Je lui rendis sa poignée de main, puis sa main, et ricanai :
Heureusement que je ne suis
pas flic. Sans cela, je vous signalerais à vos supérieurs.
Qu’est-ce que c’est que ce vocabulaire ? Vous adhérez à une
cellule communiste ?
Il me retourna mon ricanement :
C’est à vous qu’il faut
demander ça.
Je ne suis pas
communiste.
Vous avez été anarchiste.
Vous l’êtes peut-être encore. Pour moi, c’est pareil.
Voilà bien longtemps que je
n’ai pas lancé de bombe, soupirai-je.
Sacré anarcho ! rigola
l’inspecteur.
Il paraissait s’amuser franchement.
Oh ! la barbe !
m’sieur Mac Carthy, dis-je. Vous avez entendu parler de Georges
Clemenceau ?
Le Tigre ?
Oui, le Tigre. Ou si vous
préférez, le Premier Flic de France, ainsi qu’il s’était baptisé
lui-même. Pour que vous me fichiez la paix, je vais vous répéter ce
qu’il a dit un jour, le Tigre, dit ou écrit, je cite de
mémoire : “ L’homme qui n’a pas été anarchiste à seize
ans est un imbécile. ”
Vraiment ? Le Tigre a
dit ça ?
Oui, mon vieux. Vous
l’ignoriez ?
Non, non...
Il soupira :
... Le Tigre !...
Et machinalement, il jeta un regard en direction du Jardin des plantes.
Puis, revenant à moi :
... Votre citation me
semble incomplète. Est-ce qu’il n’aurait pas ajouté :
“ ... mais c’en est un autre – d’imbécile –, s’il l’est encore
– anarchiste – à quarante ”, ou quelque chose comme
ça ?
C’est juste. Il a ajouté
quelque chose comme ça.
Et alors ?
Je souris :
II y a à prendre et à
laisser, parmi les propos de Clemenceau. J’en laisse pas mal.
Il sourit à son tour :
Vous n’êtes pourtant pas un
imbécile !
Je haussai les épaules :
Je me le demande. Vous vous
conduisez avec moi comme si vous vouliez me prouver le
contraire.
L’infirmière toussota pour se rappeler à notre bon souvenir.
Hum..., graillonna
l’inspecteur.
C’était un véritable écho sur pattes, ce mec-là. Je ricanais, il ricanait ; je souriais, il souriait ; je soupirais, il soupirait ; la bonne femme toussaillait, il suivait le mouvement. Peut-être que si j’entreprenais de grimper à un arbre...
... Hum... Je vous
remercie, madame. Vous pouvez disposer.
Elle nous salua d’un bref mouvement de tête et se débina.
Et voilà ! bougonna le
flic, en la regardant s’éloigner. Par votre faute, elle va nous
prendre pour de fameux cinglés.
Il y va de la vôtre aussi,
rétorquai-je. Avouez que nous formons une belle paire.
Bah ! qu’est-ce que ça
peut foutre ? Elle a l’habitude. Jadis, il n’y avait que ça,
dans cet établissement. Des tocbombes. Si nous comparaissons devant
les Assises, elle pourra témoigner de notre déséquilibre mental.
C’est toujours un avantage. Et maintenant que nous avons
suffisamment fait les clowns, si nous devenions sérieux ? De
quoi s’agit-il ?
Ah ! ah l Après
Clemenceau, Foch, hein ?
Félicitations. Vous avez
des lectures. Vous ne devez pas louper un seul des Potins de la
Commère, vous !
Ça va, trancha-t-il. Ne
recommençons pas à déconner. Vous veniez voir Abel
Benoit ?
Oui. Et si j’ai bien
compris, vous vous attendiez presque à ce que je fasse cette
démarche, hein ?
Plus ou moins. Venez.
Il me prit le bras et m’entraîna vers un petit bâtiment de briques.
Qui se met à table le
premier ? demandai-je. A en juger par votre attitude
rigolarde, il s’agit peut-être d’un truc assez compliqué, mais pas
trop grave. Sauf pour le type qui est mort, bien entendu.
Ce n’est ni grave ni
compliqué, répondit l’inspecteur Fabre. Du moins, jusqu’à présent.
