JUILLET
Le temps lourd et chaud se résout en une pluie abondante qui rafraîchit fortement l’atmosphère. Les vitres se couvrent de buée. Phénomène intéressant parce que se traduisant par des dessins, des signes, tout un graphisme dû apparemment au hasard, en vérité à un déterminisme rigoureux où jouent la physique des surfaces, l’hygrométrie, la densité atmosphérique, etc.
Citation :
Moi, voici trente ans que tous les matins avant de me mettre au travail, j’avale mon crapaud, en ouvrant les sept ou huit journaux qui m’attendent sur ma table. Je suis sûr qu’il y est, je parcours vivement de l’œil les colonnes, et il est rare que je ne le trouve pas. Attaque grossière, légende injurieuse, bordée de sottises ou de mensonges, le crapaud s’y étale dans ce joumal-ci quand il n’est pas dans ce joumal-là. Et je l’avale complaisamment. Émile Zola
La petite I.E vient passer la journée ici. Il fait si beau quelle ne résiste pas, elle se met toute nue au soleil… au grand esbaudissement de mon jardinier. Je crains un moment que distrait il ne se blesse avec sa faucille ou son sécateur.
À Coutainville avec M.W. Un vent de N.-O. froid et violent rend les bains héroïques. La chair se hérisse à l’idée de s’immerger dans l’élément glacé. Mais il faut y aller. De sombres idées de suicide m’effleurent en marche vers le flot. Puis c’est le saisissement, la brève suffocation, une manière d’agonie. Et aussitôt après, le bien-être. L’élément me berce, m’entoure, je me laisse aller. Je n’ai plus froid. Je ne comprends plus mes craintes, mes réticences, mon hérissement. Je suis bien. Je suis mort.
M.W. a de graves problèmes oculaires. Il doit se faire opérer incessamment. Mais on dirait qu’il surcompense cette infirmité menaçante par une acuité visuelle surprenante, accompagnée d’une mémoire des images hypertrophiée. Il reconnaît et identifie des personnes entrevues l’année dernière furtivement. Notre restaurant habituel se trouvant à proximité d’une banque, il surveille le distributeur de billets et prétend de sa place voir les sommes – toujours dérisoires – que les clients viennent retirer.
Grand beau temps. Nous assistons à 21 h 30 exactement au coucher du soleil. Je supplie ma mémoire de se souvenir aux jours sombres de la radieuse splendeur de la baie de l’Arguenon. Il me semble que si j’avais cela toujours à portée de quelques pas, le malheur serait à tout jamais exclu de ma vie. Histoire-géographie. Les minables misères de mon histoire personnelle lavées par la calme magnificence de la géographie.
Découverte de l’essence du chocolat. C’est le sucré viril, une friandise certes mais ni enfantine ni féminine comme toutes les autres. Une friandise d’homme. D’où sa couleur et sa saveur. D’ailleurs le chocolat a été introduit en Europe par les Espagnols, peuple « macho » par excellence. À la cour de Madrid, il était tellement en faveur que l’archevêque avait décrété que sa consommation le matin n’empêchait pas la sainte communion à l’opposé des autres aliments.
J.R. incarne le cas intéressant de l’homme-sexe rattrapé par la vieillesse. Don Juan devenu vieux. Il me raconte : « Dans l’avion Orly-Marseille, une très jeune adolescente me blesse par l’évidente certitude que je ne la reverrai jamais. Pendant les brèves minutes du vol, je m’imprègne passionnément de sa présence. Je la bois des yeux. Comment parvient-elle à m’ignorer ? Le cas se présente de plus en plus souvent depuis que je ne suis plus amoureux de personne. Ma faculté d’amour ne se réveille plus que passagèrement, lors d’apparitions éphémères et sans espoir de lendemain. Élans, élancements, puis retombées amères et délicieuses. »
Les lys du jardin s’épanouissent tous en quelques heures. Je songe aux vers de Victor Hugo :
On était dans le mois où la nature est douce.
Les collines ayant des lys sur leur sommet.
Et Booz, le héros du poème, s’exclame devant l’amour qui se présente inopinément :
Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt !
