Huit jours environ après que Tanguy du Chatel et le chevalier de Passavant eurent lié une de ces amitiés de fortune et d’improviste qui sont les meilleures, toujours les plus durables souvent, ces deux hommes, un matin, après dîner, le coude sur la table, les jambes allongées, achevaient de vider à petits coups un troisième cruchon de vin blanc placé entre eux. C’était du Chatel qui avait découvert ces cruchons en passant lui-même l’inspection des caves de Thibaud Le Poingre.
– Figurez-vous, dit-il, que ce ladre prétendait garder pour lui seul les trente ou quarante cruchons qui lui restent de ce vin. C’est, paraît-il, maître Froissart qui l’apporta de Champagne. Je vous dirai tout franc que, sans mépriser les vins rouges, je me sens un faible pour ces jolis blancs qui montent si facilement à la tête. Et vous, chevalier ? Qu’en dites-vous ?
– Je dis que nous mettons à mal le dernier cruchon. Qu’allez-vous devenir ?
– Oui, dit Tanneguy en hochant la tête. Nous avons tout bu, et Thibaud en fera une maladie.
– Bah ! Il se guérira avec ces bons gros vins rouges que vous dédaignez.
Tanneguy lampa une rasade, suça consciencieusement le bout de ses grosses moustaches, et reprit après un silence :
– N’était votre manie de vouloir pénétrer dans l’Hôtel Saint-Pol, je trouverais en ce moment que la vie a du bon. Nous faisons la nique aux enragés Bourguignons. Nous mangeons bien, nous buvons mieux, mais nous dormons mal. Ah ! notre ami, pourquoi diable passons-nous nos nuits à rôder autour de la forteresse du roi ?
– Mais, dit Passavant, puisque nous dormons le jour…
– Oui, oui, mais diable…
– Il faut que je retrouve Roselys.
– Mais qui est cette Roselys ? Et pourquoi la chercher ?
– Mais pour lui rendre sa dot, dit Passavant avec son sourire narquois. Or, je dois la demander à la demoiselle de Champdivers, laquelle est logée à l’Hôtel Saint-Pol. Est-ce que tout ceci ne vous paraît pas logique ?
– Sans doute, grogna Tanneguy, mais vous verrez que cette logique-là nous conduira à la potence.
Le chevalier avait placé tous les ducats qu’il avait reçus d’Éphraïm dans le coffre de bois qui était dans sa chambre. Mais il avait juré de ne pas y toucher et de rendre à Roselys sa dot.
Il avait, il est vrai, distrait deux diamants ; mais l’une de ces deux pierres avait été offerte à Tanneguy en récompense : Tanneguy, en effet, l’aidait à garder le trésor. L’autre… Le lendemain même du jour où s’était fait cet échange, le chevalier, toujours escorté de Tanneguy, était monté à cheval et avait pris le chemin de Pierrefonds, dans l’espoir d’obtenir de la duchesse d’Orléans le renseignement qu’elle avait promis au sujet de Roselys. La route avait été faite d’une traite. Au château du duc d’Orléans, une déception attendait Passavant : Valentine, en proie à une inguérissable tristesse, était partie sous bonne escorte, et il fut impossible au chevalier de savoir quel chemin elle avait pris.
– Au surplus, se dit-il, le sorcier m’a dit de demander Roselys à la demoiselle de Champdivers. C’est donc à l’Hôtel Saint-Pol qu’en réalité je dois me rendre.
Le même jour, après trois heures de repos accordées aux chevaux, nos deux aventuriers reprirent le chemin de Paris, mais cette fois, ils s’arrêtèrent à Dammartin, et entrèrent à l’auberge du Bienheureux Saint-Éloi où le chevalier n’eut pas l’air de reconnaître la jolie et généreuse jeune fille qui, de si délicate manière, avait refusé l’agrafe destinée à payer le dîner de Passavant, lors de son premier voyage.
Selon la formule de Tanneguy, les deux voyageurs mangèrent bien et burent mieux.
La jolie fille était là qui les servait, un peu dépitée de n’être pas reconnue. Du premier coup d’œil elle avait, elle, parfaitement reconnu son hôte, et, à sa mine un peu plus maigre, à ses habits un peu plus râpés, elle avait jugé qu’il n’avait pas dû faire fortune encore. Cependant, ni le dîner, ni les vins ne laissèrent à désirer. Quand ce fut fini, Tanneguy paya les deux écots.
