Tristan Vox

 

Cette histoire se passe il y a bien peu d’années, à une époque qui paraîtra pourtant préhistorique aux jeunes d’aujourd’hui. En ce temps-là en effet la télévision n’existait pas encore. C’était la radio qui étendait son empire sur les esprits et enfiévrait les imaginations. Il ne faudrait pas croire cependant que son pouvoir était moindre que celui de notre télévision, bien au contraire. Pour rester sans visage ni regard, les voix n’en avaient que plus de mystère, et leur magie agissait avec une efficacité parfois redoutable sur les hommes et les femmes à l’écoute. On remarquera que dans nombre de religions, les décrets de Dieu se manifestent par une voix tombant du haut d’un ciel vide. Ainsi les « spiqueurs » – c’est ainsi qu’on les appelait – paraissaient-ils au grand public comme des créatures incorporelles et douées d’ubiquité, à la fois toutes-puissantes et inaccessibles. Certains prenant la parole tous les jours à la même heure – avec une régularité quasiment astronomique – jouissaient d’une notoriété extraordinaire et retenaient l’attention passionnée de foules immenses. Cette popularité, ils la mesuraient par le fabuleux courrier qu’ils recevaient, un courrier où il y avait tout, absolument tout, des cris, des plaintes, des menaces, des confidences, des promesses, des offres, des supplications. Les plus bornés, les plus entêtés de matérialisme ne pouvaient se dissimuler ce qu’ils représentaient dans l’esprit de leurs correspondants, et, se regardant parfois dans une glace, ils prononçaient en tremblant le mot terrible de quatre lettres qu’on leur faisait incarner malgré eux.

Le plus célèbre de tous était sans conteste le pathétique Tristan Vox dont la voix, partant d’un petit studio obscur et perdu au fond d’un énorme building des Champs-Élysées, berçait et exaltait à la fois des millions de cœurs solitaires, chaque soir de vingt-deux heures à minuit. Comment expliquer la magie de cette voix ? Certes, il y avait en elle une gravité caressante et veloutée que relevait une fêlure, une cassure, quelque chose de blessé, et qui blessait aussi avec une implacable douceur ceux – et surtout celles – qui l’entendaient. Cette raucité tristanienne, c’était bien autre chose que la raucité aznavourienne qui vint plus tard, comme son écho assourdi, et qui fit cependant d’un petit chanteur arménien, faune chétif et frileux, l’une des idoles du music-hall.

Mais la qualité physique de la voix de Tristan Vox n’aurait pas suffi à justifier l’extraordinaire ascendant dont elle jouissait. Encore une fois la radio avait sur la télévision l’immense privilège de s’adresser aux yeux de l’âme et non à ceux du corps. L’homme de télévision n’a que le visage qu’il a. L’homme de radio avait le visage que lui prêtaient ses auditeurs et ses auditrices sur la seule foi de ses intonations.

Or, chose étrange, un certain consensus apparaissait à travers les innombrables lettres et même dans les dessins que recevait Tristan Vox. L’image qu’on se faisait généralement de lui, d’après sa voix, était celle d’un homme dans sa seconde jeunesse, grand, mince, souple, avec une masse de cheveux châtains indomptés qui atténuaient par leur flou romantique ce que son masque noblement tourmenté, aux pommettes un peu hautes, aurait pu avoir d’excessivement sombre, malgré la douceur de ses grands yeux mélancoliques.

Tristan Vox s’appelait en réalité Félix Robinet. Il approchait la soixantaine. Il était petit, chauve et bedonnant. Sa voix prenante s’expliquait par une laryngite chronique et un étrange double menton vibratile qui agrémentait le bas de son visage. Au terme d’une médiocre carrière de comédien comique – il rappelait un peu Alerme – qui l’avait promené au gré des tournées théâtrales dans toutes les sous-préfectures de France, il avait été soulagé de trouver une situation stable et sédentaire comme « spiqueur » à la radio.

On lui avait d’abord fait lire des bulletins météorologiques, le résumé des nouvelles, les programmes du lendemain. Sa célébrité avait véritablement commencé le jour où il avait prêté sa voix à l’Horloge parlante que chacun pouvait entendre en composant le numéro Observatoire 84.00 sur son téléphone. On avait commencé alors à s’interroger à son sujet, et un grand quotidien avait lancé, comme une sorte d’énigme policière, la question : qui se cache derrière l’Horloge parlante ? Robinet, qui avait choisi ce métier pour avoir une retraite paisible, s’était alors entouré de mystères. Il avait mis ainsi le comble aux curiosités.

Un jour, le directeur de la station avait eu une conversation avec lui.

— Franchement, lui avait-il dit en substance, vous valez de l’or. Le public que nous attirent vos vacations est immense. Vous pouvez me demander ce que vous voulez sur le plan matériel.

Robinet, qui avait réprimé une grimace en entendant parler de vacation – un de ces faux termes de métier qu’il détestait –, avait trop de méfiance à l’égard de son propre destin pour se réjouir sans réserve de ce préambule. Pour lui toute bonne fortune annonçait un piège. Il remercia néanmoins son directeur et l’assura qu’il réfléchirait. La vérité, c’est que ses besoins étaient modestes, et que les avances de son directeur l’embarrassaient quelque peu. Pour lui, la réussite venait trop tard. Sa carrière de comédien était terminée. Vingt ans, trente ans plus tôt peut-être ? Ce n’était même pas sûr. À vrai dire, il avait fait ce métier comme un autre, en père tranquille que le démon de l’ambition n’a jamais troublé.

