DÉCEMBRE
Sophie Bassouls, qui s’est spécialisée dans les portraits d’écrivains, s’est lancée dans une entreprise un peu folle dont j’ai tenté en vain de la détourner. Grâce au Minitel, elle a repéré une trentaine de Français qui s’appellent Michel Tournier et elle sillonne la France pour les photographier. Je lui dis que l’idée est amusante mais qu’elle ne serait promise à un quelconque succès que si elle avait choisi Jacques Chirac au lieu de Michel Tournier. Je lui montre la plus belle coupure de presse que je possède. C’est dans La République du Centre. Il y a la photo d’un boucher en tablier blanc devant son étal. Légende : Michel Tournier, boucher à [nom d’un village] : « J’en ai marre d’être tout le temps confondu avec l’avant-centre de l’équipe de foot de Limoges qui s’appelle comme moi Michel Tournier. »
C’est tout nouveau pour moi : je sens la proximité de la mort. Et cela bien que ma santé soit florissante. Bien mieux, j’ai parfois des bouffées d’euphorie que j’ignorais jadis et qui sont inquiétantes. L’amusant, c’est que cette obsession s’accorde merveilleusement avec mon prochain roman Hermine consacré au thème des vampires. Merveilleux métier qui tire profit des pires expériences !
19 décembre. Trois anniversaires : Jean Genet, Édith Piaf, Michel Tournier. Je reçois des coups de téléphone – toujours totalement imprévisibles – l’un d’eux impossible à identifier. Une voix éplorée prononce mon nom plusieurs fois, puis plus rien. C’est totalement sinistre. Quand on parle de « chagrin d’amour » on n’envisage que celui qui aime sans être aimé. Mais qui dira l’amertume réciproque de celui qui est aimé, auquel quelqu’un est prêt à tout donner et qui n’a rien à donner en échange, sinon une vague pitié ? Qui dira l’amertume de cet immense gâchis, de cette indignité, de cette misère en face de la richesse de l’autre ?
Petite douleur au côté gauche, à une dizaine de centimètres du nombril. En soi presque rien, mais quel symptôme ? Je sors aussitôt l’un des deux « autonus » que l’on possède d’Albert Dürer. C’est un dessin à la plume. De l’index droit il montre son flanc gauche. Il a écrit au-dessus : « où je montre du doigt, c’est là que j’ai mal. » On croit savoir qu’il est mort d’une inflammation de la rate, mort du spleen en quelque sorte. Il ne me déplairait pas de mourir moi aussi du spleen, le mal de Dürer.
Mon voisin S.P. – trente-six ans – qui vit seul et vient de quitter son travail a l’air de couler à pic dans la dépression. Il me parle de se suicider. Je lui dis : « Avant de faire quoi que ce soit, viens m’en parler. – Non, parce que tel que je te connais, tu serais capable de me faire changer d’avis. » Il n’empêche. Quand je regarde par ma fenêtre la nuit, je vois sa fenêtre éternellement allumée. S’il fait cette bêtise, ce sera sous mon nez.
Je relis avec ravissement Au Bonheur des dames d’Émile Zola. Je constate que son grand magasin est situé place Gaillon au coin de la rue de la Michodière et de la rue Saint-Augustin, vis-à-vis du restaurant Drouant des Goncourt. Zola était exclu de l’Académie Goncourt pour s’être présenté plusieurs fois – sans succès – à l’Académie française.
Flânant au Quartier latin, je retrouve rue Hautefeuille le petit restaurant La Tourelle. C’était notre quartier général dans les années cinquante : Gilles Deleuze, Évelyne Rey, Claude Lanzmann, Karl Flinker. J’ai un élan pour aller y dîner, mais je renonce de peur de m’écrouler en larmes sur le bord d’une table.
