XI – SURPRISE DE THIBAUD LE POINGRE

Maintenant que nous voici rassurés sur le sort de nos trois ermites, nous pouvons jeter un coup d’œil sur la situation de certains de nos personnages, et notamment sur celle du sieur Thibaud Le Poingre, que nous retrouvons en son auberge de la Truie pendue.

L’enseigne brisée par Gringonneur avait été réparée tant bien que mal et remise en place de sorte qu’on n’eût pu se douter de la bataille qui avait eu lieu chez Thibaud.

Vermeil et rieur, l’hôte de la Truie pendue continuait à exercer, avec sa malice et sa bonne humeur ordinaires, les charges de sa profession. Nous reprenons contact avec ce célèbre hôtelier le lendemain matin du jour où le chevalier de Passavant avait échappé au labyrinthe – et, par conséquent, la veille du jour où nous avons revu Bruscaille et Cie.

Ce matin-là, samedi, maître Thibaud Le Poingre s’activait comme d’habitude à la bonne tenue de son auberge, gourmandait joyeusement Lubin et Perrinet, et Pervenche et La Boulgreuse, buvait un coup de vin par-ci, jetait par-là un regard aux cuisines.

– Maître, fit un valet en s’approchant, voici un seigneur qui met pied à terre devant l’auberge.

– J’y vais !

Il se précipita vers la porte et se trouva nez à nez avec un grand gaillard à fortes moustaches noires qui jurait comme un païen.

– Thibaud ! criait-il, Thibaud du diable ! Faudra-t-il que mon cheval attende ton bon plaisir avant d’être conduit au râtelier ? Sache, manant, que cette noble bête vient de faire ses dix lieues d’une traite. Du diable si je ne meurs d’envie de te couper les oreilles !

Le fait est que ce pourfendeur avait une physionomie des moins rassurantes. Thibaud s’empressa de donner satisfaction à ce peu endurant seigneur qui, voyant son cheval aux mains du garçon d’écurie, entra en disant :

– À manger, mort-Dieu ! À boire, mort-diable ! Holà ! drôles ! que l’on quitte tout ouvrage pour venir me servir ! Et vous, maître Thibaud, savez-vous qui je suis ?

– Sans doute ! fit tranquillement Thibaud. Qui ne vous connaît ? Vous êtes le sire Tanneguy du Chatel, celui-là même qui faisait partie de la maison de Bourgogne.

– Tais-toi, drôle ! tonna le nouveau venu.

– Et que monseigneur Jean de Bourgogne…

– Te tairas-tu, manant !

– A fait gourmer par les sires de Scas, de Courteheuse, d’Ocquetonville et de Guines, acheva Thibaud Le Poingre dont la figure se rida d’innombrables sourires de malice.

On ne sait jusqu’où se fût portée la fureur du sire du Chatel si le même Thibaud, changeant soudain d’attitude et se courbant autant que lui permettait la majesté de son ventre, n’eût murmuré :

– Messire, on vient de parfaire en mes cuisines un pâté d’anguilles digne de Jupiter et de Juno, comme dirait mon compère Gringonneur. Ventre-Joye, mon capitaine, il n’est pas pour les damnés Bourguignons !

– Et pour qui, alors ? fit Tanneguy soudain apaisé.

– Pour vous, ou le diable m’emporte. On eût dit que je vous sentais venir. Lubin, ai-je dit ce matin, prépare-nous un pâté d’anguilles, tu sais, comme les aime le seigneur du Chatel qui s’y connaît !

Tanneguy du Chatel était à cette époque un homme de quarante ans, rude, violent et gourmand, l’attitude d’un tranche-montagne, au demeurant un vrai brave, très mêlé aux sanglantes querelles de son temps. Il était vindicatif, et Jean sans Peur s’en aperçut bien, plus tard, au pont de Montereau.

