Passavant ! cria Laurence en joignant les mains.

– Oui ! Et lorsqu’elle vous demandera celui qu’elle aime, lorsque vous serez forcée de lui dire que Passavant est mort, alors, vous verrez Roselys mourir peu à peu dans vos bras sans que vos baisers puissent la réchauffer.

De nouveau, Laurence dut faire le violent et sublime effort pour écarter de son cerveau les oiseaux de folie, pour ramasser tout son pouvoir de raison, demeurer calme, capable de pensée et d’action. Saïtano la surveillait avec une active attention et l’admirait plus encore que tout à l’heure dans la rue.

– Hardy est donc en danger de mort ? interrogea Laurence.

– Et seule vous pouvez le sauver !

Laurence jeta un regard oblique sur Roselys, n’osant pas affronter l’aventure de la regarder en plein. Et elle dit :

– Je suis prête. Où faut-il aller ? Que faut-il faire ?

– Jean sans Peur ! Jean sans Peur ! rugit en lui-même Saïtano, voici ton châtiment qui se met en marche ! Où vous devez aller ? reprit-il à haute voix. Je ne sais. Je dois rester ici. Je dois ici combattre corps à corps la mort assise au chevet de ce lit. Je dois faire vivre votre fille ! À vous de faire vivre Passavant ! Pour cela, il suffit de paralyser celui qui veut le tuer…

– Et qui veut tuer Hardy ? râla Laurence éperdue.

– Jean de Bourgogne !

Laurence baissa la tête… Une pâleur livide s’étendit sur ce visage que l’effort avait jusqu’ici enfiévré. Elle se mit à grelotter. Elle parut s’abandonner aux forces dissolvantes. Saïtano la saisit par les deux mains, se pencha sur elle, et, comme s’il eût lu dans la pensée de Laurence :

– Ne vous accusez pas ! dit-il d’une voix de volonté majestueuse. Ne dites pas que vous payez maintenant votre faute de jadis. Ce n’est pas vous qui avez commis la faute ; le criminel, c’est lui. Fourbe, lâche, sacrilège, c’est lui qui trompa votre candeur. Allez ! Soyez brave, soyez forte. Vous portez là, dans votre sein, l’arme qui peut tuer l’imposteur.

– Ce parchemin ? bégaya Laurence.

– L’acte de votre mariage avec Jean de Bourgogne, époux déjà de Marguerite de Hainaut. Allez à lui, bravement, saisissez-le au milieu de sa cour, accusez-le hautement de sacrilège et forfaiture, montrez la preuve, et vous verrez ses vassaux eux-mêmes s’emparer de lui et l’arrêter.

– Et Hardy ? frissonna Laurence.

– Jean sans Peur arrêté, la terrible accusation qu’il porte contre Hardy de Passavant tombe d’elle-même, elle tombe, dis-je ! Elle retombe sur Jean sans Peur ! Mais allez ! Il est temps !…

Laurence, alors, cessa de regarder Roselys, même de son mince filet de regard oblique ; elle sentait qu’un coup d’œil la riverait à sa fille et qu’elle ne pourrait plus s’en détacher. Elle sortit de la chambre, et aussitôt Saïtano se mit à l’œuvre.

Hors du logis Passavant, Laurence marcha, portée par le raisonnement qui demeurait ferme sous les afflux de douleur, comme une roche de granit sous les vagues de la marée qui déferle à grand fracas. Les flots s’élancent, se roulent, se gonflent et hurlent, mais la roche est là, inébranlable. Ainsi se lamentait la douleur de Laurence. Mais sous cette douleur, presque inconsciente, la raison demeurait ferme.

Laurence prit donc le chemin de l’Hôtel Saint-Pol.

Là était le centre d’action de Jean sans Peur. Là elle pourrait saisir l’ennemi et le dompter.

Elle déboucha sur la place de Grève, pleine de rumeurs, vaste conflit de mouvements houleux et de clameurs imprécises. Au centre, l’îlot noir se dressait, funèbre plate-forme sur laquelle se détachaient des formes grêles dans l’éloignement : le bourreau et ses aides sur l’échafaud.

