CHAPITRE XIX

 

 

On a été réveillés par une brusque odeur de gaz d’échappement, accompagnée d’un bruit de moteur.

On avait fini par s’endormir, à la belle étoile, près de la tombe de Jacques – un trou dans la terre, recouvert de cailloux – trop fatigués, trop découragés pour seulement songer à repartir.

Raisonnablement, c’était sans doute un peu suicidaire de rester sur le bord de la route, là où n’importe qui pouvait nous voir et s’emparer de nous sans problème, mais on n’en était plus à ça près. Après tout, maintenant qu’il y avait des copains des deux côtés, celui où on se trouvait avait moins d’importance qu’avant...

En voyant disparaître la CX au bout de la route je me suis rendu compte qu’il pouvait y avoir un troisième côté.

— Où il est parti ? a demandé Fred, d’une voix encore ensommeillée.

— Droit devant lui, je suppose, ai-je dit. Je ne vois pas quel but on pourrait posséder après avoir déserté les rangs des déserteurs...

— On peut le rattraper ! a affirmé Patrick en faisant un pas vers la BMW.

Je l’ai retenu par un bras.

— Laisse tomber ! Même si on le rattrape, ça servira à rien. Je le connais bien, Pascal : s’il a décidé de laisser tomber on, n’arrivera pas à le faire changer d’avis. Et on va pas le traîner de force avec nous...

— Mais qu’est-ce qui lui a pris, merde ! a tempêté Fred, complètement hébété.

— Il a craqué, ai-je dit. Vu la façon dont il réagissait cette nuit, on aurait pu s’en douter. Il n’a peut-être pas envie de nous voir mourir les uns après les autres...

— Ou peut-être qu’il n’a pas envie de mourir !

— Tu l’expliques comme tu veux, Calou, mais je ne pense pas qu’il ait tellement plus de chances de s’en tirer tout seul qu’avec nous. Dans un sens je le comprends...

— Ouais ! a coupé Patrick. En tout cas maintenant on a plus qu’une bagnole et on est bien forcés de continuer ensemble : quoi qu’il arrive. À moins que certains d’entre vous se sentent des passions pour les randonnées pédestres en plein soleil ?

— Alors ? On continue droit devant, nous aussi ?

— Je sais où on va aller ! a dit Fred.

On s’est retournés vers lui d’un même mouvement.

— Où ça ?

— À Barjac !

Barjac ? Un petit patelin situé à une trentaine de kilomètres de l’endroit où on se trouvait. D’un intérêt assez peu flagrant, a priori : il nous restait encore suffisamment de bouffe et de cigarettes pour plusieurs jours.

— Qu’est-ce que tu veux aller foutre là-bas ? a interrogé Patrick, sèchement.

Fred a pris un air gêné.

— Ça serait bien qu’on y soit demain, vers midi...

— Mais pourquoi, Bon Dieu ? a gueulé Patrick. Accouche ! ! !

Fred s’est assis sur le capot de la BMW et a baissé la tête.

— Je crois que vous allez m’en vouloir, les mecs, mais de la façon dont elle m’a demandé ça, j’ai vraiment pas su comment refuser...

— Attends... ai-je fait, je voudrais être sûr de pas me tromper : tu veux dire que tu as dit à Salomé de nous rejoindre, c’est bien ça ?

— QUOI ? a hurlé Patrick, tandis que Fred acquiesçait timidement. Comment tu t’y es pris, d’abord ?

— Il lui a téléphoné du troquet, à Aubenas, ai-je expliqué. Mais je savais pas qu’elle devait venir. J’ai rarement entendu quelque chose d’aussi con...

Calou a éclaté de rire.

— Ben quoi, les mecs ? Ça va être marrant, non ? Ça nous oblige seulement à tourner dans le coin pendant un jour et demi et une nuit. Une partie de plaisir, hein ?

— Fred, je sais pas ce qui me retient de te massacrer ! a dit Patrick, faussement calme. Tu sais comment ça s’appelle, ce que tu as fait ? Ça s’appelle « jouer au con » ! Où est-ce que tu dois la retrouver, Salomé, dans ton putain de village paumé ?

— Dans un troquet !

— Lequel ?

— Comment tu veux que je le sache ? s’est emporté Fred. J’y suis jamais allé, moi, à Barjac. Si y en a qu’un ça sera le bon, et si y en a dix on les fera tous, jusqu’à ce qu’on trouve le bon, c’est tout !

Patrick s’est retourné vers moi, l’air désespéré.

— Eh ? a-t-il dit, prenant un vague accent arabe. Eh dis, mon frère, qu’est-ce que je lui ai fait, à Allah, pour qu’il me traite pire qu’un chien, tu peux me dire ?

— Comment elle doit venir ? ai-je demandé, sans m’occuper de lui.

— En train ! a dit Fred. Ou en stop...

— T’as pensé qu’on est en guerre, Fred ? Que les voies ferrées ont dû être bombardées et que quatre-vingts pour cent des bagnoles qui circulent encore appartiennent à une armée quelconque ?

— Je connais la puce, a dit Fred, confiant. Elle y arrivera...

— Écoutez-le, ce nez-de-bœuf ! a soupiré Patrick. Dites-moi où sa mère l’a perdu, que je le ramène !

— Tu fais chier, Balou ! a dit l’interpellé. Je te demande pas de venir ! Moi j’y vais, et à pied s’il le faut. Qu’est-ce que vous faites ?

Patrick l’a saisi aux épaules et lui a plaqué le dos au capot...

— On vient avec toi, peau de nave ! a-t-il scandé. Mais je te promets un truc : si j’entends encore le son de ta voix avant qu’on soit à Barjac, pour dire autre chose que « aïe ! » quand je te botterai le cul, je t’attache tout nu à côté d’un nid de frelons et je te pisse dessus en plus, pour les attirer, vu ?

— Vu ! a acquiescé Fred, souriant.

— T’as dit autre chose que « aïe ! », a reprit Patrick en lui pinçant le nez. C’est mon dernier avertissement.

— Aïe ! a crié Fred.

S’il nous voyait de là où il était, Jacques devait bien s’amuser...