Voilà qui me convient !
Visite de mon traducteur roumain Sergiu Ruba. Je suis surpris de le découvrir aveugle. Il est guidé par une jeune femme. Il me dit : « J’ai vu jusqu’à onze ans. Je me souviens des couleurs. » J’admire son entrain, sa curiosité, son érudition. Les aveugles m’inspirent une sorte de terreur sacrée. J’ai découvert cela enfant en présence de l’écrivain égyptien Taha Hussein dont la femme était une cousine de ma mère. J’y fais allusion. Aussitôt Ruba mentionne son livre majeur Le Livre des jours. Je suis convaincu que pour moi, la cécité, ce serait le suicide immédiat. Donc les aveugles m’apparaissent comme des morts-vivants.
Qu’on le veuille ou non, et sans aucune intervention volontaire de notre part, la vie est une succession de « périodes ». Régulièrement une période s’achève et une autre commence. Une page se tourne. C’est la mort d’un proche, une maladie grave, un changement de profession, un déménagement, une rupture, etc. Souvent on ne prend conscience de la « page tournée » et du changement d’atmosphère que longtemps après.
Une énorme cane de Barbarie – rouge et noire – a pris possession du jardin. À force de disputer sa gamelle à la chatte, elle est devenue complètement carnivore. Chaque matin elle m’attend devant la porte. Il faut que je lui ouvre des boîtes de pâtée pour chien qu’elle avale à une vitesse étonnante. Cela ne l’a pas empêchée de pondre trois œufs quelle couve consciencieusement. Je doute que cette couvée tardive et parcimonieuse aboutisse à quelque chose, mais qui sait ? Sans doute a-t-elle lu Guillaume le Taciturne : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. »
Juillet s’épanouit dans une canicule. C’est le mois de l’été actif. On travaille encore. Il y a les forçats du Tour de France. Bientôt ce sera, avec août, l’été passif. Maisons et magasins fermés, torpeur généralisée. On fera la queue devant la seule boulangerie ouverte du canton. C’est qu’ici nous sommes à la fois à la campagne et à Paris. Pas question d’estivants. Les vacances vident la région. Heureux présage : je vois passer deux hérons dans mon ciel. Ils sont facilement reconnaissables à leur cou replié en « S » à l’opposé des flamants roses qui volent le cou tendu à l’horizontale.
La mémoire immédiate. On récite au « sujet » une série de chiffres de plus en plus longue. Il faut qu’il répète de mémoire. On mesure ainsi sa mémoire immédiate laquelle se révèle très variable d’un individu à l’autre. Les personnes ayant une mémoire immédiate faible ne peuvent lire de très longues phrases. En effet pour comprendre une phrase longue, il faut en garder le début en mémoire, ce qui n’est pas à la portée de tous. Certains perdent le fil et se noient dans la phrase de Proust ou de Thomas Mann.
Pluie. Je partage l’assouvissement de mon jardin buvant de toutes ses fissures. Les taches rousses de la prairie s’effacent avec une rapidité surprenante. Une odeur puissante monte de la terre fécondée.
Convié à un jeu radiophonique intitulé « Si j’étais le vizir ». On se fait attribuer un portefeuille ministériel et on annonce son programme. Je demande la Défense nationale. Je débaptise aussitôt mon ministère pour l’intituler « de la Civilisation ». Civilisation : opération par laquelle les militaires sont transformés en civils. Par exemple le défilé militaire du 14 Juillet doit faire place à une parade dont Jean-Paul Goude nous a donné l’exemple le 14 juillet 1989. L’avion Rafale doit faire place à une génération de Canadair destinés à lutter contre les incendies de forêt. Le porte-avions Charles de Gaulle doit devenir un ensemble de courts de tennis, une sorte de Roland-Garros flottant, etc.
Ce matin Ghislaine, ma petite facteuse, sonne à ma porte. Je crois d’abord à une lettre recommandée. Pas du tout. C’est pour me dire qu’elle n’a aucun courrier à me remettre. Comme c’est la première fois que cela se produit, elle a craint que je l’attende en vain.