Puis les deux cavaliers se remirent en selle, et la jolie fille vint, selon le charmant usage de ces temps, leur offrir le coup de l’étrier. Le soir tombait. Les abords de l’auberge commençaient à se noyer d’obscurité. La bise balayait le chemin.
Devant le perron du Bienheureux Saint-Éloi, le groupe se silhouettait vaguement. Un peu triste, la jolie fille remplit les deux gobelets. Tanneguy vida le sien et le rendit à l’hôtesse. Le chevalier vida aussi son gobelet, et alors laissa tomber au fond un objet qui résonna. L’hôtesse entendit ce bruit léger et prit les gobelets vides que lui tendait le chevalier penché sur l’encolure de son cheval.
La jolie fille était tout contre lui. Elle jeta un regard dans le fond du gobelet, et, aux lueurs mourantes du jour, vit briller le diamant – le dernier des diamants que le chevalier avait distraits de la dot de Roselys. Sur l’encolure de son cheval, Passavant se pencha davantage et embrassa l’hôtesse sur les deux joues.
– Ce diamant ? murmura-t-elle toute émue.
– Ce n’est pas moi qui vous le donne, fit-il avec son bon sourire, c’est le pauvre chevalier qui, là-bas, sur le plateau du Voliard, mangea de si bon appétit le dîner que vous lui aviez mis dans ses fontes…
– Et ces deux baisers ? dit-elle en riant.
– Oh ! ceux-là, c’est moi qui vous les donne, et de bon cœur, jolie hôtesse que je n’oublierai pas !
Les cavaliers piquèrent des deux, et quand ils eurent disparu, au fond de l’obscurité, la jolie fille était encore sur la route, ne regardant même pas ce beau diamant qu’elle tenait dans ses doigts…
Pendant les jours qui suivirent, Passavant essaya de pénétrer dans l’Hôtel Saint-Pol. Ce fut peine perdue. Il va sans dire qu’il ne pouvait se présenter tout bonnement à la grand-porte. Il savait à quoi s’en tenir sur les intentions d’Isabeau.
– Le moins qui puisse m’arriver, disait-il à Tanneguy, c’est d’être jeté dans les fossés de la Huidelonne, et pour le coup, il me serait difficile de remettre à Roselys le trésor qui lui appartient.
– Qui lui appartient… hum !… grognait Tanneguy, mais je vous approuve, de ne pas vous montrer le jour à l’Hôtel Saint-Pol.
Comme on l’a appris par l’entretien ci-dessus, c’est donc la nuit qu’eurent lieu ces diverses tentatives.
Mais revenons dans la chambre de l’auberge. Nos deux amis finissaient de vider le dernier cruchon lorsqu’on frappa à la porte. C’était maître Thibaud qui venait prévenir que des figures plus ou moins patibulaires avaient été vues autour de l’auberge. Le chevalier et Tanneguy se mirent en observation, et soit que des gens eussent été réellement apostés, soit que leur esprit eût été frappé, ils virent en effet, ou crurent voir à diverses reprises des hommes arrêtés devant l’auberge.
– C’est bien, dit Tanneguy. Nous changerons de gîte.
– Avant tout, fit le chevalier, il faut mettre le trésor à l’abri.
– Diable, oui ! Le trésor de la jolie invisible, de la petite fée qu’on a pétrie de roses et de lys ! Mais où, mon noble ami ? Où cacher la dot de Roselinde…
– Roselys, rectifia froidement le chevalier.
– J’y suis ! cria Tanneguy. Nous allons tout bonnement transporter chez moi les ducats d’Éphraïm. Mon logis n’est plus surveillé. On me croit hors de Paris. Nul ne s’avisera d’aller chercher là. Cela vous va-t-il ?
– Cela me va, mon brave capitaine. Holà ! Holà ! ! maître Thibaud !
– Holà ! hôtelier de l’enfer ! cria Tanneguy pour renchérir.
Thibaud accourut.
– Il faut que vous sachiez, maître Le Poingre, que votre auberge sera sans doute attaquée ce soir ou demain par les gens qui nous veulent la malemort. Mais ne craignez rien, nous serons là pour la défendre.
– En ce cas, dit Thibaud renfrogné, il n’en restera pas pierre sur pierre.
– J’y compte bien, dit Passavant glacial. En attendant, nous voulons mettre en lieu sûr ce trésor qui ne nous appartient pas. Vous allez donc charger ces quelques sacs sur l’une de vos mules que conduira ce drôle, comment l’appelez-vous ? Perrinet, – qui, et que nous escorterons, nous.
Et sans plus s’occuper du déménagement, certains d’ailleurs de la parfaite honnêteté de Thibaud, les deux amis s’occupèrent de s’équiper de pied en cap.
