XII – LE TÉMOIN

Cette amitié ne fit que croître et embellir dans le courant de cette journée qu’ils passèrent en tête à tête. Sur les instances de Tanneguy, le chevalier raconta une partie de ses aventures, et notamment comment il avait occis Guines et Courteheuse.

– Le plus beau, continua le chevalier, c’est ma rencontre avec vous. Voyez… En sortant des maudites caves où le sorcier m’avait conduit, j’étais faible, j’avais faim et soif, je mourais de froid. À la nuit, j’ai pu me traîner jusqu’à cette auberge. Le croirez-vous ? Parce que j’avais l’escarcelle vide, ma tête était vide aussi, et je ne trouvai rien à raconter au maître de céans. Ayant donc remarqué que la fenêtre de ma chambre était entrouverte, je me hissai tant bien que mal jusqu’à l’enseigne, de là jusqu’à la fenêtre elle-même ; je me jetai sur le lit, et, ma foi, je me suis endormi d’un sommeil qui durerait encore si les clameurs de Thibaud ne m’eussent réveillé. N’est-ce pas admirable que, dans la situation où je me trouvais, je me sois rencontré avec un homme tel que vous, capable d’assurer mon gîte et ma pitance ?

Ceci se passait le soir après un succulent et plantureux dîner.

– Vous oubliez, dit Tanneguy, que je vous dois la vie.

En même temps, il décrocha son escarcelle et la vida sur la table.

– Tiens ! fit Passavant, alors c’est la vie ou la bourse ? Au fait, un truand…

– Partageons, dit le sire du Chatel.

Passavant eut un geste comme pour repousser les pièces d’or que le capitaine avançait de son côté. Mais un regard qu’il jeta sur Tanneguy le fit tressaillir.

– Eh bien ! oui, dit-il. Partageons ! Mais, ajouta-t-il en riant, si Thibaud sait ma richesse, il va me harceler. Qu’il vienne ! Ma foi, je suis bien capable de lui jeter à la tête ces choses brillantes.

– Ne faites pas cela ! cria joyeusement Tanneguy. Thibaud perdrait toute l’estime qu’il a pour vous.

Ce fut donc en devisant de ces choses et autres que se passa cette journée. Passavant, de nouveau, se trouvait riche, et, s’il faut tout dire, il éprouvait quelque soulagement à se sentir l’escarcelle moins plate. Un deuxième lit fut dressé dans la chambre. Tanneguy du Chatel et le chevalier de Passavant dormirent à poings fermés.

Le lendemain fut encore une journée de récits héroïques, de confidences et surtout de substantielle ripaille, en sorte que Passavant se trouva tout à fait remis de son long jeûne dans les galeries qu’il appelait son carême noir. Sur le soir, il s’équipa de pied en cap, s’arma en guerre.

– Où allez-vous ? demanda Tanneguy. Est-ce Ocquetonville, ou Scas, que cette nuit vous allez occire ? J’en suis, mort-diable ! Laissez-m’en au moins un.

– Non, dit Passavant. Scas et Ocquetonville peuvent dormir tout leur soûl, et vous aussi. Je vais tout simplement chez quelqu’un à qui j’ai promis de couper les oreilles et la langue.

– Tout simplement ! fit Tanneguy ébahi. Peste ! je ne voudrais pas avoir excité chez vous cette simplicité. Mais je devine… Vous allez chez cet infâme sorcier… Je vous accompagne.

Passavant secoua la tête et déclara qu’il irait seul. Du Chatel n’insista pas. Mais, lorsque le chevalier eut descendu l’escalier, il boucla sa rapière, sortit à son tour, et de loin suivit son jeune ami.

– Je ne me reconnais plus, songeait le capitaine tout en piétinant dans la neige. Autrefois, j’avais le cœur plus dur, il me semble. Il est vrai que ce jeune homme a une manière d’agir et de parler qui m’a tout à fait touché.

Bref, le brave capitaine, à la suite de Passavant, arriva dans la Cité, et s’arrêta devant la porte de Saïtano. Et il commença tranquillement à monter sa faction, décidé, si le chevalier tardait trop, à entrer de force.

Quant à Passavant, il avait heurté le marteau. Il avait vu s’ouvrir le judas et répondu à la voix qui lui demandait ce qu’il voulait :

– Je viens de la part de la reine.

La porte s’était aussitôt ouverte, et Passavant s’était trouvé nez à nez avec Gérande qui tressaillit et poussa un léger cri. Puis, prenant son parti de l’aventure, elle le conduisit dans la deuxième salle où Saïtano, penché sur une table, s’absorbait dans un mystérieux travail devant des éprouvettes et des cornues. Le savant n’entendit pas entrer. Passavant, d’un geste impérieux, renvoya Gérande et s’assit dans un fauteuil. Puis, paisiblement, il tira sa dague et se mit à en essayer le fil sur le cuir de sa ceinture.