Au cinéma du supermarché des Ullis, péplum américain avec Marlon Brando, Charlton Heston, Kirk Douglas, etc. La lumière revient, on se lève et j’entends une petite fille s’exclamer : « Ah, en ce temps-là les hommes étaient quand même plus beaux qu’aujourd’hui ! »
Promenade crépusculaire sur le « plateau » qui est comme l’amorce de la grande plaine beauceronne. À cinquante kilomètres se dresse le clocher de Chartres. D’énormes faucheuses-batteuses évoluent lentement en oscillant comme des bateaux, entourées d’un glorieux nuage de poussière. L’une d’elles s’arrête à ma hauteur et le conducteur me fait monter près de lui. La cabine est insonorisée et climatisée. Il m’explique qu’on récolte ainsi de préférence en fin d’après-midi, car c’est alors que le taux d’humidité des champs est le plus faible. La fertilité des champs est devenue formidable ces dernières années : cent quintaux à l’hectare. En revanche le besoin de main-d’œuvre s’est effondré. Deux ouvriers font aujourd’hui le travail de cent il y a un siècle. Tout cela me paraît inquiétant. Pendant la guerre je travaillais aux champs en Bourgogne. C’était très dur, mais la récolte créait une petite société réunie comme pour une fête. Surtout les jours où la batteuse était en action. Tout le village participait au travail avec une quantité fantastique de nourriture et de boissons.
Mort de K.F. Celui qui n’a pas perdu son meilleur ami ne sait pas ce qu’est la mort. Levée du corps à l’hôpital Cochin. Je vois son visage cireux et émacié dans son cercueil. Cimetière du Père-Lachaise. Le crématorium ressemble à une mosquée qui serait en même temps une usine à gaz. Sur les marches joue et danse une petite fille de quatre ans en robe noire et col blanc. Ses longs cheveux blonds filtrent le soleil. Je suis surpris de voir dans le petit groupe que nous formons une majorité d’inconnus. K.F. pratiquait en somme des amitiés compartimentées. Il se gardait de réunir des amis également intimes, mais qui n’avaient aucune affinité entre eux et qui n’avaient aucune chance de se plaire réciproquement.
Je ne me libère pas de cette idée que K. a pris sur lui dans sa longue et douloureuse agonie tous les malheurs accumulés dans ma vie ces deux dernières années. Grâce à lui je vais connaître un nouveau départ, une dernière période avec un grand chef-d’œuvre à écrire et un grand amour à vivre.
L’atrabile. Quand elle coule de votre cœur, on dirait qu’elle attire le malheur, lequel accourt des quatre horizons.
Je me livre enfin à une corvée que je repousse avec horreur d’année en année : mettre à jour et au propre mon carnet d’adresses. J’en compte quatre cent cinquante. En vingt ans il y a un tiers de morts. Je note également que la division de l’humanité en nomades et sédentaires se retrouve clairement dans ce petit échantillonnage. Il y a ceux dont l’adresse ne bouge pas et ceux qui accumulent les déménagements. J’appartiens à la première espèce, mais dans ce genre P.M. me bat largement. « Non seulement j’habite la maison de mes parents, me dit-il, mais je couche dans le lit où je suis né. J’espère bien y mourir. »
Je savoure un porto en lisant mon journal. Ce n’est pas rien : depuis trois mois je m’interdisais toute boisson alcoolisée. J’ai pu répondre ce matin à trois questions : 1. Suis-je capable de cette abstention ? Réponse : oui. 2. Est-ce que cela me prive ? Réponse : oui. 3. Quels avantages en ai-je retirés ? Réponse : aucun.
Je visite à Saint-Arnoult, à proximité de chez moi, la propriété d’Aragon et d’Elsa Triolet où ils sont enterrés et qui est transformée en lieu de pèlerinage. J’ai reçu un jour un roman dédicacé d’Aragon avec cette mention : « Savez-vous qu’Elsa et moi nous avons visité et failli acheter votre presbytère ? » Non, je ne savais pas. Il est clair d’ailleurs que ma modeste maison ne supporte pas la comparaison avec l’immense et somptueuse propriété de Saint-Arnoult.
