CHAPITRE XXIV
On ne se rend pas assez compte, quand on habite la ville, à quel point il est agréable d’être réveillé dès les premières lueurs de l’aube par le chant orgueilleux d’un coq, de se sortir lentement des brumes du sommeil, d’ouvrir ses volets et d’emplir ses poumons d’air pur, avant d’aller prendre un petit déjeuner revigorant.
Au bout d’un moment, ce serait sans doute lassant mais après avoir dormi plusieurs nuits de suite sur un inconfortable siège de voiture, c’était juste ce dont j’avais besoin pour affronter l’avenir avec sérénité.
La première chose que j’ai remarquée en arrivant devant l’église a été l’absence de la BMW. Ma bonne humeur est tombée d’un seul coup : un de ces trois crétins nous aurait-il fait le même coup que l’ami Pascal ?
Je me suis précipité à l’intérieur du bar et le spectacle que j’y ai trouvé m’a un peu rassuré : ils étaient tous là, assis en cercle, en train de s’engueuler pour savoir lequel avait eu le plus de tartines.
Tous, sauf Patrick.
— Il est parti faire un tour ! m’a renseigné Fred. Il n’avait pas faim, paraît-il. Ça sent l’insomnie à plein nez...
Nadine a baissé les yeux, un peu gênée, et je me suis dit que Fred ne serait jamais sortable.
Le vieillard est entré dans le bar, nous a salué d’un « bonjour » un peu sec et est allé s’asseoir à l’écart. Il a commandé un café et un calva puis s’est plongé dans la contemplation des ongles de sa main gauche.
— Et la guerre, au fait, qu’est-ce que ça devient ? a demandé Calou. Vous avez écouté les informations ?
Mme Larquet a eu un pâle sourire. En guise de réponse, elle a fredonné Radio-Paris ment ! sur l’air de La Cucaracha et on n’a pas posé d’autres questions. Pas la peine de trop s’interroger sur le sort des gens qu’on connaissait là-bas...
— Eh ! Ils arrivent !
Patrick est entré en courant, les cheveux en désordre, visiblement un peu désorienté.
— Qui ça, ils ?
— Les autres ! L’ennemi ! Toute l’armée ! J’ai voulu aller vers Pont-Saint-Esprit, pour voir comment ça se goupillait là-bas : ils en sont partis ! Et ils viennent par ici. Je leur donne pas une heure pour arriver à l’auberge.
— Surtout si ils t’ont repéré ! a dit Fred.
— Ça veut dire quoi, ça ? a fait Patrick, élevant le ton.
— Ça veut rien dire ! l’ai-je calmé. Ils vont venir ici, un point c’est tout ! On le savait, non ?
Ouais, sans doute, mais depuis qu’on avait débarqué à l’auberge, on s’était crus un peu en dehors du monde extérieur et là, on s’y retrouvait plongés brutalement. Pas agréable...
— Qu’est-ce que vous allez faire ? a demandé Mme Larquet.
Qu’est-ce qu’on pouvait faire ? Rebrousser chemin et se joindre à la cohorte de ceux qui fuyaient ? Non, pas question ! Alors quoi ?
Rester ici !
Et attendre !
Fred a dénoué l’écharpe qui immobilisait son bras et fait deux ou trois mouvements d’épaule : douloureux mais supportable. Il pourrait se servir de son FA.
Calou a repassé son sabre de marine dans son dos, à la manière des samouraïs. Il avait vu trop de films de Bruce Lee, lui ; chacun ses tares...
J’ai vérifié le bon fonctionnement de mon arc en lâchant une flèche sur le tronc noueux d’un vieil arbre. Elle s’y est fichée avec un petit bruit sec. Il y avait bien longtemps que je n’avais pas tiré à l’arc mais je suppose que c’est exactement la même chose que pour la natation ou le vélo : une fois qu’on a appris...
J’ai récupéré la flèche. Je n’en avais déjà pas de trop : à peine une dizaine...
Il s’est écoulé trois quarts d’heure avant qu’on commence à entendre les moteurs, quarante-cinq minutes qui m’ont fait l’effet de plusieurs dizaines d’heures, interminables, et qui ont semblé n’avoir duré que trente secondes dès l’instant où elles ont été terminées.
— Je reste pas ! a dit Patrick.
— Quoi ? a fait Calou. Tu vas pas nous lâcher ? Pas toi !
— J’veux pas rester ici coincé comme un rat ! s’est énervé Patrick. Ça veut pas dire que je me fais la malle. Je vais prendre la voiture, aller à leur rencontre.
— Non ! s’est exclamé Nadine. Non, fais pas ça !
Patrick lui a souri, se forçant à prendre l’air décontracté. Je me suis demandé, finalement, lequel d’entre nous se croyait le plus dans un film...
— J’aime autant mourir avec un volant entre les mains, a-t-il expliqué. Et puis ça pourra peut-être vous ouvrir un passage...
C’est ça ! Ouvrir le passage à trois hommes à pied, dans une armée entière ! Et puis quoi encore ?
— OK, Mad Max ! ai-je dit. OK ! Ouvre-nous le passage ! De toute façon on peut pas te refuser ça. Hein ?
Il nous a serré la main, comme s’il partait juste en voyage pour quelques jours, a piqué un rapide baiser sur les lèvres de Nadine et lui a fait un petit clin d’œil, avant de se préparer à sortir.
— Hé ! Gamin !
Patrick s’est retourné juste à temps pour rattraper le trousseau de clefs lancé vers lui.