Ainsi que Thibaud venait de le rappeler, il avait été d’abord l’un des fidèles de Jean sans Peur. Que se passa-t-il ensuite entre eux ? Nous l’ignorons. Toujours est-il que Tanneguy se sépara du duc de Bourgogne sans pour cela devenir un ennemi. Mais un beau jour, ou plutôt une nuit, il fut attaqué par une bande qui le laissa pour mort. Tanneguy ne mourut pas. Il avait la peau dure. Mais il fut d’autant plus ulcéré que le bruit de l’algarade se répandit dans Paris. Or, en tête des assaillants, il avait parfaitement reconnu les compagnons ordinaires de Jean sans Peur.

Tanneguy se fit le serment de vengeance, et comme il était violent, incapable de tenir sa langue, commença la guerre en disant partout à haute voix tout le mal possible du duc de Bourgogne, ce qui était d’ailleurs une vraie preuve de courage, car à ce petit jeu il risquait tout bonnement sa vie.

Tandis, donc, que Thibaud Le Poingre bavardait, faisait l’éloge de son pâté d’anguilles et de nombreuses autres victuailles dont il comptait régaler son hôte, Tanneguy du Chatel dégrafait son ceinturon et son buffle, se débarrassait de son chaperon, enfin prenait toutes les dispositions nécessaires pour se livrer en toute conscience à une de ces plantureuses agapes telles qu’on les concevait en un temps où l’on mangeait comme on se battait – à outrance. Il s’assit donc à une table devant le fameux pâté d’anguilles, et, près d’attaquer :

– Asseyez-vous là, maître, vous me ferez raison.

– Oh ! oh ! dit Thibaud avec inquiétude. C’est trop d’honneur, capitaine !

– Soyez tranquille, dit Tanneguy, j’ai de quoi payer double écot. Ainsi…

La face de l’hôte rayonna. Il prit donc place vis-à-vis de Tanneguy, non sans admirer la condescendance de ce redoutable capitaine ; il se demandait pourquoi on lui faisait un tel honneur, mais il n’en perdit pour cela ni un coup de dent ni un coup de gosier.

Lorsque le dîner fut achevé, lorsqu’on eut placé devant le capitaine un flacon de vin d’Espagne, il mit ses coudes sur la table, se pencha vers Thibaud, et, à voix basse :

– Ainsi, vous n’aimez pas les Bourguignons ?

– Pour eux, tout au plus la friture de goujons. Mais quant au pâté d’anguilles…

– Parlez franchement… Détestez-vous les gens de Bourgogne ?

– Je les ai en horreur, assura Le Poingre, du même ton dont il eût dit à Scas : « Je tiens les Armagnacs en détestation. »

– Très bien, fit du Chatel. En ce cas, je puis me fier à vous. J’eusse pu jeter mon dévolu sur vingt de vos confrères, mais je me suis dit : Maître Thibaud est un brave homme qui ne me trahira pas. Et puis, c’est l’endroit de Paris où l’on mange les meilleurs pâtés.

Il faut avouer que Thibaud, pour le coup, fut touché. En effet, l’amour qu’il professait pour sa belle auberge et sa réputation était profond et sincère.

– Parlez, messire, dit-il. Ventre-Joye, il ne sera pas dit qu’un brave capitaine comme vous aura eu faim et soif à la Truie pendue. Quant à être trahi, soyez sans crainte. Ici on mange trop bien pour trahir.

Tanneguy fut rassuré. Se penchant donc davantage et baissant la voix :

– Maître Thibaud, dit-il, j’ai été avisé que les maudits Bourguignons me veulent attaquer dans mon logis. À peine suis-je remis de mes blessures dont ils m’ont couturé le corps que, déjà, ils songent à me meurtrir. Chez moi ! ajouta Tanneguy avec rage.

– Lubin ! cria Thibaud, un autre flacon !

– Je veux vivre, poursuivit du Chatel en se versant une rasade. D’abord, je trouve que la vie est bonne, moi. Ensuite, je veux me venger. J’attendrai mon heure. Elle viendra, soyez tranquille. En attendant, les Bourguignons tiennent le haut de la chaussée, et ne nous laissent que le ruisseau. J’ai donc résolu de ne pas les attendre en mon logis, et…

– De vous cacher ! fit étourdiment Thibaud.