Ne le répétez pas, hein ? Tel que vous me voyez, je suis en
train de gaspiller allègrement le pognon des contribuables en
fariboles. Je m’amuse. Une fois n’est pas coutume. Les
vérifications auxquelles je procède, n’importe quel flic en tenue
du commissariat du quartier les mènerait à bien, seulement... Bon
Dieu ! je ne sais pas ce que goupillent les assassins, ces
temps-ci, mais vous parlez d’une bande de fainéants ! S’ils
continuent, nous allons tous tomber chômeurs, au 36. Alors, nous
passons le temps comme nous pouvons. Histoire de justifier notre
traitement, nous nous accrochons à n’importe quoi, à l’agression la
plus banale. Car il s’agit d’une agression.
Une banale agression. La victime est restée sur le carreau,
évidemment, mais ce n’est qu’une banale agression. Et que vous
connaissiez la victime ne doit pas apporter de complications. Mais
que vous connaissiez la victime, justement, ça nous a amusés, le
commissaire Faroux et moi.
Et ça vous a incité à
examiner cette agression de plus près. Et à établir autour de ce
macchabée une sorte de souricière, hein ?
Ça, mon vieux, c’est la
routine. Croyez-le ou non, j’étais là par hasard. Mais je suis
quand même bien content que nous nous soyons rencontrés. On a si
peu d’occasions de rire.
II y a plus marrant encore,
dis-je. Je ne connais pas cet Abel Benoit.
Pourquoi demandiez-vous
après lui, alors ?
Parce qu’il m’a écrit de
venir le voir. Mais je ne le connais pas.
Lui vous connaissait.
Possible.
C’est certain. Sans cela,
il ne vous aurait pas écrit. Par ailleurs, il suivait de très près
votre activité professionnelle.
Ah ?
Nous avons découvert chez
lui une liasse de coupures de presse vous concernant et de vieux
journaux relatant diverses de vos enquêtes.
Ah ?
Oui.
Ça ne signifie rien. Je
détiens une riche documentation sur Marilyn Monroe. De dos, de
face, de profil, en plongée, et cependant...
Il vous a écrit,
coupa-t-il.
Qui vous dit que je n’ai
pas écrit à Marilyn ? Bon. Eh bien, c’est que nous nous sommes
connus. Je ne veux pas contredire un macchabée. Mais quand et
où ? Hum... à moins que... Vu ! C’est un anar, n’est-ce
pas ? Quelqu’un qui fréquentait les milieux libertaires
lorsque je les fréquentais moi-même, au temps de ma jeunesse folle,
comme dit l’autre ?
Cela même. Vous comprenez
vite, quand vous voulez. Vous avez cette lettre ?
Je l’ai laissée au bureau,
mentis-je.
Qu’y avait-il
dedans ?
Trois fois rien, dis-je, en
mentant un peu moins. En gros, il m’appelait cher camarade, disait
que quoique je sois un flic, il aimerait bien me voir, et me
donnait son adresse ici. Je veux dire à l’hosto, pas à
l’amphithéâtre.
J’avais compris... Hum...
L’âge devait le faire radoter. L’âge et ses blessures.
C’est un vieux ?
Ce n’était plus un jeune
homme. Soixante et un ans. On commence tout de même à devenir
fragile, à cet âge. L’agression dont il a été victime l’a fait
transiger avec ses principes, il a voulu se venger de ses
agresseurs – qu’il devait connaître –, et au lieu de nous les
désigner, à nous, les vrais flics, il comptait vous charger de les
punir. C’est comme ça que je vois l’affaire, moi. Et
vous ?
Je haussai les épaules :
Moi, je ne sais pas. Je
débarque.
Bien. Vous voulez toujours
le voir ?
Ma foi ! Tant que j’y
suis ! Ça n’offre peut-être plus beaucoup d’intérêt, à
présent, mais quand même... J’ai horreur des noms sans visage.
Autant en avoir le cœur net, ne pas m’être dérangé pour rien et
vous faire plaisir. Abel Benoit...
Je grimaçai et secouai la tête :
... ça continue à ne rien
me dire.