Saïtano, au bout de quelques minutes, versa le contenu d’une éprouvette dans un flacon que remplissait déjà à demi un autre liquide. Il plaça le flacon devant une lampe, l’examina un instant, le flaira, en versa une goutte dans sa main, et goûta.

Puis il poussa un soupir, marmotta de vagues paroles, et se retourna.

Il vit Passavant dans le fauteuil, affilant sa dague.

Saïtano ne fit pas un geste, ne dit pas un mot. Il demeura pensif, méditant sur l’aventure, l’esprit emporté vers de lointaines spéculations inaccessibles à la plupart des hommes. L’étonnement n’eut que peu de part dans cet état d’esprit. Passavant affilait la lame coupante et ne semblait nullement s’inquiéter du sorcier. Finalement, il se leva. Saïtano fut debout au même instant, et dit :

– Avant de me couper les oreilles et la langue, pouvez-vous patienter quelques minutes ?

– Écoutez, mon maître, dit froidement Passavant, je ne suis pas pressé. J’attendrai donc, non pas quelques minutes, mais une heure entière. Seulement, je dois vous prévenir que vous n’éviterez pas le châtiment, Quoi que vous disiez, je suis résolu à ne pas vous épargner. Sur ce, allez, je vous écoute.

– Asseyez-vous, dit Saïtano avec une sorte de tristesse.

– Je veux bien, dit Passavant.

Tous deux reprirent leurs places. Le chevalier garda sa dague à la main. Il avait l’œil et l’oreille aux aguets, s’attendant à quelques nouvelle trahison, et décidé à égorger le sorcier à la moindre alerte. Saïtano l’examinait furtivement ; parfois un soupir gonflait sa maigre poitrine. Il murmura :

– Pouvez-vous me dire comment vous êtes sorti des carrières ?

– C’est bien simple, dit Passavant. Quelqu’un a pris ma place et je suis sorti.

– Quelqu’un ?

– Oui, le sire de Courteheuse. Je me suis heurté à lui dans une cave en rotonde. Je l’ai tué. C’était son tour, paraît-il. J’ai tué Courteheuse, et je suis sorti. Par exemple, je dois dire que j’avais faim et soif. Vous m’aviez prévenu : ceux qui s’égarent dans les carrières y meurent de faim, de soif, et d’épouvante. Aucune de ces horreurs ne m’a manqué. Pourquoi m’avez-vous infligé un pareil supplice ?

Saïtano eut un geste vague et murmura :

– Ce fut en effet stupide. Je voulais me débarrasser de vous. Je craignais que vous ne fussiez un sérieux obstacle à ma recherche du Grand Œuvre, et je ne voyais aucun moyen de vous supprimer.

Il y eut un silence, pendant lequel Saïtano oublia peut-être jusqu’à la présence de cet homme, qui devait être alors un implacable ennemi et qui ne ferait aucune grâce.

– Enfin, reprit le chevalier, vous avez voulu trois fois me tuer.

– Une fois ! rectifia froidement le sorcier. Une seule fois : lorsque je vous ai conduit au labyrinthe.

– Bon, fit Passavant narquois, les deux fois où vous m’avez mis sur la table de marbre, vous vouliez donc…

– Vous ressusciter ! affirma Saïtano d’un accent de terrible sincérité.

– Vous dites ?…

– Vous ressusciter… C’est cela que je voulais vous dire en vous demandant quelques minutes de patience. Après, vous me tuerez, si vous voulez. Vous tuerez le Grand Œuvre. Vous tuerez la vie. Écoutez…

Passavant leva les yeux sur le sorcier. Une inexprimable émotion s’empara de lui à la vue de Saïtano qu’il reconnut à peine. Le visage maigre, tourmenté, ricaneur, le visage démoniaque s’était transfiguré. La flamme de l’orgueil illuminait le front. La passion de la recherche et de la découverte scientifique incendiait le regard.

– Un homme de santé moyenne vit à peu près soixante à soixante-dix ans. Il faut en retrancher environ vingt ans qui sont pris par le sommeil. La digestion quotidienne et les maladies absorbent environ dix ans. Il reste donc à peine trente à trente-cinq ans d’existence effective à un homme. Beaucoup plus de la moitié de ce temps, pour l’immense majorité des hommes, est dépensé stupidement en travail, monstrueuse obligation qui fait de l’être humain un pauvre animal courbé sur des besognes toutes infâmes. Sur les trente-cinq ans qui lui restent, l’homme en gaspille donc une vingtaine et peut-être plus pour assurer son gîte et sa nourriture. Au total, une quinzaine d’années pour « vivre »… Je vous le demande, est-ce la vie ?