Quand ils descendirent dans la rue, la mule était là, toute chargée. Perrinet tenait le bridon, ne sachant pas d’ailleurs quelle charge précieuse il conduisait, vu que Thibaud, homme prudent, avait lui-même transporté et arrimé les sacs sur le bât. Seulement, en voyant partir ses deux hôtes qui lui promettaient d’être de retour au bout de deux heures pour défendre l’auberge :
– Eh ! songea Thibaud, s’ils pouvaient seulement avoir l’idée de rester en surveillance auprès du trésor. Mes chers seigneurs, dit-il, ne vous gênez pas. Je défendrai seul ma taverne, défendez ces beaux sacs.
– Non, non, par Notre-Dame ! Il ne sera pas dit que nous vous aurons laissé dans la peine !
La petite caravane se mit en route ; la rue était d’ailleurs parfaitement paisible ; si bien que le capitaine et le chevalier, ayant inspecté les environs, ne virent rien qui pût provoquer leurs soupçons.
Le logis de Tanneguy se trouvait rue Saint-Antoine. La route se fit donc rapidement et sans encombre. La mule fut déchargée par du Chatel et Passavant, les sacs transportés à l’intérieur, puis Perrinet s’en retourna, reconduisant l’animal, et se disant perplexe : Il me semble que ces sacs ont rendu un son étrange, comme qui dirait des chocs de pièces d’or. Est-ce que j’aurais manqué ma fortune ?
Il ne vit pas deux hommes qui, enveloppés de leurs manteaux jusqu’au nez, à cause du grand froid sans doute, s’étaient mis en surveillance devant le logis du Chatel. Bientôt l’un de ces deux espions s’éloigna rapidement, tandis que l’autre demeurait sur place.
Le logis du Chatel était une solide maison carrée, flanquée d’une tourelle à son angle d’ouest. Élevée de deux étages, coiffée d’une belle toiture à girouettes, ornée en façade de balcons gothiques, elle avait seigneuriale apparence.
Le sire du Chatel y vivait seul, en garçon qui n’aime guère encombrer son existence de femme et enfants ; bien entendu, nous ne parlons pas du personnel domestique composé de deux valets d’armes, d’une escorte de huit hommes de guerre, deux valets d’intérieur et trois femmes chargées des soins de cuisine et autres. Tout ce monde avait été provisoirement licencié, le capitaine ayant voulu persuader à ses ennemis qu’il était parti pour un long voyage. Le petit castel se trouvait donc vide.
Tanneguy se fit un plaisir de le faire visiter à son ami, depuis les greniers jusqu’à la salle d’honneur ornée de beaux meubles, jusqu’à la salle d’armes où était assemblée une éblouissante collection de haches, de masses, de piques, de hallebardes, enfin et surtout jusqu’aux caves qui étaient fort belles, fort bien pourvues, et où le fameux trésor fut enterré dans le sable du sol.
Cette visite, à laquelle Passavant se prêta avec sa politesse et sa bonne grâce louangeuse, demanda deux bonnes heures. Il va sans dire qu’il fallut goûter à quelques-uns des meilleurs vins de céans. Ensuite de quoi, nos deux amis songèrent à reprendre le chemin de la Truie pendue.
Comme ils allaient ouvrir la porte extérieure, – solide porte renforcée de clous curieusement travaillés et à tête énorme selon la mode – ils entendirent quelque tumulte dans la rue. Et presque aussitôt, une voix cria :
– Écartez-vous, drôles, manants ! Qu’on laisse la rue libre, il va pleuvoir des horions tout à l’heure !
– Oh ! fit Tanneguy, la voix d’Ocquetonville !
– Et celle de Scas ! ajouta le chevalier au moment où une autre voix se mit à brailler des ordres.
Ils se trouvaient dans un large vestibule dallé de marbre, encombré de coffres, de bahuts qui n’avaient pu trouver place dans les appartements. D’un regard, ils se comprirent, et se mirent à l’œuvre : en dix minutes, coffres et bahuts se trouvèrent entassés contre la porte et formèrent une puissante barricade.
– Là ! fit Tanneguy en essuyant son visage couvert de sueur. J’ai enfoncé pour ma part quelques entrées de forteresses, mais je crois que celle-ci m’eût donné du mal.
– Les fenêtres d’en-bas ? demanda Passavant.
– Bardées de fer épais, mon chevalier. Ils n’entreront pas par les fenêtres, je vous en réponds.
