NOVEMBRE

Chaque nuit, longue et heureuse insomnie au cours de laquelle j’écoute la radio. On rediffuse des très anciennes émissions dialoguées (le « Bon plaisir de… » par exemple) et ce sont souvent d’anciens amis disparus qui s’installent pour une heure à mon chevet, Jean-Louis Bory, Maurice Clavel, Max-Pol Fouchet, Armand Lanoux, etc. L’étrangeté de ces visites nocturnes et macabres s’aggrave parfois du son de ma propre voix, comme lorsque la radio était mon métier. Rien de plus effrayant que la voix enregistrée d’un mort. Sa photo ou son image filmée n’approchent pas la redoutable présence de sa voix. Chaque fois qu’au cours de ses séjours chez moi, j’ai eu l’idée d’enregistrer ma mère – notamment sur son enfance, ses premières rencontres avec Ralph, etc. –, j’y ai finalement renoncé. Ce témoignage aurait été après sa mort aussi indécent que son cadavre embaumé et dressé dans ma salle à manger. Il faut laisser les morts en paix.

 

M.J. me rapporte un fait étrange qu’il faudrait vérifier : les malades atteints de sclérose en plaques et déjà en partie paralysés recouvrent leurs facultés motrices entre vingt-trois heures et quatre heures. Comme si l’éloignement maximum du soleil les libérait d’un poids.

 

De gros brouillards immobiles noient l’espace depuis le crépuscule jusque tard le lendemain. Il y a quelque chose de mort dans l’atmosphère. De tous les phénomènes météorologiques, c’est le vent qui m’importe le plus, et je déplore qu’il soit si faible et si rare dans notre Île-de-France. Il est la grande respiration du ciel.

 

R. Kipling : Une femme n’est qu’une femme, mais un bon cigare est un bon cigare.

 

Avez-vous la foi ? La question m’est posée brutalement. Je réponds que personne ne peut affirmer avoir la foi abolument ou avoir à l’inverse la certitude que Dieu n’existe pas. J’illustre mon propos par une anecdote (évidemment inventée). Retour de son vol spatial (12 avril 1961), Gagarine fait le tour des chefs d’État. Il rencontre d’abord le premier Soviétique, Nikita Khroutchev qui lui demande : « Dis-moi camarade, tu reviens du ciel. Tu as pu constater que Dieu n’existe pas ? – Hélas non, lui répond Gagarine, je l’ai vu, un grand vieillard à barbe blanche dans un fauteuil de nuages – Je m’en doutais, s’écrie Khroutchev, j’ai toujours pensé qu’au fond, c’était les popes qui avaient raison ! C’est une catastrophe pour l’Urss et le matérialisme historique de Marx. Jure-moi sur la tête de ce que tu as de plus précieux que tu ne le diras à personne. Gagarine jure et poursuit son tour du monde. Il est reçu finalement au Vatican par le pape Jean XXIII. « Dis-moi, mon fils, lui dit le pape. Tu reviens du ciel. Tu as vu Dieu, il existe ? – Hélas non, répond Gagarine qui se souvient de son serment. J’ai bien regardé, je n’ai rien vu. Dieu n’existe pas. – Je m’en étais toujours douté !, s’écrie le pape. J’avais toujours pensé au fond de moi que c’était les athées qui avaient raison ! »

 

Bokassa 1er, empereur de la République centrafricaine. Capitaine de l’armée française, dix-sept décorations, touche encore sa solde. Son ambition me paraît entièrement justifiée par sa ressemblance avec Napoléon 1er. Formule chimique de Napoléon : Adolf Hitler + Bokassa 1er.

 

Écriture « précieuse » d’André Gide : Nous étions assis sous une treille non point si épaisse qu’on ne pût voir entre les larges feuilles de la vigne des rappels d’un azur profond. (Ainsi soit-il, p. 115)

Il y a là un indiscutable ridicule, mais j’en reste néanmoins très impressionné.

 

Bossuet : Celui qui sonde trop avant les secrets de la divine Majesté sera accablé de sa gloire. Traité de la concupiscence.

 

Ne suivez point vos pensées et vos yeux, vous souillant dans divers objets, ce qui est la corruption de la pensée et la fornication des yeux. Id.

Cela condamne absolument le présent petit livre – fait de curiosités diverses – et prône l’ignorance et la cécité comme vertus cardinales.

 

Je me réveille au milieu de la nuit. Par miracle, j’ai douze ans et je refuse tout le temps écoulé. « Je ne joue plus ! Assez ! Rendez-moi mes parents, mes frères et sœurs, ma grande maison de Saint-Germain, mon chien, ma bicyclette, mes copains du collège Saint-Érembert ! » Avec le petit jour cesse pourtant cette brève extemporalité nocturne.

 

L’histoire de la pensée occidentale est faite d’épanouissements qui réunissent plusieurs architectes de l’esprit, suivis la génération d’après d’un démolisseur qui remet tout en cause par une démarche négative et démagogique.