– Du diable, fit Passavant, si j’ai jamais songé à de tels calculs. Pourtant, maître, je vous signale que parmi les années à retrancher de la vie, vous devez compter aussi celles qu’on passe dans les fosses d’une Huidelonne, ou les nuits perdues dans vos carrières…

Saïtano n’entendit pas. Il s’était enfoncé dans ses rêveries…

– Ce que je veux, dit-il, c’est la vie, toute la vie, l’éternité devant moi ! Au lieu des quinze misérables années d’existence réelle que l’homme parvient à s’assurer à grand-peine quand il vit sa vie normale, quand il n’a pas de maladies, quand il est aidé par les hasards favorables, je veux devant moi l’infini du temps, l’infini libre, déchargé de cet horrible poids qui est la crainte de la mort et qui écrase notre existence ! Ce que pourrait devenir un homme au bout de seulement quelques siècles de vie, à quelle beauté atteindrait sa pensée, et quelle perfection son corps même pourrait ambitionner, à quelle somme immense de bonheur il pourrait prétendre, c’est ce qu’il est inutile de calculer. Mais qu’un homme ait devant lui le temps sans limites, que sa patience puisse se dire éternelle, et à quel problème dès lors ne pourra-t-il pas s’attaquer ! Quel est l’obstacle de la nature dont il ne triomphera pas ? L’homme actuel ne perçoit qu’une infiniment petite partie de ce que donne aux sens la nature. Il perfectionnera ses yeux et il verra des magies éblouissantes de couleurs intermédiaires que son regard est maintenant inapte à saisir. Il fera de son oreille un monde, et les musiques dont il pourra se repaître pourront contenir des centaines de gammes entre chacun des sept misérables tons qui sont toute sa gamme actuelle. Il saisira des variétés de parfums inconnus. Il se découvrira des sens nouveaux qu’il n’a pas le temps maintenant de développer. Parvenu à l’apogée de sa propre gloire et de son propre bonheur, il s’élancera à la conquête de l’espace, changera de planète, volera d’univers en univers, éteindra dans son infime intelligence la nature entière, et il dira alors : il y a un Dieu, et c’est moi !…

Saïtano étincelait.

Brusquement, il baissa la tête, se tordit les mains et bégaya :

– Que faire ? Que faire en si peu de temps ? Alors qu’il y a dans le cerveau humain de fabuleux trésors de sensations qu’il faut découvrir, se contenter de ces quelques infiniment pauvres impressions qu’on ose appeler amour, joie, délire… allons donc ! Il faut vivre ! Il faut découvrir l’homme ! Il faut lever l’un après l’autre ces voiles épais qui couvrent sa vue, son oreille, tous ses sens… Il faut le temps ! Il faut l’éternité !…

Passavant frémissait et frissonnait.

Ce fut étrange. Doucement, il rengaina sa dague.

Saïtano l’avait-il donc subjugué, conquis, émerveillé ?… Non. Ne faisons pas notre chevalier plus beau qu’il n’était. Tout simplement, il songeait :

– C’est un fou. Comment oserais-je faire du mal à un pauvre fou ?

Avait-il raison ? Oui, sans doute. Ce n’était pas un homme de rêve que notre pauvre chevalier. Seulement, son cœur venait de parler. Et qui sait si ce n’est pas là la suprême science ?

Quant à Saïtano, peu à peu, il se calmait. Il avait dédaigné de remarquer le geste magnanime du chevalier. Il se pencha sur lui, et d’une voix extraordinairement douce :

– Mon enfant, vous me plaisez. Nul ne m’a plu autant que vous. Je vois en vous un être exceptionnel puisque vous avez pu me charmer moi-même. Vos projets à mon égard importent peu. Ne me tuez pas, c’est tout. Le reste est peu de chose. Si vous me mutilez, comme vous en avez l’intention, je souffrirai et ma souffrance ne vous donnera aucune satisfaction… votre cœur n’est pas fait pour se plaire à des douleurs. Je vous parle comme à l’un des meilleurs êtres que j’aie connus au monde.

