CHAPITRE IX











Très souvent, quand une série d’événements se déroule, il arrive que ce qui se passe est moins important que le moment où cela se passe. Les bandits le savent mieux que quiconque Les plans les plus minutieusement élaborés peuvent échouer si une des actions envisagées ne survient pas exactement à la minute voulue.

Le plan qu’avait établi Larsen pour s’emparer de quarante millions de crédits interstellaires lui avait semblé parfait en tous points. Et il l’aurait été effectivement si tout s’était déroulé selon l’horaire. Mais les vieux moteurs du Thébain avaient donné de graves signes de défaillance, ce qui n’était pas dans le programme, et cela s’était produit juste au moment où le cargo, après la destruction des dépôts sur la planète Carola, se préparait à gagner la planète Hermas. Le Thébain avait dû alors se diriger vers Formalhaut pour tenter d’y faire faire les réparations nécessaires. Il avait perdu du temps.

A partir de ce moment-là, tout avait été décalé. Et dans aucune des hypothèses possibles, le plan ne pouvait plus jouer exactement comme prévu. D’où la terrible fureur de Larsen, qui pourtant, et par tous les moyens, avait tenté de rattraper les choses. Il y serait d’ailleurs parvenu si Horn ne s’en était pas mêlé, si Horn avait été l’esclave docile qu’il avait espéré faire de lui lorsqu’il avait ordonné qu’on le capturât à Formalhaut… Et maintenant, le temps était limité, horriblement limité.



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Mais Horn lui-même allait connaître un décalage dangereux dans son propre plan.

Après avoir réfléchi un moment dans la petite Clairière où les naufragés avaient campé, il jugea qu’il était de son devoir, bien qu’une telle tâche lui déplût énormément, de ne pas laisser dévorer par les bêtes sauvages le corps de Smith. Il l’enterra donc du mieux qu’il put.

Cela lui demanda un temps assez long. S’il était reparti immédiatement, il serait arrivé dans la clairière du phare, où il voulait se rendre, une heure plus tôt. Et pendant une heure, il peut se passer bien des choses susceptibles de modifier la situation.

Après ces funérailles sommaires, mais qui furent toutefois des funérailles en musique, car le walky-talky continuait à débiter le même air, il se hâta donc, afin d’aller faire enfin ce qu’il avait décidé.

Bien entendu, il n’avait pas profité de l’occasion que lui avait offerte Larsen de négocier par la voie des ondes. Il avait pris la piste qui menait au phare et au Thébain et il marchait aussi rapidement qu’il le pouvait avec ses patins d’écorce.

Or, le jeune ingénieur achevait d’inhumer Smith au moment même où le groupe qui avait opéré sur l’ancien campement venait de regagner le cargo.

L’après-midi était déjà très avancé, mais il ne faisait pas encore nuit. Cette circonstance devait jouer elle aussi. Car s’il avait fait nuit, les membres de l’équipage du Thébain n’auraient que difficilement accepté de repartir pour une nouvelle expédition. Car Larsen leur ordonna de repartir… Et on va savoir pourquoi.



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Dans l’abri où ils s’étaient réfugiés à l’intérieur de l’arbre géant, les naufragés avaient fait ce que leur avait demandé le commandant Holton. Ils avaient nettoyé le sol, rangé leurs provisions. Et tout cela ne pouvait avoir aucune conséquence désagréable.

Après quoi, et toujours animé des meilleures intentions, Holton avait voulu que les hommes eux-mêmes reviennent aussi présentables que possible. Et d’abord qu’ils se rasent.

Le commandant avait emporté, soigneusement abrités dans un sachet imperméable, un rasoir électrique et une petite batterie pour l’actionner.

Il se rasa donc, et ses compagnons, tour à tour, en firent autant. Le rasoir fonctionnait admirablement. Ils prenaient plaisir à caresser leurs joues enfin redevenues lisses. Ils étaient à cent lieues de penser qu’ils allaient, en se livrant à une occupation aussi innocente et aussi coutumière, provoquer une catastrophe.

