CHAPITRE VII

 

 

Il paraît que j’avais l’air d’un clown (dixit les cinq autres – à l’unanimité, pour une fois). C’était probablement vrai mais je n’avais pas pu me résoudre à abandonner l’arc et les flèches dans le van. Ça avait été plus fort que moi : une saloperie de romantisme à la graisse de Stevenson ne cessait de me susurrer dans le creux de l’oreille que cet arc me serait peut-être plus utile que tous les flingues du monde réunis. Objectivement je reconnaissais sans mal la vanité d’une telle assertion mais l’objectivité n’avait jamais vraiment été une de mes caractéristiques principales. Alors, tel un apache hollywoodien, j’avais fourré tout mon attirail sur mon dos ; l’arc me gênait dans mes mouvements et la corde sciait méthodiquement le cuir de mon blouson mais au moins j’étais content. Allez comprendre quelque chose aux méandres de l’esprit humain !

Je n’en avais pas abandonné, pour autant mon Garrant et – comme on avait tous été obligés de le faire – j’avais bourré toutes mes poches de cartouches, y compris la place libre dans celle qui contenait mon paquet de cigarettes. Et même comme ça on tiendrait pas bien longtemps en cas de grabuge : il faudrait refaire les réserves vite fait...

On descendait la route en ordre de pagaille, suivant un pas de marche absolument pas réglementaire, les yeux vissés droit devant nous. Au moins, avec l’arbre en plein milieu de la route, on était à peu près sûrs que l’arrière ne nous réserverait pas de mauvaises surprises.

— J’en connais une bien bonne, a dit Jacques d’un seul coup. C’est l’histoire de deux mecs qui arrivent à l’hôpital avec une tête comme ça et...

Deux phares ont surgi de derrière un virage, illuminant brutalement la montagne.

— Planquez-vous ! a gueulé Patrick.

On s’est tous enfoncés du mieux qu’on a pu dans les buissons. Je me suis retrouvé acculé contre un rocher, à deux mètres de la route, et je me suis accroupi. La voiture est passée devant nous sans ralentir ; je n’ai pas eu le temps de compter ses occupants mais, par contre, j’étais sûr que c’était une jeep de l’armée. On avait été bien inspirés de se mettre à couvert.

J’ai voulu me relever mais Pascal m’a forcé à rester tranquille.

— Bouge pas ! Je te rappelle que la route est coupée : ils vont forcément redescendre.

Effectivement, quelques minutes plus tard, la jeep repassait devant nous et se perdait dans la nuit.

On a repris la route ; je commençais à me demander jusqu’où on allait bien pouvoir aller comme ça, en plein nuit, dans un coin qu’on connaissait pas.

Le peu de sommeil que j’avais récupéré dans le van suffisait pour l’instant à me soutenir mais je n’allais pas tarder à avoir envie de dormir à nouveau. C’était sûrement pareil pour les autres. Quand on commençait à ne plus lâcher un mot que toutes les dix minutes c’était signe que la fatigue gagnait.

— Ouais, donc ! a essayé de reprendre Jacques. Les deux mecs se pointent à l’hosto avec une tête comme ça et alors il y a...

— Bon Dieu, Martin ! Vous allez réussir à me la changer, cette roue, oui ou merde ? ??

— J’ai presque fini, mon capitaine, mais il y a un écrou qui coince...

Quand on a entendu leurs voix il était trop tard : on n’avait plus matériellement le temps de se planquer sans être vus.

Alors, d’un commun accord tacite on a foncé, en tirant coup sur coup, pour essayer de les impressionner. Je ne sais pas à qui appartenaient les balles qui les ont touchés, toujours est-il que le capitaine s’est effondré sur le siège arrière de la bagnole en essayant d’attraper son PM et que le dénommé Martin, accroupi devant la roue arrière gauche, n’a lui-même pas eu le temps d’esquisser un geste. Un troisième soldat qui, au début de la fusillade, fumait tranquillement une cigarette, adossé à la carrosserie, a levé les bras en l’air en signe de reddition. Il n’avait pas fait un mouvement pour saisir une arme.

— Ne tirez pas ! a-t-il crié. Je vous en prie, ne tirez pas ! !!

Il avait un superbe accent méridional ; c’était probablement un appelé que la déclaration de guerre avait surpris en plein milieu de son service national.

On s’est approchés lentement, en se demandant si avec son air de ne pas y toucher il ne nous préparait pas un coup fumant, mais à première vue il était authentiquement terrorisé. Si on lui avait donné un fusil prêt à tirer, il n’aurait probablement même pas tenté de s’en servir.

Calou lui a collé le canon de son flingue sous le nez et lui a fait un grand sourire.

— Si on discutait calmement ?

L’autre a acquiescé, d’un mouvement de tête nerveux.

— Qu’est-ce que vous foutiez là ? a interrogé Patrick.

— On retournait à Clermont-Ferrand !

— Quoi foutre ?

— Rejoindre notre unité. On va nous envoyer à la frontière italienne !

— Combien de voitures qui vous suivent ?

— Aucune !