– Mais alors, s’écria naturellement le chevalier, pourquoi diable avez-vous essayé de me tuer ? Je ne parle pas des carrières, mais de la table de marbre !…

Saïtano répondit :

– Je voulais vous ressusciter. Comprenez-vous ? Mais comprenez donc que je poursuis la découverte sublime qui fera de l’homme le maître du temps et de l’espace ! Mais saisissez donc que je tente la grande, la merveilleuse expérience ! Vous ne savez pas ce qu’on peut faire avec la transfusion du sang ! Les pauvres expériences tentées par Nicolas Flamel avec des animaux ont donné des résultats capables d’affoler la raison humaine. Or j’ai volé les formules de Nicolas Flamel. Comme lui, j’ai fait de l’or, j’ai fait des diamants. Comme lui, j’ai, par des transfusions de sang, de nerfs, de muscles, de cerveaux, obtenu la transformation des bêtes. Vous ne savez pas ! vous ne savez pas que la vie, en apparence éteinte, peut se rallumer, que du sang vivant versé dans les veines vidées d’un cadavre peut faire revivre ce cadavre !… Et alors… ne voyez-vous pas que c’est la fenêtre ouverte sur le mystère du Grand Œuvre ! Ne comprenez-vous pas que si j’étais parvenu à faire palpiter votre cœur, « à vous, mort », c’était la définitive preuve que l’homme peut faire la vie !…

Le sorcier s’arrêta pour respirer longuement, puis continua avec la même fougue furieuse :

– Faire de la vie ! Suspendre la mort ! Écoutez, écoutez ! Déjà j’ai composé l’élixir sacré capable de remettre en mouvement le balancier arrêté, le cœur qui règle le grand mécanisme. Oui, vous dis-je ! Cet élixir, cette liqueur qui est déjà dans mes mains une arme terrible, je l’ai composée, moi, Saïtano, et je l’ai éprouvée sur un cadavre qui s’est remis à vivre : le cadavre de Laurence d’Ambrun !

Le chevalier de Passavant fut aussitôt debout, très pâle, frémissant.

– Sorcier, gronda-t-il sourdement, tu as dit le cadavre de Laurence d’Ambrun !

– Eh oui ! Laurence d’Ambrun ! Celle-là même que vous appeliez votre sœur ! Celle-là même que votre généreuse mère avait accueillie en son logis ! Celle-là même à qui vous avez continué cette hospitalité. Je l’ai vue morte… et je l’ai vue revivre !

Une secrète terreur commençait à s’infiltrer dans l’esprit du jeune homme. Et en même temps, un ardent désir d’en savoir plus long le tourmentait. Il cria :

– Parleras-tu, cette fois ? Diras-tu cette fois la vérité ?

– Oui, par le ciel ! Toute la vérité que je pourrai dire en ce moment, je la dirai. Car je vois bien que le destin ne vous a pas marqué pour la grande expérience, je vois que vous êtes suscité par les puissances contre le seul homme qui m’ait inspiré une haine véritable.

– Quel homme ? fit Passavant étonné.

– Jean de Bourgogne !

– Ah ! ah ! En effet, maître, cette fois vous pourriez avoir raison. Je hais cet homme.

– Et si vous saviez toutes les raisons que vous avez de le haïr… Écoutez, vous aimiez Laurence d’Ambrun comme une sœur… Eh bien, c’est Jean de Bourgogne qui a poignardé Laurence d’Ambrun.

– Pourquoi ? Pourquoi ? Qu’y avait-il de commun entre elle et Jean Sans Peur ?

– Ce qu’il y avait de commun ! cria Saïtano.

Il s’arrêta soudain au moment où il allait dire : Laurence d’Ambrun, c’était l’amante de Jean Sans Peur. Roselys, c’était la fille de Jean Sans Peur.

Froidement, après deux minutes de réflexion, il reprit :

– Je le sais, mais je ne puis le dire. Un autre vous le dira peut-être. Moi, je ne puis et ne dois vous assurer que d’une chose : c’est que la reine Isabeau est venue ici chercher un poison pour tuer Laurence d’Ambrun et que je lui ai donné, moi, la liqueur de vie que j’ai composée. Je sais et puis dire que Jean de Bourgogne a poignardé Laurence – et qu’elle n’est pas morte parce qu’elle avait bu ma liqueur.

– Jean Sans Peur ! Isabeau de Bavière ! murmura Passavant. Je vous haïssais d’instinct. Voilà donc d’où me venaient ces pensées de défiance que vous m’inspiriez… Où est-elle, maintenant ? Vous savez tout cela !

– Je le sais. Mais je ne puis le dire…

– Enfer ! Veux-tu donc…

– Je veux, interrompit Saïtano avec une sorte de majesté, je veux que vous restiez ce que le destin a voulu que vous fussiez : « le témoin ! »

– Le témoin ?…

– Oui… le témoin de ce qui se passa au logis Passavant la nuit où vous fûtes amené ici et déposé sur cette table de marbre. Vous êtes le témoin, le terrible témoin qui peut, d’un mot, tuer le puissant duc. Écoutez, je ne veux pas contrarier le destin, moi. D’ailleurs, que suis-je ? Un homme ? Non. Je suis la science. Mais c’est vous que le destin a désigné pour arrêter Jean de Bourgogne dans son vol audacieux et lui briser les reins. Je ne dirai rien de plus.

