CHAPITRE VII
Ce jour-là, les fulgurants se firent entendre. Ce fut après le coucher du soleil, et Horn n’était pas directement concerné ni ses compagnons.
Un peu après l’aube, les naufragés du Danaé s’étaient remis en marche, et il les avait conduits, toujours en zigzag, en suivant des pistes inondées à travers la jungle.
Parfois ils avaient de l’eau jusqu’aux hanches, et il fallait porter les enfants qui trouvaient cela amusant. Parfois ils n’en avaient que jusqu’à la cheville. Mais les empreintes qu’ils laissaient derrière eux étaient immergées et invisibles.
Parfois, en progressant ainsi, ils apercevaient des animaux, mais pas sur les pistes mêmes qu’ils suivaient. Ils en virent qui ressemblaient à des rats musqués, et qui nageaient vigoureusement aux endroits où l’eau était plus profonde. Ces créatures grimpaient aussi aux arbres où elles se perdaient dans les feuillages.
Sur les arbres mêmes, Horn remarqua à plusieurs reprises des masses d’un gris verdâtre qui ne faisaient certainement pas partie des troncs ou des branches sur lesquelles elles se trouvaient. Ce devaient être ces espèces de pieuvres qui, au repos, ressemblaient à d’énormes champignons, des pieuvres comme celle qu’il avait vue alors qu’elle avait emprisonné un faon et se préparait à le dévorer. Il présuma que ces bêtes étranges séjournaient sur le sol pendant la saison sèche et qu’à l’approche de la saison des inondations elles grimpaient dans les arbres pour s’y nourrir des proies qui y vivaient. Beaucoup d’animaux qu’il vit le confirmèrent dans cette idée qu’ils étaient adaptés aux crues périodiques.
Tandis que le petit groupe avançait péniblement dans la jungle, ils entendirent des roulements de tonnerre, très lointains.
*
* *
Dans la clairière où se trouvait le Thébain, les hommes de Larsen avaient continué pendant toute la nuit à démolir les petits astronefs de sauvetage sans découvrir ce qu’ils cherchaient. Larsen lui-même dut se rendre à l’évidence.
Il fit alors fouiller les dépôts de vivres qui avaient été saccagés précédemment. Il explora l’intérieur du phare. Il rechercha dans la clairière et aux abords s’il n’y avait pas de la terre fraîchement remuée, ce qui aurait pu être l’indice que l’argent avait été caché là.
Dans la clairière, près des embarcations démolies, gisaient les cadavres plus ou moins calcinés des nombreuses bêtes qu’il avait lui-même abattues au cours de la nuit. Il les fit porter plus loin, en lisière de la jungle, pour dégager et examiner le terrain. Mais toutes les recherches furent vaines.
Le commandant du Thébain, qui était toujours dans un état de fureur noire, décida alors de poursuivre les fugitifs. En fait, il voulait deux choses : l’argent et aussi Horn, dont il avait vite appris la disparition et sans lequel il ne pouvait pas repartir.
Il ignorait naturellement la présence de la fiancée du jeune ingénieur parmi les naufragés. Etant donné que Horn s’était montré coopératif de Formalhaut à Hermas, puis de Hermas à Carola, il pensait pouvoir l’amener, par des promesses ou par des menaces, s’il le retrouvait, à continuer jusqu’au bout.
Quant aux fugitifs, il pensait qu’il ne serait pas difficile de mettre la main sur eux. Ils n’avaient que peu de vivres, et il était pratiquement impossible de se nourrir sur une planète dont la faune et la flore n’étaient pas les mêmes que sur la Terre. Il espérait, au besoin en en tuant quelques-uns, les amener à se rendre et à livrer l’argent s’il leur promettait de les ramener dans un monde habité. En fait, il ne songeait qu’à les tuer tous dès qu’ils seraient à bord du Thébain.
Les hommes de Larsen eurent la chance de retrouver presque immédiatement des empreintes humaines. Ils se rendirent compte qu’il y avait des femmes et des enfants, ce qui réjouit le commandant, car ces gens seraient ainsi plus vulnérables.
Il était plus de midi quand ils arrivèrent à l’endroit où commençait l’eau. Là, ils virent les empreintes de Horn et de Smith dans une piste latérale, mais sans comprendre à qui elles appartenaient, et ils auraient même retrouvé le fulgurant carbonisé si le petit cratère formé par celui-ci n’avait pas été envahi par l’eau.