– Ah ! fit le chevalier, ce n’est pas comme moi…
Tanneguy demeura un instant effaré. Mais comme il commençait à s’habituer à ces réponses bizarres prononcées d’un ton froid et naïf, il suivit son ami qui montait au premier étage.
Passavant ouvrit une fenêtre et fit entendre un petit sifflement qui en disait long. Tanneguy se précipita, jeta un regard sur la rue et recula en disant : « Diable ! Diable !… »
– Oui, fit Passavant, je crois que ce n’est pas encore ce soir que nous pourrons entrer à l’Hôtel Saint-Pol.
– Ni demain, ajouta Tanneguy.
– Ni après, ni jamais, acheva Passavant. Ah ! mon pauvre capitaine, je crois que, pour moi, vous vous êtes fourvoyé dans un bien méchant guêpier.
– Pas du tout, c’est vous au contraire qui devez me maudire, puisque je vous ai attiré…
– Ne disons pas de sottises, interrompit le chevalier. Voyons, combien sont-ils ? D’après leur nombre, nous pourrons calculer les chances que nous avons de nous en tirer.
– Vous croyez ?…
– Oui. Je suis un bon calculateur.
Les deux amis, ensemble, se penchèrent à la fenêtre, et une clameur salua leur apparition. Un groupe de gens d’armes, qui portaient tous les insignes de Bourgogne, occupait la rue devant le logis de Tanneguy. Ils étaient armés de haches de guerre ; en outre, chacun portait sa dague et son épée. Plusieurs balançaient à leur poing une de ces masses garnies de pointes qui, du premier coup, vous défonçaient proprement un crâne.
– Les voilà ! Les voilà ! vociféra cette troupe.
– Rendez-vous, ruffians ! hurla Guillaume de Scas.
– Ohé, Tanneguy, cria Ocquetonville, je t’apporte ton reste !
– Monseigneur veut la peau du sire de Passavant pour s’en faire un cuir à son escabeau !
– Il sera plaisant de voir les deux truands s’embrasser dans la même chaudière à pourceaux !
– Quels cris ! dit Tanneguy un peu pâle. Nous sommes perdus, mon cher, ils sont trop.
– Ils sont vingt-trois, dit Passavant.
– Pardon, j’ai compté aussi, ils sont soixante !…
– Oui, mais Scas et Ocquetonville ne comptent pas, puisqu’ils doivent mourir de ma main.
– Ah ! fit du Chatel abasourdi, vous croyez ?
– Je suis sûr ! dit Passavant avec un sourire qui donna à Tanneguy un petit frisson à la nuque.
– Bon ! En ce cas, reste à cinquante-huit. De là à vingt-trois…
– Oui, capitaine, mais vous admettez bien qu’à la première rencontre, nous en tuerons six chacun ?
– Diable ! cria Tanneguy interloqué. Eh bien, oui ! reprit-il, six chacun ! Cela fait douze. Reste à quarante-six, il me semble !
– Sans doute, quarante-six. Nous sommes deux. Nous n’avons donc affaire qu’à vingt-trois chacun…
– Ah ! Ah ! C’est ce que vous appelez être bon calculateur ? fit du Chatel en ouvrant des yeux énormes.
– Aurais-je commis une erreur ? dit Passavant de son air poivre et sel. Nous disons vingt-trois, capitaine. Et comme chacun de nous vaut bien une douzaine de ces truands, il en résulte que nous avons seulement douze chances à peu près d’être tués. C’est peu de chose.
Il y avait on ne sait quoi de terrible dans ces fanfaronnades qui, venant d’un autre, eussent prêté à rire. Mais Passavant les disait d’un accent si formidablement paisible que Tanneguy se sentit transporté d’enthousiasme plus que par le plus beau discours ou la plus sublime exhortation. Il tira son épée, et vociféra :
– Bataille, par l’enfer ! Bataille !… Et si je meurs, chevalier, eh bien, ce me sera un rude honneur que d’être tué dans la société d’un compagnon tel que vous !…
– Tiens ! dit froidement Passavant, ils apportent une poutre. Pourquoi faire ?… Ah oui, pour enfoncer la porte !…
– Ma porte ! cria Tanneguy en qui se réveilla l’instinct du propriétaire. Une si belle porte en cœur de chêne tout sculpté, ornée de clous, et qui m’a coûté…
– Attendez, attendez, vous calculerez tout à l’heure…
Un coup sourd ébranla la porte, suivi d’exclamations furieuses, et Passavant continua :
– Décidément, ils entreront par la porte. Voyons, vous n’avez pas de poutre ici ? Non, évidemment… Et cependant, il nous faut démolir cette fenêtre, et vite !