Bien entendu, ils ne prenaient même pas garde à la minuscule étincelle qui se produisait de temps à autre dans le petit moteur électrique de l’appareil. Mais ce phénomène banal fut enregistré par le poste de radio qui fonctionnait à quelques kilomètres de là, dans la petite clairière.

Si les hommes du Danaé s’étaient rasés plus tôt, cela n’aurait eu aucune importance. Là encore, le moment joua un rôle décisif. Car, à ce moment-là, dans la cabine de contrôle du Thébain, quelqu’un était à l’écoute pour le cas où quelqu’un d’autre, dans l’ancien campement, aurait eu l’idée d’engager une conversation.

Horn, lui, s’en était bien gardé. Et les réfugiés du tronc d’arbre ne savaient même pas, eux, qu’il existait quelque part dans la jungle un moyen d’ouvrir une négociation. Ce fut, en quelque sorte, le rasoir électrique qui parla. Larsen, naturellement, l’entendit et fit aussitôt tout ce qu’il fallait pour déterminer où il se trouvait.

Il ne lui fallut que quelques minutes pour mettre en train son appareillage de détection radiogoniométrique. Il sut ainsi que ceux qu’il cherchait n’étaient qu’à trois kilomètres de son cargo. On sait d’ailleurs que Horn s’était inquiété de ne pas pouvoir s’orienter tandis qu’ils fuyaient sous la pluie diluvienne et qu’il craignait de s’être rapproché du phare. Mais l’abri qu’offrait l’arbre creux leur avait paru si providentiel qu’ils avaient tous été d’accord pour ne pas aller plus loin…

Horn et les gens du Danaé s’étaient tous comportés, à tout moment, de la façon la plus raisonnable. Mais il arrive que les actions les plus raisonnables aient parfois des effets redoutables. Horn avait eu raison de vouloir enterrer le triste petit homme qui leur avait fait tant de mal. Holton avait eu raison de vouloir se raser et de prêter son rasoir à ceux qui étaient avec lui. Mais tout cela se passait au moment où l’équipage de Larsen se trouvait à nouveau au complet dans le cargo, et alors qu’il ne faisait pas encore nuit…



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Quand Horn arriva aux abords de la grande clairière, il ne pouvait pas savoir qu’une équipe avait de nouveau quitté le Thébain en vue d’une nouvelle opération. Les nuages s’étaient retirés du côté de l’ouest. C’étaient encore de grosses nuées sombres, mais elles ne masquaient pas l’horizon ni n’oblitéraient la lumière vive du soleil qui descendait lentement.

Le fiancé de Ginny fit le tour de la clairière en restant abrité par les végétaux, afin d’aller jusqu’au côté ouest, le plus propice pour ce qu’il avait l’intention de faire. Quand il y fut, il fit halte et observa le terrain devant lui.

Il savait que les équipages des astronefs n’aiment guère rester à bord quand leurs vaisseaux sont au sol. Il n’y avait évidemment aucun endroit où aller pour se distraire, sur Carola. Mais même sur les planètes inhabitées, on sort volontiers, ne serait-ce que pour prendre l’air et se dégourdir les jambes. En outre, les hommes du Thébain pouvaient être tentés d’aller rôder dans le voisinage, avant qu’il ne fit tout à fait nuit, dans l’espoir de ramasser encore quelques billets de cent, voire de mille crédits, qui auraient jusque-là échappé à leur attention.

D’où il était, Horn voyait fort bien le sas de sortie du cargo. Son intention était de démolir tous ceux qui tenteraient d’en sortir, afin d’obliger l’équipage à ne plus bouger.

Ces hommes n’étaient pas encore totalement désespérés. Ils devaient estimer qu’ils avaient encore assez de temps pour mettre la main sur les naufragés et sur le magot, et aussi sur Horn dont ils avaient besoin pour repartir. Il fallait les bloquer où ils étaient, en tirant sur quiconque mettrait le nez hors du sas. Alors la situation changerait. Larsen serait sur la défensive, et s’énerverait en voyant ses hommes de plus en plus tentés d’utiliser les engins de sauvetage. C’est ce qu’ils finiraient d’ailleurs par faire si Horn pouvait tenir assez longtemps. Et Larsen lui-même ne serait sans doute pas le dernier à fuir. Alors le jeune homme serait le maître du Thébain et pourrait ramener les naufragés vers le monde civilisé.