Larsen hésita un moment, puis il fit ce qu’avait fait Horn : il s’engagea dans la piste inondée, car c’était la seule voie qu’avaient pu emprunter les gens du Danaé. Ses hommes le suivirent dans l’eau, en eurent bientôt jusqu’aux genoux, jusqu’aux hanches.
Leur chef toutefois était un peu inquiet, car il entendait de lointains coups de tonnerre, et il savait lui aussi que les pluies seraient torrentielles, que l’eau monterait rapidement.
Il fit se hâter son équipe, qui commençait à grogner, car elle s’inquiétait pour les mêmes raisons que Larsen. Leur marche toutefois demeurait lente, en raison des innombrables obstacles constitués surtout par des broussailles immergées, des racines. Et l’eau devenait de plus en plus profonde.
Ils arrivèrent à l’endroit où une autre piste croisait celle qu’ils suivaient. Mais ils ne firent pas ce qu’avait fait Horn à cet endroit-là. Le jeune ingénieur, après avoir réfléchi, avait tourné à gauche. Le commandant du Thébain, manquant de flair, continua tout droit.
Ils allèrent ainsi longtemps.
Ils avaient maintenant de l’eau jusqu’à la taille. Larsen tempêtait plus que jamais. Il recommandait à ses hommes de tenir leurs armes le plus haut possible au-dessus de l’eau. Il criait sans arrêt pour les faire se hâter, d’autant plus que le soir approchait.
*
* *
C’est à peu près à ce moment que Horn, à des kilomètres de là, fit faire halte à ceux qu’il guidait. Ils étaient de l’autre côté du phare, à plus d’un kilomètre des parties inondées de la jungle, sur un terrain surélevé que le jeune ingénieur avait jugé convenable pour qu’ils s’y installent. Ils avaient fait la dernière partie du trajet, après avoir quitté l’eau, sans suivre une piste, mais en s’enfonçant dans les broussailles de la jungle, afin que leurs empreintes ne pussent pas être découvertes. Cela avait été pénible, mais nécessaire.
Tous se mirent aussitôt au travail pour déblayer le terrain et créer une petite clairière artificielle afin d’y installer leur bivouac. Seul le passager neurasthénique fit entendre des protestations en disant que son état de santé ne lui permettait pas de s’associer à une telle besogne. Mais Horn l’obligea à faire comme lui-même et comme les autres. Smith, pour sa part, travaillait de son mieux, mais il était visible que le besoin d’alcool le tourmentait.
Les autres, bien qu’exténués, ne se faisaient pas prier. Ils avaient compris que Horn les avait amenés jusqu’à un endroit où ils seraient au moins dans une sécurité relative. Ils avaient compris que leur bivouac devait être éloigné des pistes où pouvaient passer de gros animaux sauvages pendant la nuit. Ils avaient compris qu’ils étaient beaucoup moins en danger que là où ils s’étaient fixés d’abord. Leur avenir leur causait toujours de l’inquiétude, mais leur espoir de s’en tirer s’était notablement accru.
Horn organisa un service de garde pour la nuit. Le commandant Holton ne fit aucune objection aux décisions du jeune ingénieur. Au fond, il se sentait soulagé de s’être déchargé d’une bonne part de ses responsabilités.
*
* *
Larsen, lui, ce même soir, était beaucoup moins satisfait.
Avec son équipe, il avait continué à avancer sur la piste très inondée. Bientôt l’eau leur monta jusqu’à la poitrine. Ils devaient tenir leurs armes au-dessus de leurs têtes afin qu’elles n’entrent pas en contact avec l’eau et ne se vident pas de leur charge. Dans la situation où ils se trouvaient, ils auraient d’ailleurs eu du mal à s’en servir en cas de besoin.
L’eau semblait devenir encore plus profonde. Le soleil se coucha. Leur avance n’en devint que plus difficile. Ils continuaient à trébucher sur des racines, et maintenant à se heurter à des feuillages qu’ils ne voyaient plus que très mal. Un des hommes accrocha son fulgurant dans une branche. L’arme lui échappa des mains, tomba dans l’eau et entra aussitôt en action.
