CONTE DE NOËL
Ce soir-là, le commandant Poucet paraissait décidé à en finir avec les airs mystérieux qu’il prenait depuis plusieurs semaines, et à dévoiler ses batteries.
— Eh bien voilà, dit-il au dessert après un silence de recueillement. On déménage. Bièvres, le pavillon de traviole, le bout de jardin avec nos dix salades et nos trois lapins, c’est terminé !
Et il se tut pour mieux observer l’effet de cette révélation formidable sur sa femme et son fils. Puis il écarta les assiettes et les couverts, et balaya du tranchant de la main les miettes de pain qui parsemaient la toile cirée.
— Mettons que vous ayez ici la chambre à coucher. Là, c’est la salle de bains, là, le living, là, la cuisine, et deux autres chambres s’il vous plaît. Soixante mètres carrés avec les placards, la moquette, les installations sanitaires et l’éclairage au néon. Un truc inespéré. Vingt-troisième étage de la tour Mercure. Vous vous rendez compte ?
Se rendaient-ils compte vraiment ? Mme Poucet regardait d’un air apeuré son terrible mari, puis dans un mouvement de plus en plus fréquent depuis quelque temps, elle se tourna vers petit Pierre, comme si elle s’en remettait à lui pour affronter l’autorité du chef des bûcherons de Paris.
— Vingt-troisième étage ! Eh ben ! Vaudra mieux pas oublier les allumettes ! observa-t-il courageusement.
— Idiot ! répliqua Poucet, il y a quatre ascenseurs ultra-rapides. Dans ces immeubles modernes, les escaliers sont pratiquement supprimés.
— Et quand il y aura du vent, gare aux courants d’air !
— Pas question de courants d’air ! Les fenêtres sont vissées. Elles ne s’ouvrent pas.
— Alors, pour secouer mes tapis ? hasarda Mme Poucet.
— Tes tapis, tes tapis ! Il faudra perdre tes habitudes de campagnarde, tu sais. Tu auras ton aspirateur. C’est comme ton linge. Tu ne voudrais pas continuer à l’étendre dehors pour le faire sécher !
— Mais alors, objecta Pierre, si les fenêtres sont vissées, comment on respire ?
— Pas besoin d’aérer. Il y a l’air conditionné. Une soufflerie expulse jour et nuit l’air usé et le remplace par de l’air puisé sur le toit, chauffé à la température voulue. D’ailleurs, il faut bien que les fenêtres soient vissées puisque la tour est insonorisée.
— Insonorisée à cette hauteur ? Mais pourquoi ?
— Tiens donc, à cause des avions ! Vous vous rendez compte qu’on sera à mille mètres de la nouvelle piste de Toussus-le-Noble. Toutes les quarante-cinq secondes, un jet frôle le toit. Heureusement qu’on est bouclé ! Comme dans un sous-marin… Alors voilà, tout est prêt. On va pouvoir emménager avant le 25. Ce sera votre cadeau de Noël. Une veine, non ?
Mais tandis qu’il se verse un rabiot de vin rouge pour finir son fromage, petit Pierre étale tristement dans son assiette la crème caramel dont il n’a plus bien envie tout à coup.
— Ça, mes enfants, c’est la vie moderne, insiste Poucet. Faut s’adapter ! Vous ne voulez tout de même pas qu’on moisisse éternellement dans cette campagne pourrie ! D’ailleurs le président de la République l’a dit lui-même : Il faut que Paris s’adapte à l’automobile, un certain esthétisme dût-il en souffrir.
— Un certain esthétisme, c’est quoi ? demande Pierre.
Poucet passe ses doigts courts dans la brosse noire de ses cheveux. Ces gosses, toujours la question stupide !