*

* *

Il nous faut maintenant revenir à l’Hôtel Saint-Pol et rentrer dans cette salle d’honneur que quittaient Laurence, portant Roselys dans ses bras, et Saïtano. Passavant, au moment de l’irruption des gens d’armes appelés par Jean sans Peur et Isabeau de Bavière, s’était campé devant la porte que venait de franchir Laurence. Ils étaient cinq pour tenir tête à une quarantaine de solides batailleurs armés de haches, de masses et de lourdes épées à double tranchant.

– Il suffit de tenir ici quelques minutes, songeait Passavant.

C’est tout ce qu’il pensait. Sans doute Roselys était vivante en lui, sans doute son esprit divaguait confusément le long de ce double plan de prodigieux étonnement : qu’Odette, c’était Roselys ; et que Roselys était la fille de Jean sans Peur. Mais toute sa pensée active se condensa pendant deux ou trois secondes sur la nécessité de tenir là quelques minutes… de tenir sans frapper Jean sans Peur ! Allait-il mourir ? Roselys était-elle morte ? Si elle vivait encore, sortirait-elle de l’Hôtel Saint-Pol ? Et la reverrait-il jamais ? Aucune de ces questions ne se dressa en lui. Et deux secondes plus tard, la pensée même qu’il fallait tenir là s’abolit. Il ne pensa plus. Il fut pris dans la furie de la bataille. Il se battit. Ce fut tout…

La bataille se déchaîna instantanément.

Ocquetonville entra, avons-nous dit. D’un coup d’œil, il vit Isabeau. Il vit Passavant. Et il vit le duc de Bourgogne. D’un bond, il fut sur lui, et avec un rire de triomphe :

– Sire !…

– Sire ? gronda le duc haletant, oubliant tout.

– Oui ! Sire ! C’est vous qui êtes sire ! Le roi est mort !…

– Vive le roi, gronda la bande.

Isabeau frénétique, écumante, son regard de feu rivé sur Passavant, saisit Jean sans Peur par la main, et d’une voix puissante qui domina le tumulte, d’une voix de fièvre et d’enivrement, cria :

– Vive le roi !…

– En avant ! hurla Jean sans Peur. Le premier ordre du roi, le voici : saisissez ce rebelle et portez-le à l’échafaud de la Grève !…

Ceci demanda quelques instants. Près de la porte, déjà, on se battait. Il n’y avait, dans la confuse vision des gestes enchevêtrés, que les éclairs des formidables épées se levant à deux bras et retombant en coups sourds. Le premier tomba le geôlier. Il tomba, le crâne ouvert d’un coup de hache. Il s’abattit en travers de la porte, et il eut le temps, en cette inappréciable seconde, de voir Ocquetonville fendre le flot des assaillants et se placer devant Passavant.

Le geôlier mourut presque aussitôt. Il mourut avec un étrange sourire sur les lèvres, le même sourire qu’il avait eu pour dire sur le corps de Scas : « Un seul coup droit au cœur !… » Presque aussitôt s’abattit un corps sur le corps du geôlier : c’était Bruscaille. Un coup de masse l’atteignit à la tempe, et il s’abattit comme un bœuf. Au même instant, une épée le traversa de part en part… l’épée d’Ocquetonville qui, alors, se trouva face à face avec Passavant. Les deux épées, rouges toutes deux, se choquèrent, et une pluie de sang tomba.

– Vous êtes le dernier ! haleta Passavant.

Ocquetonville vociféra :

– Scas ! Guines ! Courteheuse ! Je vous venge !…

– Scas ! Guines ! Courteheuse ! cria Passavant, voici Ocquetonville qui vient à vous.

Et il allongea simplement le bras, comme si la mort d’Ocquetonville eût été chose inéluctable convenue entre lui et le Destin. Et la chose convenue s’accomplit. Emporté par son furieux élan. Ocquetonville s’enferra ; il tomba, le cœur crevé…

Alors, dans la salle, les hurlements devinrent tempête. Passavant jeta un coup d’œil par-dessus son épaule : Laurence et Saïtano n’étaient plus là. Sans doute ils étaient loin déjà, hors d’atteinte.

