MAI
Vent et pluie. Celle-ci néanmoins très insuffisante pour combler l’énorme déficit de ces trois derniers mois. Les paysans expriment cela en disant « ça arrose les jardins », entendant par là que pour les champs il en faut bien davantage.
Je ne cesse de penser à Ralphine. Elle a demandé à être incinérée et répandue en cendres dans ce jardin. Brûler sa mère, c’est brûler une part de soi-même, c’est brûler sa propre enfance. Il y a une part d’amour-propre dans le chagrin de la mort d’une mère. Arrête de pleurer sur toi-même ! Les larmes de Narcisse.
C’est peut-être l’influence du presbytère, de vieux problèmes de mon enfance religieuse remontent à la surface. Par exemple pour recevoir l’absolution de ses péchés, il faut un « acte de contrition », c’est-à-dire de repentir. Mais il y a un péché dont il est impossible de se repentir, c’est celui commis par amour. De ce péché-là, il faut que Jésus s’accommode, car il vient de Lui.
Mon grand-père disait : « N’ont de problème de prostate que les chastes et les assis. » Je ne sais pas grand-chose de sa chasteté, mais son métier de pharmacien l’obligeait à travailler debout toute la journée, et le fait est qu’il est mort à quatre-vingt-treize ans sans avoir été opéré de la prostate.
À un correspondant qui s’étonne du peu de goût que j’ai exprimé pour le point-virgule, je réponds : « Je suis avant tout un conteur et je m’exprime mieux de vive voix devant un public que seul la plume à la main. Quand j’écris, je m’écoute écrire, et c’est encore à haute voix que j’essaie ensuite mon texte écrit (voir Flaubert avec son « gueuloir »). La ponctuation a donc pour moi une fonction essentiellement vocale. J’affectionne les points d’interrogation, d’exclamation, de suspension, et aussi les tirets (aparté), mais je n’entends pas le point-virgule. »
Je suis irrité de voir un jeune homme s’introduire dans mon jardin et y divaguer sans façons. Je l’aborde et lui demande assez sèchement ce qu’il cherche. Il me dit son nom et se présente comme l’un de mes lecteurs. Sur quoi il m’épate par la connaissance qu’il a non seulement de tous mes livres, mais des articles de presse, interviews radio et télé, etc. me concernant. Moyennant quoi il se sent ici chez lui. On a beau ne pas être fou de vanité, ce sont des arguments qui désarment…
Un visiteur américain assis dans le jardin regarde autour de lui et dit : « Non, on ne pourrait pas être ici aux USA. Je ne peux pas dire pourquoi, mais ces arbres, ce mur, ces maisons, non, impossible aux USA. » J’ai éprouvé un peu partout cette impression dans le monde. Un paysage bavarois ou japonais, en l’absence de tout détail « typique », peut-être par une certaine atmosphère – mais qu’est-ce que ça veut dire ? – tranche absolument sur l’équivalent français.
Après une journée épuisante à Paris, je retrouve avec douceur mon jardin. Ô splendeur des citronniers du Mexique en fleurs ! Dîner solitaire de crudités et de vin blanc face à ma famille végétale magnifiée par le soleil couchant. Avant de tout fermer, je l’arrose, ce jardin, comme on nourrit et baigne un enfant avant de le coucher, car la sécheresse est persistante en cette canicule prématurée.
Les titres des œuvres littéraires. Visiblement certains auteurs s’en moquent, d’autres y attachent une grande importance. Balzac intitulait ses romans Eugénie Grandet, Le Père Goriot, Ursule Mirouet, Le Curé de campagne, etc. Il aurait pu tout aussi bien leur donner des numéros : Opus 11, Opus 14, etc. Stendhal en revanche s’efforçait de surprendre et de séduire, et on se demande toujours ce que signifient exactement Le Rouge et le Noir ou La Chartreuse de Parme. Je me donne le plus grand mal pour avoir de bons titres, d’autant plus que je ne peux travailler à un manuscrit que s’il est d’ores et déjà joliment intitulé. Mon meilleur titre est à coup sûr La Goutte d’or, et il s’en est fallu de peu qu’il me soit volé. Romain Gary utilisait son neveu Pavlovitch comme homme de paille pour publier La Vie devant soi incognito. Ledit Pavlovitch raconte dans son livre Celui qu’on croyait qu’il avait déposé le manuscrit du pseudo Ajar au Mercure de France quand il reçoit un coup de téléphone de Gary qui lui dit : « J’ai un bien meilleur titre : La Goutte d’or. Dépêche-toi de téléphoner au Mercure. » Pavlovitch s’exécute et s’entend répondre : « Trop tard. Le livre est fabriqué. » Gary conclut : « Tant pis. Le titre servira une autre fois. » L’autre fois, ce fut moi, quatre ans plus tard.