– Maître, dit froidement du Chatel, les gens comme moi ne se cachent pas. Je vais me retirer pour quelques jours en embuscade dans votre auberge. C’est une ruse de guerre.

– Sans contredit ! Ruse de guerre… J’y suis, capitaine. Allez toujours.

– C’est tout. Avez-vous une belle et bonne chambre à me donner pour huit jours. Je paie d’avance, ajouta du Chatel en faisant sonner son escarcelle.

Thibaud se mit à réfléchir. Et, certes, la chose demandait réflexion.

– Une chambre, une belle et bonne chambre, bredouillait-il. Heu. Nous disons belle et bonne, et payée d’avance. Belle affaire, ventre-joye ! (Si les Bourguignons le savent, méditait-il, c’est la ruine, c’est la Truie pendue mise à feu et à sac, et moi pendu à la place de mon enseigne.) Sans aucun doute, capitaine. Mais vous avez dit ruse de guerre… (Si je refuse, il va m’étriper.) C’est donc que vous vous tiendrez coi dans votre chambre, sans vous montrer à âme qui vive ?

– C’est mon intérêt, affirma Tanneguy. Je vous promets que nul ne saura…

– Venez ! dit rapidement Thibaud après un nouveau coup d’œil vers la porte.

Il entraîna Tanneguy du Chatel au fond de la salle, où, derrière une porte, commençait l’escalier. Une fois à l’abri de cette porte, Thibaud se sentit rassuré et, sans savoir pourquoi, éclata de rire.

– Mort-Dieu ! fit-il. Ce n’est pas que j’aie peur… J’ai fait mes preuves. Je vais vous donner la chambre dont s’était emparé ce fameux truand, le sire de Passavant.

– Passavant ? fit Tanneguy.

– Oui. Celui qui a meurtri le duc d’Orléans. C’est moi qui l’ai arrêté.

– Ah ! ah ! Contez-moi cela. J’aime les beaux faits d’armes.

Thibaud commença à monter l’escalier. À chaque marche, il s’arrêtait pour gesticuler. Son visage ensoleillé riait. Il n’avait pas l’air de bien croire à ce qu’il racontait. Mais cela l’amusait tout de même de le raconter. Suant, soufflant, cramoisi, Thibaud raconta donc l’exploit. Homère eût dit qu’il le chantait.

– Oh ! C’est donc un bien rude batailleur ? fit du Chatel intéressé.

– C’est-à-dire que dix, vingt épées ne lui font pas peur. Je crois me connaître en bravoure, capitaine. Eh bien, je jure qu’après vous cet homme est le plus brave de Paris. C’est dommage, vraiment, qu’il soit sans sou ni maille et qu’il ait failli me ruiner. Voyant donc que les gens d’armes n’osaient pas monter pour le saisir, je fais signe à mon ami Gringonneur. Il me suit. Nous montons. Vous connaissez Gringonneur, n’est-ce pas ? Vous savez qu’il n’a peur de rien…

– Oui, il boit bien, dit Tanneguy. Moins bien que moi, toutefois, car je l’ai fait rouler sous la table.

– Intrépide comme moi, Gringonneur me suit. Les gens du guet se décident alors. Nous montons, tous, moi en tête, Gringonneur derrière moi, et nous arrivons à cette porte que vous voyez…

Ils étaient arrivés devant la porte de la chambre qu’avait occupée Passavant. Thibaud continua :

– Pour arrêter le truand, je n’avais d’autre arme qu’une toute petite lardoire. Gringonneur était là où vous êtes, son épée à la main. Derrière lui, l’escalier était plein de gens d’armes qui me disaient de faire attention et que j’allais me faire tuer. Comme bien vous pensez, je ne les écoutais pas. Je dis à Gringonneur : Y es-tu ? – Oui, me répondit-il.

– Alors, j’ouvre la porte toute grande…

Et Thibaud ouvrit la porte, d’un mouvement superbe.

– Et j’entre en criant de toutes mes forces…

Et Thibaud entra en criant en effet :

– Rends-toi, truand ! Pas de résistance inutile !