Abel Benoit n’était pas son
unique état civil.
Sur cette remarque qui ne m’apprenait rien, car j’avais envisagé pareille possibilité depuis belle lurette, nous pénétrâmes à l’intérieur de l’amphithéâtre. Le préposé à la garde de ce lugubre endroit, un mec en blouse grise qui fumait en cachette de la direction, planqua son mégot dès qu’il nous aperçut et adopta un air détaché dénotant une grande habitude de ce genre d’exercice.
Une visite pour le 18,
claironna le flic, jovial.
Ce Benoit changeait de numéro comme de chemise. Enfin ! on lui foutrait bientôt la paix... à moins qu’on ne lui numérote les abattis, avatar dont il prenait le chemin.
Sans un mot, le gardien nous fit signe de le suivre dans une pièce de dimension moyenne, en contrebas, où des lampes pendaient du plafond au bout de tubes nickelés. Puis, sans se hâter, il alla ouvrir une armoire frigorifique d’où il tira une table à roulettes sur laquelle reposait une forme rigide recouverte d’un drap. Une des roulettes grinçait en tournant sur le ciment. Je réfléchis que jusqu’à présent j’avais surtout constaté ce défaut bruyant aux roues des voitures d’enfants. Eh bien, voiture d’enfant à un bout, brancard mortuaire à l’autre, la boucle était bouclée. L’employé taciturne, qui ne m’avait vraisemblablement pas attendu pour ruminer d’analogues spéculations hautement philosophiques, amena la table sous une lampe, fit la lumière, nous regarda, s’assurant que nous étions fin prêts pour le cinéma, et d’un geste précis, professionnel et réglé comme du papier à danse macabre, rabattit le haut du drap et découvrit la bobine du macchabée. De crainte qu’il n’en découvrit plus qu’il ne fallait, l’inspecteur lui arrêta la main en posant vivement la sienne dessus.
Je connais mon boulot,
m’sieur, protesta l’autre.
Moi aussi, je connais le
mien, répliqua Fabre.
Je connaissais le mien pas mal non plus. Ce n’était certainement pas pour ménager ma sensibilité que le flic ne voulait pas que je voie plus que le visage du cadavre. Il y avait quelque chose, sur la poitrine du gars, que pour le moment, il ne tenait pas à me montrer. Un tatouage, sans doute, susceptible de me mettre trop rapidement sur la voie. Ces flics sont d’un compliqué, parfois !
Le mort était un bonhomme d’une soixantaine d’années, comme annoncé à l’extérieur, chauve, avec une moustache blanche modèle Maréchal Pétain sous le nez busqué un tantinet de traviole. Ses traits aujourd’hui cireux et durcis, sévères, avaient dû, en dépit de ce tarin fâcheusement orienté, être assez beaux. Surtout vingt ou trente piges auparavant.
Eh bien, Nestor
Burma ? s’enquit l’inspecteur. J’allongeai une moue
dubitative :
Hum... Quand je l’ai connu
– en admettant que je l’aie connu –, il avait sans doute moins de
poils sur la lèvre et davantage sur le caillou. Vous savez combien
les anars affectionnaient les tignasses absaloniennes, n’est- ce
pas ? Peut-être aussi qu’il rigolait.
Oui. Ça a dû lui arriver,
comme à tout un chacun. Mais, pour le moment, en effet, il semble
furibard.
Il n’aime peut-être pas le
froid, suggérai-je.
Nous restâmes un instant
silencieux.
Je repris :
Je crois qu’on peut
remballer. Je n’ai jamais vu ce type. A moins que...
A moins que quoi ?
Je ne sais pas... C’est ce
blair...
Ce nez, pas précisément
chiffonné, me chiffonnait.
C’est ce blair, répétai-je,
songeur.
J’attendis que l’inspecteur fit allusion à celui de Cléopâtre. Rien ne vint. En somme, il n’avait pas tellement de lectures que ça.
Hum...
Je me penchai sur le cadavre, puis, fléchissant les guibolles, amenai mes yeux au niveau de son profil et l’examinai. Je me redressai, contournai la table, et étudiai son autre profil de la même façon. Après quoi, les sourcils froncés, je revins à mon point de départ, ! auprès de Fabre qui demanda :
Vous essayez de lui faire
peur ?