Un flot de sang tiède jaillit sur lui ; il en eut sur le visage, ses mains furent rouges, et dans une vision insaisissable de rapidité, il vit s’affaisser Bragaille, la gorge ouverte.

Près de lui, sur sa droite, il ne distinguait plus, dans l’affreuse confusion de ces visions, qu’un géant dont les bras, d’un geste automatique, se baissaient et se levaient pour se baisser encore ; au bout de ces bras, il y avait un de ces estramaçons de bataille qu’un colosse pouvait seul manier avec aisance. Et c’était Brancaillon qui, paisible, souriant, simplement heureux de se trouver près de Passavant, accomplissait avec candeur une effroyable besogne. Ce fut entre deux attaques foudroyantes que Passavant vit cela. Il eut un pâle sourire et poursuivit sa besogne à lui.

Lui, c’étaient des coups droits. Il ne connaissait que le coup droit, en cette épouvantable minute. Tout ce qu’il savait d’escrime sagace et voltigeante, il l’avait oublié. Ses bras plongeaient dans le tas de poitrines, et à chaque plongée il revenait d’un bond en arrière, l’épée ruisselante. Il ne disait pas un mot.

Autour de lui, la rafale des insultes mugissait. Des malédictions frénétiques se croisaient. Il n’entendait pas. Il frappait. Hagard, porté d’un coup d’aile hors des limites du raisonnement et des sensations, il n’était plus qu’une force en mouvement. Les dents serrées, les yeux exorbités, tout son être ramassé dans une formidable tension des nerfs, il fut si effrayant que des reculs désordonnés se produisirent.

Autour de Passavant, il y avait une douzaine de cadavres sur lesquels piétinaient furieusement les assaillants. Il jeta encore un regard par-dessus son épaule : plus de Laurence, plus de Roselys. Une vague pensée, dans un tantième de seconde inappréciable, lui formula qu’elles étaient bien sauvées, et ce fut d’une étrangeté extra humaine qu’en ce laps de temps si bref il songea doucement, avec une infinie douceur, à rejoindre Roselys. Aussitôt, ce fut fini. Il continua de frapper ; soudain, il s’arrêta net : Jean Sans Peur était devant lui ! Le père de Roselys !…

Jean Sans Peur avait vu tomber Ocquetonville.

Ce fut alors qu’à grand effort il se fraya passage parmi ses gens, se dirigeant sur le chevalier. Une sorte de rage le transportait. De ses quatre estafiers, confidents de ses pensées, exécuteurs de ses vengeances, le quatrième venait de tomber, d’un coup droit au cœur, comme les trois autres. C’était la rage, oui. Mais sous cette fureur à laquelle il s’excitait il y avait une joie sourde. Et, tandis qu’il marchait sur Passavant, Jean Sans Peur songeait :

– Maintenant, personne ne peut plus m’accuser du meurtre de Louis d’Orléans !…

Il atteignit Passavant au moment où une masse d’armes sifflant dans l’air à toute volée allait s’abattre sur le chevalier. La masse s’abattit, et Passavant demeura debout. Jean Sans Peur le vit qui baissait son épée… C’était Brancaillon qui avait reçu le coup.

Brancaillon avait vu venir la masse et s’était jeté en avant. C’est lui qui la reçut. Elle l’atteignit sur le côté gauche de la tête et ricocha sur l’épaule. Brancaillon tomba lourdement et demeura inerte…

Jean Sans Peur leva la main, d’un furieux geste d’autorité. Les épées, les masses, les haches s’abaissèrent. Les hurlements, les imprécations s’apaisèrent. La meute s’immobilisa, grondante encore, soufflant, haletant. Il n’y eut plus de distinct que les gémissements des blessés.

Passavant baissa la tête et vit Brancaillon à ses pieds, étendu tout raide.

Quelque chose comme un tressaillement profond le fit vaciller ; quelque chose comme une douleur lointaine embua ses yeux… et il redressa la tête. Cet adieu donné au pauvre Brancaillon avait duré une seconde – laps de temps énorme dans la tempête qui emportait l’esprit du chevalier.

– Eh bien ! gronda Jean Sans Peur, pourquoi ne me frappez-vous pas, moi aussi ?

