PREFACE

VOYAGE AU PARADIS DES MÉMOIRES RÉTROS

Si l’on demandait aux admirateurs de Léo Malet de citer le titre de l’une des trente-huit enquêtes de Nestor Burma, c’est sans doute Brouillard au pont de Tolbiac qui leur viendrait immédiatement à l’esprit.

Paru en octobre 1956 chez Robert Laffont dans la série “ Les Nouveaux Mystères de Paris ” — “ un crime par arrondissement ” — ce roman a été repris par cinq éditeurs successifs avant d’être adapté en 1982 par l’un des maîtres de la bande dessinée moderne : Tardi.

Ce succès procède bien sûr de la qualité de l’œuvre. C’est l’un des “ Nouveaux Mystères ” où – selon l’heureuse formule de Gilbert Sigaux – l’auteur a su le mieux “ mettre en scène les secrets de la ville en même temps que les secrets des personnages ”. Il s’y ajoute l’évocation d’un XIIIe arrondissement devenu aussi mythique que Babylone ou Samarkand, l’évocation d’une ville morte dont on ne reconnaît plus le cadavre... atrocement maquillé par les promoteurs immobiliers qui lui avaient ôté la vie.

Mais avant la destruction du XIIIe arrondissement par le cancer du ciment-armé et par les prophètes de l’urbanisme concentrationnaire, Brouillard au pont de Tolbiac – au moment où Malet l’écrivait, en 1956 – était déjà un voyage au “ paradis des mémoires rétros ”.

Pour une fois, l’intrigue ne se résume pas à la “ découverte de cadavres, plus ou moins parvenus à maturation ” que Burma, véritable sourcier en ce genre, trouverait jusque dans une blague à tabac. Au travers de l’assassinat d’un vieux cordonnier-chiffonnier, c’est sa propre adolescence que le “ détective choc ” tente de débusquer.

De-ci de-là, au détour d’une enquête ou d’un coup de matraque, Léo Malet a laissé échapper quelques miettes biographiques concernant Nestor Burma. Si l’on excepte 120, rue de la Gare et sa libération du, stalag XB, c’est la première fois que l’auteur dévoile un chapitre entier de la vie du héros, et nous montre celui-ci adolescent et réfugié parmi les anarchistes du Foyer végétalien de la rue de Tolbiac.

Ici la réalité se profile derrière la fiction et Léo Malet perce sous Nestor Burma. L’adolescent qui, par une journée grise de décembre 1927, écrase son visage contre une vitre laiteuse du foyer pour voir, comme à travers un brouillard ce qui se passait dans la rue – c’est Malet. Ou plutôt, c’est Burma répétant un geste accompli deux ans plus tôt. C’est le 1er décembre 1925 que Malet, âgé de 16 ans, débarque à Paris, venant de Montpellier, pour vivre jusqu’au bout son engagement anarchiste.

Un homme a influencé cet engagement et sa venue à Paris. Bien qu’il ait joué un grand rôle dans la vie de Malet, il n’apparaît que par allusion dans celle de Nestor Burma. Dans le dortoir du Foyer Végétalien où il a trouvé refuge “ son voisin dormait en ronflant sous la protection d’une affiche annonçant pour le soir même à la Maison des Syndicats, boulevard Auguste-Blanqui, la séance du “ Club des Insurgés ”. Sujet traité : Qui est le coupable ? La Société ou le Bandit ? Orateur : André Colomer ”.

Étrange personnalité, contrastée et discutée que celle de Colomer, poète, théoricien lyrique de la violence, individualiste exacerbé, il est mort en 1931 – âgé de 45 ans – à Moscou : trois ans après sa conversion à ce qu’on appelait alors le “ bolchevisme ”.

Avant de dissoudre son individualisme dans le “ centralisme démocratique ”, il avait eu le temps d’enflammer par sa parole et ses écrits, le jeune Malet âgé de 15 ans et de lui faire partager un idéal anarchiste qu’il avait lui-même découvert à l’âge de 12 ans, à partir de la lecture de Zola.