— Seulement voilà, reprit le directeur, de mon côté, j’ai deux choses à vous demander. Nous ne sommes pas là pour nous faire des courbettes, n’est-ce pas, et je n’irai pas par quatre chemins. Les gens qui vous écoutent ne vous imaginent pas tel que vous êtes. Ils brodent sur votre voix, ils vous idéalisent, ils se font tout un cinéma. Ce n’est l’intérêt de personne de les décevoir. Il faudrait donc : un, que vous choisissiez un pseudonyme. Deux, que vous restiez absolument invisible. Pas de photo, pas d’apparition en public, gala, coquetel ou autre. Êtes-vous d’accord ?

Ces exigences convenaient on ne peut mieux à Robinet. Rien n’était plus contraire à ses goûts qu’une notoriété de mauvais aloi qui viendrait troubler son calme confort. Sa voix – qui en quarante ans de théâtre n’avait jamais ému personne – soulevait les foules dès lors qu’elle passait par le canal d’un micro. C’était là une de ces loufoqueries du destin dont il convenait de limiter autant que possible les effets. Qu’elle édifie donc, cette voix d’or, tous les mythes romanesques possibles et imaginables. Lui, Félix Robinet, demeurerait à l’écart de ces folies.

C’était ainsi qu’était né Tristan Vox, superbe assemblage de roman courtois et de modernisme vulgaire. Il fut convenu que tous les ponts seraient coupés entre Vox et Robinet. Aucune personne étrangère à la station ne serait admise dans le studio pendant les vacations de Robinet. Aucune photographie de lui ne serait divulguée. Ses relations avec l’extérieur – courrier, téléphone, rendez-vous – seraient filtrées avec le plus grand soin. Robinet s’imaginait qu’en coupant ainsi tous les fils qui le rattachaient à Vox, l’inexistence de ce dernier suffirait à le rendre inoffensif. En réalité, il lui laissait une liberté redoutable, celle par exemple, après s’être fait une place dans des millions de vie, d’envahir et de saccager celle de son propre auteur.

Car la métamorphose qui faisait chaque soir sortir Tristan Vox de Félix Robinet par le simple truchement d’un micro n’était pas moins mystérieuse que celle d’une citrouille en carrosse par un coup de baguette magique. Robinet ne faisait aucun effort dramatique pour ressembler au héros ténébreux que son auditoire imaginait. Parce que c’était conforme à son caractère, il évitait tout effet, tout mouvement un peu vif, tout accent passionné, et il entretenait son monde entre deux disques qu’il annonçait et « désannonçait » – selon le jargon de la radio – sur le ton de la confidence, un ton affectueux, un peu triste, mais rassurant, où on sentait passer une indulgence amusée et désabusée, nourrie par une immense expérience. De quoi parlait-il ? De tout et de rien. Des saisons, de son jardin, de sa maison – bien qu’il habitât un appartement rue Lincoln – des animaux, de tous les animaux, indistinctement, inépuisablement, lui qui n’avait jamais eu fût-ce un poisson rouge. En revanche il évitait toute allusion aux enfants, parce qu’il savait d’instinct que son public était formé en majeure partie de solitaires – vieux garçons et filles bréhaignes – et que l’image de l’enfant aurait jeté un froid dans les mille tête-à-tête qu’il entretenait simultanément.

On aurait pu lui représenter qu’il mentait, qu’il trompait son monde, qu’il commettait soir après soir un abus de confiance réitéré. Il aurait protesté en toute bonne foi qu’il poursuivait derrière un micro le métier de comédien qu’il avait exercé toute sa vie sur des planches, et qui consistait à incarner aux yeux du public un personnage qu’on n’est pas. Si on lui avait rétorqué que ce n’était pas la même chose, il en serait sans doute convenu, mais sans pouvoir préciser en quoi justement consistait la différence. Car ce personnage de Tristan Vox, il l’incarnait autrement qu’un acteur incarne Rodrigue ou Hamlet. Il l’incarnait en affirmant sans équivoque qu’il l’était réellement, et il le créait en même temps, à chaque instant, au lieu de l’emprunter tout fait à un répertoire. Se rendait-il compte du risque qu’il courait ? Car une illusion aussi vivement entretenue doit bien finir par déborder l’imaginaire et mordre sur le réel en y provoquant d’imprévisibles turbulences.

Contre une incursion du ravageur Tristan Vox dans la vie paisible de Félix Robinet, deux femmes faisaient rempart. Il y avait d’abord en première ligne sa secrétaire, la maigre et chevaline Mlle Flavie. C’était sur elle que venait se briser le flot du courrier matinal, l’artillerie lourde des cadeaux et paquets, et l’assaut intempestif des visiteurs et visiteuses. Elle répondait aux lettres – après avoir soumis à Robinet celles qui lui paraissaient présenter un intérêt –, acheminait les cadeaux vers un asile de vieillards, et décourageait avec une courtoisie inflexible les campeurs d’antichambre. Parce qu’elle faisait face intrépidement à la foule avide et idolâtre qui acclamait et réclamait Tristan Vox, Félix Robinet ne la voyait pour ainsi dire que de dos, et la connaissait mal. Elle-même, obsédée sans cesse par le prestigieux Tristan, avait peine à percevoir le gris et paisible Félix qui n’était à ses yeux que l’ombre et comme la doublure de l’Autre.