Calou a agité le canon de son arme, menaçant ; le soldat est devenu encore plus pâle et a secoué frénétiquement la tête.

— Non ! Je vous jure que c’est vrai : on était tout seuls !

— OK ! a fait Patrick. Je veux bien te croire ! Maintenant tâche de faire attention à ce que tu vas dire : où est-ce qu’on risque de rencontrer des gens qui portent ton uniforme, dans le coin ?

L’autre a avalé péniblement sa salive, à plusieurs reprises, avant de répondre.

— Je sais qu’on a envoyé des hommes du côté de La Chaise-Dieu...

— Combien ?

— Je sais pas...

— Fais gaffe ! a dit Calou. Ça tire tout seul, ces machins-là !

— J’en sais rien, c’est vrai ! a hurlé le soldat. C’était pas mes oignons, à moi ! Je sais ni combien ils sont ni ce qu’ils foutent là-bas ! Je suis deuxième pompe, merde, pas chef d’état-major !

Quelques larmes nerveuses ont perlé au coin de ses yeux et ont dévalé ses joues en cadence.

— Il crève de trouille, a fait Pascal. Je crois qu’on peut lui faire confiance...

— Mmouais... a apprécié Patrick. Je crois aussi.

Le soldat a semblé reprendre confiance en la vie.

— Alors, vous allez me laisser partir, hein ?

La balle l’a projeté sur le bas-côté de la route ; un buisson se trouvait là, juste à point nommé pour masquer son crâne probablement défoncé et ménager les tressautements de nos estomacs ; du mien, en tout cas...

— Pourquoi tu l’as flingué ? a gueulé Fred.

— C’était un militaire, a dit Calou. S’il avait parlé de nous à ses petits camarades, on les aurait eu sur le dos vite fait !

Fred semblait presque à deux doigts de s’évanouir ou, au contraire, de plonger dans une rage folle.

— Il avait l’air sympa, ce mec... a-t-il murmuré.

— Oh, merde ! s’est emporté Pascal. Si tu dois te mettre à chialer dès qu’on flingue quelqu’un, fallait rester chez toi ! On est pas venus ici pour faire de la philanthropie ! Mets-toi dans l’idée que c’est pas le dernier qu’on flingue. Si tu peux pas le supporter, dis-le, et on te déposera à proximité d’une ville ; tu pourras aller t’engager et partir sur la frontière italienne... Là, crois-moi, t’en verras d’autres !

Fred a fait la grimace.

— Allez, laisse tomber, ai-je dit. J’aime pas ça non plus mais Pascal a raison. Pardon pour le cliché mais c’est eux ou nous. Personnellement je préfère que ce soit eux !

Il a esquissé un sourire.

— OK ! a-t-il dit. OK... Je m’y ferai...

Outre deux grenades que le capitaine portait à sa ceinture, la jeep contenait trois fusils automatiques, de ceux qu’on surnomme familièrement Famas [3], un truc qui tire du 5,56 de guerre à une cadence diabolique. En les voyant on a fait des bonds : on commençait à être équipés un peu plus sérieusement.

— On embarque la jeep ? a proposé Jacques.

— C’est pas un peu voyant, comme engin ? ai-je objecté.

— Et alors ? Autant ça que continuer à pied ! On la larguera quand il commencera à faire jour... Et de toute façon on finira bien par se castagner un jour ou l’autre. Alors, à ce moment-là, vaudra mieux pas être crevé par les heures de marche.

— Ouais, je suis d’accord ! a fait Pascal. Et tant qu’à faire, j’ai une meilleure idée : on va être obligés de s’arrêter quelque part pour trouver à bouffer. Ça se passera sûrement mieux si on a une tenue à l’air vaguement réglementaire.

— À savoir ?

— À savoir qu’il y a trois uniformes qui nous tendent les bras et que ça serait dommage de les gâcher...

Fred a désigné les cadavres, réprimant mal un froncement de nez de dégoût.

— Tu... Tu veux qu’on les déshabille...

— Tu vois une autre solution ?

— Arrête de l’emmerder, Pascal ! a coupé Calou. De toute façon y en aura pas à sa taille : chacun déshabille le sien et puis c’est tout !

Le choix a été relativement facile : Fred et Patrick étaient de gabarits trop grands — Fred en longueur, Patrick en largeur – pour rentrer dans un des uniformes. Le seul litige aurait pu résider entre Calou et moi, qui étions approximativement de la même taille, — mais je lui ai bien volontiers abandonné la tâche de manier le Famas. Il était quand même le seul d’entre nous à avoir fait son service militaire et à s’être déjà servi de l’engin... En plus j’aurais eu l’air plutôt suspect, avec l’arc et les flèches, par-dessus mon uniforme.

Calou a pris le volant de la jeep, Pascal à ses côtés, pendant qu’on s’entassait à l’arrière, sous la bâche. Il restait quelques heures avant le lever du soleil. Pas suffisamment pour faire beaucoup de chemin, dans cette saloperie de montagne, mais assez – la fatigue aidant – pour dormir un peu.

J’ai fermé les yeux. Le bruit du moteur me faisait l’effet d’une douce berceuse...