— L’esthétisme, l’esthétisme… euh… eh bien, c’est les arbres ! finit-il par trouver avec soulagement. Dût-il en souffrir, ça veut dire qu’il faut les abattre. Tu vois, fiston, le Président, il faisait allusion comme ça à mes hommes et à moi. Un bel hommage aux bûcherons de Paris. Et un hommage mérité ! Parce que sans nous, hein, les grandes avenues et les parkings, pas question avec tous ces arbres. C’est que Paris, sans en avoir l’air, c’est plein d’arbres. Une vraie forêt, Paris ! Enfin, c’était… Parce qu’on est là pour un coup, nous les bûcherons. Une élite, oui. Parce que, pour la finition, on est orfèvres, nous. Tu crois que c’est facile d’abattre un platane de vingt-cinq mètres en pleine ville sans rien abîmer autour ?
Il est lancé. Plus rien ne l’arrêtera. Mme Poucet se lève pour faire la vaisselle, tandis que Pierre fixe sur son père un regard figé qui simule une attention passionnée.
— Les grands peupliers de l’île Saint-Louis et ceux de la place Dauphine, en rondelles de saucisson qu’il a fallu les couper, et descendre les billots un par un avec des cordes. Et tout ça sans casser une vitre, sans défoncer une voiture. On a même eu droit aux félicitations du Conseil de Paris. Et c’est justice. Parce que le jour où Paris sera devenu un écheveau d’autoroutes et de toboggans que des milliers de voitures pourront traverser à cent à l’heure dans toutes les directions, hein, c’est à qui qu’on devra ça d’abord ? Aux bûcherons qu’auront fait place nette !
— Et mes bottes ?
— Quelles bottes ?
— Celles que tu m’avais promises pour Noël ?
— Des bottes, moi ? Oui, bien sûr. Des bottes, c’est très bien ici pour patauger dans le jardin. Mais dans un appartement, c’est pas possible. Et les voisins du dessous, qu’est-ce qu’ils diraient ? Tiens, je vais te faire une proposition. Au lieu de bottes, j’achète une télévision en couleurs. C’est autre chose, ça, non ? Tu veux, hein, tope là !
Et il lui prend la main avec son bon sourire franc et viril de commandant des bûcherons de Paris.
Je ne veux pas d’éclairage au néant, ni d’air contingenté. Je préfère les arbres et les bottes. Adieu pour toujours. Votre fils unique. Pierre.
« Ils vont encore dire que j’ai une écriture de bébé », pense Pierre avec dépit, en relisant son billet d’adieu. Et l’orthographe ? Rien de tel qu’une grosse faute bien ridicule pour enlever toute dignité à un message, fût-il pathétique. Bottes. Cela prend-il bien deux t ? Oui sans doute puisqu’il y a deux bottes.
Le billet est plié à cheval en évidence sur la table de la cuisine. Ses parents le trouveront en rentrant de chez les amis où ils passent la soirée. Lui, il sera loin. Tout seul ? Pas exactement. Il traverse le petit jardin, et, un cageot sous le bras, il se dirige vers le clapier où il élève trois lapins. Les lapins non plus n’aiment pas les tours de vingt-trois étages.
Le voici au bord de la grand-route, la nationale 306 qui mène dans la forêt de Rambouillet. Car c’est là qu’il veut aller. Une idée vague, évidemment. Il a vu lors des dernières vacances un rassemblement de caravanes autour de l’étang du village de Vieille-Église. Peut-être certaines caravanes sont-elles encore là, peut-être qu’on voudra bien de lui…
La nuit précoce de décembre est tombée. Il marche sur le côté droit de la route, contrairement aux recommandations qu’on lui a toujours faites, mais l’auto-stop a ses exigences. Malheureusement les voitures ont l’air bien pressées en cette avant-veille de Noël. Elles passent en trombe sans même mettre leurs phares en code. Pierre marche longtemps, longtemps. Il n’est pas fatigué encore, mais le cageot passe de plus en plus souvent de son bras droit à son bras gauche, et retour. Enfin voilà un îlot de lumière vive, des couleurs, du bruit. C’est une station-service avec un magasin plein de gadgets. Un gros semi-remorque est arrêté près d’une pompe à fuel. Pierre s’approche du chauffeur.
— Je vais vers Rambouillet. Je peux monter ?