Aussi bien Robinet n’avait-il qu’une hâte, en sortant peu après minuit du studio : regagner le gîte conjugal où l’attendait son épouse, la douce et plantureuse Amélie – née Lamiche – avec un petit médianoche de sa façon, c’est-à-dire à la mode auvergnate. Car Amélie était un fin cordon-bleu, et ils étaient tous les deux originaires de Billom – un petit bourg du Puy-de-Dôme – où ils comptaient se retirer dans quelques années. Ce souper quotidien où les Robinet communiaient dans la béatitude gastronomique, on pouvait regretter que personne n’en fût témoin, car leurs mines gourmandes et attendries, lorsque le plat longuement concocté déroulait ses effluves enivrants sous leur nez, fournissaient l’image même du bonheur et de la fidélité conjugale. Mais d’un autre côté, on aurait difficilement pu trouver un tableau plus contraire au personnage mélancolique et désincarné de Tristan Vox.

C’était pourtant sur ce point intime entre tous – leurs origines billomoises – que Vox allait faire porter sa première attaque contre Robinet.

Tout commença par une série de lettres brûlantes qu’une certaine Yseut – il s’agissait évidemment d’une signature d’emprunt accordée au prénom de Tristan – envoyait à intervalles réguliers, et qui contenaient des précisions assez troublantes sur la vie des Robinet. Bien entendu, c’était Mlle Flavie qui avait été alertée la première.

— C’est curieux, dit-elle un jour à Robinet en lui apportant, pour qu’il les signe, les réponses qu’elle avait préparées. Qu’est-ce au juste que le Gros et le Petit Turluron ? Je ne vous ai jamais entendu prononcer ces noms au micro.

Rien n’est au contraire plus familier aux habitants de Billom puisqu’il s’agit de deux grosses collines situées à l’ouest de la ville, et qui constituent un but de promenade dominicale. C’est ce que Robinet expliqua à sa secrétaire.

— Pourtant, s’obstina-t-elle, je ne me souviens pas que vous ayez jamais fait allusion à Billom.

Elle avait une mémoire d’éléphant, et Robinet pouvait se fier à elle. Il lut la lettre. À travers un bavardage fort libre, le Petit et le Gros Turluron apparaissaient avec une signification d’une transparente obscénité. C’était signé : Yseut.

— C’est possible tout de même que j’aie parlé de Billom où je suis né, et des deux Turluron que tout le monde connaît dans la région, risqua-t-il sans y croire vraiment en voyant Mlle Flavie secouer la tête énergiquement.

— Ça ne m’aurait pas échappé, affirmait-elle. De toute façon, nous ne pouvons toujours pas répondre à cette Yseut, car cette lettre ne comporte pas plus d’adresse que les autres.

Il y eut une brève accalmie, puis Yseut se manifesta à nouveau par une salve d’épistoles qui franchissaient cette fois toutes les bornes de la bienséance. Robinet lut et relut avec perplexité la phrase suivante : Ah mon chéri ! Si tu me voyais quand je t’écoute, tu ne t’embêterais pas !

— Que croyez-vous qu’elle veuille dire ?

Mlle Flavie prit un air outré.

— Comment voulez-vous que je le sache ?

— C’est une femme qui a écrit cela, et vous êtes une femme, raisonna Robinet.

— Vous devriez savoir qu’il y a plusieurs sortes de femmes ! s’indigna la vieille fille.

Robinet haussa les épaules et alla s’enfermer dans son studio, après avoir brièvement téléphoné à son épouse. Il laissa retomber sur lui la lourde porte qu’on verrouillait en abaissant un long bras de levier, et s’assit devant le micro. Autrefois les micros ressemblaient à de grosses boîtes rectangulaires criblées de petits trous. Il y avait quelque chose de familier et de bon enfant dans ces grosses cages à mouches. Les nouveaux micros avaient l’air d’une tête de vipère dardée sur le visage, sur la bouche de celui qui parlait. Robinet s’avisa que c’était ce serpent électronique hostile et méchant qui opérait sa métamorphose en Tristan Vox. Il fut particulièrement sensible à l’étrange solitude qui était la sienne chaque jour à la même heure. La petite pièce surchauffée et insonorisée, close comme un coffre-fort, n’ouvrait sur l’extérieur que par le rectangle à double vitre par lequel il voyait vaguement la silhouette paresseuse du preneur de son, inclinée devant ses consoles. Ils travaillaient ensemble depuis si longtemps qu’ils n’utilisaient plus jamais l’interphone grâce auquel ils auraient pu échanger quelques phrases. L’opérateur se contentait d’avertir Robinet d’un coup de lumière verte qu’il allait lui donner l’antenne. Puis le signal rouge s’allumait, et la solitude de Robinet, tout à fait fermée du côté de ses compagnons de travail et de ses relations privées, s’ouvrait de façon béante sur la foule immense et muette de son auditoire. Félix Robinet était désormais enfoui dans une sorte de tombeau. Tristan Vox retentissait comme un dieu omniprésent aux oreilles de tous. Il s’introduisait dans les cœurs, se déployait en Phénix resplendissant dans les imaginations.

Or Félix Robinet, un peu triste et angoissé ce soir-là, réagissait comme à l’accoutumée par un surcroît de tendresse pour les douceurs gastronomiques. Il n’avait téléphoné à sa femme avant le début de l’émission que pour lui demander des nouvelles des tripoux de Chaudes-Aigues qui étaient sur le feu et qui devaient constituer l’essentiel de leur souper. Il était certes tout à fait exclu que Tristan Vox fît la moindre allusion sur l’antenne à l’un des plats les plus canailles de toute la cuisine bougnate, laquelle n’a jamais passé pour légère et raffinée. Mais on peut dire que les tripoux ne cessèrent de hanter Robinet pendant toute la durée de son émission.