– Or çà, maître Thibaud, dit une voix paisible, devenez-vous enragé de venir ainsi réveiller les gens qui dorment tranquillement chez eux ? Fermez cette porte, je vous prie. Il fait assez froid, je pense !

La bouche ouverte, les yeux exorbités, les cheveux hérissés, Thibaud demeurait pétrifié au milieu de la chambre où il venait d’entrer. Il était devenu très pâle, c’est-à-dire que son visage avait pris les teintes de la rose au lieu de celles de la brique. Enfin, un soupir gonfla sa vaste poitrine, et il put balbutier :

– Le chevalier de Passavant !…

– Fermez donc la porte, par la Croix-Dieu !…

– Je rêve, je rêve ! bégayait Thibaud.

– C’est moi que vous empêchez de rêver. Maître Thibaud, je vous préviens que si cela continue, je quitterai votre auberge et irai m’installer ailleurs…

– Quoi ! C’est vous ! C’est bien vous que je vois !…

– Et qui voulez-vous que ce soit ? dit le chevalier qui éclata de rire et se souleva sur le coude.

Il était allongé sur le lit, tout habillé, et paraissait sortir d’un profond sommeil. À ce moment Tanneguy du Chatel, étant entré, referma la porte en disant :

– Monsieur le chevalier a tout à fait raison. Il fait froid, et vous êtes un drôle, maître Thibaud, de laisser ainsi les portes ouvertes.

En un clin d’œil, Passavant fut sur pied et, sans avoir l’air d’y toucher, alla décrocher sa rapière qu’il ceignit aussitôt. Puis, saluant Tanneguy :

– Monsieur, dit-il, vous êtes le bienvenu chez moi…

– Non, dit Tanneguy, chez moi !

– Monsieur, reprit le chevalier, saluant de plus belle, malgré la façon bizarre dont vous vous introduisez chez moi, faites-moi l’honneur de vous y asseoir un instant.

– Ne vous gênez donc pas, dit Tanneguy, prenez cet escabeau et, bien que je sois assez surpris de vous voir installé chez moi, reposez-vous-y tant qu’il vous plaira…

– Seigneur ! Seigneur ! Comment cela va-t-il finir ? gémit Thibaud en levant ses bras courts vers le plafond.

Le chevalier de Passavant se prit à sourire comme il souriait parfois quand la main lui démangeait. Tanneguy fronça les sourcils et se mit à tordre sa formidable moustache. Tous deux ensemble se tournèrent vers l’infortuné Thibaud.

– Suis-je chez moi ? demanda le chevalier.

– Sans doute !

– Suis-je chez moi ? gronda Tanneguy.

– C’est sûr !

– Je ne vois plus qu’une chose à faire, dit Tanneguy, c’est de prier monsieur de franchir la porte.

– Je ne vois plus qu’une chose à faire, dit Passavant, c’est de jeter monsieur par la fenêtre.

Les deux adversaires, un instant, se mesurèrent. Dans la même seconde, les fers virent le jour. Thibaud, rapide et subtil, fit une conversion oblique et disparut. Tanneguy et le chevalier tombèrent en garde. Les épées cliquetèrent. Presque aussitôt, ils se ruèrent l’un sur l’autre. Il y eut un corps à corps, puis tous deux ensemble rompirent : à cet instant l’épée de Tanneguy sauta et sa forte garde d’acier alla rudement heurter le coffre.

D’un bond, le chevalier avait sauté sur l’épée de Tanneguy, et, mettant le pied dessus :

– Vous êtes vaincu, monsieur.

– Je me rends à merci, dit Tanneguy dont le poignet endolori eût été incapable de soutenir encore la rapière.

– Eh ! mordieu, fit Passavant, ramassez votre épée… Vous êtes un brave… Recommençons.

Tanneguy jeta un regard sur le gentilhomme qui, selon les règles du temps, pouvait le tuer ou le rançonner à son gré, et qui lui faisait une si généreuse proposition. Il le vit jeune, beau, étincelant de bravoure, et si fin avec son sourire sceptique. Son cœur s’émut.