À propos du roman d’Andreï Makine Le Testament français (prix Goncourt 95) je note qu’il appartient à une famille très particulière, celle des écrivains qui n’écrivent pas dans leur langue maternelle. Il y a ainsi Adalbert von Chamisso, Français qui écrivait en allemand, Sophie Rostopchine, Russe qui écrivait en français, Kafka, Tchèque qui écrivait en allemand, Joseph Conrad, Polonais qui écrivait en anglais, Hector Bianchiotti, Argentin qui écrit en français, etc. Il y aurait une étude à faire de la langue de ces auteurs, une langue sans racines, apprise tardivement, synthétique en somme et parfaitement « imitée », mais qui sent toujours un peu l’artifice : c’est trop « fait ». On n’a aucune chance d’y trouver les géniales gaucheries qui font de Saint-Simon le plus grand styliste français.
De plus en plus j’éprouve en changeant de position dans mon lit une euphorie musculaire brutale, proche de l’orgasme. C’est avec une intense volupté de tous mes muscles que je passe de côté droit au côté gauche, de la position dorsale à la position ventrale. C’est peut-être l’annonce de la mort. De même que la naissance s’accompagne d’une souffrance affreuse – aussi bien pour l’enfant que pour la mère – la mort serait provoquée par un coup de volupté d’une intensité insupportable dont la drogue et l’orgasme ne sont que de timides avant-goûts.
Des enquêtes l’avaient signalé : les enfants trop gros se remarquent de plus en plus sur les plages. Mais la plupart s’en tirent assez bien : par la majesté. Obèses, mais majestueux. C’est presque toujours le cas du petit bébé. Ensuite cela devient plus difficile. Il y faut de la fraîcheur. La chair surabondante paraît irriguée de vie et même d’esprit. Le corps majestueux, c’est la chair transverbérée par l’esprit. Dans le cas contraire, la chair échappe à l’esprit sous forme de bourrelets, de bajoues, de boudins. Ce n’est plus l’épanouissement de la fleur, c’est le pourrissement du fruit trop mûr.
Les maladies sont d’essence soit quantitative, soit qualitative.
Quantitative : c’est l’hyper ou l’hypo. Par exemple la tension artérielle, le rythme cardiaque, les composantes du sang, etc. Conception gréco-latine de la santé, conçue comme un équilibre, une harmonie, une « égalité » d’humeur.
Qualitative : c’est la présence d’un corps étranger pathogène qu’il s’agit d’expulser, poison, microbe, bactérie, etc. Conception judéo-chrétienne qui culmine dans la « possession » du malade par un démon. Le remède est son expulsion par l’exorcisme. Pasteur s’inscrivait très exactement dans cette tradition religieuse.
« Avoir le cœur gros ». J’aime cette locution qui laisse entendre que le chagrin n’est pas un manque, mais un plein au contraire, un trop-plein qui déborde de souvenirs, d’émotions et de larmes.
J’apprends que J.S. Bach a introduit l’usage du pouce chez les clavecinistes et les pianistes. Avant lui on ne jouait qu’avec quatre doigts.
L’informaticien regarde sur un écran le fonctionnement de son propre cerveau. Ordinateur = miroir. Alors que l’écran de la télévision reflète le monde extérieur.
Visite de Tatiana Rouzeaud avec son mari. C’est la petite-fille de Raspoutine. Elle m’avait écrit en 1970 lors de la parution du Roi des Aulnes qui est dédié à la mémoire de Raspoutine. Elle est née en 1920 à Vladivostok alors que ses parents cherchaient à fuir la Russie en plein chaos. Sa mère s’est fixée aux USA. Son mari est cheminot en retraite. Ils ont des enfants. Ils ne possèdent aucun souvenir du staretz. Je lui raconte que chez Plon où j’avais un bureau j’avais parfois la visite du prince Ioussoupov qui avait publié ses mémoires dans la maison. Il aurait pu les intituler Comment j’ai assassiné Raspoutine. L’antipathie du personnage me poussa à approfondir le cas Raspoutine et à m’apercevoir qu’il avait combattu pour sauver la paix en 1914 et avait été éliminé par le parti de la guerre. Son rôle « phorique » vis-à-vis du tsarévitch malade me conduisit à en faire l’une des figures tutélaires du roman.