Le surlendemain, Mlle Flavie lui apportait une nouvelle lettre d’Yseut, et attirait son attention sur une phrase qu’elle jugeait quant à elle parfaitement sibylline : Mon Tristan n’en pouvait plus de saliver hier devant son micro, et il attendait avec une impatience frénétique le moment de mettre les talons dans l’estomac !

Pauvre Mlle Flavie ! Comment aurait-elle pu soupçonner que son patron devait manger ce soir-là des tripoux, lesquels ne sont rien d’autres que des pieds de mouton farcis, enveloppés dans des estomacs, de mouton également ? L’allusion sautait aux yeux, à ceux du moins de Robinet. Mais n’était-ce pas une illusion due au souvenir du délicieux souper de ce soir-là ? Car, si allusion il y avait, comment expliquer qu’Yseut se fût trouvée au fait du plat auvergnat qui attendait Robinet après minuit ? À cela une seule explication possible : il en avait involontairement laissé percer quelque chose sur l’antenne. Pourtant il n’avait aucun souvenir d’une aussi grossière bévue, et s’il en arrivait maintenant à dire au micro des choses qui auraient dû être tues, et de surcroît à n’en garder aucun souvenir, n’y avait-il pas lieu d’être très inquiet ?

Profondément troublé, l’honnête Robinet se demandait s’il était encore en état d’exercer un métier somme toute semé de risques et lourd de responsabilités.

Yseut se tint coite dix jours. Ce n’était apparemment que pour préparer un poulet où la perfidie et le mystère formaient un mélange détonant. Il s’agissait d’ailleurs moins d’une lettre que d’un vaste dessin en couleurs représentant un énorme gâteau hérissé de bougies. Des lettres multicolores formaient guirlande autour du gâteau. En faisant tourner la feuille, on pouvait lire :

 

HAPPY BIRTHDAY FOR THE BIG TRISTAN !

Et un gros picoussel avec soixante bougies…

 

— Qu’est-ce que c’est qu’un picoussel ? interrogea Mlle Flavie, raide et sombre comme la Justice.

— Vous ne connaissez pas le picoussel ? s’étonna Robinet. Il est vrai que ça ne se mange qu’en Auvergne, et plus particulièrement, voyez-vous, à Mur, Mur-de-Barrez, un village du Cantal.

Et son visage s’épanouit de satisfaction.

— C’est une sorte de flan, oui, un flan de farine de blé noir, garni de prunes. Et assaisonné de fines herbes. Ça s’arrose de préférence avec un chanturge ou un châteaugay.

Cette évocation idyllique ne dérida pas Mlle Flavie qui demeurait obsédée par une triple énigme. Comment la dénommée Yseut connaissait-elle la date de naissance de Robinet, son âge, ses origines auvergnates ? Elle lui posa la question sans douceur.

— C’est quelqu’un qui vous connaît, monsieur Robinet. Et donc une femme que vous connaissez !

Elle lui tourna le dos et sortit sur cette accusation pleine de sous-entendus. C’était clair. Aux yeux de sa fidèle secrétaire, Robinet avait une créature, et il se laissait aller à des confidences sur l’oreiller !

Robinet, brutalement arraché à ses rêves de picoussel, fut atterré par l’injustice et la malignité du sort. Il attaqua sans appétit le truffado d’Aurillac qu’Amélie lui avait préparé ce soir-là.

— Samedi, c’est ton anniversaire, dit-elle entre deux bouchées. Je vais te faire un…

— Rien du tout ! coupa Robinet. Ni fleurs ni couronnes pour mes soixante ans, tu m’entends ! Ça suffit comme ça !

Et il alla se coucher en laissant devant son truffado à peine entamé une Amélie consternée par cette sortie.

Le samedi, un gros paquet en forme de carton à chapeaux attendait Tristan au studio. Le papier bariolé de dessins et de lettres rappelait le dernier message d’Yseut. Évidemment, il contenait le fameux picoussel d’anniversaire.

Robinet l’envoya à l’asile sans l’ouvrir.

Sans doute ce direct à l’estomac avait-il excité Yseut. Dès le lendemain, elle se déchaîna, mais cette fois en visant nettement au-dessous de la ceinture. On aurait dit qu’une frénésie de luxure s’était emparée d’elle. Et s’il n’y avait eu que des promesses, des caresses, des chatteries formulées en termes d’une abominable précision ! Mais c’étaient surtout les dessins en couleurs accompagnant les textes qui étaient de nature à faire rougir même un confesseur breton.

Robinet maniait ce courrier d’un genre particulier avec une répugnance très ostensible.

— Mais après tout, mademoiselle Flavie, finit-il par dire un jour à sa secrétaire, vous ne m’apportez pas toutes les lettres qui arrivent au nom de Tristan Vox ? Alors pourquoi choisissez-vous ces saletés ?

Mlle Flavie manifesta un grand trouble.

— Mais, monsieur, parce que… enfin… eh bien il m’avait semblé que cette correspondance pourrait présenter pour vous un certain intérêt, balbutia-t-elle.

— C’est ma foi possible, admit Robinet. Oui, on ne sait jamais les idées que cette exaltée pourrait avoir. Il vaut mieux la surveiller.