– Parce qu’elle vous protège ! dit Passavant.

Jean Sans Peur le savait ! Père de Roselys, il était inviolable pour Passavant !

– Allons ! dit-il, c’est assez. Qu’on le saisisse !

Et il se plaça près de Passavant, jusqu’à le toucher, le réduisant ainsi à l’impuissance. Le chevalier n’eut même pas le temps de se remettre en position de bataille et de garde : vingt bras s’abattirent sur lui, les dagues se levèrent.

– Mort au premier qui le frappe ! hurla le duc.

Et il ajouta :

– Cet homme appartient à la justice royale. Condamné pour le meurtre de notre cousin le duc d’Orléans, c’est l’exécuteur royal qui seul peut le frapper. Il faut que le peuple de Paris voie mourir l’assassin. Gardes, conduisez-le à l’échafaud de la Grève !

Il était à ce moment environ une heure après midi.

Passavant, par les gens de Bourgogne, fut remis aux gardes qui, au nombre de soixante, se mirent en route pour la place de Grève ; au milieu d’eux marchait Passavant. Dès que le chevalier eut été emmené, Jean Sans Peur s’approcha d’Isabeau, et sans doute il prit avec elle les dernières résolutions, car, se tournant vers Robert de Mailly, il dit :

– Comte, prenez une suffisante escorte et allez à Notre-Dame où vous ferez sonner le gros bourdon.

Et alors Isabeau, au moment de sortir de cette salle pleine de blessés, de cadavres et de sang :

– Allez, sire ! Allez, et revenez vainqueur ! À 4 heures je vous attends dans la grande chapelle du palais où je vais faire rassembler le conseil et le chapitre des Célestins.

Elle sortit lentement, spectre sanglant qui semblait se mouvoir à l’aise parmi les cadavres.

Jean Sans Peur, une minute, demeura sur place, livide, vacillant, l’œil flamboyant et d’une voix d’orgueil inexprimable, il dit dans un profond soupir :

– Je suis roi !…

– Vive le roi !… vociféra la bande, les épées haut dressées.

– En avant ! gronda alors le duc. En avant pour l’extermination des Armagnacs !

Un instant plus tard, il n’y eut plus dans la salle que les cadavres étendus en des attitudes convulsées.

L’un de ces cadavres, alors fit un mouvement pour se soulever, et retomba pesamment. Il eut un grognement de jurons ; une nouvelle tentative le mit sur les genoux, puis, enfin, debout, appuyé au mur. C’était Brancaillon… Le coup de masse ne l’avait pas tué.

Brancaillon était demeuré étendu, à peu près assommé, le sentiment et la sensation abolis : ce fut son salut. Si un seul des gens de la bande avait soupçonné à ce moment qu’il vivait, Brancaillon eût été aussitôt achevé.

Évanoui, le colosse n’avait pas tardé à reprendre ses sens. Il avait entrouvert un œil, et, comme dans un rêve, il avait vu la reine et le duc échangeant de rapides paroles…

Quand il fut debout, Brancaillon chercha, dans sa pauvre tête bourdonnant, à rassembler quelques idées. Et voici la traduction approximative de ce qu’il parvint à penser :

– J’ai l’enfer dans le gosier, et il n’y a qu’un homme au monde capable d’étancher une telle soif, c’est le roi de France. Je vais aller le faire rire un peu, moyennant quoi je serai abreuvé d’innombrables vins de toutes couleurs… Ah ! par le diable !… Et pourquoi assemblerait-on dans la grande chapelle le conseil royal et le chapitre des frocards ?… Et pourquoi a-t-on crié « Vive le roi » ?… Qui est roi à cette heure ?… Est-ce que nous avons tué le pauvre sire ?… Que de sang, mort-dieu, que de sang !… Où est Passavant ?…

Il vacilla. Il se raccrocha frénétiquement aux montants de la porte, se frotta le front avec énergie, et regarda autour de lui.