Né en 1886 à Cerbère, élevé ensuite à Paris, Colomer est lycéen à Bordeaux lorsque la crise individualiste lui fait interrompre ses études, il les reprend – après une année passée à naviguer autour de la Méditerranée –, obtient le baccalauréat, et prépare à Louis-le-Grand le concours d’entrée à l’École Normale Supérieure. Échec. Il se résigne à accomplir son service militaire à Perpignan en 1906. Ensuite il demande asile à l’enseignement – professeur au collège de Blois, répétiteur au lycée Lakanal – pour peu de temps. Il se lance à la conquête de Paris à travers la littérature et son substitut nourricier : le journalisme. Période de tâtonnements, découvertes et rejets dont on trouve le récit lyrique dans le chapitre XXV de A nous deux, Pairie ! {2}

Colomer fonde lui-même deux revues : La Foire aux chimères (1907) et l’Action d’Art (1913) dans cette période dont il n’a pas accepté la douceur de vivre. En 1911, il refuse d’accomplir une période militaire de 28 jours et se laisse incarcérer à la prison du Cherche-Midi où il tombera malade. On finira par le réformer et le libérer. Simple prélude aux péripéties qu’il va connaître pendant la guerre, appelée par lui : “ la cochonnerie sanglante ”.

En septembre 1914, au lieu de répondre à une convocation devant un conseil de réforme, il passe en Italie avec sa femme Madeleine. L’entrée en guerre de ce pays, en 1915, va le contraindre à entrer dans la clandestinité. Et la maladie le contraindre à en sortir... Arrêté par les Italiens, il est transféré à Perpignan où, devant son état de santé, on lui accorde une réforme définitive. Elle intervient le jour même de l’armistice : le 11 novembre 1918.

Dès l’année suivante on trouve sa signature dans le Libertaire et il en deviendra même secrétaire de rédaction lorsque cet hebdomadaire se transformera en quotidien. Il succède à Louis Lecoin, en août 1922, à la direction de la Revue Anarchiste.

Il écrit également un roman (Roland Malmos), des études critiques, et un drame en trois actes : le Réfractaire. Ce qui l’amène à organiser syndicalement les travailleurs intellectuels, il crée le Syndicat des Écrivains et le Syndicat des Auteurs Dramatiques en 1920, et deviendra Secrétaire du Comité intersyndical du Spectacle. Il figure parmi les fondateurs de la C.G.T.U. en 1921.

Malgré son appartenance à ce syndicat, très proche du jeune Parti communiste, Colomer ne cède pas à la fascination de la révolution russe de 1917 ni à son obsession centraliste.

Dans ses mémoires — A nous deux, patrie ! — rédigées dans la clandestinité en Italie, il proclamait déjà (page 16) : “ Guerre ou Révolution pourraient éclater. Ni l’une ni l’autre ne me compterait au rang de ses soldats ; ni l’une ni l’autre n’aurait mon sang de héros parmi ses rangs. ”

En 1921, alors que le jeune Parti communiste commence d’attirer à lui une fraction de la classe ouvrière, Colomer considère la Révolution comme “ un mythe ” et un “ grand mot creux ”. Il assigne cette finalité à l’action ouvrière :

“ ... Quand les travailleurs seront les maîtres, suivant la conception anarchiste, ils ne seront que les maîtres de la matière inanimée qu’ils activent de leurs efforts. Pour se libérer, s’organiser et se défendre, les individus-producteurs n’ont besoin ni de politiciens, ni de généraux, ni de commissaires du peuple.

“ Laissez-leur supprimer l’État, ses fonctionnaires, ses rouages, ses lois, toute la vieille carcasse d’oppression et d’obligation collective – et vous verrez, par le seul jeu de l’intérêt et de l’affection, les hommes produire, les individus se grouper et vivre à la recherche de classe et d’harmonie. ” (Le Libertaire, 18 novembre 1921.).

Le 24 novembre 1923, boulevard Magenta à Paris, se produit un étrange fait divers dont le mystère n’est toujours pas éclairci aujourd’hui. Le chauffeur de taxi Bajot prétend qu’un jeune homme de 16 ans vient de se suicider dans sa voiture. C’est Philippe Daudet, fils de Léon Daudet, député royaliste et dirigeant de la ligue d’Action française. La veille il était venu au Libertaire et avait rencontré les rédacteurs en chef Georges Vidal et André Colomer pour leur annoncer son ralliement à la cause anarchiste et leur confier une lettre pour sa mère. Le lendemain, quelques minutes avant de monter dans le taxi de Bajot où il trouva la mort, le jeune Daudet avait eu un rendez-vous dans l’arrière-boutique du libraire Le Flaoutter connu pour ses sympathies anarchistes ; il lui procure l’arme qui mettra fin à ses jours. (Colomer révélera plus tard que Le Flaoutter était un agent provocateur, indicateur de police.)