La vie double de Robinet-Vox poursuivit son cours tant bien que mal sous une grêle de lettres où alternaient les allusions gastronomiques et les déchaînements érotiques. Assez curieusement, les deux thèmes ne se mêlaient pas et constituaient comme deux sources épistolaires distinctes. Peut-être la situation aurait-elle pu durer cependant si un événement nouveau n’était venu la bouleverser, un coup du sort d’une violence et d’une perfidie à peine imaginables.

Chaque mercredi paraissait un hebdomadaire radiophonique très en vue, Radio-Hebdo, qui publiait, outre les programmes de la semaine à venir, tout un supplément photographique concernant les vedettes du micro. Le rédacteur en chef se demanda pourquoi l’édition ordinaire de son hebdomadaire s’épuisa cette semaine-là en quelques heures. Il fit procéder à un nouveau tirage et mena une petite enquête.

La clé du mystère se trouvait dans un coin d’une page magazine. En marge des programmes, on avait publié un portrait, celui d’un homme encore jeune, aux pommettes un peu hautes, aux grands yeux veloutés et mélancoliques, et à la chevelure châtaine abondante et indomptée. Or par suite d’une inconcevable bévue, on avait imprimé sous cette photo le nom de Tristan Vox, alors que c’était celle d’un certain Frédéric Durâteau, finaliste de la Coupe Borotra du tennis-club de Nanterre.

Robinet n’ouvrait jamais un journal, et ce fut le directeur de la station qui le mit au courant de l’incident. Déjà affecté par les assauts quotidiens de la mystérieuse Yseut, il se montra fort abattu par cette nouvelle calamité. Son directeur s’efforça pourtant de le rassurer. La publication d’une photo qui ne ressemblait en rien à la sienne ne pouvait qu’achever d’égarer le public et renforcer son incognito. Sans l’avoir cherché, il avait désormais un visage à fournir à ses admirateurs, et ce visage n’était qu’un masque derrière lequel il resterait parfaitement invisible.

Les arguments étaient raisonnables et convaincants. Robinet les écouta avec la meilleure volonté du monde. Mais au fond de lui, il restait persuadé que l’horizon était noir de menaces. Mieux même, il avait le sentiment intime de voir toute sa vie en train de s’effondrer, comme un château de cartes. Il fit dès lors le dos rond dans l’attente d’une nouvelle catastrophe.

Elle se produisit le lundi suivant. C’est que la grande presse avait eu tout loisir le samedi et le dimanche de prendre le relais de Radio-Hebdo, et de reproduire, fortement agrandi, un repiquage de la prétendue photo de Tristan Vox. Donc ce lundi, comme Robinet se présentait au studio quelques minutes avant le début de son émission, il vit venir à lui Mlle Flavie dans un état d’agitation dont il ne l’aurait jamais crue capable.

— Monsieur, monsieur, s’écria-t-elle. Il est là !

— Qui est là ? demanda Robinet.

Il posa cette question parce qu’elle s’imposait, mais il savait bien, hélas, de qui il s’agissait !

— Mais Tristan Vox ! s’exclama Mlle Flavie.

Robinet se laissa tomber sur une chaise, les genoux cassés par l’émotion. Ainsi donc l’instant attendu avec terreur depuis des mois était arrivé. Celui de sa confrontation avec un personnage imaginaire, tiré de lui-même – et notamment de sa voix –, invoqué deux heures par jour devant une foule immense, fécondé et chargé de réalité par les rêves de cette foule, cité à paraître, à comparaître par lui, Robinet, et par cette foule, et donc voué forcément à s’incarner un jour ou l’autre.

Il laissa passer quelques minutes sous l’œil interrogateur et fiévreux de Mlle Flavie.

— Où est-il ? finit-il par articuler.

— Il attend… dans le bureau.

Robinet nota fugitivement qu’elle avait dit, non pas « votre bureau », mais « le bureau ». Bientôt sans doute dirait-elle « son bureau »…

— Bien, dit-il avec détermination, je vais aller voir.

Il évita il est vrai de préciser « aller le voir », car il ne voulait que jeter un coup d’œil par la fente d’une porte, et non engager un entretien qui aurait débordé le temps qu’il lui restait avant le début de son émission, et qui aurait été peut-être aussi au-dessus de ses forces.

Il s’éloigna sur la pointe des pieds et revint de même deux minutes plus tard.

— C’est bien lui en effet. C’est l’homme de la photo.

— C’est Tristan Vox ! précisa Mlle Flavie sans ménagement.

— C’est l’homme de la photo, répéta obstinément Félix Robinet.

Il avait plus qu’à moitié tort, et il le savait. Car celui qu’il avait vu, assis patiemment dans le bureau, présentait tous les traits physiques – et probablement aussi moraux – que l’énorme courrier des auditeurs attribuait à Tristan Vox, et si on avait demandé à un dessinateur de faire à l’aide de ces lettres le portrait robot du célèbre spiqueur, c’est exactement l’image du visiteur indésirable qu’il aurait tracée.

— Que faut-il en faire ? demanda Mlle Flavie.

— Mon émission commence dans deux minutes, et j’en ai pour deux heures, dit Robinet. Dites-lui… Ah et puis, ça m’est égal ! Faites-en ce que vous voulez ! cria-t-il avant de s’enfermer dans le studio.