– Voici Bruscaille, bégaya-t-il. Et voici Bragaille. Ho ! Dites donc, vous autres, vous rappelez-vous si nous avons tué le bon sire qui aimait, à rire ? Est-ce que notre seigneur maître le duc de Bourgogne est roi de France ?… Ils ne répondent pas, les ruffians !… Oh ! mais… ils sont morts !… Les pauvres bougres ! Que le diable les tienne en joie !… Seigneur, donnez-moi à boire !… Il faut que je boive !…

Pas à pas et se tenant aux murs, Brancaillon se mit en route. Bientôt, il se sentit plus ferme et la soif intense que lui donnait la perte du sang lui suggéra la seule idée nette et précise qu’il put formuler : arriver coûte que coûte dans l’appartement du roi où, sûrement, le bon sire lui donnerait à boire…

Bientôt aussi, toutes les idées qu’il avait ramassées dans la salle sanglante finirent par se classer dans sa tête. Il put se souvenir avec certitude qu’il n’avait pas frappé Charles VI. Dès lors, la pensée de ce Conseil royal qu’on devait réunir à 4 heures dans la grande chapelle s’imposa à lui.

Par le chemin qu’il avait parcouru avec Bruscaille et Bragaille lorsqu’ils avaient entendu le cri de Passavant, il se traîna jusqu’à la porte par où ils étaient sortis de l’appartement du roi, porte opposée à celle qu’avait fermée Ocquetonville, après avoir constaté que le fou était mort.

Brancaillon entra donc et fut frappé de l’énorme désordre qui régnait dans la salle.

– Oh ! grogna-t-il, c’est donc le jour de la destruction finale ? On s’est donc battu ici comme là-bas ?

Il chercha des yeux et tout à coup tressaillit.

Dans un recoin d’ombre, deux hommes assis sur le tapis, manipulaient activement des cartes : C’était Charles VI ; c’était Jacquemin Gringonneur…

Jacquemin Gringonneur tremblait, claquait des dents, suait la suée de l’épouvante et se disait :

– Je sens mes veines qui se glacent, ô Jupiter ! Ainsi devait frissonner ce misérable Thersyte, lorsqu’il entendait les clameurs des Troyens attaquant le camp des Grecs ! Par Vulcain, je suis tout de même par trop poltron !

– Joue, Gringonneur ! disait le roi. À toi, à toi. À quoi songes-tu, par Notre-Dame ?

Jacquemin abattait sa carte au hasard, et continuait son soliloque :

– Je tremble, je grelotte et pourtant je ne m’en vais pas. Ô puissance de l’amitié ! Ô Pylade et Oreste, Castor et Pollux, du haut de l’Olympe, vous devez me trouver sublime !

Et c’était vrai. Jacquemin Gringonneur, ce jour-là, fut sublime.

Il n’avait qu’une idée lucide : fuir ! fuir au plus tôt, par les voies les plus rapides ! fuir le massacre qui commençait (les bruits venus de l’appartement d’Odette), massacre qui, sûrement, ne l’épargnerait pas.

Entré dans l’Hôtel Saint-Pol pour faire sa cour quotidienne, il avait trouvé le roi jouant tout seul aux cartes dans un décor de choses brisées, évocateur de quelque bataille. Jacquemin avait voulu fuir. Mais le roi lui avait ordonné de s’asseoir sur le tapis, devant lui, et le peintre enlumineur avait obéi en soupirant : « Je suis mort ! »

De minute en minute, la volonté de fuir le pressait… « Si toutefois j’en ai encore la force », se disait-il. Et au fond de lui, une voix lui criait : « Reste, Gringonneur, reste avec ce pauvre sire que ses courtisans ont abandonné dans la male heure. Donne au monde cet exemple de fidélité. Sois plus brave que ta poltronnerie. Dompte les frissons de la carcasse. Et si ton roi, ton ami qui t’a enrichi, qui t’a fait une heureuse existence, qui n’a plus que toi au monde, si ton ami meurt, eh bien, meurs avec lui, près de lui. Charles t’a donné les lettres patentes qui te permettent de porter l’épée. Eh bien, pour une fois, la première et la dernière, sans doute, tu te serviras de cette épée !… »

C’est dans ces dispositions d’esprit que Brancaillon trouva Gringonneur.

– Ho ! fit Jacquemin, voici du renfort ; déjà, je me sens plus brave.