– Tu parleras ! cria Passavant chez qui la colère commençait à bouillonner.

Saïtano, sans répondre, prit le chevalier par la main, le conduisit dans la troisième salle jusque devant l’armoire de fer. Il l’ouvrit. Elle contenait trois tablettes superposées. Le rez-de-chaussée était occupé par un coffre en fer. Les trois étages étaient habités par d’innombrables flacons. Passavant regardait avec une indicible curiosité, et l’angoisse étreignait sa gorge.

Saïtano parla ainsi :

– Je ne veux pas vous dire de quoi vous avez été le témoin, je ne veux pas vous dire ce qu’est devenue Laurence d’Ambrun, je ne veux pas vous dire ce qu’est devenue Roselys que vous cherchez. Il y a une destinée. Il y a une mathématique du destin. Je ne suis pas un homme. Je suis la science. Je n’ai pas le temps, ni la volonté de me mêler à l’histoire des hommes : je suis à la recherche du Grand Œuvre et ceci explique ma vie, mes mensonges, mes réticences. Je ne veux pas me mêler de corriger la destinée, ni d’entraver sa mathématique. Si le destin doit vous instruire, vous serez instruit. Ne me demandez donc pas plus que je vous donne. Ce que je puis vous donner, le voici. Retenez-le. Car votre vie est là ! D’abord, vous êtes le témoin, le terrible témoin redouté de Jean Sans Peur. Ensuite, Laurence d’Ambrun et Roselys sont vivantes. C’est tout. Ne demandez pas plus !

Le chevalier écoutait avec une ferveur qui l’étonnait lui-même.

Saïtano leva la main et désigna la tablette supérieure.

– Là, dit-il, sont les poisons. Tenez, voyez ce tout petit flacon : avec une seule goutte sur la langue, vous pouvez foudroyer un homme. En voici d’autres qui procurent de longues agonies, de façon que le meurtrier ait le temps de gagner au large. Mais ce sont là des jeux enfantins. Voyez ce liquide incolore comme de l’eau ; il est également sans saveur et sans odeur. Vous pouvez en faire boire à celui que vous voulez tuer. Il croira avoir bu de l’eau. Il n’éprouvera aucun malaise. Il vous quittera en parfaite santé. Vous entreprendrez alors quelque voyage et reviendrez au bout de trois ans pour apprendre que quinze jours avant votre arrivée, alors que vous étiez loin, votre cher ennemi est mort tout à coup d’une fièvre chaude. Que pensez-vous de cela ? ajouta Saïtano en regardant fixement le chevalier.

– Si j’ai un ennemi, dit froidement le chevalier, j’ai ma rapière et ma dague.

– Et si cet ennemi est tellement puissant que vous ne puissiez le frapper sans être certain d’être livré au bourreau ?

– Passez, maître. Ne vous inquiétez pas de ce qui, alors, regarderait le bourreau et moi.

Saïtano eut un étrange coup d’œil oblique sur le chevalier et continua :

– Laissons les poisons, et venons-en aux élixirs que recherchent avidement les seigneurs de la cour. Les voici en bon ordre au deuxième étage de ma maison de fer. Voici le plus important : il donne l’amour. Aimez-vous quelque fille à qui vous voulez inspirer une passion égale à la vôtre ? Voici, voici qui, mieux que les protestations, les paroles brûlantes, mieux que l’or même qui pourtant triomphe de bien des résistances, voici qui donnera à cette fille la fièvre d’amour que vous aviez rêvé. Voici ce qui la jettera dans vos bras. Quand vous voudrez être aimé, chevalier, venez à moi.

– Quand je voudrai être aimé, répondit Passavant, j’offrirai ma vie à celle qu’aura choisie mon cœur. Si elle refuse, je m’éloignerai. C’est tout.

C’était dit avec une froideur glaciale. Le sorcier garda un moment le silence, examinant le chevalier à la dérobée. Il haussa légèrement les épaules et du doigt toucha la première tablette de l’armoire. Son regard alors s’enflamma. Cette fois, il ne parlait plus pour le chevalier :

– Élixirs d’amour et poisons, ce sont des jeux… Voici mon œuvre, à moi ! Voici la liqueur qui donne la vie, celle-là même qui a permis à Laurence d’Ambrun d’être frappée d’un coup mortel sans mourir. Voici la liqueur qui me permet de transformer un cerveau, d’abolir ou de surexciter la mémoire, de modifier les sentiments, de faire d’un brave comme vous un lâche… Qu’en dites-vous ?

