CHAPITRE XV

 

 

Trouver des voitures, oui, bien sûr, mais aussi des cigarettes, ces saloperies de clopes dont on était privés depuis un bon nombre d’heures, même après avoir fini les paquets de « troupe » des soldats qu’on avait descendus.

Après une âpre discussion sur les méthodes à employer, on a fini par tomber d’accord : étant donné qu’il nous restait un peu d’argent, ça n’était pas la peine de se taper le braquage en force d’un bureau de tabac, au risque de faire échouer l’opération « bagnoles », censée se dérouler simultanément.

On s’est réparti le boulot. C’est Fred qui a suggéré qu’on aille tous les deux acheter des cigarettes, parce qu’on avait l’apparence la plus innocente ; nous, les deux binoclards de la bande, dotés en plus d’une barbe tellement clairsemée qu’elle pouvait passer autant pour une tentative adolescente d’apparence virile que pour une négligence d’adulte.

Ce n’était pas une mauvaise idée, même si en cas de coup dur on serait guère capables de « faire-le-coup-de-poing » efficacement, et j’ai accepté.

Comme personne n’a protesté, on a confié aux autres nos armes voyantes ; j’ai juste passé mon couteau de chasse à ma ceinture, sous mon blouson, en prenant garde à ce qu’il soit totalement invisible. J’ai remplacé mon pansement improvisé par un morceau de tissu propre et bien serré, espérant que ma blessure n’allait pas se remettre à saigner. Je l’avais désinfectée à l’alcool mais elle me faisait toujours un mal de chien !

Aubenas, un patelin important ? Peut-être, relativement... En fait, une toute petite ville de province où, une fois passé huit heures du soir, il devenait difficile de trouver un simple café ouvert, ou même de rencontrer quelqu’un dans la rue, comme dans toutes les autres petites villes de province.

On est arrivés vers sept heures et demie, assez tard pour être tranquilles et suffisamment tôt pour trouver encore ce qu’on cherchait.

La place de l’église nous a offert une aubaine inespérée : un parking, rempli de voitures. Celles de tous les gens qui, à ce moment-là, assistaient à la messe, en cette fin d’après-midi dominical.

Dans la rue qui longeait l’église, un bar-tabac ouvrait ses portes, entre une boulangerie et un mini-supermarché COOP.

— On y va ? a demandé Fred.

J’ai acquiescé.

— On vous récupère dans la rue du troquet ! a dit Patrick. Attendez-nous discrètement...

J’ai eu un petit pincement au cœur quand on s’est avancés à découvert ; un vieil homme, habillé de noir, s’appuyant des deux mains sur une canne vermoulue, nous a regardés passer comme les vaches regardent passer les trains, semblant se demander pourquoi deux garçons de notre âge n’étaient pas en train de se faire trouer la peau pour défendre la sienne.

Le bar était presque désert : juste deux ou trois vieillards, attablés devant un verre de rouge, au fond de la salle plongée dans une demi-obscurité par un store vénitien. Et puis, derrière le comptoir, un type rougeaud, revêtu d’un maillot de corps à la propreté douteuse. Tous les autres habitants du patelin devaient être à la messe ; ou à la guerre...

On s’est approchés du coin tabac et le patron est « venu vers nous.

— Messieurs ? a-t-il fait d’un ton bourru.

— Trois cartouches de Pall Mall, s’il vous plaît, ai-je demandé en sortant de mon portefeuille les derniers billets de dix sacs qui nous restaient.

Il a été chercher les cartouches dans sa réserve, sous le comptoir, et m’a rendu la monnaie en nous fixant d’un air méfiant. On n’avait pas intérêt à traîner dans le coin si on voulait éviter les questions trop précises.

C’est alors que Fred nous a plongés jusqu’au cou dans un album de Gaston Lagaffe, assumant délibérément le rôle principal.

— Je pourrais téléphoner, s’il vous plaît ?

J’ai laissé disparaître entièrement le frisson qui s’était emparé de moi quand il avait lancé sa réplique et j’ai pris ma voix la plus angélique pour lui faire remarquer que, peut-être, on ferait mieux de rentrer parce que maman allait nous attendre...

— Juste cinq minutes, a-t-il insisté. Histoire de rassurer Salomé...

Salomé, hein ? Alors c’était pour ça qu’il avait absolument voulu venir acheter les cigarettes ; pour pouvoir passer tranquillement son coup de téléphone !

— D’accord ! ai-je dit, mais dépêche-toi !

Si je continuais de m’opposer à son idée, il était foutu de me faire un caprice et je ne pouvais quand même pas le laisser tomber ici. Une histoire qu’il vaudrait mieux ne pas raconter aux autres si on ne voulait pas qu’ils nous descendent avant les gens qui étaient payés pour ça...

Fred a passé la porte marquée « TOILETTES— TELEPHONE » et je suis resté en tête à tête avec le patron du bar.

— Vous buvez quelque chose ?

J’ai commandé un café. Ça ne ralentirait sûrement pas le rythme de mes battements de cœur mais ça aurait au moins le mérite de m’occuper.