Le chauffeur le regarde avec méfiance.
— T’es pas en cavale au moins ?
Là, les lapins ont une idée géniale. L’un après l’autre, ils sortent leur tête du cageot. Est-ce qu’on emporte des lapins vivants dans un cageot quand on fait une fugue ? Le chauffeur est rassuré.
— Allez oust ! Je t’emmène !
C’est la première fois que Pierre voyage dans un poids lourd. Comme on est haut perché ! On se croirait sur le dos d’un éléphant. Les phares font surgir de la nuit des pans de maisons, des fantômes d’arbres, des silhouettes fugitives de piétons et de cyclistes. Après Christ-de-Saclay, la route devient plus étroite, plus sinueuse. On est vraiment à la campagne. Saint-Rémy, Chevreuse, Cernay. Ça y est, on entre dans la forêt.
— Je descends à un kilomètre, prévient Pierre au hasard.
En vérité il n’en mène pas large, et il a l’impression qu’en quittant le camion, il va abandonner un bateau pour se jeter à la mer. Quelques minutes plus tard, le camion se range au bord de la route.
— Je ne peux pas stationner longtemps ici, explique le chauffeur. Allez hop ! Tout le monde descend !
Mais il plonge encore la main sous son siège et en tire une bouteille thermos.
— Un coup de vin chaud si tu veux avant qu’on se quitte. C’est ma vieille qui me met toujours ça. Moi je préfère le petit blanc sec.
Le liquide sirupeux brûle et sent la cannelle, mais c’est tout de même du vin, et Pierre est un peu saoul quand le camion s’ébranle en soufflant, crachant et mugissant. « Vraiment, oui, un éléphant, pense Pierre en le regardant s’enfoncer dans la nuit. Mais à cause des girandoles et des feux rouges, un éléphant qui serait en même temps un arbre de Noël. »
L’arbre de Noël disparaît dans un tournant, et la nuit se referme sur Pierre. Mais ce n’est pas une nuit tout à fait noire. Le ciel nuageux diffuse une vague phosphorescence. Pierre marche. Il pense qu’il faut tourner à droite dans un chemin pour gagner l’étang. Justement voilà un chemin, mais à gauche. Ah tant pis ! Il n’est sûr de rien. Va pour la gauche. Ça doit être ce vin chaud. Il n’aurait pas dû. Il tombe de sommeil. Et ce maudit cageot qui lui scie la hanche. S’il se reposait une minute sous un arbre ? Par exemple sous ce grand sapin qui a semé autour de lui un tapis d’aiguilles à peu près sec ? Tiens on va sortir les lapins. Ça tient chaud des lapins vivants. Ça remplace une couverture. C’est une couverture vivante. Ils se mussent contre Pierre en enfonçant leur petit museau dans ses vêtements. « Je suis leur terrier, pense-t-il en souriant. Un terrier vivant. »
Des étoiles dansent autour de lui avec des exclamations et des rires argentins. Des étoiles ? Non, des lanternes. Ce sont des gnomes qui les tiennent. Des gnomes ? Non, des petites filles. Elles se pressent autour de Pierre.
— Un petit garçon ! Perdu ! Abandonné ! Endormi ! Il se réveille. Bonjour ! Bonsoir ! Hi, hi, hi ! Comment tu t’appelles ? Moi c’est Nadine, et moi Christine, Carine, Aline, Sabine, Ermeline, Delphine…
Elles pouffent en se bousculant, et les lanternes dansent de plus belle. Pierre tâte autour de lui. Le cageot est toujours là, mais les lapins ont disparu. Il se lève. Les sept petites filles l’entourent, l’entraînent, impossible de leur résister.
— Notre nom de famille, c’est Logre. On est des sœurs.
Nouveau fou rire qui secoue les sept lanternes.
— On habite à côté. Tiens, tu vois cette lumière dans les arbres ? Et toi ? Tu viens d’où ? Comment tu t’appelles ?