Il faut dire qu’il était convaincu que tout l’équipage se trouvait à bord du cargo.

Mais les minutes passaient. Il ne vit apparaître personne dans le sas, ce qui l’étonna. La nuit tombait, le ciel s’obscurcissait rapidement. Mais il était résolu à monter la garde tout le temps qu’il faudrait. Il était en train de se demander ce que pouvaient bien faire Larsen et ses hommes lorsqu’il vit avec stupeur un groupe sortant de la jungle, de l’autre côté de la clairière. Ils se dirigeaient vers le vaisseau.

Horn écarquilla les yeux. Ces gens étaient visiblement plus nombreux que tout l’équipage du Thébain réuni. Il aperçut deux petites silhouettes. Des enfants. Dans cet étrange cortège, les uns portaient des chargements sur leurs épaules, les autres avaient des armes entre les mains.

Horn ne comprit pas ce qui avait pu se passer, mais il dut se rendre à l’évidence : les naufragés du Danaé avaient été capturés.

En fait, aussitôt après avoir repéré l’endroit où ceux-ci se trouvaient, Larsen avait lancé en hâte dans cette direction la presque totalité de son équipage. Ses hommes, alléchés par un nouvel espoir, avaient fait vite.

En voyant l’arbre géant en travers de la piste, ils avaient compris que ceux qu’ils cherchaient étaient là. Ils avaient agi sans bruit, avec promptitude et d’une façon décisive. Le rouquin avait habilement dirigé la manœuvre. Les quelques tentatives de résistance avaient été vaines. Ils avaient mis la main sur tous les prisonniers et sur l’argent.

Le retour avait été, lui aussi, rapide. La nuit allait tomber, et les hommes du Thébain redoutaient d’être dehors dans les ténèbres. Ils craignaient de poser le pied sur une de ces pieuvres dont ils savaient combien elles sont redoutables. Ils faisaient d’ailleurs marcher leurs prisonniers devant eux. Ceux-ci portaient le trésor.

Horn, désespéré, vit le triste défilé se diriger vers le cargo sans qu’il pût faire quoi que ce fût. En outre, son plan avait échoué. Et Ginny était maintenant prisonnière de Larsen. Ginny !

Il frémit à la pensée du sort qui allait être réservé à tous ces malheureux. Il serrait les poings de colère, mais se sentait horriblement impuissant. Que pouvait-il faire ?

Il vit les prisonniers brutalement poussés par leurs ravisseurs pénétrer un à un dans le sas du cargo. Il se précipita comme un fou, pour tenter il ne savait quoi. Mais il arriva quelques secondes trop tard. La porte du sas venait de se refermer avec un claquement. Il cogna sur cette porte, mais il y avait tant de bruit et de tumulte à l’intérieur que personne ne l’entendit.



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Les prisonniers étaient prostrés là où on les avait jetés. Les hommes d’équipage fêtaient déjà bruyamment leur victoire. Larsen contemplait avec une hideuse expression de triomphe les sacs pleins de billets qu’on lui avait ramenés.

Les gens du Danaé étaient certainement voués à mourir, mais, pour le moment, leurs futurs bourreaux, tout à leur joie, songeaient certainement à autre chose qu’à les exécuter. Et il y avait trois femmes parmi leurs victimes…

Un des hommes s’empara d’un des sacs contenant l’argent. Il l’éventra. Des flots de billets de cinq cents et de mille crédits se répandirent sur le plancher du réfectoire où se déroulait cette scène. Il en ramassa des poignées, les jeta en l’air en poussant des cris délirants.

Ses compagnons se mirent eux aussi à ouvrir les sacs et à faire comme lui. Ce fut bientôt une sorte de tempête de billets de banque qui voltigeaient dans l’air comme des flocons de neige ou de gros confetti. Ils puisaient à pleines mains dans cette manne, la trituraient, lançaient au plafond les précieux rectangles de papier. Ils riaient à gorge déployée. Ils étaient ivres et comme drogués à la vue de tant de richesses.