– Tiens ! dit tranquillement le roi, voici mon brave ermite. Mais… mais ne t’ai-je donc pas tué, quand, t’ayant saisi par les pieds, je te fis tournoyer ? Eh bien, je suis content de te voir vivant.

– Sire, dit Brancaillon, j’ai soif !

– Moi aussi ! ajouta Gringonneur émerveillé. Je me demandais aussi ce qui me tourmentait. C’était la soif !

Le roi se leva, passa dans sa chambre de réfection, revint les bras chargés de flacons, et reprit sa place en disant :

– Buvons et jouons.

C’était le roi de France ! Dans l’Hôtel Saint-Pol, dans son palais, dans Paris, le grand complot éclatait, la trahison se déchaînait, et l’esprit de carnage battait des ailes…

Gringonneur et Brancaillon étanchèrent leur soif, tandis que le fou, avec une fébrile activité, battait les cartes et murmurait des choses incompréhensibles. Ses pommettes étaient pourpres. Ses yeux flamboyaient. Et pourtant, la crise de démence commençait à s’apaiser sans doute, car parfois il laissait tomber les cartes, passait sa main grêle et jaune sur son front en feu, et une vague lueur s’allumait dans ses yeux.

Gringonneur ne s’enquit pas de savoir comment Brancaillon avait été blessé : le brave peintre redoutait d’apprendre d’une façon précise que le massacre était commencé. Mais de ses mains tremblantes il parvint à panser le géant qui, d’ailleurs, dès le troisième flacon, commença à se trouver plus solide.

– Jouons ! Jouons, reprenait fébrilement le roi fou.

Et alors Brancaillon :

– Sire, sur le coup de 4 heures, il va se jouer un jeu étrange dans la grande chapelle…

Gringonneur leva la tête et regarda fixement Brancaillon.

– Voici, dit le colosse avec sa formidable sérénité, voici ce que j’ai entendu… Écoutez, sire roi, écoutez, je crois que l’heure de bien jouer va venir… et l’heure de rire !

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Sur la place de Grève, une immense clameur salua l’arrivée du condamné. Les archers s’avançaient péniblement à travers l’énorme foule. Les huit sergents à verge qui marchaient en tête hurlaient : « Place ! Place à la justice royale ! »

– Voici le condamné ! Le meurtrier du sire d’Orléans ! criaient des bourgeois.

Mais d’autres en plus grand nombre murmuraient :

– Le condamné, oui, mais le meurtrier… qui le connaît ?

Ce sentiment que le condamné qui marchait à l’échafaud n’était pas le vrai meurtrier du duc d’Orléans était presque unanime dans la foule. Mais nul ne songeait d’ailleurs à s’indigner. La véritable pensée de tout ce peuple était qu’il voulait voir l’exécution.

Passavant marchait au milieu des gardes. Il n’était pas lié. En sortant de l’Hôtel Saint-Pol, l’archer qui se trouvait près de lui avait voulu le tenir par le bras. Passavant lui avait dit :

– Mon ami, je n’ai guère la possibilité de me sauver. Vous ne pouvez donc craindre aucune tentative. Je marcherai de bonne volonté. Mais si vous m’en croyez, si vous tenez à assister à mon supplice, je vous engage à ne pas me toucher.

Il paraît que ceci fut dit d’un ton si bizarre, et l’archer vit une telle résolution dans les yeux du condamné, qu’il le lâcha tout aussitôt.

On arriva sur la place de Grève.

Passavant, du premier coup d’œil, vit l’échafaud et frissonna. Le regret de la vie étreignit son cœur. Dans cette minute, il calcula si, par un moyen quelconque, il pourrait non, s’échapper, ce qui était impossible, mais provoquer une bagarre au cours de laquelle il se ferait tuer pour éviter le supplice. Mais bientôt il se rendit compte que cela même était impossible.

– Eh bien ! se dit-il, tâchons, jusqu’au bout, d’être le fils de Passavant le Brave.

Il n’avait pas peur de mourir. Mais l’idée de cette longue torture du bûcher à petit feu où il agoniserait lentement, mutilé déjà, la langue arrachée, le poignet coupé, faisait monter son cœur à la gorge, et il se demandait comment il allait supporter la chose.