Interviewé sur le baccalauréat, je rapproche le bac (baccalauréat) du bac (bateau plat pour passer un fleuve). J’invente qu’habitant Villers-sur-Mer et devant passer mon bachot au Havre, j’avais traversé la Seine par le bac de Berville (lequel fut supprimé après la construction du pont de Tancarville.) En réalité, j’ai passé mon premier bachot à Saint-Germain-en-Laye.
On pourrait supprimer le baccalauréat et concevoir une carrière scolaire parfaitement continue, fondée sur toutes les notes récoltées d’année en année et consignées sur le bulletin scolaire sans autre examen en fin d’année. Ce système m’aurait été fatal, car élève des plus médiocres, je fondais tous mes espoirs sur le bluff et l’atmosphère dramatique qui entoure les examens, et dont je savais tirer le meilleur parti. Livret scolaire : casier judiciaire.
Ciel noir. Je tonds fiévreusement ma prairie avant la pluie. Dimension météorologique inéluctable des travaux des champs. Sécheresse, grêle, gelée, orage viennent orchestrer les efforts des paysans. L’artisan et l’ouvrier pour leur confort, pour leur malheur ne connaissent pas cette sujétion, cette sublimation. Le ciel ne les concerne pas.
Orage nocturne. Temps étouffant. Le matin les meubles blancs de mon jardin sont souillés par une boue rougeâtre. D’après la météo, nous subissons un sirocco qui nous apporte la poussière du Sahara. Les fleurs du marronnier jonchent le sol, comme un tapis de Fête-Dieu.
Devant un journaliste, je développe la théorie des quatre santés : du corps, de la maison, du jardin, de l’argent, constituant autant de cercles concentriques autour du centre âme. Ce n’est pas bien subtil, mais c’est un schéma de réflexion et de bilan assez commode.
Visite à l’école maternelle de Saint-Rémy. Je suis confronté à une trentaine de mouflets et de mouflettes de quatre à cinq ans. Je leur parle des animaux. Qui a un chien ? Qui a un chat ? Les mains se lèvent. Quelle différence y a-t-il entre un chat et un chien ? Les réponses dénotent la peur inspirée par le chien : « Le chat est gentil, le chien est méchant. » Mais viennent ensuite des réponses qui relèvent de l’observation : le chat a des griffes, le chien aime le sucre (pas le chat), le chat ronronne, etc. À la grande admiration de la maîtresse, je parviens à les faire tenir assis près d’une demi-heure, véritable record, me dit-elle.
Je me mêle aux quelques dix mille pèlerins qui arrivent à pied de Paris et suivront la messe après-demain à Notre-Dame-de-Chartres. Ils ont quarante kilomètres dans les jambes et certains se traînent. Ils passeront la nuit dans un immense camp établi à deux pas de chez moi. On remarque beaucoup d’êtres charmants, de nombreux visages purs et naïfs, mais aussi dans les plis des bannières combien de faces obtuses et patibulaires ! Cette foule, sans doute parce qu’elle est réunie par une foi commune, paraît sensiblement plus typée, stéréotypée qu’une foule assemblée par le hasard. Abondance de personnages pittoresques, caricaturaux ou d’une impressionnante beauté.