– Le jour où ce malheur m’arriverait, dit Passavant, j’espère qu’il me resterait encore assez de courage pour me tuer.

De nouveau, ce fut le silence dans la salle funèbre. Saïtano songeait :

– Il n’a pas même jeté un coup d’œil sur la table de marbre. Pourquoi un tel homme n’est-il pas mon ami ? Dans l’œuvre que j’ai entreprise, détendu, protégé par cette loyauté intrépide, par cette bravoure que rien n’abat, avec quel calme, quelle tranquillité j’eusse continué la grande recherche !

Il soupira. Passavant attendait paisiblement que le sorcier s’expliquât. Saïtano, peut-être, hésitait encore.

– Chevalier, dit-il enfin, et sa voix prit une inflexion de douceur qui étonnait chez cet homme, je vous ai mis sur la table de marbre, et vous m’avez deux fois vaincu. Je vous ai conduit dans les carrières pour vous y faire mourir de faim, de froid, d’épouvante. Vous étiez venu ici pour vous venger. Tout à l’heure vous m’avez cru fou et vous avez rengainé votre dague. Maintenant, me croyez-vous encore fou ?

– Non, dit Passavant.

– Pourquoi ne me tuez-vous pas ?

– Parce que je n’ai plus de colère contre vous. Je ne vous comprends pas. Je ne sais pas qui vous êtes. Je ne saisis pas exactement ce que vous voulez. Mais je vois que ce n’est pas la haine qui vous guide. Pourtant, à vous, savant illustre qui cherchez l’accomplissement d’un rêve sublime, je veux, moi, pauvre esprit incapable de m’élever à ces hauteurs de pensée, je veux dire une chose qui vous paraîtra sans doute bien misérable, mais qui me semble, à moi, très naturelle.

– Dites, fit avidement Saïtano.

– Ceci : pour achever votre expérience, vous deviez tuer les trois pauvres diables enchaînés sur ces escabeaux ? Cela ne peut faire de doute…

– C’est la vérité même, dit le sorcier en soupirant. Leur sang m’était nécessaire.

– Eh bien, que voulez-vous que fasse à Bruscaille, Bragaille et Brancaillon votre recherche de la vie éternelle ? Pourquoi un homme serait-il supprimé parce que les hommes doivent vivre ? Votre sublimité est criminelle au premier chef, mon maître.

Saïtano sourit. Il posa sa main sèche sur l’épaule de Passavant. Ce sourire faisait frissonner le chevalier…

– Vous êtes un enfant, un noble enfant, dit le sorcier. Vous ne savez pas que la guerre, la lutte sans pitié, c’est la loi primordiale de la brute humaine. C’est la loi même de l’affreuse nature. Il faut tuer pour vivre. Il n’y a pas un homme au monde qui n’ait plusieurs crimes à se reprocher. Il n’y pense pas, il les ignore parce que s’il a été criminel, ce fut pour assurer sa vie. Vous ne savez pas, vous ne pouvez savoir ce que l’obligation de défendre, sa vie engendre chez la brute – tigre ou homme – des pensées de mort. Les moins criminels sont ceux qui tuent avec une dague. Laissez-vous vivre, mon enfant, et ne cherchez pas à sonder l’effroyable mystère de la guerre que se font les hommes. Retenez seulement ceci : que vous deviez me tuer, et que vous ne me tuez pas !

Saïtano se redressa et jeta un long et indéfinissable regard sur le chevalier.

Puis il se baissa et ouvrit le coffre de fer qui se trouvait au rez-de-chaussée. Passavant regarda curieusement l’intérieur du coffre, où il vit des papiers en quantité et quelques petits coffrets. Saïtano saisit l’un de ces coffrets et le déposa sur la table de marbre à l’endroit même où s’était appuyée la tête du chevalier lorsqu’il avait été étendu sur la table.

Alors, dans le grand coffre, le sorcier prit un vieux parchemin plié, sali…

Saïtano était redevenu sombre. D’autres pensées montaient en lui avec une force irrésistible, pensées terribles sans doute, car le chevalier, tout à coup, vit son visage se contracter. Et, comme il considérait cette figure qui peu à peu se convulsait, Passavant, soudain, comme avait fait Jean Sans Peur, allongea le bras et avec un rire nerveux cria :

– Quoi ? Qu’est-ce ? Qu’avez-vous au visage ? Une main !…

– La main sanglante, dit Saïtano sans émotion.