Ainsi les « présocratiques » – Thalès, Anaxagore, Héraclite, Parménide – portent la pensée métaphysique d’emblée à son plus haut niveau. Survient Socrate avec ses questions sans queue ni tête et son principe absurde « Connais-toi toi-même » (qu’y a-t-il de moins intéressant au monde que moi-même ?).

Même schéma avec la génération cartésienne (Descartes, Spinoza, Malebranche, Leibniz) qui pose les bases de la métaphysique moderne suivie par le douteur et brouillon Pascal. Et ça recommence en Allemagne avec la génération kantienne – Kant, Fichte, Schelling, Hegel – minée par Nietzsche et son ombre minable Kierkegaard.

 

Pascal. Le monceau informe des Pensées n’est qu’une suite de notes prises en marge des Essais de Montaigne. Bêtisier systématique. « Qui fait l’ange fait la bête. » Oui, mais il ne suffit pas de faire la bête pour devenir un ange. Certaines « pensées » sont dignes d’un personnage de Labiche : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire pas les originaux. » Les bras vous en tombent.

 

Histoire de l’autophage. Commence par se ronger les ongles. Puis se coupe des tranches de fesse et de bras qu’il fait sauter dans la poêle. Puis s’arrête. Guéri ? Non, son estomac est en train de se digérer lui-même, ce que les médecins appellent « ulcère de l’estomac ». Il finit par mourir, et on ne trouve plus à la place de son corps qu’une flaque de suc gastrique.

 

R.B. me raconte que les singes du zoo de Copenhague ayant complètement oublié l’amour, on le leur réapprend en leur projetant un film où l’on voit les ébats érotiques de leurs congénères dans la forêt africaine. Comment douter après cela de la valeur hautement éducative des films pornos ?

 

Dans son film Les Damnés, Visconti nous explique comment à son idée on fabrique des tortionnaires SS. Vous prenez l’héritier d’une grande famille d’industriels de la Ruhr. Vous lui faites chanter des airs de cabaret habillé en travesti. Vous le mettez dans le lit de sa mère. Il faut aussi qu’il se drogue et qu’il précipite vers le suicide une fillette juive de dix ans en la violant.

Ouf ! Dommage que tout cela relève du fantastique, car alors il y aurait eu très, très peu de SS pendant les années noires ! Mais non, cher vicomte, ce n’est pas comme ça qu’on fait un SS. On prend un petit boutiquier conservateur, bon mari et bon père, d’une scrupuleuse honnêteté, mais néanmoins ruiné par la conjoncture. On en fait un fonctionnaire en lui inculquant – ce n’est pas difficile – que l’obéissance aveugle est la seule vertu qu’on attend de lui. On lui fait subir une petite opération chirurgicale de nature purement verbale : l’ablation du mot « non ». C’est terminé : faites chauffer les crématoires !

 

Personne n’est moins qualifié pour juger une œuvre que son propre auteur. Il est évident que la valeur d’une œuvre – quelle qu’elle soit – se situe quelque part entre le zéro et l’infini. Eh bien, ce n’est justement pas là que son auteur la voit, mais tantôt au niveau zéro, tantôt au niveau infini.

 

Ivan, quatre ans, adore dessiner. Il reproduit des maisons, des arbres, des animaux. J’entreprends de lui apprendre à écrire. Je lui donne des lettres à recopier. Je m’aperçois qu’il n’écrit pas ces lettres, il les dessine scrupuleusement, comme des objets extérieurs. Je m’avise pour la première fois de la différence essentielle qui sépare dessiner et écrire. Et c’est vrai qu’à l’inverse, j’écris très couramment, mais je suis incapable de dessiner. Peut-être la calligraphie efface-t-elle cette différence ?

 

Comme beaucoup d’écrivains, Goethe avait toujours sur sa table de nuit de quoi noter rapidement l’idée fugitive venue la nuit et à coup sûr oubliée le matin. Or un matin, il s’éveille avec le souvenir très vif d’une idée lumineuse et de première importance qu’il a notée au cours d’une brève insomnie. Quelle n’est pas sa perplexité en ne trouvant sur son carnet qu’un gros trait horizontal ? Qu’a-t-il voulu signifier par là ? Il ne l’a jamais su.

 

J’entends un vieux cap-hornier évoquer ses souvenirs de mousse. Il est amusant de comparer ce qu’il raconte des albatros avec le fameux poème de Baudelaire. Ces oiseaux gigantesques au bec redoutable suivaient en effet les navires, mais c’était pour se régaler des ordures qu’ils rejetaient chaque jour à la mer. Les matelots connaissaient l’horrible fin réservée à celui d’entre eux qui tomberait à la mer. Avant qu’on ait pu le repêcher, une nuée d’albatros s’abattrait sur lui et lui déchiqueterait toute la tête après lui avoir crevé les yeux. Les hommes se vengeaient de cette menace en capturant des albatros à l’aide d’une corde, d’un hameçon et d’un appas. Puis ils les soumettaient à toutes sortes de tortures. Ce que Baudelaire – qui a sans doute été témoin de ces scènes – édulcore dans les vers suivants :

L’un agace son bec avec un brûle-gueule,

L’autre mime en boitant l’infirme qui volait.

Tu parles !