Françoise Giroud écrit dans le N.O. : « Dans une belle émission consacrée tout entière à Michel Tournier, ambigu, pervers, gai, brillant, Michel Polac demandait, jouant le Huron : “Ça sert à quoi la philosophie ? – À rien, dit Tournier. C’est comme la musique. On s’y intéresse ou pas.” »
Je bute sur ces quatre épithètes dont elle me gratifie. C’est donc ainsi que j’apparais, ambigu, pervers, gai et brillant. Tout sauf rassurant et franc du collier. Il est vrai que l’émission est jugée « belle ». Or c’était mon émission. Preuve que je sais faire une belle émission, mais que je ne sais pas donner de moi l’image que j’aimerais donner.
Je dois avoir les conduits lacrymaux bouchés, car je ne cesse de larmoyer. Le curieux, c’est que cela me rend sentimental, rührseelig. L’expression d’un sentiment comme cause de ce sentiment. Je crois que Descartes a parlé de cela dans son Traité des passions à propos d’un veuf bien content d’être débarrassé de sa femme, mais bouleversé par ses funérailles.
On a tort de vouloir enfermer Balzac dans la fiction et lui interdire les réflexions et les théories notamment sur la société de la Restauration. Dans Un prince de la bohème, il explique que la bohème est un phénomène lié à la Restauration. En effet la jeunesse d’élite (vingt-trente ans) trouvait sa place dans la société de l’Ancien Régime et de l’Empire. Mais la Restauration étant un régime de gérontocratie, ces jeunes se trouvent exclus du système et réduits à l’oisiveté et à la misère. Et il émet cette idée : « Si l’empereur de Russie achetait la bohème moyennant une vingtaine de millions, en admettant qu’elle voulût quitter l’asphalte des boulevards, et qu’il la déportât à Odessa, dans un an Odessa serait Paris… »
La confession. Visite à l’église Saint-Sulpice. Il n’y a plus de confessionnaux. Dans une cage de verre fumé insonorisée un prêtre en ornements est assis à une table face à la pénitente. Une lampe braquée sur elle rappelle péniblement les interrogatoires de police style cinéma. LA pénitente. Je serais curieux de savoir combien d’hommes se confessent.
J’avais vu tout autre chose à Palerme. Assis dans un vaste fauteuil, le prêtre en grand apparat était violemment éclairé par un lustre placé au-dessus de sa tête. À droite et à gauche deux modestes prie-Dieu sur lesquels sont accroupies deux femmes. Le prêtre se penche alternativement vers l’une puis vers l’autre. Chacune dès que pourvue de son absolution se lève et est immédiatement remplacée. On songe à un énorme scarabée doré fécondant d’interminables files de femelles exsangues et grises.
Sur le pont de la Weinplatz de Zurich. Un garçon blond, vêtu de noir, évolue et tournoie sur des rollers, tenant à la main un lecteur de cassettes. Il pose sa boîte à musique, et danse, danse, danse. Puis il la cueille au passage, s’envole, disparaît comme un grand et fragile oiseau de nuit. Impression de solitude heureuse, guérie par la folie.
Citations :
A. Gide : Je veux descendre dans la tombe encore chaud de volupté. (Carnets d’Égypte)
Sur Léautaud : Il ne voit pas loin, mais avec quelle netteté !
Voltaire : Je ressemble aux petits ruisseaux, je suis clair parce que je ne suis pas profond.
Visite d’une école. Sur les murs blancs fraîchement repeints cet été, les petites mains sales laissent des traces qui sont la marque de la vie et de la tendresse dans cette maison austère.
Anatole France : Grâce à ses collines, Rome se voit de Rome.
Et sur son lit de mort : C’est donc cela, mourir ?
Je dis aux enfants d’une école : « Écrivez chaque jour quelques lignes dans un gros cahier. Non pas un journal intime consacré à vos états d’âme, mais au contraire un journal dirigé sur le monde extérieur, ses gens, ses animaux et ses choses. Et vous verrez que de jour en jour, non seulement vous rédigerez mieux et plus facilement, mais surtout vous aurez un plus riche butin à enregistrer. Car votre œil et votre oreille apprendront à découper et à retenir dans l’immense et informe magma des perceptions quotidiennes ce qui peut passer dans votre écriture. De même que le regard du grand photographe cerne et cadre la scène qui peut faire une image. »
Françoise Sagan (d’après Madeleine Chapsal : « Envoyez la petite musique ») : Quand je serai vieille, je paierai des jeunes gens pour m’aimer, parce que l’amour est la chose la plus douce et la plus vivante, la plus raisonnable. Et que le prix importe peu.