C’est la seconde fois qu’elles lui demandent son nom. Il articule : « Pierre. » Elles s’écrient toutes ensemble : « Il sait parler ! Il parle ! Il s’appelle Pierre ! Viens, on va te présenter à Logre. »
La maison est toute en bois, sauf un soubassement de meulière. C’est une construction vétuste et compliquée qui résulte, semble-t-il, de l’assemblage maladroit de plusieurs bâtiments. Mais Pierre est poussé déjà dans la grande pièce commune. Il n’y voit tout d’abord qu’une cheminée monumentale où flambent des troncs d’arbre. La gauche du brasier est masquée par un grand fauteuil d’osier, un véritable trône, mais un trône léger, aérien, adorné de boucles, de ganses, de croisillons, de rosaces, de corolles à travers lesquels brillent les flammes.
— Ici on mange, on chante, on danse, on se raconte des histoires, commentent sept voix en même temps. Là, à côté, c’est notre chambre. Ce lit, c’est pour tous les enfants. Vois comme il est grand.
En effet, Pierre n’a jamais vu un lit aussi large, carré exactement, avec un édredon gonflé comme un gros ballon rouge. Au-dessus du lit, comme pour inspirer le sommeil, une inscription brodée dans un cadre : Faites l’amour, ne faites pas la guerre. Mais les sept diablesses entraînent Pierre dans une autre pièce, un vaste atelier qui sent la laine et la cire, et qui est tout encombré par un métier à tisser de bois clair.
— C’est là que maman fait ses tissus. Maintenant, elle est partie les vendre en province. Nous, on l’attend avec papa.
Drôle de famille, pense Pierre. C’est la mère qui travaille pendant que le père garde la maison !
Les voici tous à nouveau devant le feu de la salle commune. Le fauteuil remue. Le trône aérien était donc habité. Il y avait quelqu’un entre ses bras recourbés comme des cols de cygne.
— Papa, c’est Pierre !
Logre s’est levé, et il regarde Pierre. Comme il est grand ! Un vrai géant des bois ! Mais un géant mince, flexible, où tout n’est que douceur, ses longs cheveux blonds serrés par un lacet qui lui barre le front, sa barbe dorée, annelée, soyeuse, ses yeux bleus et tendres, ses vêtements de peau couleur de miel auxquels se mêlent des bijoux d’argent ciselés, des chaînes, des colliers, trois ceinturons dont les boucles se superposent, et surtout, ah ! surtout, ses bottes, de hautes bottes molles de daim fauve qui lui montent jusqu’aux genoux, elles aussi couvertes de gourmettes, d’anneaux, de médailles.
Pierre est saisi d’admiration. Il ne sait quoi dire, il ne sait plus ce qu’il dit. Il dit : « Vous êtes beau comme… » Logre sourit. Il sourit de toutes ses dents blanches, mais aussi de tous ses colliers, de son gilet brodé, de sa culotte de chasseur, de sa chemise de soie, et surtout, ah ! surtout de ses hautes bottes.
— Beau comme quoi ? insiste-t-il.
Affolé, Pierre cherche un mot, le mot qui exprimera le mieux sa surprise, son émerveillement.
— Vous êtes beau comme une femme ! finit-il par articuler dans un souffle.
Le rire des petites filles éclate, et aussi le rire de Logre, et finalement le rire de Pierre, heureux de se fondre ainsi dans la famille.
— Allons manger, dit Logre.
Quelle bousculade autour de la table, car toutes les filles veulent être à côté de Pierre !
— Aujourd’hui, c’est Sabine et Carine qui servent, rappelle Logre avec douceur.
À part les carottes râpées, Pierre ne reconnaît aucun des plats que les deux sœurs posent sur la table et dans lesquels tout le monde se met aussitôt à puiser librement. On lui nomme la purée d’ail, le riz complet, les radis noirs, le sucre de raisin, le confit de plancton, le soja grillé, le rutabaga bouilli, et d’autres merveilles qu’il absorbe les yeux fermés en les arrosant de lait cru et de sirop d’érable. De confiance, il trouve tout délicieux.