La fenêtre en question donnait juste au-dessus de la porte. Tanneguy s’était élancé. Déjà il revenait avec deux énormes haches. Et tandis que la poutre, en bas, continuait à frapper des coups qui répercutaient dans tout le logis de sourds et lugubres échos, les deux assiégés démolissaient la fenêtre avec une telle ardeur qu’en quelques minutes, le bâti de chêne fut descellé et tomba dans la rue à grand fracas.
– Ma pauvre fenêtre ! grogna Tanneguy tout suant. Je l’ai bien payée quarante…
– Oh ! mais attendez donc, que diable ! Vous ferez le compte général quand le logis sera démoli.
À la chute de la fenêtre, les assiégeants avaient un instant reculé, hurlant une bordée d’injures, mais se demandant si les assiégés ne devenaient pas fous. Une large ouverture béait maintenant au-dessus de la porte. Les Bourguignons, le nez en l’air, regardaient et vociféraient.
– Bon ! cria Scas en éclatant de rire, les voici qui rebouchent leur trou, maintenant ! La peur les affole !…
– À la poutre ! hurla Ocquetonville.
Dans l’ouverture béante venait de s’encastrer un pesant bahut qui semblait la boucher. Ce bahut avait été poussé par Tanneguy et Passavant qui, l’oreille aux aguets, écoutaient…
Au premier coup qui, de nouveau, retentit sur la porte, ils se baissèrent ensemble, saisirent l’énorme meuble par en bas, et se raidirent.
– Attention ! dit Passavant.
– Pourvu que cela passe ! gronda Tanneguy.
– Cela passera, puisque nous avons démoli la fenêtre qui vous a coûté…
La poutre tonna sur la porte. Au même instant, d’un même, furieux effort, les deux assiégés soulevèrent par sa base le bahut qui bascula, oscilla une seconde sur l’appui et tomba…
Un long hurlement monta de la rue. Passavant se pencha et rentra aussitôt.
– Cinq, dit-il.
– Hors de combat ? haleta du Chatel.
– Assommés, écrasés, aplatis, je ne sais quoi, mais ils sont cinq qui se tortillent sur la chaussée comme des vers de terre. Continuons !
Dans la rue, les imprécations forcenées couvraient la plainte des cinq écrasés qu’on emportait hors de la zone dangereuse. La grosse poutre qui servait de bélier gisait abandonnée ; les assiégeants avaient reflué en désordre. Ocquetonville criait à tue-tête :
– Recommençons, mort-dieu ! Saisissez-moi cette poutre ! Ah ! chiens maudits, vous avez peur !…
– C’est cela, dit Passavant, recommençons.
En bas, une dizaine d’hommes soulevaient le bélier, le balançaient, et à toute volée le lançaient sur la porte.
– Hurrah ! Hurrah ! mugit la frénétique acclamation.
La porte était fendue, l’un des battants à demi disloqué. À ce moment, l’ouverture de la fenêtre se trouva bouchée par quelque chose de vaste et de luisant dont on voyait les sculptures ; une tête de démon tirait la langue aux gens de la rue ; c’était un coffre magnifique et pesant que les deux assiégés venaient de placer debout sur l’appui de la fenêtre, énorme projectile prêt à l’écrasement. Il y eut une débandade. De nouveau, la poutre fut abandonnée. Et encore retentirent, parmi les jurons, les ordres furieux de Scas et d’Ocquetonville.
Dix hommes s’avancèrent, non sans un vrai courage, car ils savaient ce qui les attendait ; ils soulevèrent le bélier, le précipitèrent sur la porte. Au même instant, le coffre s’abattit ; le tumulte des cris exaspérés couvrit le fracas, et on vit alors que trois des travailleurs gisaient inanimés parmi les débris du projectile ; mais la porte était à bas. Scas et Ocquetonville, les premiers, s’élancèrent, la hache au poing. Leur troupe les suivit en vociférant.
Puis il y eut une reculade soudaine : la porte était enfoncée, oui, mais derrière se dressait le rempart qu’avaient échafaudé les assiégés ; de la fenêtre pleuvaient les lourds escabeaux, les masses de fer ; pendant quelques minutes, il y eut une confusion de gestes affolés, un conflit de rumeurs violentes d’où jaillissaient des jurons, des hurlements de douleur, et brusquement la bataille cessa.
– L’assaut est repoussé, dit Passavant.