Le 1er décembre, le Libertaire publie la lettre que lui avait confiée la victime :

“ Ma mère chérie,

“ Pardon pour la peine immense que je te fais, mais depuis longtemps, j’étais anarchiste sans oser te le dire. Maintenant la Cause m’a appelé et il est de mon devoir de faire ce que je fais. ”

L’enquête policière conclut – naturellement – au suicide. Mais le 3 décembre Léon Daudet contre- attaque en déposant une plainte nominative pour “ meurtre, complicité de meurtre et détournement de mineur ” contre Le Flaoutter, et Louis Marlier, directeur de la Sûreté Générale. Léon Daudet soutenait que son fils avait été assassiné dans la boutique de Le Flaoutter puis transporté dans le taxi de Bajot. Cette plainte remonta jusqu’à la Cour de Cassation avant de sombrer dans les méandres de la procédure.

Mais le chauffeur Bajot, s’estimant diffamé par Léon Daudet, le fit condamner à cinq mois de prison ferme par le Tribunal correctionnel de Paris le 14 novembre 1925. Refusant d’être incarcéré, Daudet se barricade dans les locaux de l’Action française, rue de Rome, transformés en camp retranché. Après un siège symbolique par les forces de police, le leader royaliste se rend à la police “ pour éviter toute effusion de sang ”. Quelques semaines plus tard, il s’évade – de façon rocambolesque – de la prison de la Santé, en compagnie d’un militant communiste, fort étonné de cet honneur... Passé clandestinement en Hollande, Daudet utilisera son exil à décocher accusations et sarcasmes jusqu’au jour où l’amnistie lui permettra de regagner Paris.

En ces “ années folles ” mais calmes, le feuilleton de l’affaire Daudet passionna la France entière, à commencer par un habitant de Montpellier, du même âge que la victime et nommé Léo Malet.

“ Ce fait divers bouleverse la nation, tous les journaux en parlent. Comme tout le monde, je m’y intéresse. Je me suis toujours intéressé aux faits divers, la “ littérature sensationnelle ” comme disait Sherlock Holmes. Les journaux que je lis parlent du Libertaire, le journal anarchiste que, peu avant sa mort, Ph. Daudet a visité. Je me procure le Libertaire et, le lisant, je trouve là-dedans des préoccupations qui rejoignent les miennes. J’ai 14 ans et qui n’a pas été anarchiste à 14 ans ? (Quelqu’un a dit : celui qui adolescent, n’a pas été anarchiste, manque de cœur. Mais s’il l’est encore à 40 ans, il manque de jugement.)

“ Dans le Libertaire, j’ai trouvé l’adresse du groupe anarchiste de Montpellier, Je suis allé trouver ces gars et ils m’ont accepté comme camarade.{3} ”

Malet se souvient qu’un de ses premiers actes de militant consistera à coller des affiches. En 1925, il collera celles annonçant la venue d’André Colomer pour traiter du thème “ Deux monstres, Dieu et la Patrie, ravagent l’humanité ”.

Très impressionné par la personnalité fiévreuse de Colomer, Malet correspondra avec lui. Il prendra son parti lorsque Colomer, sans rompre avec l’anarchie, quittera le Libertaire pour fonder son propre hebdomadaire : l’Insurgé. Une partie du mouvement anarchiste s’est ralliée à la “ thèse suicidaire ” c’est-à-dire accepte les conclusions de l’enquête policière selon lesquelles le jeune Philippe Daudet s’est lui-même tiré une balle de revolver dans le taxi de Bajot (ou dans l’arrière- boutique de Le Flaoutter ?).

La direction du Libertaire reproche à Colomer de calquer son attitude sur celle du royaliste Léon Daudet en soutenant Sa thèse de l’assassinat.