Ensuite les huit enfants s’assoient en demi-cercle autour du feu, et Logre décroche de la hotte de la cheminée une guitare dont il tire d’abord quelques accords tristes et mélodieux. Mais lorsque le chant s’élève, Pierre tressaille de surprise et observe attentivement le visage des sept sœurs. Non, les filles écoutent, muettes et attentives. Cette voix fluette, ce soprano léger qui monte sans effort jusqu’aux trilles les plus aigus, c’est bien de la silhouette noire de Logre qu’il provient.
Sera-t-il jamais au bout de ses surprises ? Il faut croire que non, car les filles font circuler les cigarettes, et sa voisine – est-ce Nadine ou Ermeline ? – en allume une qu’elle lui glisse sans façon entre les lèvres. Des cigarettes qui ont une drôle d’odeur, un peu âpre, un peu sucrée à la fois, et dont la fumée vous rend léger, léger, aussi léger qu’elle-même, flottant en nappes bleues dans l’espace noir.
Logre pose sa guitare contre son fauteuil, et il observe un long silence méditatif. Enfin il commence à parler d’une voix éteinte et profonde.
— Écoutez-moi, dit-il. Ce soir, c’est la nuit la plus longue de l’année. Je vais donc vous parler de ce qu’il y a de plus important au monde. Je vais vous parler des arbres.
Il se tait encore longuement, puis il reprend.
— Écoutez-moi. Le Paradis, qu’est-ce que c’était ? C’était une forêt. Ou plutôt un bois. Un bois, parce que les arbres y étaient plantés proprement, assez loin les uns des autres, sans taillis ni buissons d’épines. Mais surtout parce qu’ils étaient chacun d’une essence différente. Ce n’était pas comme maintenant. Ici par exemple, on voit des centaines de bouleaux succéder à des hectares de sapins. De quelles essences s’agissait-il ? D’essences oubliées, inconnues, extraordinaires, miraculeuses qui ne se rencontrent plus sur la terre, et vous allez savoir pourquoi. En effet chacun de ces arbres avait ses fruits, et chaque sorte de fruit possédait une vertu magique particulière. L’un donnait la connaissance du bien et du mal. C’était le numéro un du Paradis. Le numéro deux conférait la vie éternelle. Ce n’était pas mal non plus. Mais il y avait tous les autres, celui qui apportait la force, celui qui douait du pouvoir créateur, ceux grâce auxquels on acquérait la sagesse, l’ubiquité, la beauté, le courage, l’amour, toutes les qualités et les vertus qui sont le privilège de Yahvé. Et ce privilège, Yahvé entendait bien le garder pour lui seul. C’est pourquoi il dit à Adam : “Si tu manges du fruit de l’arbre numéro un, tu mourras.”
« Yahvé disait-il la vérité ou mentait-il ? Le serpent prétendait qu’il mentait. Adam n’avait qu’à essayer. Il verrait bien s’il mourrait ou si au contraire il connaîtrait le bien et le mal. Comme Yahvé lui-même.
« Poussé par Ève, Adam se décide. Il mord dans le fruit. Et il ne meurt pas. Ses yeux s’ouvrent au contraire, et il connaît le bien et le mal. Yahvé avait donc menti. C’est le serpent qui disait vrai.
« Yahvé s’affole. Maintenant qu’il n’a plus peur, l’homme va manger de tous les fruits interdits, et d’étape en étape, il va devenir un second Yahvé. Il pare au plus pressé en plaçant un Chérubin à l’épée de feu tournoyante devant l’arbre numéro deux, celui qui donne la vie éternelle. Ensuite il fait sortir Adam et Ève du Bois magique, et il les exile dans un pays sans arbres.