Le commandant du Danaé, debout dans un coin, un peu pâle, mais très digne, semblait plus choqué qu’effrayé par ce déploiement de folie.

Larsen était là, lui aussi, mais contemplait la scène avec des yeux brûlants de satisfaction et de convoitise.

Dehors, Horn continuait à cogner dans la porte du sas, en proie au désespoir que lui causait l’horreur de ce dénouement. Il cognait en vain ! La nuit devenait plus noire.

La curieuse lune de Carola se leva et commença sa course rapide dans le ciel, répandant sa clarté dans la clairière. Les arbres, du côté où elle venait de surgir, se détachaient nettement sur l’horizon, avec leurs branches anguleuses. Certains d’entre eux avaient un aspect tout à fait bizarre et semblaient ornés de pompons en guise de feuilles. Au-dessous d’eux s’étalait la masse noire des végétaux épais qui formaient une sorte de mur autour de la clairière.

Les carcasses des bêtes tuées par Larsen le soir de leur arrivée sur la planète Carola étaient toujours là, et elles étaient si nombreuses que les pieuvres terrestres n’avaient pas encore fini de s’en repaître. On discernait encore des mouvements dans ce charnier. Les horribles disques d’un gris verdâtre se déplaçaient lentement, en ondulant, levaient ou abaissaient leurs tentacules, en quête de ce qui restait à dévorer. La clarté de la lune mettait des reflets sur ces visqueuses créatures aux bouches innombrables. Le spectacle était hallucinant.

Horn, il est vrai, ne songeait guère à regarder autour de lui. Ses pensées désespérées tourbillonnaient dans sa tête sans parvenir à se fixer sur quoi que ce fût. Mais, soudain, il vit les monstres dévorants. Et soudain une idée affleura son esprit, mais sans qu’elle s’y attarde. Toutefois il recouvra un peu de sang-froid… Il se mit à réfléchir plus posément et à examiner la situation.

Pour le moment, Larsen avait remporté une victoire totale. Les naufragés du Danaé étaient captifs dans son cargo, et il détenait l’argent. En outre, le jeune homme se savait désormais totalement à sa merci. Car le commandant du Thébain avait sans nul doute appris par Smith que Ginny était sa fiancée. Tant qu’il n’exercerait pas de sévices sur elle, Horn ferait tout ce qu’il lui demanderait.

Avec Ginny sous sa coupe, il l’obligerait à revenir, à capituler. Il l’obligerait à faire rendre aux moteurs du Thébain le maximum de ce qu’ils pouvaient rendre.

Larsen ne pensait peut-être pas encore à tout cela. Sa victoire était trop neuve, et il était trop occupé à la savourer pour avoir bien réfléchi à tous les avantages qu’il allait pouvoir en tirer. Il ne tarderait pas à le faire. Mais Horn, lui, commençait à se dire que tout n’était peut-être pas encore perdu.

Dans le réfectoire du cargo, l’orgie du triomphe continuait. Le plancher était jonché de billets de banque, car les hommes de l’équipage avaient maintenant éventré tous les paquets. Ils en avaient jusqu’aux genoux. Ces monceaux d’argent les rendaient fous. Il y en avait tant qu’il n’était même plus question de jouer aux dés ces crédits, et que l’idée même de les partager leur semblait pour le moment presque dérisoire.

Seul Larsen savait qu’il ne pouvait pas être question de partage sous quelque forme que ce fût, car il voulait tout pour lui… Il se demandait simplement si la totalité des quarante millions était bien là. Il faudrait du temps pour compter les billets un à un. Pour l’instant, il ne voyait aucun inconvénient à ce que ses hommes se laissent aller à leur délire.

Ceux-ci ne s’en privaient pas. Ils continuaient à puiser dans cette litière qui représentait d’innombrables plaisirs en perspective, à saisir des poignées de papier-monnaie, à les jeter autour d’eux en poussant des cris, à rire comme des enfants à qui on fait visiter le palais des merveilles.

