CHAPITRE V
Le van était encombré de tout un assortiment de valises qu’on a balancées sur le trottoir, à côté du corps évanoui de leur propriétaire, lequel aurait probablement beaucoup de peine à expliquer sa présence auprès des cadavres de deux agents de police.
J’ai déniché un miroir et pendant que, Patrick aux commandes, on roulait vers Clermont-Ferrand, je me suis attaqué à la tâche délicate et douloureuse de faire sortir les petits morceaux de verre de mon visage. J’ai bien dû mettre une demi-heure pour venir à bout de celui qui s’était enfoncé près de mon œil, faisant couler involontairement des flots de larmes sur mes joues.
— Stérilise-toi avec ça ! m’a dit Jacques en me passant une bouteille de scotch, à demi entamée, qu’il venait de découvrir ; du Label 5 : le vieux monsieur n’avait pas un palais des plus fins. J’ai nettoyé mes coupures avec un bout de torchon, me condamnant à puer le whisky de mauvaise qualité pendant un temps indéterminé.
— On va t’appeler Frankenstein junior ! a clamé Fred, partant d’un grand rire et m’assenant une bonne claque sur l’épaule.
Avec son pot habituel, il est tombé sur celle qui avait ramassé le bloc de béton et pendant une seconde j’ai cru que j’allais hurler. Pour me calmer j’avais le choix entre lui filer mon poing dans les dents ou boire une bonne rasade de whisky : j’ai choisi la solution la plus pacifique ; pas si mauvais que ça, après tout, dans ces conditions... Voyant que je ne tombais pas raide, Jacques m’a arraché la bouteille des mains et s’est employé à démontrer qu’il pouvait boire plus que nous tous réunis. En général il y réussissait assez bien...
— Vous m’excuserez, les mecs ! ai-je dit en prenant possession d’une couchette, mais j’ai un petit coup de barre. Réveillez-moi s’il se passe quelque chose d’intéressant.
L’écho lointain d’une bombe a salué ma déclaration et j’ai fermé les yeux.
Pas si facile que ça d’essayer de dormir dans un véhicule en marche, surtout conduit par un habitué des gabarits inférieurs, hésitant un peu sur les changements de vitesses et taquinant volontiers la pédale de frein.
Pas tellement facile non plus d’éviter de penser...
J’ai revu brusquement le visage des deux flics que j’avais descendus ; le premier, celui qui nous avait parlé, ressemblait au modèle classique du gendarme de campagne, avec moustache en balai de crin et ventre rebondi. Il avait chopé la balle au niveau du cœur, était probablement mort sur le coup.
L’autre était un petit blondinet aux yeux rieurs, l’air aussi à l’aise dans son uniforme qu’une truite dans un aquarium ; il venait sûrement d’être recruté. Je l’avais touché à la gorge, au moment où il approchait la main de son propre pistolet ; il n’avait pas pu crier, lui non plus, mais je doute qu’il soit mort immédiatement. Il avait dû le sentir passer...
Contrairement à pas mal de gens, je n’avais jamais eu de haine particulière des flics – sauf pendant l’inévitable période extrême-gauchiste que traverse tout adolescent normalement constitué – et il ne me serait jamais venu à l’idée, par exemple, de leur balancer des pavés en travers de la gueule pour le plaisir.
Là, par contre, je n’éprouvais bizarrement aucun remord ; pourtant ça ne collait pas tellement avec le rôle de héros que j’aimais m’attribuer : un héros n’était tout de même pas censé créer des veuves et des orphelins juste pour pouvoir les protéger par la suite ! Non, j’avais au contraire presque l’impression d’avoir accompli une œuvre humanitaire. Finalement ça n’est pas si difficile d’abattre quelqu’un de sang-froid : il suffit d’avoir une bonne raison, ou du moins d’avoir une raison qu’on trouve bonne.
La préservation de notre rêve était encore pour moi la meilleure des raisons.
J’ai pensé à mes parents. Ils devaient commencer à s’inquiéter, mais étant donné la situation, si je n’étais pas rentré le lendemain matin ils penseraient certainement que j’étais allé directement au bureau de mobilisation.
Je me suis demandé quel effet ça leur ferait quand ils apprendraient que j’avais déserté... Probablement l’impression de recevoir un immeuble de béton sur la tête, l’immeuble des espoirs qu’ils avaient placés en moi depuis plus de vingt ans.
J’ai chassé leur image de mes pensées ; maintenant je ne pouvais plus me permettre d’avoir des regrets ; plus question de faire marche arrière : on y était et on y était bien.
Comme au Viêt-Nam !
Je crois que j’ai fini par m’endormir.