– Oui, fit Tanneguy, je commence à croire…
Ocquetonville se disposait pour une nouvelle attaque ainsi combinée : se ruer tous ensemble sur l’obstacle sans se soucier des projectiles de la fenêtre, démolir le rempart à coups de hache, – et monter !
À ce moment, le chevalier de Passavant parut à la fenêtre. Il était couvert de sueur. Dans la pâleur de son visage étincelaient ses yeux, et son sourire était effrayant à voir… Une bordée d’insultes l’accueillit, mais il leva la main et on se tut. Il y avait de la curiosité dans cette foule, il y avait de la terreur, et aussi peut-être de l’admiration parmi ces rudes hommes d’armes qui n’estimaient rien que la force et le courage. On vociféra donc des injures. Passavant fut comparé à un chien galeux, à un porc qu’on grille, et autres de ce genre, mais lorsqu’il leva la main, si calme et si flamboyant, tous se turent. Il cria :
– Sire de Scas ! Sire d’Ocquetonville !
– Qu’as-tu fait de Courteheuse ? rugit Ocquetonville.
– Ce que je ferai de vous, dit Passavant. Tôt ou tard, vous mourrez de ma main. Or, voici que je veux vous proposer. Je vais descendre dans la rue. Les braves qui vous accompagnent donneront leur parole de ne pas me charger. Et je me battrai contre vous deux…
– Pardon ! grogna Tanneguy, je veux ma part…
– Silence ! dit Passavant d’une voix si glaciale que Tanneguy recula. Ici, ce n’est pas moi qui parle. Scas ! Ocquetonville ! Seul contre moi, chacun de vous deux tombera…
– Chien maudit, vociféra Scas livide de fureur, te crois-tu donc invincible ?
– Descends ! brailla Ocquetonville. Descends que je t’étripe !…
– Tandis qu’à deux, continua le chevalier, vous pourrez peut-être vous débarrasser de moi…
– Peut-être ! hurlèrent les deux Bourguignons fous de rage.
– Acceptez-vous ?… Si oui, vous épargnez la vie de quelques-uns de ces braves. Écoutez, vous autres ! Nous soutiendrons le siège plusieurs jours. Nous avons des vivres. Vous avez vu ce que nous pouvons faire. La porte franchie, l’escalier vous arrêtera deux heures. Puis, il y a d’autres portes à prendre. Il y aura deux étages. Combien de vous vont laisser ici leurs os ? Songez-y et décidez vos maîtres à accepter ma proposition. S’ils refusent, je vous tiendrai, vous, pour des braves, condamnés à l’écrasement, mais eux je les tiendrai pour des lâches.
À ce mot, qui a aujourd’hui perdu presque toute sa valeur, on vit Ocquetonville délirant s’arracher les cheveux, on vit Scas s’élancer seul sur la porte et essayer de son épaule de démolir le rempart. Puis un tumulte encore s’éleva, et cessa. Passavant avait disparu de la fenêtre. Dans la rue s’établit un silence relatif. Les assiégeants se concertaient et délibéraient sur la proposition du chevalier.
– Par tous les diables, dit Tanneguy, croyez-vous donc que je vais vous laisser descendre seul ?
– Oui, s’ils acceptent. Taisez-vous, capitaine. C’est ici la seule et dernière chance qui me reste de tenir le serment fait sur la tête sanglante de Louis d’Orléans.
– Mais, par le tonnerre du ciel, vous serez tué ! Scas et Ocquetonville sont deux rudes lames !
– Taisez-vous. Je les tuerai !… Et ne voyez-vous pas qu’alors nous sommes saufs ? Les deux chefs morts, les autres n’oseront porter la main sur nous. Et enfin, mon brave ami, si je suis tué, il vous restera une ressource : à votre tour, vous descendrez, et…
– Ah ! voilà qui arrange les choses !
– Bon ! Les voici qui appellent, dit Passavant en se rapprochant de la fenêtre.
Le conciliabule était terminé. Les gens d’armes s’étaient massés en deux troupes qui, de chaque côté du logis de Tanneguy, barraient la rue, laissant entre elles un large espace vide. Derrière chacune de ces barrières, à perte de vue, une foule de populaire, moutonnante, silencieuse aux premiers rangs attentifs à tout ce qui allait se passer, mais de plus en plus agitée et bruyante dans les lointains, où l’on poussait, où l’on voulait voir coûte que coûte la bataille et le massacre.
Dans l’espace vide se tenaient Scas et Ocquetonville.
Tous deux avaient l’épée à la main.
– Nous acceptons le combat, dit Ocquetonville.