Quand l’un d’eux glissait et tombait sur le plancher, les autres, aussitôt, en manière de plaisanterie, l’enterraient sous des masses de billets, en poussant des clameurs joyeuses. Celui qui était tombé faisait mine alors de nager, comme dans une piscine, et les clameurs redoublaient.



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Pendant ce temps-là, Horn attendait toujours, devant le sas du Thébain. Il était encore désespéré et agité, mais une partie de son esprit, maintenant, raisonnait avec lucidité.

L’équipage du Thébain, se disait-il, était tout à son triomphe et ne ferait rien d’irréparable tant qu’il vivrait dans l’ivresse de ce triomphe.

Ces hommes ne s’étaient pas encore remis à penser qu’ils seraient amenés à s’entre-tuer pour avoir la plus grosse part du gâteau. Mais dès qu’ils reprendraient conscience des réalités, les complots et contre-complots recommenceraient. Et ce serait, au fond, une bonne chose. Car, tandis qu’ils s’épieraient entre eux et se livreraient à des manœuvres et à des calculs, ils n’auraient guère le temps de songer aux prisonniers. Peut-être même certains d’entre eux verraient-ils en ceux-ci des alliés possibles, et provisoires, bien entendu.

Quant à Ginny, elle serait tabou jusqu’à la fin de l’aventure comme il l’était lui-même. A cause des moteurs. Mais plus vite il serait à l’intérieur du cargo, pour voir exactement ce qui s’y passait, et mieux cela vaudrait. Aussi tambourinait-il de temps à autre sur la porte du sas. Mais vainement.

Il comprit qu’on ne lui ouvrirait pas, parce qu’on ne l’entendait pas, tant qu’à l’intérieur la sarabande triomphale ne serait pas terminée. Quand elle le serait, on comprendrait que c’était lui qui frappait et on s’empresserait de venir l’accueillir, A ce moment-là, tous ces hommes, y compris Larsen, auraient hâte de quitter la planète Carola sur laquelle plus rien ne les retenait. Horn estima même que ce moment était proche, car le désir de sécurité qu’avait l’équipage ne tarderait pas à l’emporter sur son ivresse.

C’est alors que les regards du jeune ingénieur tombèrent de nouveau sur le charnier où s’agitaient les pieuvres. La pensée qui l’avait effleuré un moment plus tôt se précisa dans son esprit.

Oui, il était temps qu’il fasse quelque chose,

Il s’enfonça un instant dans la jungle et en ressortit avec une longue perche. Il se dirigea tout droit vers le charnier, tenant d’une main cette perche et de l’autre son fulgurant.

Les bêtes immondes continuaient à dévorer les charognes. Horn eut un haut-le-cœur en voyant de près ce spectacle d’où se dégageait une incroyable puanteur. L’homme, s’il respecte les grands carnivores, les fauves, peut-être parce qu’il est carnivore lui-même, n’a que mépris pour les créatures qui se nourrissent de cadavres en putréfaction.

Il s’approcha de la pieuvre la plus grosse qu’il pût voir et se mit à l’agacer avec le bout de sa perche. Aussitôt, elle enroula plusieurs de ses tentacules autour de celle-ci. Alors, au prix d’un gros effort, car elle était lourde, il la souleva de terre et l’emporta vers le cargo.

La bête agitait furieusement les espèces de lianes à ventouses qu’elle utilisait pour se nourrir. Il tenait le doigt sur la détente de son fulgurant, prêt à en user si les tentacules devenaient trop menaçants.

Quand il fut arrivé près du sas du Thébain, il jeta le répugnant animal contre la coque. Cela fit un bruit mou, et la bête glissa jusqu’au sol.

Horn recommença immédiatement la même manœuvre avec une autre pieuvre, plus grosse encore que la première, et la jeta elle aussi contre la coque, tout près du sas.

Pendant un long moment il continua ainsi cette pêche répugnante, allant et venant le plus rapidement possible entre le charnier et le cargo. Toutes les pieuvres ne se comportaient pas de la même façon. Les unes, surprises sans doute d’être enlevées dans l’air, se recroquevillaient autour de la perche et restaient immobiles, mais il avait ensuite quelque mal à leur faire lâcher prise. D’autres agitaient frénétiquement leurs tentacules. Sur deux d’entre elles, qui devenaient menaçantes, il dut même faire usage de son fulgurant.