Mon père, Alphonse, est né le 11 décembre 1890 et mort le 14 mai 1966, soit soixante-quinze ans, cinq mois et trois jours plus tard. Étant né moi-même le 19 décembre 1924, j’ai dépassé sa durée de vie le 22 mai 2000.
Travaillant à un roman, je traite mon cerveau comme un chien. Écrivant Éléazar, je lui mets Moïse sous le museau, et je lui dis : « Cherche, cherche ! Trouve Moïse ! » Au bout de six mois il me rapporte Moïse. Ça s’appelle « la source et le buisson ». Plus tard je lui mets un cobra sous le nez et je lui dis : « Cherche, cherche le secret du serpent ! » Deux mois plus tard, il me rapporte la paupière, chiffre du serpent.
À la TV un éleveur de moutons explique qu’il adore la lecture et a rempli sa bergerie de bouquins. Mais il est demeuré un autodidacte. Entre l’autodidacte et celui qui a fait des études normales, il pose la différence suivante : l’autodidacte n’a appris que ce qu’il aimait. Sa culture est limitée par sa propre personnalité. Au contraire celui qui a fait des études régulières est obligé de tout apprendre. Son avantage est énorme parce qu’il n’y a rien de plus enrichissant que de devoir acquérir des connaissances qui vous sont a priori indifférentes, voire antipathiques.
Le propos est d’une justesse surprenante. Je me reproche amèrement d’avoir « fait l’impasse » au collège sur les mathématiques et la physique que je détestais. Elles m’auraient immensément enrichi. À l’inverse mes années d’Europe n° 1 (1954-1958) dans ce milieu de publicistes et de journalistes dont tout me séparait m’ont fait un bien inappréciable. De même ce sont les sports pour lesquels on est le moins doué qui sont les plus hygiéniques.
Marcel Jouhandeau : J’aime mes ennemis. Ils me lèchent les flancs avec leur langue râpeuse. C’est délicieux.
Pour peu de temps encore, je suis sexagénaire, c’est-à-dire que j’appartiens à l’âge du sexe. Bientôt je vais être septuagénaire entrant ainsi dans l’âge du sceptre. Seules les jeunes portées à la gérontophilie « me regarderont », comme on dit à la campagne. Je sens venir le moment où, toujours prêt à dévorer les alouettes qui me tomberont toutes rôties dans le bec, je ne remuerai plus le petit doigt pour les attirer. Alors, bien sûr, elles risquent de se faire rares, mais basta !
Entre Noël et le jour de l’an, étrange semaine, parenthèse hors du temps, l’année passée est finie, l’année nouvelle n’a pas encore commencé. Peu s’en est fallu que je naisse dans ce curieux vide temporel. Je le regrette. Interprétation eschatologique de la « trêve des confiseurs ».
Histoire d’un vampire. Comment enfant il découvre sa vocation. Plus tard il se fait ordonner prêtre pour pouvoir à tout moment en prononçant une seule phrase métamorphoser un verre de vin en verre de sang. Qu’il boit aussitôt avidement. Peut-on tenter une interprétation religieuse du cannibalisme ? Les naufragés du fameux radeau de La Méduse mangent les cadavres de leurs compagnons. Naguère un avion s’étant écrasé dans les Andes, les survivants se sont également nourris des tués. Je pose la question au théologien orthodoxe Olivier Clément : quelle différence avec l’eucharistie ? Il me répond : « C’est que le cannibale mange de la viande, c’est-à-dire de la chair morte, alors que dans l’eucharistie, c’est un corps vivant qui est mangé. »
Jean Paulhan : Les gens gagnent à être connus. Ils y gagnent en mystère.