– L’un après l’autre, dit Scas.
– Messieurs, dit Passavant, ceci est de la générosité. Je ne l’accepte pas, moi. Je ne veux rien de vous. Donc, je vous combattrai tous deux ensemble, – ou je ne descends pas.
– Eh bien, soit ! fit Ocquetonville livide, descendez !
Le chevalier, aussitôt, descendit, suivi de Tanneguy qui répétait : « Attention, diable, attention ! » Le rempart fut démoli tout juste pour laisser place à un homme. Tanneguy voulait absolument sortir, mais Passavant le fit tenir tranquille avec son clair bon sens :
– Voyons, lui dit-il, si vous m’accompagnez, on pourra croire à une ruse de notre part ; de ce fait, la trêve jurée par les gens d’armes sera rompue, et nous serons massacrés.
– C’est juste, dit Tanneguy avec regret. Allez donc, et que Dieu vous garde !
Les deux amis s’embrassèrent. Puis le capitaine se précipita au premier étage pour assister au combat et Passavant, se glissant dans le passage qu’ils venaient de ménager, parut dans la rue. Il dégaina aussitôt, salua ses adversaires et tomba en garde.
– Enfin ! rugit Ocquetonville, nous le tenons donc enfin !…
Au même instant, les deux troupes rangées de chaque côté du logis se mirent en marche, resserrant l’étau en deux ou trois secondes, et Passavant se trouva enveloppé avant même qu’il eût tout à fait compris la trahison. Il faut dire que plusieurs de ces hommes refusèrent de marcher et se mirent à l’écart, prétextant la foi jurée. Ceux-là payèrent cher la façon dont ils comprenaient l’honneur : ils furent tout simplement pendus.
– Trahison ! Trahison ! hurla du Chatel en se jetant dans l’escalier en bonds insensés.
Mais si vite qu’il eût descendu l’escalier, lorsqu’il arriva dans la rue, il était trop tard : il vit son ami solidement ligoté, porté sur les épaules de cinq ou six hommes, tandis que le reste des gens d’armes entourait étroitement ce groupe en marche vers l’Hôtel Saint-Pol. Scas et Ocquetonville marchaient la dague au poing, le visage convulsé, de chaque côté du prisonnier. Et alors, ce fut pour Tanneguy la plus baroque des aventures que ce digne capitaine eût connues dans sa vie tumultueuse.
Lorsqu’il vit qu’on emmenait, ou plutôt qu’on emportait son ami, du Chatel se rua l’épée haute en hurlant :
– J’en suis ! Arrêtez-moi ! Ohé Scas ! Ohé Ocquetonville ! Bélîtres ! Ruffians ! Chiens de Bourgogne !
Il tomba ainsi sur les derniers rangs de la troupe en marche, mais on se contenta de le repousser à coups de pique. Il eut beau ajouter à la liste, pourtant très longue de ses jurons, des imprécations nouvelles, des anathèmes de son invention, des insultes effarantes, il eut beau même blesser quelques-uns des gardes, il ne fut pas arrêté : Scas et Ocquetonville, dans la joie de leur prise, l’avaient complètement oublié. Ce fut ainsi, hurlant, suant, se démenant, que le brave capitaine parvint jusqu’à la grand’porte de l’Hôtel Saint-Pol, et demeura tout ébahi en voyant qu’on relevait le pont-levis.
Eh bien, Tanneguy fut profondément humilié. De cette aventure, il demeura ulcéré beaucoup plus que des coups qu’il avait reçus certain soir des gens de Bourgogne. Il grinça des dents, jura que Jean sans Peur avait voulu le déshonorer, et se fit à lui-même de terribles serments de vengeance.
Puis il reprit tristement le chemin de la Truie pendue. La rue, déjà, avait repris son aspect accoutumé. D’abord, on était fort habitué à ce genre d’algarades. Ensuite, Paris était en proie à de sombres préoccupations dont nous aurons à parler. Il résultait de là que le siège du logis du Chatel, l’arrestation de Passavant n’avaient ému la rue qu’au moment même de l’action.
Tanneguy du Chatel arriva à l’auberge, et il faut dire que l’événement ne l’empêcha pas de dîner de bon appétit. Thibaud, qui le vit de méchante humeur, tourna longtemps autour de lui, puis, l’abordant enfin :
– Ne vous semble-t-il pas, capitaine, que vous êtes bien imprudent de dîner dans la grande salle et non dans votre chambre comme d’habitude ?
– Pourquoi imprudent ? grogna le capitaine.