À nouveau la Coupe mondiale de foot envahit bruyamment les médias. J’en retiens cette perle : un joueur de l’équipe de France ne desserre pas les dents quand ses camarades chantent La Marseillaise. Il s’explique : « C’est parce que chanter La Marseillaise, ça m’émeut et ensuite je joue moins bien. »
Trois consolations s’offrent à la vieillesse : l’argent, le pouvoir et la célébrité. À cela s’ajoute que ces dons s’accompagnent d’une dimension érotique. L’homme riche, puissant ou célèbre est sexuellement désirable. Une application triviale et minime – mais révélatrice – de cette vérité apparaît dans la visite que l’on fait à son banquier ou à son inspecteur des impôts : il y a un déballage de l’intimité financière qui s’apparente à un déculottage chez le médecin avec une indécence plus relevée tout de même.
PS. : Il est remarquable que des hommes détenant un pouvoir politique majeur meurent très rapidement dès lors qu’ils en sont privés. La liste des cas récents serait longue et facile à établir depuis le roi Farouk et le shah d’Iran jusqu’à Erich Honecker et François Mitterrand. On dira qu’ils étaient déjà gravement malades. Oui, mais le pouvoir les maintenait en vie. Déchus, ils se laissent mourir.
Si vis vitam para mortem. La mort, partie intégrante de la vie. Une vie pleine et entière contient sa propre mort.
Mort de Jeanne Calment à Arles dans sa cent-vingt-troisième année. C’était la doyenne de l’humanité. Quand on l’interrogeait sur son régime elle disait : « Il faut être raisonnable. À cent quatorze ans j’ai arrêté l’alcool et le tabac. »
Sur la plage, deux filles très exemplaires, quatorze et seize ans. Assez lourdes, le nez épaté et retroussé, mais éclatantes de fraîcheur. Blondes, bleu et rose, les cuisses onctueuses, les épaules pulpeuses, tout le corps doré par le soleil comme une brioche. Porcines avec leur mufle épais et sensuel, mais triomphalement charnelles, elles sont la négation des mannequins squelettiques recherchés pour les défilés de mode. C’est ainsi que la peinture traditionnelle de Rubens à Renoir voulait que fût la femme. C’est la fusion en une seule pulsion de l’appétit alimentaire et du désir érotique.
Je comprends soudain la merveilleuse fécondité de l’opposition faim-soif. La faim de chair, de la chair d’autrui, anthropophagie. Mais au contraire soif de tendresse. Spiritualité de la soif. Seule la soif mène à l’ivresse. Les curés savent ce qu’ils font en se réservant la communion sous l’espèce du vin et en délaissant au commun des fidèles la communion sous l’espèce du pain. Des choses si simples et si évidentes qu’il faut du génie pour les découvrir, mais ensuite elles brillent pour l’éternité.
Des orages dans le voisinage rafraîchissent la canicule pesante d’hier. Des rafales de vent sont envoyées du sud.
Jeux Olympiques. Je suis avec passion les épreuves de l’athlétisme notamment les athlètes féminines qui triomphent si bellement de l’affreuse « féminité » traditionnelle. Je propose une idée concernant les épreuves de course. Elles se jouent désormais sur des fractions de seconde. Les moindres détails de leurs conditions ont leur incidence. Or l’un de ces détails, c’est la circularité des pistes. Tourner en rond, prendre des tournants, indiscutablement cela coûte des fractions de seconde. Il est certain qu’on s’en avisera un jour ou l’autre et qu’on décidera de ne plus courir que sur des pistes rectilignes. C’en sera fini du stade ovale classique avec ses gradins en corolles.
La marée a une heure de retard chaque jour. En somme elle fonctionne sur un cycle de vingt-trois heures. Si elle fonctionnait sur un cycle de vingt-quatre heures, il y aurait une terrible monotonie dans ces marées hautes et ces marées basses se reproduisant toute l’année à des moments identiques de la journée et de la nuit.