– Jeune homme, dit-il, vous avez vaincu une des meilleures lames de Paris. Vous avez la générosité de me rendre mon épée. C’est un procédé que je n’oublierai pas. Je suis votre ami, cornes du diable, et je vous aime, tout truand que vous êtes !

– Truand ? fit le chevalier étonné.

À ce moment, la tête effarée de Thibaud apparut. Les deux ennemis réconciliés éclatèrent de rire. Ce que voyant, Thibaud plissa sa figure qui devint un rire répété à mille éditions, et dit :

– Pour en revenir à ce que nous disions, mes braves gentilshommes, laissez-moi vous faire une proposition.

– Voyons, dit Passavant. Et si la chose est raisonnable…

– Elle l’est. Vous, capitaine, je vous ai promis cette chambre, ignorant que M. le chevalier m’avait fait l’honneur de la réintégrer sans m’en prévenir. Vous êtes donc d’autant plus chez vous que vous m’avez proposé de payer d’avance.

– Ah ! ah ! fit le chevalier. Voilà donc pourquoi…

– Et je suis prêt à payer ! dit Tanneguy en ouvrant son escarcelle.

– Vous, monsieur le chevalier, reprit Thibaud, vous me voulez couvrir de gloire et d’honneur en augmentant la note de vos dépenses chez moi. Vous êtes donc chez vous, je le confesse de tout mon cœur.

– C’est bon, c’est bon, grogna le chevalier. Ne parlons pas de note. Il a été convenu entre nous que nous en parlerions seulement le jour où j’aurai fait fortune.

– Ce qui ne saurait tarder, ventre-joye ! Mes gentilshommes, vous êtes tous deux poursuivis. Vous avez tous deux à vous cacher. Vous êtes tous deux chez vous. Eh bien, restez, tous deux, dans cette chambre si elle vous plaît et si vous vous plaisez l’un à l’autre.

Passavant et Tanneguy se regardèrent : ils ne se déplurent pas… Ils venaient de se battre, mais cela ne tirait pas à conséquence.

– La chose vous convient-elle, chevalier ? dit Tanneguy.

– Truand, rectifia froidement Passavant.

– Oh ! par le nombril du pape, truand ou chevalier, je vous tiens pour un digne gentilhomme. J’efface truand, si vous voulez.

– Je le veux, dit Passavant. Il est bon que chacun se dise ce qu’il est. Si j’étais truand, je ne voudrais pas d’autre appellation. Mais je ne le suis pas, je n’y puis rien. Vous m’appelleriez duc ou roi, je réclamerais – plus fort que pour truand, il est vrai. Ni duc, ni roi, ni truand, voyez comme c’est simple. Cela dit, les propositions de maître Thibaud me conviennent. Vous êtes mon hôte, monsieur !…

– Le sire Tanneguy du Chatel, dit le capitaine en s’inclinant.

– Je cours chercher à boire, cria Thibaud qui s’élança.

– Et du meilleur ! cria Passavant.

Cependant, le front de Tanneguy se rembrunissait.

– Chevalier, dit-il enfin, avant d’accepter l’hospitalité que nous nous offrons l’un à l’autre, une question, je vous prie : êtes-vous Armagnac ou Bourguignon ?

– Hein ?… Je suis Passavant, voilà tout.

– Oui. Mais tenez-vous pour Jean de Bourgogne ?

– C’est mon plus cher ennemi !

– Pour Ocquetonville ?

– Je dois le tuer.

– Pour Scas ?

– J’ai juré de le meurtrir.

– Pour Courteheuse ?

– Il est mort – mort de ma main.

– Pour Guines ?

– Je l’ai tué !

– Ah ! par Dieu, cria Tanneguy au comble de l’enthousiasme, il faut que je vous embrasse !

L’accolade eut lieu. À ce moment, Thibaud rentrait. À la vue de cette embrassade, tout se mit à rire en lui, les yeux, la face, le ventre ; il leva ses deux mains chargées chacune d’un flacon, et songea :

– Voilà pourtant deux hommes qui voulaient se pourfendre, il y a dix minutes ! Monsieur le chevalier, ajouta-t-il en disposant les flacons sur la table, une chose m’inquiète, je dois l’avouer…

– Avoue, mais avoue en termes brefs.