Oui, mais ça ne rend pas...
Vous avez remarqué ? Ce type a deux profils.
Il s’exclama :
Ça alors, c’est une
découverte extraordinaire ! Allons, ne vous payez pas ma
fiole, Nestor Burma. Bien sûr, qu’il a deux profils. C’tte
blague ! Le gauche et le droit. Comme tout le monde.
Non, pas comme tout le
monde. C’est à cause de ce blair. Sa physionomie s’en trouve
modifiée, selon qu’on le regarde d’un côté ou de l’autre. C’est
bien pratique pour échapper aux flics qui vous poursuivent.
Ça va. Cessons de rigoler.
Vous avez connu quelqu’un offrant cette particularité ?
Je crois... C’est... c’est
très confus... En tout cas, Abel Benoit, ça ne me dit toujours
rien. Mais il possédait d’autres noms, m’avez-vous laissé
entendre ? Un pour chaque profil, peut-être ? Si vous me
les disiez, ça m’aiderait sûrement.
Lenantais, dit le flic.
Le Nantais ? C’est un
type de Nantes ?
Il est né à Nantes, mais
contrairement à ce qu’on pourrait supposer, Lenantais n’était pas
un sobriquet. C’était son vrai nom. Lenantais, en un seul mot.
Albert Lenantais. C’est marrant, mais c’est comme ça.
Je sursautai :
Bon Dieu !
Lenantais ? Albert Lenantais ? Mais je ne connais que
lui !
On ne le dirait pas.
Faudrait savoir ce que vous
voulez, inspecteur. Quand je vous disais que je ne le connaissais
pas, vous souteniez le contraire, et maintenant que je l’identifie
pour une vieille connaissance...
Oh ! et puis, la
barbe ! A quoi bon discuter ? Je n’avais aucune envie de
discuter. Ce n’était plus un mort comme n’importe quel mort,
maintenant, le mort que j’avais sous les yeux. Une brusque émotion
me submergeait, contre laquelle je me défendais mal.
Une vieille connaissance.
Une vieille, oui, c’est le mot, enchaînai-je, comme pour moi-même,
et d’une voix assourdie. Ça fait une pièce de vingt-cinq ou trente
ans que je l’ai perdu de vue. Pas étonnant que je ne l’aie pas
remis d’emblée. Il a changé, depuis. I1 a
perdu ses tifs et laissé pousser sa moustache, une belle moustache
blanche...
Il n’y a que son tarin qui
est resté le même, fit l’inspecteur. Il devait trouver que ça
faisait bien. N’importe quel chirurgien esthétique lui aurait remis
ça d’aplomb en deux coups de cuillère à pot.
Il ne se prenait sans doute
ni pour Martine Carol ni pour Juliette Gréco. C’était un
original.
Oui. Fournissez-moi des
tuyaux sur lui. Au point où nous en sommes... Il est mort. Les
bavardages ne peuvent plus lui porter préjudice.
Que voulez-vous que je vous
dise ? C’était un brave zigue, un bon copain. Il était
cordonnier et, à cause de son métier, qu’il exerçait par
intermittences, d’ailleurs, on l’appelait Le Bouif. Toujours à
cause de son métier, on l’appelait aussi Liabeuf, bien qu’il n’eût
jamais tué personne, pas plus un de vos collègues qu’un autre
citoyen{6}.
C’est en effet, les surnoms
qu’on lui donnait et qui figurent au sommier. Alors, pas
d’erreur ?
Avant de répondre, j’examinai une nouvelle fois, et très longuement, le visage sévère, durci par la camarde. Je fis abstraction de la moustache, l’affublai par l’esprit de cheveux blonds indisciplinés, des tifs d’anarchiste. Ça et le nez, ça collait.
Aucune, dis-je.
Merci.
Je haussai les épaules :
Qu’est-ce que je vous ai
appris de plus ? Les empreintes digitales ne vous avaient pas
suffisamment renseigné ? Comme chinois, pardon ! vous
vous posez un peu là, vous. Et là ?...