— Vous êtes de passage ici ?

J’ai dit que oui, sans trop m’avancer. Avec mon « accent », je pouvais difficilement passer pour un enfant du pays...

— Comment ça se fait que vous soyez pas à la guerre ? Il paraît qu’on manque de soldats...

J’ai senti, pierre par pierre, la maison s’écrouler sur mon crâne déjà bien amoché. Ça devait arriver, ça ! La question évidente...

— J’ai été réformé : mon cœur ! ai-je dit en désignant ma poitrine. On m’a dit qu’il n’aurait pas tenu...

Le patron a semblé sceptique. Il a fait un signe de tête en direction de la porte des chiottes.

— Et lui ? Le cœur fragile, aussi ?

Je me suis forcé à sourire. Décontraction, coco, décontraction !

— Non ! Lui, c’est autre chose. Il est un peu... Simple... Ils ont eu peur qu’il tire sur ses alliés aussi bien que sur les mecs d’en face. Pour lui, un fusil c’est un peu comme un jouet. Mais sinon il n’est pas méchant...

Après le coup qu’il venait de me faire, construire à Fred une réputation de débile congénital me remplissait d’une intense jubilation, qui couvrait presque mon anxiété.

J’ai avalé mon café d’un seul trait.

— Nos deux aînés sont au front, ai-je continué, me mettant de plus en plus dans la peau de mon personnage. J’aimerais pouvoir les rejoindre...

J’ai dû avoir l’air sincère car le visage du patron du bar s’est détendu et il a même esquissé un sourire.

— Vous en faites pas ! a-t-il dit. On finira par les foutre dehors, comme en 40 ! On la gagnera cette putain de guerre !

J’allais répondre quand Fred est revenu, arborant un grand sourire.

— Elle était là ! a-t-il annoncé fièrement.

— C’est bien, Momo, rentrons maintenant ! Tu veux ? ai-je dit doucement, espérant que l’emploi du diminutif ridicule lui ferait comprendre quel genre de bobard j’avais raconté au patron. De fait, il a eu l’air surpris pendant un instant, puis a souri de nouveau.

— Oui, t’as raison... a-t-il dit.

— Au revoir, monsieur, et merci ! ai-je lancé, avant de me diriger vers la sortie. Tout s’était bien passé, finalement.

En général, c’est quand on se fait ce genre de réflexion qu’une catastrophe arrive. Ça n’a pas raté !

Des coups de feu ont éclaté au moment même où on sortait du bar, en provenance du parking où on avait laissé les autres. Quelques cris ont retenti, bientôt couverts par des bruits de moteurs. Deux bagnoles sont sorties du parking à fond la caisse, et ont dévalé la rue vers nous : une CX et une BMW 528i, un choix de bon goût.

Le patron du bar est sorti sur le pas de la porte, me bousculant presque : il avait un fusil de chasse à la main. Sans réfléchir, je l’ai attrapé par le canon et j’ai tiré vers le haut, d’un coup sec : les deux coups sont partis en l’air, inoffensifs...

— Petit salopard ! a gueulé le patron. J’vais t’faire la peau, moi !

La CX a filé comme une flèche mais la BMW s’est arrêtée à notre hauteur. Il y avait Patrick au volant.

— Grimpez ! a-t-il crié. Vite ! ! !

Des gens commençaient à sortir de l’église, des maisons, et quelques hommes s’étaient déjà mis à courir vers nous. On avait vraiment plus le temps de faire du détail.

J’ai repoussé violemment le patron du bar contre le mur et lui ai filé un coup de genou qui visait la partie la plus sensible de son individu mais qui n’a atteint que le haut d’une cuisse.

— Monte ! ai-je crié à Fred, en tirant mon couteau de ma ceinture.

J’ai frappé, sans viser, là où c’était le plus facile : le torse. J’aurais sans doute pu lui faire lâcher prise sans le tuer mais c’est une pensée qui ne m’a même pas effleuré. Il s’est écroulé lentement et, laissant le couteau là où il s’était planté, je me suis engouffré à l’arrière de la BMW, à la suite de Fred, tandis que Patrick démarrait, dans un grand crissement de pneus.

— On peut savoir ? ai-je interrogé.

— Un gendarme ! a expliqué Balou. J’ai pas réussi à crocheter la serrure de cette saloperie, alors en désespoir de cause j’ai cassé une vitre mais l’autre enfoiré devait traîner dans le coin ; il a entendu et il a tiré.

— Vous l’avez eu ?

— Percé de partout ! Mais je crois que Jacques a été touché...

— Merde ! Grave ?

Patrick a fait un geste d’ignorance.

— Sais pas... Et vous ? Pourquoi vous êtes restés aussi longtemps dans ce putain de rade ?

Fred m’a filé un coup de coude en forme de supplique.

— On a été embarqués dans une discussion, ai-je dit avec un sourire. Ces braves gens avaient envie de savoir pourquoi on n’était pas à l’armée !

Patrick a eu un petit rire.

— Maintenant, ils savent ! a-t-il dit.