— Prends-la ! a dit le vieillard. Je crois qu’elle aussi elle préférera ça...
Patrick est resté immobile pendant un bon moment, radieux, au bord de l’extase et puis il a fait « merci », de la main, avant de nous tourner le dos à nouveau.
— Les gants sont sur le tableau de bord ! lui a crié le vieillard, comme il passait la porte.
La Lamborghini a démarré en rugissant et fait une ou deux manœuvres devant l’église avant de s’élancer sur la route, accélérant furieusement, blanche, belle, invincible...
C’était sûrement ce que pensait Patrick : il était invincible !
On a entendu l’explosion moins de trente secondes après ; ensuite on a vu les flammes s’élever, tout près de l’auberge, tellement près.
C’était sans doute un obus qui l’avait arrêté, perforant le verre, la tôle et...
Exit Balou... Sorti de la scène avec les honneurs.
Le vieillard souriait. Il aurait sans doute bien aimé être à sa place.
— Va la consoler ! a dit Fred à Salomé, en désignant Nadine. Et puis, tant que tu y seras, tu resteras avec elle...
— À l’intérieur ! ai-je précisé.
Salomé nous a regardés alternativement, sans paraître comprendre.
— Et vous ?
— Il fait beau ! a dit Calou. Je crois qu’on va rester dehors encore un peu.
Les yeux de Salomé se sont emplis de larmes et elle s’est jetée au cou de Fred, en lui disant qu’elle voulait rester avec lui et que, même, elle s’en foutait de mourir et que... Fred l’a embrassée pour la faire taire, puis il lui a répété de rentrer dans l’auberge, avec les quatre autres femmes.
Elle a reniflé deux ou trois fois, a murmuré « salut », d’une voix presque inaudible et s’est enfin décidée à obéir.
On n’était plus que tous les trois, maintenant, plus le vieillard qui avait retrouvé sa place à la terrasse et son verre de pastis.
Calou et Fred ont chargé leurs Famas. J’ai encoché une flèche à mon arc.
On s’est postés sur le chemin de ronde : autant les attendre à un endroit dont l’étroitesse les empêcherait de nous balayer du premier coup.
— Vous voulez que je vous raconte l’histoire du fou qui repeint son plafond ? ai-je fait.
— En alexandrins ? a demandé Fred.
— Oh, vos gueules ! a dit Calou en riant.
Quand ils sont arrivés, on était prêts.
Toute une armée ? Il avait un peu exagéré, le père Patrick : en fait, une centaine d’hommes à pied, plus deux tanks et une jeep, où devaient caracoler des officiers. Un petit détachement...
C’était la première fois que je voyais des soldats de l’armée ennemie et c’était vrai qu’on ne pouvait pas les confondre avec ceux de la nôtre : le kaki de leur uniforme n’avait pas tout à fait la même nuance.
Ma première flèche a ricoché sur le pare-brise de la jeep, à l’instant où Fred et Calou ouvraient le feu, faisant souffler – comme on dit – un vent de panique dans les rangs adverses. Une autre flèche a atteint son but, la poitrine de l’un des combattants du premier rang, et j’ai senti un frisson d’excitation me parcourir.
Le premier moment de surprise passé, les soldats se sont aperçus qu’on n’était pas vraiment assez nombreux pour leur résister ; ils ont commencé à avancer en se déployant. Tôt ou tard, ils nous auraient débordés et on s’est un peu découverts, pour remettre de la distance entre eux et nous.
Fred a chopé une rafale à la hauteur du nombril.
Il s’est effondré de tout son long, sans un cri, inondant d’une flaque de sang la terre du chemin de ronde.
J’ai choisi un coupable au hasard et je lui ai passé une flèche au-travers de la gorge.
Calou a tiré une dernière rafale avant de se trouver à cours de munitions. Il a jeté rageusement le FA et a tiré son sabre.
De l’autre côté, un gradé quelconque a hurlé un ordre, dans une langue que je ne connaissais pas. Mais il n’y avait pas besoin d’être devin pour comprendre que ce brave homme avait envie de nous prendre vivants : au lieu de nous abattre directement, les soldats se sont précipités sur le chemin de ronde, baïonnette au canon.
Calou a sauté sur les créneaux et brandi le sabre, tournant le dos au vide. Par un vieux réflexe civilisé, j’ai même failli lui crier de faire attention de ne pas tomber, mais j’ai finalement employé mon énergie à lâcher deux nouvelles flèches sur nos assaillants. La première a fait mouche ; pas la deuxième...
Assailli, toute retraite coupée, Calou a poussé un cri aigu et, saisissant son sabre à deux mains, il s’est jeté sur le soldat le plus proche de lui, dans la grande tradition des kamikaze. Ils se sont embrochés mutuellement et ont roulé sur le sol, étroitement enlacés.
J’ai porté la main à mon carquois, pour m’apercevoir que je venais de tirer ma dernière flèche. Le temps de réaliser que j’étais désormais sans défense et je me suis retrouvé coincé entre la paroi humide de la muraille et les lames acérées de trois baïonnettes.
L’un des soldats a dit quelque chose qui n’avait pas besoin d’être traduit.
J’ai lâché mon arc, devenu inutile.
— OK ! ai-je dit. Je me rends...
Lorsqu’ils m’ont emmené, j’ai vu que le vieil homme était effondré sur sa table, les bras en croix. Sans doute une balle perdue qui avait exécuté sa dernière volonté : il était mort sur ses terres !