Les auditeurs de l’émission de ce soir-là se doutèrent-ils des circonstances extraordinaires qui l’entouraient ? Peut-être, car l’émotion qui étreignait Robinet rendit sa voix encore plus prenante dans sa douce et blessante raucité. Il parlait, et son âme s’envolait à tire-d’aile vers des milliers d’autres âmes. Mais pour la première fois, son âme avait un corps. Et ce corps n’était pas celui – lourd et ridicule – de Félix Robinet. Ce corps était assis dans un bureau voisin du studio, et, par l’effet de la « réinjection » de ce qui passait sur l’antenne, il ne perdait rien des propos que Robinet dépêchait dans l’éther. Cela, Robinet le savait, et il en était profondément troublé. Pour la première fois, il avait le sentiment affreux de commettre une imposture, un peu comme si, jouant le César de Shakespeare, il avait su que le vrai César de l’histoire l’observait et l’écoutait dans les coulisses.

À minuit deux minutes, il sortit du studio dans un état proche de la prostration. Il se dirigea vers son bureau en priant Dieu que l’intrus fût parti. Il était toujours là. Robinet ne pouvait plus échapper à l’entretien que « l’autre » visiblement attendait. Il pria Mlle Flavie de prévenir sa femme qu’il serait en retard, et qu’elle voulût bien retirer immédiatement du four les cailles bardées qui devaient à coup sûr s’y trouver pour être servies dans les trente-cinq minutes qu’il lui fallait pour rentrer chez lui et se mettre à table. Puis il entra dans le bureau, comme on se jette à l’eau, serra la main du visiteur – une main franche, fraîche et musclée, remarqua-t-il – et s’assit en face de lui.

— Alors ? dit-il pour toute entrée en matière.

— Alors ? répéta Durâteau, un peu surpris. Alors, oui, quoi… Alors bravo ! Oui, Tristan Vox, bravo ! Je vous écoute depuis deux heures. Vous n’avez jamais été aussi convaincant, chaleureux, familier sans démagogie, intime sans indiscrétion, humain sans exhibitionnisme. Voulez-vous que je vous dise ? Eh bien, en vous écoutant, j’étais fier !

— Fier ? s’étonna Robinet. Fier de quoi ?

— Fier ? Mais tout simplement, fier d’être Tristan Vox !

— Car vous êtes Tristan Vox ?

— Ah ! cher monsieur, croyez bien que je ne l’ai pas cherché ! Non ! Je n’ai rien demandé à personne, moi. Il y a seulement huit jours, j’ignorais jusqu’à son existence, à ce monsieur Tristan Vox. Et puis voilà, brusquement ma photo est dans tous les journaux, et je ne peux plus mettre le nez dehors sans qu’on me montre du doigt, sans qu’on me demande des autographes, de l’argent, des conseils, de l’amour, que sais-je ! Vous trouvez que c’est une vie, ça ? Parce que moi, monsieur, ça va peut-être vous surprendre, mais j’ai une femme, des enfants, des parents, des amis, une situation. Et que reste-t-il de tout cela, je vous le demande, depuis que je suis Tristan Vox ?

— Alors là, je ne comprends plus, avoua Robinet. Vous êtes ici pour me féliciter ou pour vous plaindre ?

— J’étais venu, je l’avoue, pour vous demander des comptes. Pour vous dire que vous n’aviez pas le droit de bouleverser comme ça la vie d’un homme qui ne vous a rien fait. Oui, je venais vous entretenir d’arrangements possibles, je ne sais pas moi, de compensations, de dommages et intérêts, que voulez-vous ! Et puis voilà, je suis chambré ici depuis dix heures, et je vous écoute. Enfin, j’écoute Tristan Vox, et en somme je m’écoute moi-même dans la très grande mesure où, comme tout le monde me l’affirme, je suis Tristan Vox. Et je me trouve fichtrement bien ! Car voyez-vous, tout ce que vous avez dit ce soir, eh bien j’avais l’impression que c’était de ma bouche que ça sortait. Drôle d’impression, je vous le jure !

— Pas seulement pour vous ! remarqua Robinet ironiquement.

Il y eut un silence. On entendit, venant de très loin et se rapprochant, les deux sons plaintifs d’une ambulance.

— Un ange passe, observa encore Robinet toujours sarcastique.

— Un ange ? reprit Durâteau. Entre nous, un ange ne passe pas. Un ange se dresse, radieux, incorruptible, génial, généreux, terrible de pureté et de puissance. L’ange Tristan Vox !

— Ah non ! J’en ai assez moi, cria Robinet. Vous êtes complètement fou, et je vous soupçonne d’être contagieux. Vous voulez tous nous faire dérailler !

C’est alors que la porte du bureau s’ouvrit brutalement. On vit apparaître la tête hirsute d’un opérateur.

— Dites donc, Robinet, prononça-t-il d’une voix éraillée, y a votre secrétaire, elle vient d’avoir un accident ! On est en train de la charger dans une ambulance.

— Mlle Flavie ? Quel accident ? Qu’est-ce qui lui arrive à Mlle Flavie ?

— Elle est tombée.

— Tombée ? Dans son bureau ? Dans l’escalier ?

— Non, par la fenêtre. Du troisième étage. Dans la rue.

— Ça alors ! Mais comment a-t-elle pu tomber par la fenêtre ?

— Ça j’en sais rien. Peut-être, elle y a mis un peu du sien ?

— Bon Dieu ! Voulez-vous téléphoner à ma femme ? Il faut que j’y aille !

Robinet se précipita dehors, descendit quatre à quatre les trois étages, et arriva sur le trottoir pour voir l’ambulance, coiffée d’un feu tournoyant, s’éloigner en répétant son appel sanglotant. Il fallut se renseigner sur sa destination, puis chercher un taxi et le lancer vers la clinique de Neuilly.