C’est pour pouvoir continuer de le faire en toute liberté que Colomer a fondé, en février 1925, l’Insurgé. On trouve dans ce journal les signatures de Hauteclaire (Madeleine Colomer), Sébastien Faivre, Henry Poulaille, Maurice Wullens... et Noël Letam : anagramme transparent de Léo Malet.

C’est chez Colomer, au 259, rue de Charenton, que débarque Malet, à son arrivée à Paris le 1er décembre 1925. Il y dormira quelques jours avant de pouvoir contempler, comme Burma, un “ paysage maussade et déprimant ” par une éclaircie des vitres laiteuses du Foyer Végétalien de la rue de Tolbiac.

Détail piquant : le divan sur lequel Malet dormit rue de Charenton avait été occupé auparavant par Germaine Berton qui assassina Marius Plateau, secrétaire de rédaction de L’Action Française, dans les locaux de ce journal. Bien avant l’affaire Daudet, les rapports des royalistes et des anarchistes se plaçaient sous le signe du sang...

L’affaire Daudet et la fondation de l’Insurgé ne brisèrent pas tout lien entre Colomer et le Libertaire. C’est ce journal qui prendra l’initiative d’une souscription en faveur de son ancien collaborateur, le 25 février 1927, celui-ci étant à nouveau gravement malade.

Les choses se gâteront, lorsque quelques mois plus tard André Colomer adhérera au Parti Communiste, dans le XVIIe arrondissement, 7e rayon, cellule 204.

Adhésion donnée, semble-t-il, peu après un voyage en U.R.S.S. qu’il effectuait avec une délégation des Travailleurs du Livre. C’est d’ailleurs à Moscou où il avait été accueilli avec sa famille, qu’il est mort le 7 octobre 1931.

Personne ne mit en doute la sincérité de la “ conversion ” de Colomer, même si elle fut très mal accueillie par ses anciens camarades. Ceux-ci ne manquèrent pas de lui mener la vie dure à la faveur des conférences qu’il continuait de donner à travers la France. Parmi ses contradicteurs, il y eut Malet lui-même, bien repenti aujourd’hui. “ Je me souviens (avec tristesse) d’un jour où, en compagnie d’autres anars, j’avais aidé à saboter une de ses conférences sur la Russie, il est venu vers moi et m’a dit : Toi aussi ? (Tu quoque fili ?) ”

La “ conversion ” de Colomer, en 1927, a été moins brutale qu’il ne paraît et – après coup –, on peut la pressentir en lisant ces lignes parues sous le titre Choisir/ dans l’Insurgé du 12 décembre 1925. “ Je serai avec les prolétaires quand ils se révolteront contre les ordres de l’État, quand ils feront figure d’insurgés – même s’ils réalisent cette insurrection sous les drapeaux rouges du Bolchevisme. ”

Toute évolution n’est pas exempte de contradiction. Et quelques mois plus tôt dans son livre A nous deux, Patrie ! Colomer entonnait un véritable chant lyrique à la gloire de la bande à Bonnot et de ses membres qui pour épanouir leur individualisme forcené, dévoyèrent l’anarchie dans “ l’illégalisme ”{4}. En 1925, l’exemple des “ bandits ” hantait encore les consciences des anars, se rappelle Malet.

“ Ça discutait donc ferme chez les anars, sur ce sujet : pour ou contre l’illégalisme. Je dois dire qu’en règle générale cette forme d’action (de débrouillage personnel, réfractaire économique) était plutôt réprouvée. Non par souci de morale. Mais simplement parce qu’il était ridicule de vouloir “ faire s’épanouir son individualité ” dans une ergastule ou – plus grave – sous le couperet de la guillotine. Évidemment, on parlait toujours de Ravachol ou d’autres personnages de ce genre, mais on estimait que, dans l’ensemble, ils avaient fait leur temps... historique... et que les temps étaient venus d’autres moyens. ”

Nestor Burma devait arriver implicitement à cette même conclusion. Mais il en était loin encore, lorsque son regard, cessant de contempler le paysage maussade caché derrière la vitrine, accrocha l’affiche annonçant la conférence de Colomer : Qui est le coupable ? La Société ou le bandit ?

Francis LACASSIN