– Mais vous m’avez dit… les gens de Bourgogne… vous savez bien ?
– Oui. Eh bien, ils ne veulent plus de ma peau ! dit rageusement le capitaine.
Le bon Thibaud ne comprit pas comment Tanneguy du Chatel était si furieux de ce que ses ennemis n’en voulussent plus à sa peau. Mais cette fureur était si visible qu’il tenta de détourner l’orage.
– J’espère, dit-il, qu’on en pourra bientôt dire autant de M. le chevalier de Passavant, ce digne gentilhomme !
– Eh bien, hurla Tanneguy, c’est ce qui vous trompe ! Sa peau, à lui, est en grand danger !
– J’espère qu’il ne lui est rien arrivé de fâcheux !
– Il est prisonnier dans l’Hôtel Saint-Pol ! vociféra le capitaine, qui se versa coup sur coup plusieurs rasades.
Thibaud pâlit et trembla pour son auberge. Si Passavant était arrêté, et qu’on lui donnât la question, n’avouerait-il pas qu’il avait longtemps logé à la Truie Pendue ? Cependant, le capitaine posait bruyamment son gobelet vide sur la table en criant :
– Ah ! par tous les diables d’enfer ! Je donnerais dix ans de ma vie pour pouvoir entrer à l’Hôtel Saint-Pol !…
Un buveur, attablé non loin, se leva alors, s’approcha en saluant, et murmura :
– Si au lieu de dix ans de votre vie, dont je n’ai que faire, vous voulez seulement me donner dix écus d’argent, je me charge, moi, de vous faire entrer dans l’Hôtel Saint-Pol !
– Dix écus d’or ! fit Tanneguy soudain dégrisé. Je donne dix écus d’or !
Et Tanneguy considéra l’homme qui venait ainsi se mettre à sa disposition. C’était un de ces êtres qui pullulaient dans Paris, la figure longue et maigre, la moustache en croc, la rapière immense et le manteau troué.
– Oh ! fit-il, est-ce toi qui me feras entrer dans la forteresse du roi ?
– Non, dit le personnage, mais je connais quelqu’un qui ne peut pas me refuser de m’aider à gagner ma pauvre vie et qui, lui, vous fera entrer où vous voudrez…
– Allons ! dit Tanneguy en se levant.
– Les écus d’abord ! dit l’homme.
Du Chatel monta à la chambre que si joyeusement il avait partagée avec Passavant, donna un soupir de regret aux souvenirs que cette chambre évoqua en lui, et redescendit avec les dix écus.
– C’est tout ce qui me reste, songea-t-il, mais je les reprendrai sur la dot de Roselys !…
Il se mit donc en route, escorté du personnage qui le guidait.
– Où me mènes-tu ? demanda-t-il.
– Dans la Cité, répondit l’homme.
– Hum !… Et qui es-tu ?… Que fais-tu ?…
L’homme eut un bizarre sourire et un regard de travers sur son compagnon. Tout en marchant, il expliqua :
– Qui je suis ? Du diable si je le sais, et mon nom je l’ai oublié, si tant est que j’en aie jamais eu un. Quant à mon état, je fais profession de jouer ma vie contre un peu d’or toutes les fois qu’il y a aux Fourches de la Grève un beau pendu, solide gaillard qui ne demandait qu’à vivre. Vous ne comprenez pas ?
– Non, par la damnation de ton âme, mais je suppose…
– Ne supposez rien. J’arrive à la nuit noire sur la Grève, escorté d’un ou deux compagnons qui sont mes aides et que je paie. Je décroche le pendu… et je le porte à l’homme de la Cité. Qu’en fait-il ? Je ne le sais, et ne veux point le savoir. Il paie largement, voilà tout.
– L’homme de la Cité ? fit Tanneguy avec une sourde inquiétude.
– Oui. Celui chez qui nous allons. Si quelqu’un au monde peut vous introduire dans l’Hôtel Saint-Pol, c’est lui, ou Dieu me damne.
– Mais s’il refuse ?
– Pas de danger ! Il a trop peur d’être dénoncé au prévôt ! Mais aussi pourquoi depuis plus de quinze jours ne m’a-t-il pas employé ? Vos écus m’eussent été inutiles. Nous y voici.
– Quoi ? fit Tanneguy.
– C’est ici, dit l’homme. Vous n’avez donc jamais ouï parler de Saïtano ?
– Le logis du sorcier ! murmura Tanneguy, qui venait de reconnaître la maison devant laquelle il avait attendu Passavant. Eh bien ! oui, celui-là me conduira !