Les abords de l’échafaud furent violemment dégagés par les archers de service sur la place, et il y eut dans la foule des grondements de colère. Passavant monta rapidement les marches qui conduisaient à la plate-forme. Il entrevit alors l’exécuteur qui lui tournait le dos et se baissait pour s’assurer une dernière fois que le tranchant de la hache était en bon état. Le condamné haussa les épaules. En une vague et rapide vision, les aides gesticulèrent dans le champ de sa vue. Puis son regard se porta sur l’immense foule, océan immobile maintenant, d’où montait le grand souffle de l’angoisse. Il crut entendre que les femmes plaignaient sa jeunesse. Il crut voir des visages sympathiques. Et il se raidit :

– Courage, par Dieu ! Il faut ici mourir en vrai Passavant. Mourir, ce n’est rien, mais souffrir… diable ! Aurais-je la force de ne pas crier ?… Allons, adieu, Odette… Roselys !

Et comme cette image évoquée menaçait de l’attendrir, à pleine voix, comme à la bataille, il cria :

– Hardi ! Hardi ! Passavant le Hardi !

– Me voici ! hurla une voix éclatante.

Et Passavant, au pied de l’échafaud, vit l’éclair d’une large épée qui se levait et s’abattait d’un formidable coup de revers, couchant deux archers ; dans la même seconde, il y eut le bondissement d’un homme qui se ruait sur l’escalier en vociférant : « Me voici ! Hardi ! Hardi !… »

– Tanneguy ! rugit le chevalier.

– Prends ceci ! gronda le capitaine.

Passavant saisit la dague que lui tendait Tanneguy du Chatel qui, livide, désordonné, furieux, tandis qu’un silence de mort pesait sur la foule pétrifiée de stupeur, hurlait :

– Hardi ! Venez-y, maintenant ! Nous sommes deux !

– Et celui-ci est avec vous ! fit une voix calme, sinistre, rocailleuse.

Et Passavant, les yeux hagards, l’esprit exorbité par les effrayantes secousses émotives de cet instant, vit le bourreau se placer près de lui, sa hache à la main.

Le bourreau !… C’était le chef des Écorcheurs. C’était Polifer. En un clin d’œil, il se débarrassa du surcot rouge et apparut vêtu de buffle. En ce même laps de temps, ses aides se rangèrent derrière lui, la dague au poing, et une trentaine d’êtres déguenillés, sauvages, figures de cauchemar, montant l’escalier, envahirent la plate-forme.

Il y eut dans la foule une terrible clameur :

– Les Écorcheurs ! Les Écorcheurs !…

Polifer leva sa hache, et, d’un cri puissant, répondit :

– Les Écorcheurs !

– En avant ! vociféra Tanneguy du Chatel.

– Hardi ! hurla le chevalier. Hardi ! Passavant le Hardi !

La bande tout entière se mit à descendre le large escalier, dévala comme un troupeau de sangliers, hérissé d’acier, monstrueuse bête pelotonnée, rugissante, qui fonça droit devant elle.

Passavant était en tête. Près de lui Tanneguy. Un peu en arrière, Polifer, d’une voix brève, criait des ordres à ses Écorcheurs et les rangeait en ordre de bataille. Sur la place le tumulte se déchaînait, comme si cet océan humain, une minute figé, se fût soulevé en vagues frénétiques. Au pied de l’échafaud, la bataille éperdue commençait…

À ce moment, le sourd mugissement d’une voix de bronze couvrit les vastes rumeurs…

À cet appel, qui avait on ne sait quoi de tragique et de désespéré, il y eut un bref silence, puis la clameur de la bataille rebondit en cris qui se répercutèrent sur toute la place, et de là, s’épandirent de rue en rue dans Paris convulsif : « Le signal ! Le signal ! »

C’était le signal de Jean sans Peur !

C’était la voix du gros bourdon de Notre-Dame. Deux fois, trois fois, elle jeta lentement son mugissement prolongé, puis ses appels se précipitèrent, et elle se mit à hurler dans les airs, appelant tous les esprits de carnage qui accouraient et tourbillonnaient dans un ciel morne.