« Voici donc la malédiction des hommes : ils sont sortis du règne végétal. Ils sont tombés dans le règne animal. Or, qu’est-ce que le règne animal ? C’est la chasse, la violence, le meurtre, la peur. Le règne végétal, au contraire, c’est la calme croissance dans une union de la terre et du soleil. C’est pourquoi toute sagesse ne peut se fonder que sur une méditation de l’arbre, poursuivie dans une forêt par des hommes végétariens… »
Il se lève pour jeter des bûches dans le feu. Puis il reprend sa place, et après un long silence :
— Écoutez-moi, dit-il. Qu’est-ce qu’un arbre ? Un arbre, c’est d’abord un certain équilibre entre une ramure aérienne et un enracinement souterrain. Cet équilibre purement mécanique contient à lui seul toute une philosophie. Car il est clair que la ramure ne peut s’étendre, s’élargir, embrasser un morceau de ciel de plus en plus vaste qu’autant que les racines plongent plus profond, se divisent en radicules et radicelles de plus en plus nombreuses pour ancrer plus solidement l’édifice. Ceux qui connaissent les arbres savent que certaines variétés – les cèdres notamment – développent témérairement leur ramure au-delà de ce que peuvent assurer leurs racines. Tout dépend alors du site où se dresse l’arbre. S’il est exposé, si le terrain est meuble et léger, il suffit d’une tempête pour faire basculer le géant. Ainsi voyez-vous, plus vous voulez vous élever, plus il faut avoir les pieds sur terre. Chaque arbre vous le dit.
« Ce n’est pas tout. L’arbre est un être vivant, mais d’une vie toute différente de celle de l’animal. Quand nous respirons, nos muscles gonflent notre poitrine qui s’emplit d’air. Puis nous expirons. Aspirer, expirer, c’est une décision que nous prenons tout seuls, solitairement, arbitrairement ; sans nous occuper du temps qu’il fait, du vent qui souffle, ni du soleil ni de rien. Nous vivons coupés du reste du monde, ennemis du reste du monde. Au contraire regardez l’arbre. Ses poumons, ce sont ses feuilles. Elles ne changent d’air que si l’air veut bien se déplacer. La respiration de l’arbre, c’est le vent. Le coup de vent est le mouvement de l’arbre, mouvement de ses feuilles, tigelles, tiges, rameaux, branchettes, branches et enfin mouvement du tronc. Mais il est aussi aspiration, expiration, transpiration. Et il y faut aussi le soleil, sinon l’arbre ne vit pas. L’arbre ne fait qu’un avec le vent et le soleil. Il tète directement sa vie à ces deux mamelles du cosmos, vent et soleil. Il n’est que cette attente. Il n’est qu’un immense réseau de feuilles tendu dans l’attente du vent et du soleil. L’arbre est un piège à vent, un piège à soleil. Quand il remue en bruissant et en laissant fuir des flèches de lumière de toutes parts, c’est que ces deux gros poissons, le vent et le soleil, sont venus se prendre au passage dans son filet de chlorophylle… »
Logre parle-t-il vraiment ou bien ses pensées se transmettent-elles silencieusement sur les ailes bleues des drôles de cigarettes que tout le monde continue à fumer ? Pierre ne pourrait le dire. En vérité, il flotte dans l’air comme un grand arbre – un marronnier, oui, pourquoi justement un marronnier, il n’en sait rien, mais c’est sûrement cet arbre-là – et les paroles de Logre viennent habiter ses branches avec un bruissement lumineux.
Que se passe-t-il ensuite ? Il revoit comme dans un rêve le grand lit carré et une quantité de vêtements volant à travers la chambre – des vêtements de petites filles et ceux aussi d’un petit garçon – et une bruyante bousculade accompagnée de cris joyeux. Et puis la nuit douillette sous l’énorme édredon, et ce grouillis de corps mignons autour de lui, ces quatorze menottes qui lui font des caresses si coquines qu’il en étouffe de rire…
Une lueur sale filtre par les fenêtres. Soudain on entend des stridences de sifflets à roulette. On frappe des coups sourds à la porte. Les petites filles se dispersent comme une volée de moineaux, laissant Pierre tout seul dans le grand lit éventré. Les coups redoublent, on croirait entendre ceux d’une cognée sur le tronc d’un arbre condamné.