Le directeur des ateliers de Coubertin me téléphone. Un hélicoptère vient de déposer dans ses ateliers le saint Michel de bronze de l’abbaye du Mont-Saint-Michel pour qu’il y soit restauré. Il y a environ cent ans qu’il est exposé à une centaine de mètres de haut à toutes les intempéries marines. Je me précipite. On me photographie faisant des mamours à « mon » saint. Je trouve cette énorme volaille dorée en assez bon état au total. Mais il est trop petit, compte tenu de la distance où se situent les visiteurs de l’abbaye. Ils le voient à peine. Il faudrait qu’il mesure au moins dix mètres. Dans son roman Sous le pied de l’archange, Roger Vercel rapporte que le bout de l’épée qu’il brandit est un paratonnerre, et qu’en cas d’orage la foudre se décharge sur la statue qui s’agite alors à grand bruit.
Cheveux. La grande majorité des hommes les perdent plus ou moins vite au cours des ans. C’est affaire d’hormones masculines. Quelques-uns pourtant les gardent intacts, et cela leur donne un charme particulier assez ambigu. On sent bien qu’il y a du sexe là-dedans. L’homme mûr à la chevelure complète a quelque chose d’enfantin quels que soient son âge ou la virilité de son visage. Ou peut-être d’animal, comme si c’était non pas une chevelure, mais une toison d’ours ou de loup qu’il a sur la tête. Charme animal indiscutable, du même ordre que les yeux anormalement écartés.
Vœux de Jean Cayrol qui m’écrit : « Que l’année nouvelle te donne ta bonne encre, noire et luisante. Tes personnages m’entraînent avec tes mots de soleil et d’or. »
Cette nuit à la radio, je reconnais immédiatement l’accent bourguignon de mon vieux maître Gaston Bachelard. Il est malheureusement sans cesse interrompu par un petit crétin qui lui pose des questions insanes. Puis c’est l’annonce de fin : « Vous venez d’entendre un document de l’INA, un entretien datant de 1949 de Gaston Bachelard avec Michel Tournier. »
Grand soleil, ciel bleu. La neige apporte sa puérile féerie au paysage. Parfois un grand froissement soyeux m’apprend qu’un tapis de neige glisse du toit.
Cependant aux informations avalanche de guerres, massacres, famines, épidémies. La carapace d’égoïsme et d’inconscience qu’il nous faut pour continuer à vivre l’âme en paix ! La plus petite lueur de charité ou de solidarité humaine nous tuerait immédiatement, comme si la foudre nous tombait sur le cœur.
Dans un journal, je publie un entretien imaginaire avec Daniel Defoe. Les créateurs de mythes meurent sans avoir eu connaissance de la postérité de leur œuvre. Sans doute Tirso de Molina – inventeur de Don Juan dans Le Trompeur de Séville (1620) – aurait-il été très surpris en voyant son héros animé par Molière et Mozart. Mon Daniel Defoe se récrit en prenant connaissance des « robinsonnades » issues de son roman Robinson Crusoé (1719), à commencer par mon Vendredi. « Non, non, je n’ai pas voulu cela ! » Ce fut le cri en tout cas de Goethe devenu un notable de Weimar face à la génération romantique qui s’habillait, parlait et parfois même se suicidait sur le modèle de son Werther, publié cinquante ans plus tôt.
Dessin, peinture, sculpture. Le dessin se recommande par sa force et son mouvement. Plus il s’éloigne de la peinture, plus il se rapproche de la sculpture. Le dessin, c’est de la sculpture en deux dimensions. La troisième dimension est cachée dans la ligne et lui assure tout son dynamisme.
Le fait est que la plupart des grands sculpteurs ont été aussi d’admirables dessinateurs, Michel-Ange (le plafond de la chapelle Sixtine relève plus du dessin que de la peinture), Rodin, Maillol, etc.
Exiger toute la vérité, c’est faire preuve d’une présomption infinie. C’est en réalité se prendre pour Dieu. Car c’est supposer qu’on est capable de supporter toute la vérité sans faiblir, sans réagir de façon désordonnée, injuste, voire criminelle ou suicidaire. Ce qui est au-dessus des facultés humaines. Mais comment avoir la sagesse de dire : « Ne me donnez que la quantité et la qualité de vérité que je mérite » ?