Robinet retrouva Mlle Flavie sur un lit de camp, la tête enveloppée dans un énorme turban de pansements, attendant une radiographie.

L’infirmière s’effaça devant Robinet en voyant les gestes insistants de la blessée pour qu’il approche. Elle disparut après lui avoir recommandé d’être aussi bref que possible.

Robinet avait du mal à reconnaître sa secrétaire dans ce mamamouchi au visage tuméfié.

— Venez plus près, Félix, murmura-t-elle.

Il obéit, profondément impressionné en l’entendant l’appeler pour la première fois par son prénom.

— Je ne sais pas ce que je vais devenir, et je vous dois une explication. Et d’abord un aveu. Oui. Yseut, c’était moi !

Elle se tut comme pour lui laisser le temps de percevoir et d’assimiler cette révélation fantastique.

— Je n’en pouvais plus, vous comprenez ? Toute cette vie, tout ce travail, toute cette correspondance consacrés à un être qui n’existait pas. Ce n’était plus possible. Je me sentais devenir folle. Il fallait absolument trouver un moyen pour le faire exister, pour le forcer à exister. C’est alors qu’Yseut a fait son apparition. Dès ses premières lettres, j’ai voulu prendre sa place. J’ai imité son écriture, et je vous ai bombardé de lettres violentes, inconvenantes, qui me coûtaient des larmes de honte et de colère quand je les écrivais. Tout cela pour obliger Tristan Vox à se manifester, à sortir de son trou, vous comprenez ?

Elle se tut un moment comme pour laisser passer le souvenir de ses travaux épistolaires. Robinet, qui n’aurait jamais pu associer ces lettres criardes et obscènes à l’idée de sa secrétaire, la stricte et prude Mlle Flavie, n’éprouvait au contraire aucune difficulté à voir leur auteur dans ce personnage nouveau, enturbanné de crêpe blanc et barbouillé d’ecchymoses violacées.

— J’étais sûre qu’il finirait par apparaître, reprit-elle, et en même temps je sentais venir une catastrophe. Oui, car je ne pouvais pas l’affronter, vous comprenez ?

C’était la seconde fois qu’elle lui demandait s’il comprenait. Il se taisait. Non, il ne comprenait pas. D’ailleurs il y avait longtemps qu’il avait cessé de comprendre. Depuis que la photo de Tristan avait paru dans Radio-Hebdo, ou même avant cela, dès la première lettre signée Yseut. Quelle Yseut ? Pas Mlle Flavie qui, selon ses aveux, n’avait fait que mêler ensuite ses lettres à celles de l’autre, la première Yseut…

La blessée fit un effort désespéré pour se justifier.

— J’étais folle d’inquiétude quand il s’est présenté au studio. Je l’ai immédiatement reconnu, et j’avais la certitude que c’était moi qui l’avais fait venir. Je sais bien que c’est absurde, mais je ne peux toujours pas me défaire de cette idée. Ensuite, vous m’avez dit de me débrouiller avec lui, que vous ne vouliez pas le voir. C’était sous-entendre que j’étais responsable de sa présence dans le bureau. Et pour m’achever, vous m’avez fait téléphoner à votre femme. Quand je lui ai tout raconté…

Allons bon ! Voilà que sa femme était mêlée à toute cette histoire maintenant ! Comme si la situation n’était pas encore assez embrouillée !

— Oui, alors ? Qu’avez-vous dit à ma femme ? Que vous a-t-elle répondu ?

Mais Mlle Flavie était retombée, les yeux fermés, sur son oreiller. Robinet considéra un moment cette face de clown blafarde et bariolée dont la tristesse et la laideur grotesques étaient à l’image de son propre destin. Il n’avait plus rien à apprendre ici. D’ailleurs l’infirmière lui faisait signe par la porte entrebâillée.

Il se leva, sortit et dut marcher un bon moment avant de trouver un taxi. Il était près de deux heures du matin quand il essaya de rentrer chez lui. Le verrou de sûreté l’empêcha d’ouvrir la porte avec sa clé. Il sonna.

— Allons, Amélie ! Ouvre ! C’est moi, Félix !

Des pas feutrés glissèrent de l’autre côté de la porte.

— C’est toi, Félix ?

— Oui, ouvre.

Le verrou tourna bruyamment, la porte s’ouvrit, et Félix chancela sous l’assaut d’Amélie qui se jeta dans ses bras.

— Félix, Félix, sanglotait-elle. Pardonne-moi ! Tout est de ma faute.

— Te pardonner quoi ? Quelle faute ?

— Dis-moi d’abord que tu me pardonnes !

— Je te pardonne.

— Yseut, c’était moi !

Et les sanglots reprirent de plus belle. Robinet eut alors la certitude que le monde entier s’acharnait sur lui.

— Si nous allions nous coucher ? On reparlera de tout ça demain ? proposa-t-il.

Amélie suffoqua.

— Tu pourrais dormir là-dessus ? Et sans avoir mangé ?

Manger ? Tiens, pourquoi pas ? Il avait oublié les cailles bardées prévues ce soir-là. Il se libéra de l’étreinte d’Amélie, et se dirigea vers la cuisine. Une odeur de viande carbonisée flottait encore dans l’air. Sur la cuisinière, le plateau de tôle du four étalait la catastrophe : quatre petits paquets noircis et craquelés.

— J’avais dit à Flavie qu’elle te téléphone de les retirer du four.

— Ta secrétaire ? Ah oui, elle m’a appelée ! Mais pas pour me parler des cailles, tiens ! Mais enfin, Félix, à quoi penses-tu ?