– Eh bien ! puisque… c’est vous… puisque vous avez… le seigneur duc d’Orléans… vous…

– Est-ce bientôt fini ? dit Passavant avec un sourire terrible, tandis qu’il pâlissait un peu.

– Eh bien… non, je ne peux pas. Rien, monseigneur… Je n’ai rien à dire.

Passavant marcha sur le malheureux Le Poingre, le saisit par l’oreille droite, et tira sa dague affilée, tranchante comme un couteau. Et d’un ton paisible :

– Avoue, ou je te la coupe !

– Seigneur ! cria Thibaud, on dit donc que c’est vous qui avez meurtri le duc !…

Passavant lâcha l’oreille. Il se tourna vers Tanneguy du Chatel qui écoutait, violemment intéressé, car Paris tout entier s’occupait du meurtre et commençait à trouver étrange que le meurtrier demeurât impuni.

– Capitaine, dit le chevalier, je connais les assassins. Ils mourront de ma main !

Ceci fut dit d’un ton qui fit tressaillir Tanneguy et frissonner Thibaud.

– Pardon ! murmura celui-ci en se courbant. Je ne suis qu’un bélître.

– Chevalier, dit Tanneguy avec émotion, vous avoir vu une fois suffit pour écarter de vous l’horrible accusation. Quant à moi, si on vous accuse en ma présence, je dirai que je n’ai vu personne d’aussi brave et d’aussi généreux que vous. Je vous jure que l’accusateur ne répétera pas deux fois son mensonge.

– Merci, dit le chevalier en tendant la main au capitaine. Quant à toi (Thibaud cacha ses deux oreilles et poussa un soupir de détresse), quand à toi… sers-nous à boire !

– À l’instant même ! cria Thibaud.

Il se mit à remplir les gobelets d’étain : tout en versant, il se reprit à soupirer et donna à sa mobile physionomie une mimique des plus inquiètes.

– Voyons, dit le chevalier, qu’y a-t-il encore ? Faut-il saisir l’oreille gauche ? Parle sans crainte.

– Monsieur le chevalier est trop généreux, dit finement Le Poingre, sans qu’on pût démêler si cette générosité qu’il vantait s’appliquait à la liberté de parler ou à la menace faite aux oreilles. Je parlerai donc. Certes, de savoir si j’hébergeais ou non le meurtrier que cherche le prévôt, ce m’était une inquiétude. Mais j’avoue que j’ai au fond du cœur une autre inquiétude autrement lancinante…

– Laquelle ? fit curieusement du Chatel.

Passavant haussa les épaules.

– Voilà, dit-il. Maître Thibaud veut savoir comment il m’a trouvé dormant sur le lit de cette chambre qu’il croyait vide depuis plusieurs jours.

– Ventre-joie, monseigneur ! Vous êtes donc sorcier ?

– Non, mais j’en ai fréquenté un, et cela me fait même songer… mais revenons à vous, notre hôte. Qu’y a-t-il donc d’inquiétant en tout ceci ?

– Eh bien ! fit Thibaud, je ne sais pas comment vous êtes entré, voilà ! Si on entre dans mon auberge aussi facilement sans que je le sache, je ne vais plus dormir tranquille. Les portes ferment bien, pourtant.

– Mais, dit froidement le chevalier, je ne suis pas rentré par la porte.

– Et par où ? fit Thibaud ébahi.

– Par où je suis sorti, donc : par la fenêtre. Que voulez-vous ? C’est une habitude chez moi. J’entre, je sors par les fenêtres. C’est plus commode et moins ennuyeux que par la porte.

On ne sait si cette explication put satisfaire l’aubergiste de la « Truie-Pendue ». Il parut toutefois s’en contenter, et, saluant ses hôtes avec cette aimable et respectueuse familiarité dont il avait le secret, s’en fut surveiller ses cuisines.

C’est ainsi que Tanneguy du Chatel, fameux capitaine de ces temps, se trouva installé en l’auberge de Thibaud Le Poingre, et lia amitié avec le chevalier de Passavant.