– Quelle main ? bégaya le chevalier saisi par une sourde terreur. Quelle main ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Oh ! la voici rouge, comme du sang !… La voici qui saigne !…

Saïtano haussa les épaules :

– J’ai tâché de dompter en moi la brute humaine. Il n’y a pas eu moyen. Je suis resté homme par certains bas instincts d’animalité. Cette main ?… C’est celle d’un homme qui m’a souffleté, voilà tout. Moi, Saïtano, roi de la science, moi qui vais sans doute trouver le Grand Œuvre, j’ai été frappé au visage, j’ai subi l’ignominie de cette insulte…

– Oui, murmura le chevalier. Mais comment la marque est-elle restée ? Ceci, vraiment, est du sortilège. Ceci, vraiment, m’épouvante… Ah ! la voici qui s’efface.

– Regardez, dit Saïtano en souriant. Regardez parmi ces liqueurs. Il en est que j’ai essayées sur moi-même !… J’ai été souffleté, vous dis-je. Or j’ai voulu que jamais l’oubli de l’horrible outrage ne puisse se faire dans mon cœur… Grâce à ces liquides corrosifs, j’ai pu…

– Disparue ! interrompit Passavant.

– Oui ! fit Saïtano avec un rire funèbre, disparue en apparence. Mais elle ne disparaîtra en réalité que le jour où vous…

– Moi ?… Par Satan, qu’ai-je affaire de cette main ?

Saïtano se tut. Mais bientôt il leva en l’air entre ses doigts le parchemin plié et sali qu’il avait pris dans le coffre.

– Ne parlons plus de moi, dit-il gravement. Parlons de vous. Écoutez. Avec toute votre attention, écoutez ce que je vais vous dire. Tôt ou tard, bientôt sans doute, vous allez vous heurter à Jean de Bourgogne…

– Oui ! dit Passavant avec un accent d’implacable résolution. Et je lui demanderai ce qu’il a fait de Laurence, de Roselys !

– Ceci ne me regarde pas. C’est l’œuvre de la destinée – de votre destinée. Mais retenez ceci : lorsque vous penserez que l’heure sera venue, n’hésitez pas, venez frapper à cette porte, et dites-moi : « Je réclame le parchemin où sont relatées les choses dont je fus le témoin… »

– Quelles choses ? murmura le chevalier dont la tête s’égarait. Quelles choses ? Pourquoi parler si mystérieusement ?

– Vous êtes le témoin ! C’est tout. Quand l’heure sera venue, demandez-moi ce parchemin… Maintenant, allez. N’oubliez pas que vous êtes le témoin. Moi je n’oublie pas que tout à l’heure vous avez rengainé la dague qui devait me tuer.

Saïtano referma le coffre, puis l’armoire de fer. Passavant s’enveloppa de son manteau, et tout étourdi de ce qu’il avait vu, étonné de ne se sentir aucune haine contre l’homme qui l’avait conduit dans les carrières, il se dirigea vers la porte qui donnait sur la rue. Saïtano prit dans ses mains le coffret qu’il avait déposé sur la table de marbre, et suivit le chevalier. Au moment où celui-ci allait franchir la porte, Saïtano lui remit le coffret.

– Qu’y a-t-il dans ce coffret ?

– La dot de Roselys ! répondit le sorcier.

Et la porte se referma. Passavant effaré entendit à l’intérieur un bruit de ferrures qu’on poussait.

– La dot de Roselys ! murmura-t-il en frémissant.

Soudain une sorte de colère s’empara de lui. Il se mit à frapper du poing sur la porte, en criant :

– Roselys ! Vous m’aviez promis de me conduire à elle ! Où est-elle ! Si vous êtes un homme, si vous avez un cœur comme je l’ai cru tout à l’heure, répondez ! Où est Roselys !…

Et Passavant entendit le sorcier Saïtano qui lui répondait :

– Allez à l’Hôtel Saint-Pol, et demandez Roselys à Odette de Champdivers…

Le chevalier fut secoué d’un long tressaillement ; puis la stupeur, la crainte l’immobilisèrent, des pensées étranges se levèrent dans son esprit. Il cherchait en vain à se calmer. Mais sans doute il fût resté longtemps devant cette porte, si une main lourde, tout à coup, ne se fût posée sur son épaule. Il se retourna en criant nerveusement :

– Qui va là ! Au large !…

– Eh ! par le diable, ne reconnaissez-vous pas Tanneguy du Chatel ?

– Vous !… Comment…

– Je vous ai suivi. J’attendais votre départ de cette maison diabolique. Je commençais même à trouver que vous étiez bien long, et j’allais heurter au marteau.

Passavant se taisait. Il était encore sous le coup de l’impression que lui avait causée l’étrange réponse de Saïtano.

– Venez, reprit Tanneguy du Chatel. Vous êtes sauf, c’est l’essentiel. Mais que diable tenez-vous dans vos mains ?… Un coffret ?…

– Oui, dit Passavant avec un rire bizarre, c’est la dot de Roselys.