 

En France, au Canada, au Japon, en Égypte, j’ai accompagné Édouard Boubat, et j’ai assisté émerveillé au miracle : ces personnages, ces scènes, ces paysages qui surgissaient sous ses pas et qui lui ressemblaient. Il n’avait plus qu’à prendre la photo. Un jour il m’a dit : « La photographie est une chose farouche, légère, volatile. Il suffirait à mes côtés d’un compagnon grossier et indiscret pour que mes images ne se montrent plus à moi. » J’ai été fier de cet éloge.

 

Les Grecs distinguaient trois parties en l’homme : le Noûs (raison), le Thumos (cœur), l’Epithumetikon (désir). La grande affaire – oubliée pendant des siècles – c’est ce Thumos qui vient s’insérer entre la tête raisonneuse et le ventre-sexe plein de borborygmes et d’érections. Le Thumos, c’est le sentiment, la passion, l’émotion, le courage, l’indignation, etc. C’est la seule partie creuse du corps, le thorax formant cage de résonance où le cœur bat son tam-tam joyeux ou inquiet. La philosophie chrétienne l’a longtemps ignoré, refoulant les passions dans le bas-fond méprisé de l’Epithumetikon. Sans doute est-ce au XVIIe et au XVIIIe siècles les religions du sentiment qui l’ont réinventé jusqu’au jour où Marguerite-Marie Alacoque lui donna avec le Sacré-Cœur de Jésus sa forme populaire et imagée.

 

Les ordinateurs présentent-ils un danger pour la société future ? Il y a peu de risques, je crois, que des ordinateurs plus intelligents que les hommes les plus doués en profitent pour prendre la direction des affaires du monde et réduisent l’homme en esclavage. Et d’ailleurs, s’il en était ainsi, ne vaudrait-il pas mieux en somme que le monde soit régenté par un robot, si ce robot est plus sage que le plus sage des hommes ?

Le danger est ailleurs, je pense. La seule faculté que possède l’ordinateur à un degré surhumain, c’est la mémoire. Or l’accumulation du passé est dans certaines limites un atout important, mais c’est aussi un fardeau, un ballast dont très sagement la nature se débarrasse à chaque génération nouvelle – puisque le savoir des parents ne se transmet pas héréditairement aux enfants. Il y a en France une infamie dans le système judiciaire qui préfigure pâlement le fléau que pourrait devenir l’ordinateur, c’est l’institution du casier judiciaire et sa délivrance par extrait sur demande. Grâce à elle, un homme qui fut condamné et qui a purgé sa peine continue à traîner derrière lui une indignité qui le condamne au chômage et à la récidive. On imagine mal ce que deviendra notre vie quand un robot enregistrera tous nos actes, toutes nos paroles et nous confrontera sans cesse avec ce poids mort écrasant et menaçant. La faculté de tout effacer et de repartir à neuf est infiniment précieuse et s’incarne dans la naissance de l’enfant et plus modestement dans le sommeil nocturne et l’éveil au petit matin. L’homme qui posséderait une faculté d’oubli totale, l’amnésique absolu, serait immortel.

 

Le proxénète en prison se délecte des romans roses de Delly.

 

F.C. et sa gourmandise. Il pense à la cuisine avec de plus en plus d’intensité et mange avec de moins en moins de plaisir. Sa gourmandise se cérébralise. Il éprouve des fringales pour des plats qui sont la négation de la cuisine (nouilles au beurre). Je le rapproche de M. S. qui m’a dit des femmes : « Plus ça va, plus j’en ai envie et moins ça me fait plaisir. »

 

Enceinte pour la septième fois en sept ans de mariage et furieuse de l’être, Anne-Marie va avec son mari à Chartres. Très pieux l’un et l’autre, ils se rendent à la cathédrale. Il lui dit : « Fais un vœu. » Elle pointe son doigt sur son ventre et dit : « Qu’il crève ! » Il la gifle. L’enfant naît prématurément. Elle l’adore comme aucun des six autres. Elle me fait observer qu’à cinq mois il possède de toute évidence deux qualités rares à cet âge : il a de l’humour et du chic.

 

J’ai fait ce rêve-cauchemar : j’aurais un voisin qui s’appellerait Michel-Ange, Beethoven ou Van Gogh. Je choisis à dessein des personnalités géniales, mais difficiles, malheureuses, exigeantes, appelant tout naturellement un dévouement sans borne de ceux qui les entourent. Or donc, je serais là, connaissant l’immensité de l’œuvre, exposé immédiatement au rayonnement redoutable qu’elle possède à l’état naissant. J’imagine avec un mélange d’horreur et de nostalgie la forme tyrannique, dévorante que prendrait fatalement mon admiration pour mon voisin, à quelles extrémités cette passion me réduirait. Et cela sans la moindre contrepartie, par la seule vertu d’un impératif catégorique qui commanderait autant au cœur qu’à la raison. Le sort m’a épargné à ce jour cette épreuve dévastatrice. Je m’en réjouis lâchement et je le regrette.

 

Je suis gâteux. – Si vous l’étiez vraiment, vous ne diriez pas que vous l’êtes. – Mais c’est que je ne le dis pas toujours !