Je désignai la poitrine du cadavre, cachée par le drap :
... il n’y a pas un
tatouage, là ? Ça m’aurait tout de suite mis sur la pisté,
mais c’eût été trop simple, sans doute ?
Vous fâchez pas, dit le
flic.
Parlez d’une comédie !
Vous vouliez m’éprouver ?
Ce n’était pas bien
méchant.
Vous me faites mal au
ventre, avec vos airs mystérieux. Oui, je crois que vous gaspillez
vraiment le pognon des contribuables...
Il négligea l’observation :
Revenons au tatouage,
dit-il. Vous rappelez-vous ce qu’il représente ?
Tatouages au pluriel, avec
un s. Une pièce de monnaie sur le bras et “ Ni Dieu ni
Maître ” sur le buffet.
Exact, dit le flic.
Il sourit pour ajouter :
... une pièce de
monnaie.
Il saisit le drap sous le menton du mort et le rabattit jusqu’à la ceinture. L’inscription subversive, décorant ses pectoraux, apparut, d’un bleu délavé. Le D de Dieu n’était plus visible. Une vilaine blessure par arme blanche l’avait effacé plus sûrement que n’aurait su le faire un détatoueur professionnel. Une autre profonde estafilade soulignait le mot : maître. Sur le gras du bras droit, une pièce de monnaie à l’effigie de la Semeuse, était dessinée.
Ni Dieu ni Maître, soupira
l’inspecteur. Pas très original, pour un anar.
C’était surtout con,
dis-je. Quoique plus jeune que lui, et de beaucoup – j’étais un
môme, à cette époque –, je me souviens de le lui avoir
reproché.
Vous n’aimiez pas cette
formule ? Je croyais que...
Je n’aimais pas, et je
continue à ne pas aimer, les tatouages. Ce n’est pas pour rien
qu’en argot on appelle ça des “ bouzillages ”,
hein ? Il faut être idiot, pour se faire tatouer.
Oh ! des rois le sont
bien !
L’un n’empêche pas l’autre.
Et puis, les rois, ils ont leur pain cuit. Ils peuvent se passer
toutes les fantaisies. Tandis que... Voyons, inspecteur, ce n’était
pas un petit saint, du moins pas le genre de saints habituellement
vénérés...
Je remontai le drap jusqu’à la calvitie presque obscène du cadavre. Le gardien en blouse grise paracheva mon œuvre, d’un geste précis et méticuleux, quasi maternel.
... Sans professer
absolument des opinions illégalistes, Lenantais n’était pas contre,
poursuivis-je. Il avait, avant que je le connaisse, été compromis
dans une entreprise de fabrication de fausse monnaie. C’est
pourquoi j’ai fait allusion, tout à l’heure, à ses empreintes. De
toute façon, il était allé en taule. Exact, comme vous
dites ?
Exact. Il a tiré deux ans
pour ça.
Bon. Quand je l’ai connu,
il se tenait peinard, et, je vous le répète, sans se déclarer
franchement illégaliste – il ne voulait pas faire de prosélytisme,
le sujet était trop grave –, on sentait que, tôt ou tard,
l’illégalisme le séduirait une nouvelle fois. Alors, j’estimais
qu’un type qui est appelé à entrer en bagarre ouverte avec la
société, ne doit pas s’exposer à attirer l’attention inutilement.
Les moyens d’identification des récidivistes sont déjà assez
nombreux comme ça. Inutile d’en fournir de supplémentaires aux
flics.
Le gardien ouvrit des yeux ronds. L’inspecteur ricana :
Eh ben, vrai ! Quoique
jeune, vous étiez de bon conseil.
Je lui fis écho. Chacun son tour :
J’ai conservé cette
qualité.
Bon. Et alors, où avez-vous
connu ce hors-la-loi ?
Pas très loin d’ici. Ça
aussi, c’est marrant, hein ? En trente ans, il n’a pas fait
beaucoup de chemin. Je l’ai connu au Foyer végétalien de la rue de
Tolbiac.
Rien,
Quoi rien ?
Végéta-rien.