L’idée ne lui vient apparemment pas que la vénalité donne à l’amour un goût particulier, un peu âcre, certes, mais par la simplification et le dénuement qu’elle fait subir au désir, tout à fait irremplaçable.
Une prison, ce n’est pas seulement un verrou, c’est aussi un toit. Méfiez-vous des toits.
Politique. Henri Queuille (incarnation de l’immobilisme radical-socialiste) : Il n’est pas de problèmes, si complexes soient-ils, qu’une absence de décision ne puisse résoudre.
Lu le livre de Laure Murat sur La Maison du docteur Blanche (Lattès). Esprit Blanche fonde en 1821 un asile d’aliénés « doux » qui présente les apparences d’une pension de famille. Esprit Blanche, puis son fils Émile y reçoivent et y soignent par un traitement qui annonce la psychanalyse Gérard de Nerval, Marie d’Agoult, Théo Van Gogh, Charles Gounod, Guy de Maupassant, etc.
Retenu cette « histoire de fou » dont l’énormité m’enchante : il s’agit d’un médecin accoucheur. Il se trouve dans un bureau de poste et reste un bon moment en arrêt devant un guichet. Finalement l’employé intrigué passe la tête par le guichet pour voir ce qu’il veut. Le médecin se précipite, prend la tête à deux mains et tire dessus en criant : « Poussez, Madame, poussez, je tiens la tête du bébé ! »
Vendredi 15 mai. Vendredi est mon jour de la semaine préféré. C’est la fin de la semaine et comme sa conclusion. Je suis né un vendredi. J’ai fait mon premier service de presse le vendredi 9 mars 1967 pour mon roman Vendredi.
Le mois d’avril a été glacé. Après ces longues froidures, l’été s’installe brutalement par une touffeur qui s’épanouit en orage. Les premières fleurs de marronnier jonchent le sol. Il fait sensiblement plus chaud dehors que dans la maison. La nuit tombe avec une brume tiède.
Histoire juive. Le Messie est enfin arrivé. La communauté juive lui fait fête. Seul un vieux rabbin a l’air préoccupé. Il prend le Messie à part et lui dit : « Si quelqu’un vous demande si vous êtes déjà venu sur la terre, vous ne répondrez pas. »
Je relis La Vie d’un bon à rien de Joseph von Eichendorff (1826). Ce n’est sûrement pas un grand livre – tout juste une longue nouvelle – mais c’est un livre à la fois délicieux et exemplaire. On songe sans cesse en le lisant à l’extraordinaire magie du début du Grand Meaulnes d’Alain Fournier. C’est le romantisme innocent et idyllique. On ne quitte jamais la scène d’un théâtre. Le jeune héros – bon à rien – part au hasard à travers le monde avec son violon pour tout bagage. Mais il a beau voyager – il découvre l’Italie, pays de rêve –, il ne bouge pas en vérité, et les personnages qui apparaissent et disparaissent sont toujours les mêmes – comme dans une troupe théâtrale dont l’effectif est forcément limité. Le décor est fait de châteaux et de nobles demeures noyés dans des massifs d’arbres centenaires. Il y a des bassins, des roseraies, des statues. On y chante et on y danse. Mais l’essentiel, c’est le violon magique dont notre jeune vagabond ne se sépare pas. Grâce à sa musique, on l’accueille et on lui fait fête. Son couvert est mis à toutes les tables et son lit est fait dans toutes les chambres. Il possède un charme juvénile irrésistible. Même un homme tombe à genoux devant lui. On note le nombre de fois où il s’endort, fait un rêve, et quand il rouvre les yeux tout a changé autour de lui.
On peut trouver cela délicieux ou fade et inconsistant. Je crois néanmoins qu’il s’agit de la peinture d’un sentiment qui a eu son importance au début du XIXe siècle : celui que tout était irrévocablement transformé et que la douceur de vivre de l’Ancien Régime ne pouvait plus être évoquée qu’avec une déchirante nostalgie. Casanova est tout entier là.