– Roselys ? fit le capitaine effaré.

– Roselys que je dois aller demander à Odette de Champdivers…

– Du diable si…

– À l’Hôtel Saint-Pol ! acheva Passavant.

À ce mot, Tanneguy du Chatel se renfrogna.

– Mon jeune ami, grogna-t-il, vous vous êtes conduit envers moi en vrai chevalier et vous m’inspirez une amitié à laquelle je ne résiste pas. Cela vaut un conseil, je vais vous le donner.

– Non, vendez-le moi.

– Hein ?

– Oui. Une idée que j’ai. Je ne puis supporter qu’on me donne un conseil. Alors, vous comprenez, je vous l’achète, surtout s’il est bon.

Et Passavant, se prenant à rire du bout des dents, se mit en route, escorté de Tanneguy tout ébaubi.

– Quel diable d’homme êtes-vous ? fit le capitaine. Quoi qu’il en soit, voici le conseil : évitez de jamais entrer à l’Hôtel Saint-Pol.

– C’est ce qu’on m’a déjà dit. C’est ce que je me suis dit moi-même. Et pourtant, j’irai. Votre conseil ne vaut rien, mon cher, mais je prise la bonne intention qui l’a dicté. Allons.

La route se fit en silence. Lorsqu’ils eurent atteint l’auberge de Thibaud, lorsqu’ils furent enfermés dans la chambre qu’ils s’étaient disputée la rapière au poing et qu’ils partageaient fraternellement, le chevalier posa le fameux coffret sur la table et murmura :

– Dot de Roselys !…

Tanneguy du Chatel regardait curieusement. Il frappait du pied, tournait autour de la table, mâchait des jurons, et enfin, n’y tenant plus :

– Eh bien, ouvrez-le donc, mort au diable !

Passavant tressaillit, et parut revenir de très loin. Le coffret était fermé à clef, et Saïtano l’avait gardée, cette clef. Tanneguy introduisit la pointe de sa dague dans le joint du couvercle qui bientôt se leva. Le capitaine poussa un cri – un rugissement suivi d’un terrible juron. Passavant ne dit rien. Tous deux, un peu pâles, considéraient avec admiration, presque avec terreur, le contenu de ce coffret.

Il était plein de diamants !…

– Est-ce vrai ? murmura Passavant.

– Est-ce croyable ? fit du Chatel.

Ni l’un ni l’autre n’osait toucher à ces belles choses brillantes. Enfin, le chevalier s’y hasarda et, ayant longuement choisi, prit une bague ornée d’un fort beau diamant. Tanneguy, qui le regardait faire, s’écria :

– Prenez garde, mon jeune ami, prenez garde !…

– À quoi ? fit Passavant étonné.

– Eh ! tout cela vient du sorcier. Cela brûle, peut-être !

– Vous croyez ? dit le chevalier avec un sourire de malice.

– J’en suis sûr. On m’a raconté plus d’une histoire de ce genre. Le diable a plus d’un tour dans son sac. Il vous offre un diamant : vous le tournez et retournez dans vos doigts, vous admirez les jolies flammes qu’il jette, et tout à coup, le diamant se transforme en un charbon ardent ; votre main est brûlée, votre bras se dessèche…

– Ah ! fit Passavant, je remets donc dans le coffret cette bague que je voulais vous offrir.

Le capitaine devint très rouge et poussa un cri :

– Quoi ! balbutia-t-il, à moi ? Ce diamant ? Mais il vaut une fortune !

Et le brave Tanneguy tendait la main dans laquelle Passavant laissa tomber la bague en disant :

– Prenez garde d’avoir la main brûlée et le bras desséché !

– Bah ! Nous verrons bien ! grogna Tanneguy qui saisit avidement le bijou et se mit à l’admirer avec force exclamations.

Il y eut alors de nouvelles embrassades. Tanneguy se déclara désormais l’ami du chevalier envers et contre tous, et lui proposa de l’escorter à l’Hôtel Saint-Pol, dût-il y laisser sa peau. Puis il ajouta :

– Vous voilà riche, et je ne sais pas si le duc de Berry qui a volé les joyaux du feu roi Charles V possède autant de pierres précieuses (il exagérait de bonne foi, le brave capitaine), mais en raison même de cette richesse, laissez-moi vous donner…

– Un conseil ! dit le chevalier de son air naïf.

– Oui ! dit le capitaine étourdi. Le voici : Allez chez Éphraïm, le juif de la Cité, ou plutôt allons-y, et échangez ces pierres contre des écus d’or.

– Par le ciel, cette fois, le conseil est bon !

– Et payé d’avance ! fit le capitaine goguenard. Ainsi, nous irons ?

– Dès le jour venu !