Non, mon vieux. Qu’est-ce
qu’on vous apprend à l’école ? Végétalien. Les végétariens,
s’ils ne mangent pas de viande, se permettent des œufs et des
laitages. Les végétaliens, eux, ne bouffent, ne bouffaient – je
parle de ceux que j’ai connus, j’ignore s’il en existe encore –
exclusivement que des végétaux, avec juste un peu d’huile pour les
assaisonner. Et encore, ceux-là n’étaient pas des purs. Il y en
avait un qui prétendait que la seule manière rationnelle de
consommer l’herbe était de la brouter, à quatre pattes dans un
champ.
Sans blague ! Quel
monde !
Oui, un drôle de monde.
J’ai passé ma vie à m’entourer de phénomènes. J’en ai une belle
collection, dans mes souvenirs.
Il pointa son index vers le corps rigide :
Et Lenantais ? Nous
savons qu’il ne fumait pas, ne buvait pas, ne mangeait pas de
viande. C’était aussi un cinglé de ce genre ?
Non. C’est-à-dire qu’à vos
yeux, c’était peut-être un cinglé, mais d’une autre catégorie.
Tenez, une anecdote. A un moment, il était presque clochard. On
peut même dire qu’il l’était entièrement. Il devait vivre de bric
et de broc...
En marchant à
l’étal ?
Peut-être pas. Ou, alors,
il ne visitait que des boutiques minables, car il ne bouffait pas
tous les jours. Or, à cette époque, il était trésorier d’une petite
organisation. On l’avait bombardé à ce poste avant qu’il devienne
de la cloche...
Compris. Il a croqué la
grenouille ?
Non, justement. Il y avait
cent cinquante ou deux cents francs en caisse. C’était en 1928, par
là. Ça représentait une somme. Les copains en avaient fait leur
deuil, n’osaient pas en parler, songeant comme vous qu’il avait dû
taper dedans. Eh bien, non ! Il restait des jours sans manger
auprès de ce modeste magot, mais il n’y touchait pas. C’était le
fric des copains, de l’organisation. Voilà le genre d’homme que
c’était, quand je l’ai connu, Albert Lenantais.
En somme, un malfaiteur
honnête ! ironisa l’inspecteur.
Tous les hommes sont comme
ça, quelles que soient leurs opinions politiques, philosophiques ou
religieuses. Ni tout à fait bons, ni tout à fait mauvais. Vous
devriez savoir cela mieux que quiconque, vous, un flic.
Moi, j’appelle ça un
cinglé.
Parce qu’il sut parfois se
montrer d’une honnêteté excessive ?
Un cinglé, répéta-t-il. Et
vous avez raison. Vous n’avez connu et ne connaissez que des
cinglés.
Ça, mon vieux, ce n’est
guère gentil pour votre chef, mon ami le commissaire Florimond
Faroux.
Est-ce que, par hasard, on
casserait du sucre sur mon dos ? articula une voix
narquoise.
Je me retournai. Le chef de la Section centrale criminelle, que nous n’avions pas entendu venir, était devant moi, la main cordialement tendue. Je la lui serrai et sifflotai :
Une banale agression,
n’est-ce pas ? Vous vous dérangez en personne pour une banale
agression, maintenant ? A moins que, vous aussi, vous ne
dilapidiez en fariboles le fric des malheureux contribuables.
II y a de ça, il y a de ça,
sourit-il. I1 y a aussi que lorsque la victime d’une agression est
quelqu’un de voire connaissance, on examine la chose de plus près.
Quand Fabre a appris par l’infirmière de la salle 10 qu’un type
suçant une pipe à tête de taureau, dont il semblait avoir du mal à
se séparer, demandait à voir le nommé Abel Benoit, il m’a
téléphoné. Pas besoin de nom. Les types qui fument sans arrêt une
pipe à tête de taureau ne sont pas des masses. Et puis, nous
savions que ce gars...
Il désigna la forme raidie allongée sous le suaire :
... s’intéressait à Nestor
Burma. J’ai ordonné à Fabre de vous joindre et je suis venu à mon
tour voir le résultat de l’entrevue.
Il se tourna vers son subordonné, l’interrogeant silencieusement du menton pointé.