Visite du chantier de la ligne nord-est dite Éole du RER. Nous nous rendons gare de l’Est. On revêt une combinaison, on chausse des bottes de caoutchouc et on coiffe un casque. Dans cet accoutrement, on déambule dans la rue de Verdun au milieu des passants qui ne paraissent nullement surpris. Puis un ascenseur vous plonge à trente mètres sous terre. Le bruit est infernal, sous-tendu par le ronflement d’une énorme manche à air qui assure la ventilation. Ce qui m’a le plus frappé, c’est la pureté des glaises, granits, schistes et sables dans lesquels les tunneliers enfoncent leurs énormes fraises. Dans son livre d’anticipation Paris au XXe siècle Jules Verne explique qu’un métro doit être forcément aérien à Paris en raison de l’encombrement du sous-sol de la ville. C’est sans doute vrai jusqu’à moins vingt mètres. Mais à partir de trente mètres, Paris, ses égouts, ses fondations, ses caves n’existent plus, et on retrouve la pureté de l’élément tellurique comme en plein désert ou au centre de la forêt vierge. La civilisation apparaît comme une mince pellicule d’impuretés. Je ramasse même une rose de sable, telle qu’on en trouve en plein Sahara.
J’emmène déjeuner à Paris Émilie et Édouard, les enfants de mon frère Gérard, qui vivent à Boston. Avant de les quitter je leur dis : « Sachez, mes petits, que tous les Tournier ont un grain dans la cervelle. Vous êtes des Tournier donc vous êtes fous. Quant à moi, j’ai sans doute le comportement le plus sage de toute la famille, mais c’est parce que j’évacue ma folie dans mes livres. »
Visite du jeune Nicolas, vingt ans. Voulant me montrer sa nouvelle carte de crédit, il ouvre son portefeuille et en répand le contenu sur la table. Je constate qu’il n’y a là qu’une seule photo, celle d’un chien. Je ne peux m’empêcher de lui faire part de mon étonnement. À vingt ans, une seule photo sur son cœur, et c’est celle d’un chien ? N’est-ce pas un peu triste ? « Ah ! mais pas du tout ! s’exclame-t-il. Ce n’est pas un chien, c’est une chienne ! » Ah ! bon alors tout va bien !
Je lis Astolphe de Custine d’Anka Mühlstein (Grasset). Je suis émerveillé des relations entre Astolphe et sa mère Doris. Relations de tendresse et de solidarité absolues sans la moindre trace de tyrannie. Comme on est loin de celles qui unissaient pour leur commun malheur Proust et sa mère, Gide et la sienne ! Doris est jeune, belle et elle aime les hommes. Son fils ne s’offusque pas de voir défiler des amants dans la chambre de sa mère. Astolphe est jeune, beau et il aime les hommes. Sa mère ne s’offusque pas de voir défiler des amants dans la chambre de son fils.
Crânes ronds et crânes longs.
Ainsi donc le clivage gauche-droite serait désormais obsolète et nous serions priés de renoncer à cette clef pourtant si commode pour s’y retrouver dans la faune politique. Diable ! Mais on ne supprime vraiment que ce qu’on remplace, et il faudra bien trouver une autre grille de déchiffrement binaire.
Je me suis souvenu face à cette urgence de mes années de jeunesse passées au musée de l’Homme sous la férule de Claude Lévi-Strauss et André Leroi-Gourhan. Au laboratoire d’anthropologie nous apprenions par exemple à dater et chiffrer les crânes. Savez-vous comment on distingue un crâne historique d’un crâne préhistorique ? En collant sa langue dessus. Le crâne préhistorique ayant perdu son périoste est poreux et adhère fortement à la langue. Pas le crâne historique…
Mais l’abc de l’anthropologie, c’est l’indice céphalique horizontal qui permet de distinguer les crânes ronds (brachycéphales) et les crânes longs (dolichocéphales). Cet indice s’obtient en multipliant le diamètre transversal par cent et en le divisant par le diamètre antèro-postérieur. Un indice de cent correspondrait à une tête parfaitement ronde, ce qui n’existe pas, sauf dans des cas extrêmes d’hydrocéphalie. Les crânes les plus ronds avoisinent quatre-vingt-dix, les plus longs soixante-dix.