Quand il eut fini, il y en avait plusieurs douzaines devant le sas. Certaines d’entre elles s’étaient enchevêtrées. D’autres s’étaient repliées sur elles-mêmes et ressemblaient de nouveau à de larges champignons plats, comme la première qu’il avait vue dans la jungle. D’autres enfin accrochaient leurs tentacules à la petite échelle de sortie du sas.

Alors Horn, avec le bout de sa perche, se remit à cogner dans la porte.

Il cogna inlassablement, de plus en plus fort, tout en surveillant du coin de l’œil les bêtes répugnantes dont les plus proches n’étaient même pas à vingt centimètres de lui.



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A l’intérieur du cargo, dans le quartier de l’équipage, la fête démente se poursuivait, mais avec moins de violence qu’au début. A force d’avoir crié, les hommes étaient enroués. Ils continuaient à patauger dans la litière de billets, à se lancer ceux-ci à la figure avec des explosions de rire, à se féliciter de leur chance et de leur fortune. Sauf Larsen, qui avait recouvré toute sa lucidité et méditait sur ce qu’il allait faire maintenant, ils étaient tous encore en état d’agitation euphorique. Mais leur frénésie première était tombée. Et l’un d’eux, qui sans doute avait l’oreille plus fine que les autres, commença à percevoir un bruit insolite.

Sur le plancher, l’un des plus agités continuait à imiter des mouvements de natation et à saisir dans sa main des billets pour les embrasser goulument, mais les autres commençaient à se fatiguer de ce jeu. Ils entendirent eux aussi qu’on cognait sur la coque, de l’extérieur. Ils firent silence. Les coups devinrent plus nets.

Un homme s’écria :

— Il y a quelqu’un dehors !

Personne, à ce moment-là, ne se demanda qui cela pouvait bien être. Ils ne pensaient plus à Horn, n’avaient pas eu le loisir d’y repenser.

L’homme qui était vautré sur les billets se leva brusquement. Il fut même le premier, sans penser à rien de précis, lui non plus, à se diriger vers l’échelle qui menait au sas de sortie. Tous les autres le suivirent machinalement. Ils se comportaient encore comme des hommes ivres, sans plus de réflexion.

Larsen, lui, ne bougea pas.

L’homme qui allait en tête, arrivé au bas de l’échelle, prit le couloir qui menait au sas. De la main, il faisait tomber au sol, comme si c’eût été des fétus de paille, les billets qui étaient restés collés à ses vêtements. Les autres se pressaient derrière lui et continuaient à rire.

Il ouvrit, la porte du sas, avança la tête pour regarder et s’écria joyeusement :

— On t’a laissé dehors, mon pauvre vieux ! Viens vite ! Il y a des millions et des millions de crédits interstellaires. C’est un vrai plaisir de se rouler dedans comme dans un tas de foin !

Une voix rauque monta de l’ombre. Une voix qui disait :

— C’est moi, Horn. Allez dire à Larsen que je suis prêt à conclure un marché avec lui pour continuer à faire fonctionner ses moteurs. Allez le lui dire ! Je veux lui parler ici.

Les autres furent stupéfaits par cette déclaration. Mais c’était une stupeur heureuse. Ils comprirent du même coup qu’il était temps que le Thébain reparte, et que le seul homme qui pouvait le faire repartir était là.

Larsen, quand on lui rapporta la chose, fut lui-même surpris par ce dénouement rapide et qui l’enchantait. Il grogna :

— Ammenez-le moi !

La porte du sas fut ouverte toute grande. La faible lumière qui l’éclairait ne permettait pas de voir le sol autour du cargo. Les hommes qui s’y pressaient échangeaient des propos animés à la pensée que leurs épreuves allaient enfin se terminer et qu’ils allaient jouir de la manne qui leur était échue. Ils criaient à Horn :

— Montez, montez vite ! Venez voir ce que nous avons récolté !