Soleil. Je lui tends ma peau pour me conformer à la nudité estivale. Le corps s’il est blanc et fragile ressemble à un fœtus abandonné par ses vêtements, comme par sa mère. Le bronzage lui confère une faible protection qui le rapproche un peu des animaux à plumes, à poil ou à écailles.
Projet d’un « charnier » à installer dans mon jardin : un poteau d’environ deux mètres surmonté d’un plateau hérissé de pointes. J’y fixerais des lambeaux de viande et de poissons pour attirer et retenir les rapaces diurnes et nocturnes grands ducs, éperviers, buses et émouchets.
Affreuses nouvelles de P.H. Il se meurt d’un cancer généralisé. Comme la chimiothérapie lui a fait perdre tous ses cheveux, je lui envoie l’un de mes petits bonnets de laine (non pas tricotés, mais crochetés, attention, ne pas confondre avec ceux de Cousteau !). J’y joins une attestation manuscrite : je l’avais sur la tête en écrivant mes livres, ce n’est donc pas seulement un couvre-chef, mais un couvre-chef-d’œuvre !
Magnifique orage. Je dîne dans la maison de thé avec C.B. en regardant le jardin fumer et fulminer, tandis qu’un épais rideau de pluie descend du toit à nos pieds.
Désolation de voir finir ce mois de juillet qui est le mois de l’année que je préfère, royal et juvénile à la fois, couronné de lys et parfumé de tilleuls, le meilleur de l’été. Août, c’est l’immobilité estivale qui bascule lentement vers les putrescences de l’automne.
C.H. vient me voir avec sa fille Angela de toute beauté du haut de ses onze ans. Elle est si saine, si épanouie, si apparemment heureuse que je me demande si elle aura jamais assez besoin de quelqu’un d’autre pour sortir d’elle-même. Les petites filles m’ont souvent donné cette impression de suradaptation, de bonheur égoïste inentamable, moins fréquent, il me semble, chez les garçons.
Une idée à creuser : l’influence de la langue parlée depuis l’enfance sur la morphologie du visage. C’est la langue anglaise ou portugaise qui modèle le faciès typique de l’Anglais ou du Portugais, etc. Ce serait l’exemple le plus frappant de l’influence de la culture sur la nature, du triomphe de l’intelligence sur le physique. Dès lors la beauté caractéristique de tel ou tel type national découlerait directement de la beauté de la langue parlée…
La chaleur continue à augmenter. Le ciel se charge d’électricité et blêmit. Des coups de tonnerre grondent, mais pas une goutte d’eau. Orage sec. Une idée folle me vient : pour combattre la chaleur, allumer un bon feu de cheminée, comme en hiver. Se blottir contre la flamme pour se sentir à l’abri dans cette chaleur purement domestique, domestiquée, à l’opposé de la chaleur sauvage qui tombe de ce ciel malade. Je songe à mon boucher au cours de cet hiver rigoureux : il se réfugiait dans son réfrigérateur géant, sa « chambre froide » pour travailler à une température supportable (+5°).
Une notion nouvelle intéressante, celle de pollution lumineuse. Quand on regarde le ciel nocturne de Choisel, on le voit à l’est embrasé d’une lueur vague. Ce sont les lumières de Paris. Destruction de l’obscurité naturelle par des sources lumineuses artificielles. On avait déjà inventé une sorte de dématérialisation de la pollution avec la notion de pollution thermique. Par exemple une rivière est réchauffée par le rejet d’eaux propres mais chaudes provenant d’une centrale atomique. Avec la pollution lumineuse on fait un pas de plus vers la spiritualisation de l’impureté. Bientôt le mal sera purement moral.
Alexandre (neuf ans) : « Tu crois en Dieu ? » Moi : « Oui bien sûr ! » Alexandre : « Ah bon, parce que moi aussi. Comme ça quand on sera morts, on se retrouvera ensemble au ciel. »
Visites à la clinique chirurgicale de Choisel. J’y découvre des accidentés dont les malheurs sont proprement inimaginables. Un petit Georges de quatorze ans a été précipité par des camarades de classe du haut d’un pont dans l’Yvette. On l’en a sorti avec onze fractures. Un jeune homme a le visage masqué par un pansement. Il me raconte qu’il est cuisinier dans un restaurant et s’y rend chaque jour en vélo. Ce matin-là sévissait un vent violent. En traversant un petit bois, il a reçu une grosse branche qui lui a défoncé la figure.