— Police ! Ouvrez immédiatement !
Pierre se lève et s’habille à la hâte.
— Bonjour, Pierre.
Il se retourne, reconnaissant la voix douce et chantante qui l’a bercé toute la nuit. Logre est devant lui. Il n’a plus ses vêtements de peau, ni ses bijoux, ni son lacet autour du front. Il est pieds nus dans une longue tunique de toile écrue, et ses cheveux séparés au milieu par une raie tombent librement sur ses épaules.
— Les soldats de Yahvé viennent m’arrêter, dit-il gravement. Mais demain, c’est Noël. Avant que la maison ne soit mise à sac, viens choisir, en souvenir de moi, un objet qui t’accompagnera dans le désert.
Pierre le suit dans la grande pièce où le manteau de la cheminée n’abrite plus qu’un tas de cendre froide. D’un geste vague, Logre lui désigne épars sur la table, sur les chaises, pendus au mur, jonchant le sol, des objets étranges et poétiques, tout un trésor pur et sauvage. Mais Pierre n’a pas un regard pour la dague ciselée, ni pour les boucles de ceinturon, ni pour le gilet de renard, ni pour les diadèmes, les colliers et les bagues. Non, il ne voit que la paire de bottes, posée presque sous la table et dont la haute tige retombe gauchement sur le côté comme des oreilles d’éléphant.
— Elles sont beaucoup trop grandes pour toi, lui dit Logre, mais ça ne fait rien. Cache-les sous ton manteau. Et lorsque tu t’ennuieras trop chez toi, ferme ta chambre à clé, chausse-les, et laisse-toi emporter par elles au pays des arbres.
C’est alors que la porte s’ouvre avec fracas et que trois hommes se ruent à l’intérieur. Ils sont en uniforme de gendarme, et Pierre n’est pas surpris de voir accourir derrière eux le commandant des bûcherons de Paris.
— Alors le trafic et l’usage de drogue, ça ne te suffit plus maintenant ? aboie l’un des gendarmes à la face de Logre. Il faut que tu te rendes coupable de détournement de mineur en plus ?
Logre se contente de lui tendre ses poignets. Les menottes claquent. Cependant Poucet aperçoit son fils.
— Ah te voilà, toi ! J’en étais sûr ! Va m’attendre dans la voiture, et que ça saute !
Puis il se lance dans une inspection furibonde et écœurée des lieux.
— Les arbres, ça fait pulluler les champignons et les vices. Rien que le bois de Boulogne, vous savez ce que c’est ? Un lupanar à ciel ouvert ! Tenez, regardez ce que je viens de trouver !
Le capitaine de gendarmerie se penche sur le cadre brodé : Faites l’amour, ne faites pas la guerre !
— Ça, admet-il, c’est une pièce à conviction : incitation de mineur à la débauche et entreprise de démoralisation de l’armée ! Quelle saleté !
Au vingt-troisième étage de la tour Mercure, Poucet et sa femme regardent sur leur récepteur de télévision en couleurs des hommes et des femmes coiffés de chapeaux de clowns qui s’envoient à la figure des confetti et des serpentins. C’est le réveillon de Noël.
Pierre est seul dans sa chambre. Il tourne la clé dans la serrure, puis il tire de sous son lit deux grandes bottes molles de peau dorée. Ce n’est pas difficile de les chausser, elles sont tellement trop grandes pour lui ! Il serait bien empêché de marcher, mais il ne s’agit pas de cela. Ce sont des bottes de rêve.
Il s’étend sur son lit, et ferme les yeux. Le voilà parti, très loin. Il devient un immense marronnier aux fleurs dressées comme des petits candélabres crémeux. Il est suspendu dans l’immobilité du ciel bleu. Mais soudain, un souffle passe. Pierre mugit doucement. Ses milliers d’ailes vertes battent dans l’air. Ses branches oscillent en gestes bénisseurs. Un éventail de soleil s’ouvre et se ferme dans l’ombre glauque de sa frondaison. Il est immensément heureux. Un grand arbre…