Pendant ce temps, Larsen poussait en hâte ses prisonniers vers une soute presque vide. Il n’était armé que d’un simple pistolet paralysant, mais qui suffisait pour les effrayer. Il saisit Ginny par le bras en lui disant :

— Pas vous ! Restez avec moi.

Les prisonniers trébuchaient dans la soute obscure. Les deux enfants se mirent à pleurer. Larsen ferma la porte et la verrouilla. Puis il écouta ce qui se passait en bas. Un de ses hommes disait :

— Venez, Horn. Larsen a dit…

Larsen se pencha au-dessus de l’échelle et cria :

— Dites-lui que sa fiancée est ici. Dites-lui qu’il vienne !

Il y eut en bas un bruit de voix. Puis quelqu’un cria, sur un ton toujours joyeux :

— Il dit qu’il veut d’abord conclure cet accord avec vous, avant de rentrer dans le cargo.

Larsen réfléchit un instant, puis, d’une voix tonnante :

— Attrapez-le et amenez-le. Ne le tuez pas, ne lui faites pas de mal. Il ne vous fera rien, lui non plus, parce qu’il sait maintenant que sa fiancée est ici. Attrapez-le. Amenez-le de force.

Deux hommes sautèrent hors du sas. L’un d’eux atterrit au milieu d’un faisceau tournoyant de tentacules qui aussitôt se collèrent à lui et se mirent à lui sucer le sang. Une autre pieuvre déjà se jetait sur lui. Il hurla. Son compagnon, lui, avait été saisi au cou par une liane vivante et irrésistible qui l’attirait vers le corps même de la bête, et il fut bientôt lui aussi enveloppé.

Ceux qui étaient restés dans le sas prirent les armes qui y étaient accrochées. Ils se sentaient encore assez euphoriques pour venir en aide à leurs camarades en danger. Ils sautèrent à leur tour, précipitamment, tous, y compris le rouquin. Et leurs fulgurants aussitôt crépitèrent. Mais leurs yeux n’étaient pas accoutumés à l’obscurité et ils visaient mal. Les pieuvres étaient d’ailleurs si nombreuses qu’ils étaient saisis de tous côtés par les sortes de câbles gluants, pareils à des serpents avides, qui les paralysaient.

Horn était resté un peu à l’écart. Il choisit le moment propice pour se glisser à travers cette horrible et fantastique mêlée. Il fit un bond prodigieux jusqu’à l’entrée du sas, y pénétra et verrouilla la porte. Puis, fulgurant en main, il se dirigea vers l’échelle qui menait aux paliers supérieurs.

Un étonnant silence régnait à l’intérieur du cargo. On n’entendait même pas, maintenant que le sas était fermé, la rumeur de l’effarant combat qui se livrait au-dehors.

Horn ne percevait que le bruit de ses propres pas sur le sol métallique et celui de sa propre respiration, qui était un peu haletante.

Il gravit l’échelle.

Soudain, il entendit la voix de Ginny, une voix déchirante et désespérée, Ginny lui criait :

— Ne monte pas ! Il se prépare à te tuer ! Ne monte pas…

Il continua de monter. Il traversa la cambuse et vit la litière de billets dans le réfectoire. Toutes les lampes étaient allumées. Il grimpa jusqu’à la cabine de contrôle.

Larsen l’attendait, debout. Il tenait Ginny devant lui, la maintenant fermement après lui avoir tordu un bras derrière le dos. Il fit à Horn un sourire grimaçant.

Horn ne pouvait pas tirer. Il y avait trop de risques d’atteindre Ginny.

Mais cette dramatique situation ne se prolongea pas. Il entendit, pendant la durée d’un éclair, le bruit caractéristique que fait un pistolet paralysant quand on presse sur la détente. Ce fut comme s’il avait reçu un coup de matraque sur la tête. Pendant la durée d’un autre éclair, et tandis que mille aiguilles lui piquaient le corps, il se sentit envahi par la plus effroyable des colères. Mais il vacilla. Il se rendit compte qu’il tombait. Puis il ne sentit plus rien.