Dès lors, armés de nos compas d’épaisseur, nous coursions dans les salles et les couloirs du musée les gardiens et les femmes de ménage pour leur « prendre » leur indice. Nous devions bientôt acquérir un coup d’œil presque infaillible qui nous dispensait de toute mesure, si ce n’est pour vérifier notre diagnostic.
L’incidence esthétique de l’indice est claire. Les dolichocéphales sont voués à la coiffure « la raie-au-milieu ». Tels sont la plupart des Christ, la Vierge-au-long-cou et son enfant-Jésus de Parmesan, les demoiselles préraphaélites de Rossetti, et plus près de la réalité, Paul Valéry, Alain, Alfred Cortot, etc. Les têtes rondes sont bonnes pour la coupe-au-bol et s’illustrent par Socrate, le Saint Pierre de Dürer, Verlaine et quelques autres.
Mais c’est sous l’angle psychologique que la distinction importe surtout. Le dolichocéphale se signale par son dynamisme, sa combativité et sa versatilité. Le brachycéphale par son calme, sa sagesse et sa stabilité…
Dès lors les péripéties de notre politique deviennent limpides. Côté dolichocéphales, Chirac, Lang, Juppé, Giscard d’Estaing. Côté brachycéphales, Jospin, Toubon, Balladur, Seguin. Chaque fois qu’un nouveau gouvernement se forme, il serait intéressant de faire passer ses membres au compas d’épaisseur. Comme l’a écrit F.J. Gall, le créateur de la phrénologie, « le cerveau est un continent immense dont la boîte crânienne est la carte géographique. »
Pierrot et Arlequin de mon conte Pierrot ou les Secrets de la nuit. Vu sous l’angle vestimentaire, Pierrot-le-mitron travaillant au fournil est nu sous son ample vêtement blanc. Sa chair est immédiatement donnée. Au contraire Arlequin, l’homme-oignon, s’apparente au clown qu’on cherche à déshabiller sans y parvenir, car sous chaque collant en apparaît un autre. Je songe à ce propos à ce type de pauvre que j’ai rencontré en Afrique qui ne sort qu’avec tous ses vêtements sur lui, de telle sorte qu’un déshabillage – pour se baigner par exemple – devient une opération interminable. À Arlequin composé d’une accumulation d’accidents s’oppose le substantiel Pierrot.
Dans Le Général Dourakine de la comtesse de Ségur, nous apprenons qu’un personnage important voyageant à travers la Russie d’alors plaçait à côté du premier cocher un « feltyègre ». Il s’agissait d’un policier chargé de faire lever les barrages et contrôles policiers et d’obliger les aubergistes à recevoir les voyageurs. Cela me rappelle furieusement la RDA où j’ai toujours voyagé accompagné d’un fonctionnaire de cette sorte. Il devait en être ainsi en Urss où c’était un héritage de l’ancienne Russie.
Stendhal : Idéaliser, comme Raphaël idéalise dans un portrait pour le rendre plus ressemblant.
De sa petite fille, cet ami allemand me dit : « Elle ressemble à son père comme un crachat. »
La Mer de Debussy. C’était l’été 1939 à Villers. J’avais quatorze ans. Je disposais d’un petit canoë canadien, véritable coque de noix. Chaque jour je franchissais la barre et j’allais assez loin pour que la plage devienne une mince ligne jaune au pied de la côte. Si j’avais versé je n’aurais certainement pas pu revenir à la nage. J’étais toujours seul. Jamais mes parents n’ont soupçonné que je risquais ainsi ma vie. En abordant après des heures de dérive, j’avais le corps blanc de sel, les embruns qui m’avaient éclaboussé ayant séché au soleil. Ce sont ces heures marines que fait revivre à mes oreilles la musique de Debussy. L’été splendide, la mort tout autour, la guerre prochaine qui dresse un nuage noir plein d’éclairs à l’horizon. Je glisse avec mon corps nu tacheté de sel sur le dos vert des lames. J’ai peur et je suis heureux.