– Qu’est cela ? cria Tanneguy tout en frappant à coups redoublés.

– Le signal de l’extermination des Armagnacs ! répondit Polifer.

– Malédiction ! clama le capitaine.

La bande se battait. La foule des bourgeois s’était disloquée en troupes qui se mettaient en marche vers des points déterminés. Un escadron d’hommes d’armes passa le long de la Seine, d’un trot pesant, dans un grondement de sabots, dans un fracas de cuirasses entrechoquées, oriflammes déployés, et cela hurlait :

– Bourgogne ! Bourgogne !

– Mort aux Armagnacs ! vociféraient les bourgeois.

Et plus loin, dans la Cité, une clameur sauvage et puissante balaya tous les bruits avec le souffle de ce cri forcené qu’elle jetait au monde :

– Liberté ! Liberté !…

Et c’étaient, là-bas, les gens de Caboche, à l’œuvre déjà, franchissant le pont, culbutant la garde prévôtale et marchant sur l’Hôtel Saint-Pol. Et ce monstre en marche faisait trembler Paris avec sa clameur :

– Liberté ! Liberté !…

Au pied de l’échafaud, la bataille devenait frénétique mêlée. Trois cents archers entouraient Passavant, Tanneguy et les Écorcheurs.

Là, ce fut un furieux enchevêtrement de gestes épileptiques, de bras qui se levaient pour assommer, égorger ; les visages n’étaient plus que des masques convulsés, les bouches tordues, les yeux flamboyants, des cris rauques se croisaient, les malédictions se heurtaient, les gémissements fusaient en plaintes déchirantes et Passavant, les mains rouges, le visage éclaboussé de rouge, les vêtements en lambeaux, Passavant, armé d’une épée ramassée sur le champ de bataille, d’instant en instant, portait devant lui son terrible coup droit – droit au cœur… un homme tombait, puis un autre… et son sourire narquois, un peu sceptique, semblait dire : « Allons, ce n’est pas cette fois encore que j’irai voir Passavant le Brave dans un monde où, sans doute, il n’est pas besoin de tant de sang pour conquérir le bonheur… » Et tout à coup, il se mit en marche en criant :

– Passavant ! Passavant le Hardi !

– Hardi ! hardi ! hurla Tanneguy. En avant !

La troupe des Écorcheurs, en bloc serré, s’avança. D’un furieux effort, elle pénétra dans la masse des archers. À gauche, à droite, en avant, les coups de masse pleuvaient. De la bande en marche surgissait l’ininterrompu jaillissement des éclairs d’acier, et des hommes tombaient sur des cadavres, se roulaient, puis demeuraient immobiles, et l’effroyable bête hérissée, grondante, sanglante, faisait sa trouée ; de part et d’autre, les archers lâchaient pied… Brusquement, le chevalier de Passavant se trouva dans la rue Saint-Antoine. Il n’y avait plus d’archers.

La rue n’était qu’un tumulte. Mais ces bandes qui passaient en vociférant ne s’inquiétaient pas de Passavant et de sa troupe. Elles avaient leur besogne tracée d’avance, et elles y allaient.

Un instant, Passavant et Tanneguy se regardèrent, si rouges, si déchirés, si hagards, qu’à peine ils se reconnurent. Et alors, ils s’embrassèrent.

– Vous êtes sauvé, dit Polifer en s’avançant.

– Grâce à vous dit Passavant en lui tendant la main. Mais comment…

– Oh ! c’est bien simple, dit le chef des Écorcheurs qui vit venir la question. Maître Capeluche est un ami à moi… Un ami… vous comprenez ? Il ne peut rien me refuser. Dès lors que j’ai su qu’on allait vous exécuter, j’ai été le trouver. Il ne voulait pas d’abord. Puis je l’ai convaincu. Bref, le brave Capeluche a été pris à temps de la fièvre nécessaire et m’a désigné comme le seul de ses aides capable de le remplacer. Voilà. Vous êtes sauvé. Il faut maintenant sortir de Paris. Où voulez-vous aller ?…

– À l’Hôtel Saint-Pol ! répondit Passavant d’une voix sombre.