Je ne crois pas que, cette
fois, nous ayons des ennuis avec lui, patron, répondit l’autre.
Il n’a pas identifié le type tout de suite,
ce qui s’explique aisément...
La dernière fois que je
l’ai vu, ça devait être en 1928, dis-je.
... mais quand ça lui est
revenu, poursuivit l’inspecteur, il n’a fait aucune difficulté pour
me dire tout ce qu’il savait sur lui. Et je l’ai bien étudié et
surveillé, pendant tout ce temps. Je ne crois pas qu’il joue la
comédie.
Je ne le crois pas non
plus, dit Faroux. (C’était bien gentil de sa part.) Mais j’aime
tirer au clair toutes les affaires, même les plus petites, dans
lesquelles apparaît le nom de ce satané flic privé, même s’il n’y
est mêlé qu’incidemment. Au fait...
Il dirigea vers moi l’éclat de ses yeux gris :
... vous dites que vos
derniers contacts avec Lenantais remontent à 1928 ?
Oui. 28 ou 29.
Et depuis ?
Depuis, rien.
Pourquoi veniez-vous le
voir ? Vous aviez appris son aventure par les
journaux ?
Les journaux l’ont
mentionnée ?
Je ne sais pas, mais c’est
possible. Dans les nouvelles en trois lignes, colonne réservée aux
agressions commises par les sidis. Ce n’est pas ce qui
manque...
Je n’ai rien vu dans les
canards.
Lenantais lui a écrit,
glissa l’inspecteur.
Ah ?
Je parlai de la lettre.
Faroux demanda à la voir. Je lui servis le même boniment qu’à son
auxiliaire.
Ce n’est pas tout ça,
poursuivis-je. Si vous m’expliquiez un peu de quoi il s’agit
véritablement ? Ce n’est pas que je veuille vous aider dans
votre boulot, mais enfin... Tout ce que je sais c’est que cet
homme, que je n’ai pas vu depuis une trentaine d’années, a reçu des
coups de lame... vraisemblablement administrés par des norafs, si
j’ai bien compris vos propos...
Faroux acquiesça.
... qu’il voulait me voir,
j’ignore pourquoi et qu’il détenait à son domicile des coupures de
presse ou des journaux rendant compte de mes enquêtes. Vous ne
pourriez pas m’en apprendre plus ?
Très volontiers, fit
l’homme de la Tour Pointue. Ça, mon vieux Nestor Burma, ce n’est
pas une affaire qui vous permettra de vous faire de la publicité en
vous payant notre bonne tirelire de flics chichement casqués,
alors, je peux me montrer bon prince... Quoique, avec vous, on ne
sache jamais. Cette histoire de lettre est capable de tout changer.
On verra. Quoi qu’il en soit, je ne vois aucun inconvénient à vous
déballer le peu que nous savons. Peut-être aurez-vous une idée ou
des suggestions à nous soumettre...il fronça ses épais
sourcils : ... Remarquez que je ne le souhaite pas, car le
diable seul sait où cela nous entraînerait alors, mais je ne dois
rien négliger.
Je vous écoute.
Le commissaire promena alentour un regard circulaire :
Changeons de crémerie,
proposa-t-il. Vous n’en avez pas marre, de cet amphithéâtre ?
Je déteste le genre vampire, moi. Nous n’avons plus rien à foutre
ici, n’est-ce pas, Fabre ?
Plus rien, patron.
Barrons-nous dans un
endroit plus gai, alors !
Vous croyez que votre
burlingue du 36 l’est, plus gai ? demandai-je, en
ricanant. !
Qui vous parle de la
Boîte ? On va aller dans un bistrot.
J’aime autant ça. C’est
moins officiel. Et j’ai, justement, besoin d’un apéro pour me
remettre de mes émotions.
Faroux se mit à rire. Il eut un geste large en direction du cadavre d’Albert Lenantais que le gardien en blouse grise, la séance terminée, ramenait au frigo, aux sons criards de la roulette assoiffée, elle aussi, mais d’huile.
Curieuse façon d’honorer la
mémoire de votre copain buveur de flotte, Burma.
Je haussai les épaules :
Oh ! il était
tolérant, dis-je.