— À quoi je pense ? À quoi veux-tu que je pense à deux heures du matin et l’estomac vide ?

— Mlle Flavie m’a dit que Tristan Vox était enfermé avec toi dans le bureau. Elle avait l’air folle d’inquiétude. Elle a ajouté : « Il va y avoir un drame, forcément avec les lettres d’Yseut ! » Et Yseut, c’était moi ! s’exclama à nouveau Amélie dans une nouvelle crise de larmes.

Finalement les deux époux grignotèrent dans la cuisine une omelette au fromage qu’Amélie confectionna entre deux sanglots. Cependant elle retraçait son calvaire.

— Chaque jour que Dieu fait, j’ai écouté comme des milliers d’autres la voix de Tristan entre dix heures et minuit. Mais pas comme des milliers d’autres, justement. Parce que moi, j’étais la femme de Félix Robinet. Et en principe Tristan et Félix, c’était le même homme. En principe, oui, mais allez donc savoir ! Parce que je n’ai jamais reconnu ta voix à la radio, tu m’entends, jamais ! Alors forcément, je me faisais des idées. Qu’est-ce que c’était que ce Tristan Vox qui était à la fois mon mari de tous les jours et l’amour imaginaire d’une foule de femmes inconnues ? J’ai voulu me rendre compte. Etre l’amoureuse de Tristan. J’ai écrit des lettres signées Yseut. Pour voir ce qui se passerait. Et aussi pour essayer de te retrouver, de te reprendre quand tu devenais Tristan Vox.

Le regard fixé droit devant lui, Félix Robinet réfléchissait en mangeant. À la vérité il avait fait preuve d’imprévoyance. Pendant des années, il avait travaillé chaque soir à faire naître un personnage idéal, doué de tous les charmes, de toutes les vertus, personnage imaginaire, certes, mais non pas – comme il l’avait cru – inexistant, puisque des centaines de milliers d’auditeurs et d’auditrices croyaient en son existence. Il y avait dans cette masse de crédulité comme une énergie potentielle accumulée, une colossale nébuleuse dont le rayonnement devait fatalement perturber ceux qui le subissaient de plein fouet – sa secrétaire et sa femme au premier chef – et éventuellement provoquer une précipitation, une concrétion humaine, laquelle en l’occurrence s’était appelée Frédéric Durâteau. Dans toute cette affaire, Robinet avait joué les apprentis sorciers, provoquant le malheur des siens et sa propre perte pour avoir manipulé en toute inconscience des forces qui le dépassaient.

Que faire maintenant ? Arrêter les frais. Vox n’existait en somme que par l’injection quotidienne de pseudo-vie que constituaient ses deux heures d’émission radiophonique.

— Il faut fermer le robinet, pensa Robinet, sans même songer au jeu de mots sur son propre nom dont on lui avait rebattu les oreilles pendant toutes ses années scolaires et militaires.

Rompre unilatéralement son contrat avec la station radiophonique ? Il n’y fallait pas songer. Le cas était prévu, et si la direction pouvait à tout moment le congédier sans avertissement ni indemnité, il aurait été en revanche obligé de verser un dédit considérable pour prix de sa liberté. Cependant le suicide de Flavie suffisait à justifier une dépression nerveuse et trois semaines de repos.

Il ne retourna pas au studio et fit écrire par Amélie au directeur de la station pour expliquer dans quel état il se trouvait. Puis il attendit la réponse qui arriva le surlendemain et qui était aussi positive qu’il l’avait souhaitée. Compte tenu des incidents, on lui accordait bien volontiers le repos qu’il souhaitait.

Dès la fin de la semaine, le couple Robinet prit le train pour Billom. Ils s’installèrent dans la maison des parents d’Amélie qu’ils avaient quittée après les vacances d’été, quatre mois auparavant. Découvrir au seuil de l’hiver ces murs, ces pièces, et, au-delà, ces rues, ces places, qu’on a l’habitude de ne voir qu’en été, ce fut pour eux une expérience étrange, un peu triste mais apaisante, qui leur donna l’impression d’avoir subitement beaucoup vieilli. Était-ce un effet de ce vieillissement ? Amélie avait perdu toute ardeur culinaire, et aucune allusion de son mari ne pouvait la ramener à ses fourneaux.

Robinet prit l’habitude d’aller chaque soir faire sa partie de billard dans le grand café de la rue du Colonel-Mioche. Amélie restait à la maison où elle passait souvent la soirée avec une voisine. Accoutumé à se coucher tard, il s’oubliait souvent jusqu’à l’heure de la fermeture du café. Un jour pourtant, parce qu’il était grippé, il regagna prématurément le domicile conjugal. Les deux femmes, penchées sur le récepteur de la T.S.F., n’entendirent pas la porte s’ouvrir et se refermer. Robinet prêta l’oreille. Il ne comprit qu’un nom, celui de l’homme dont la voix chaude, juvénile et sympathique allait retentir à nouveau : Tristan Vox !

Ce soir-là, Félix Robinet eut le pressentiment qu’il ne parlerait sans doute plus jamais devant un micro. Il en eut la confirmation en apercevant le surlendemain, à l’étalage du kiosque à journaux, le dernier numéro de Radio-Hebdo. Sur la couverture s’étalait la photographie de Frédéric Durâteau avec en grosses lettres encadrées un seul nom : Tristan Vox.

Il éprouva quelques jours plus tard un sentiment de solitude vertigineux en surprenant ce même nom sur une enveloppe qu’Amélie se préparait à poster en cachette.