Un très joli enfant hispano-portugais manipule une paire de jumelles. Puis il la repose d’un air découragé en expliquant que ses cils trop longs lui brouillent la vue.
Mon boucher : « Monsieur Tournier, quand on vous connaît comme moi en vrai, on n’a pas besoin de lire vos livres, hein ? »
Opposition essentielle dans les maux qui nous accablent entre guerre étrangère et guerre civile. C’est vrai pour les maladies. Une maladie microbienne est une attaque extérieure (guerre étrangère), alors que le cancer est une agression de mon organisme contre lui-même (guerre civile). C’est pourquoi la première se traduit par de la fièvre (mon organisme se mobilise contre l’agresseur), alors que le cancer se développe sans fébrilité. Essayer de transporter cette distinction sur le plan moral : chagrin dont la cause est étrangère, chagrin dont je suis moi-même l’auteur (angoisse, dépression, remords, etc.).
Plongée dans les entrailles du métro avec une équipe de « parcoureurs de voies ». Armés d’un marteau et d’une lampe, ils examinent les voies mètre par mètre. Nous avions rendez-vous à la station République sur la ligne 9. Un « protecteur » nous attend sur le quai de la station. Il préviendra chaque conducteur de rame qu’il y a des hommes sur la voie. Cet examen des rails doit se faire pendant le trafic, parce qu’il convient de mesurer l’enfoncement des voies au moment du passage du train. L’écartement des traverses (soixante-dix centimètres) est bienvenu, car il permet tout juste d’y poser les pieds et d’éviter ainsi la pierraille du remblai. Nous « parcourons » République-Oberkampf-St-Ambroise-Voltaire-Charonne-Boulets-Montreuil-Nation. Soit six unnels en trois heures. On marche toujours face à la rame qui arrive. Normalement une niche permet de s’abriter sur son passage, mais il faut la plupart du temps s’écraser contre le mur et le train vous frôle le corps. Une barre rouge sur le mur signale les endroits où l’espace est trop étroit pour l’épaisseur d’un corps humain. Il faut éviter de s’y trouver, ou alors se coucher au pied du mur. À droite se trouve le rail électrique qu’il faut également éviter. Je suis ébahi de l’audace avec laquelle les hommes l’enjambent sans hésiter. Variété incroyable des objets jetés par les fenêtres par les voyageurs et qui jonchent le sol, bouteilles, boîtes de coca, bombes à taguer, vêtements, chaussures, seringues, sacs à main (jetés par des voleurs), etc. Impression au total assez grandiose, jeux de lumières et d’ombres, bruits de sources jaillissantes. Je constate en parlant avec les hommes qu’ils y sont sensibles et aiment ce lieu de travail pour eux banal.
Une histoire relevant de l’humour « noir » à double titre : le chanteur noir aveugle Ray Charles s’entend dire un jour par une admiratrice : « Ça doit être affreux d’être aveugle ! » Et lui : « Bien sûr, mais ça pourrait être pire. Je pourrais être noir en plus ! »
Temps glorieux. Les lys sont épanouis et les tilleuls embaument.
Citation :
Il est établi dans son presbytère, comme une garde avancée aux frontières de la vie, pour recevoir ceux qui entrent et ceux qui sortent de ce royaume des douleurs. Chateaubriand, Génie du christianisme.
J’avais écrit à Georges Lubin, spécialiste de George Sand, pour lui demander s’il était exact que la fameuse phrase magique de Gaston Leroux sur le presbytère qui « n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat » provenait de George Sand. Exact. Cela se trouve à la fin de la seconde « Lettre à Marcie », texte rarement réimprimé. À cela près que G. Sand a écrit : « Le presbytère n’a rien perdu de sa propreté, ni le jardin de son éclat ». Ce presbytère est celui d’une petite ville de Lombardie dont le curé a recueilli les trois nièces orphelines Giulia, Luigina et Arpolice.