Les autres membres de l’équipage, en entendant ce brusque et menaçant tumulte, se dispersèrent. Dans sa fuite, un autre homme trébucha, ne put pas se redresser et tomba dans l’eau. Un second fulgurant, court-circuité, se mit à crépiter et à mugir, lançant tout autour de lui de terribles jets de vapeur et de boue. Cette fois, ce fut la panique. Des branches étaient brisées, un arbre, scié à sa base par la décharge, tomba en travers de la piste. Larsen vociférait.
Les hommes se tinrent à distance respectueuse de la zone de danger et attendirent que ce fût fini. Avant qu’ils ne se risquent à se rassembler de nouveau, la nuit était tout à fait tombée. Ils n’osaient plus avancer. Qui donc d’ailleurs, étant sain d’esprit, se serait risqué à continuer sur cette piste après le coucher du soleil ?
Malgré les imprécations de Larsen, ils firent tous demi-tour. La nuit était de plus en plus noire lorsqu’ils arrivèrent dans des eaux moins profondes. Mais ils prirent une mauvaise piste et aboutirent à l’endroit où les naufragés s’étaient tout d’abord cachés et où Horn les avait découverts.
Larsen et ses hommes brouillèrent sans le savoir les empreintes qui étaient déjà là, ces empreintes qu’ils avaient vainement cherchées. En fait, ils étaient perdus et, pendant une heure, ils allèrent à tâtons, suivant des pistes qui ne menaient nulle part. De nouveau, la panique s’emparait d’eux et ils n’avaient plus qu’une hâte : regagner le Thébain.
Par bonheur pour eux, la lune bicolore apparut et, grâce à elle, Larsen put s’orienter. Il nota aussi la position de certaines étoiles brillantes qu’il reconnut et qui pouvaient également le guider. Il emmena son groupe vers la grande clairière où se dressait le phare. Bientôt ils furent en terrain sec.
Ils avaient parcouru à peu près la moitié du chemin quand un nouvel incident se produisit. Un des hommes posa son pied sur quelque chose de gris-vert qu’il n’avait pas vu, bien que la chose, qui était ronde, eût plusieurs pieds de large. Aussitôt, il poussa un cri. Car il avait été saisi à la jambe par il ne savait quoi d’incompréhensible et qui l’empêchait d’avancer. Il tenta de se dégager, mais vainement. Et l’instant d’après, il sentit sur ses mains et son visage des sortes de lianes gluantes et froides qui avaient l’air de le caresser, mais qui bientôt se collèrent à lui et le mordirent. Il se débattit en hurlant, mais des ventouses avides commençaient à lui déchirer la chair, à lacérer ses vêtements.
Larsen et les autres ne comprirent tout d’abord rien à ce qui arrivait. Mais l’un d’eux, d’une main tremblante, alluma une lampe de poche. Ils virent alors que leur camarade était littéralement enveloppé par les tentacules d’une sorte de pieuvre géante, et que cette hallucinante créature s’était mise à le dévorer.
Le commandant se servit de son fulgurant. Il le fit si hâtivement qu’il ne regarda pas trop sur quoi il tirait. D’autres lampes de poche s’étaient allumées et éclairaient l’horrible scène. Le monstre s’affaissa. Mais sa victime s’affaissa aussi. On la dégagea vivement, et on tira de nouveau sur la bête immonde qui continuait à se tordre dans un grouillement de tentacules et de ventouses avides.
L’homme avait non seulement été à demi étouffé et saignait de toute part, mais il avait été atteint à une jambe par la décharge du fulgurant, et il fallut le porter.
Larsen s’était lui-même légèrement blessé.
Ils revenaient ainsi quand ils virent une bête énorme qui barrait la piste. Ils durent à nouveau faire usage de leurs fulgurants. La bête ne bougea pas. Ils durent utiliser leurs lampes de poche pour s’assurer qu’elle était bien morte. Elle l’était en effet et il se dégageait d’elle une terrible odeur de marécage. Mais leur lumière avait attiré d’autres animaux dont les yeux brillaient dans les ténèbres.
Fous de peur, ils se hâtèrent vers la grande clairière. Quand ils y arrivèrent, leurs nerfs étaient en bien mauvais état. Ils trébuchèrent dans les carcasses des animaux que Larsen avait tués la veille. Ils étaient terrifiés. Cette planète ne leur plaisait pas du tout.
*
* *
Le groupe des fugitifs était en bien meilleure condition. Lorsque la nuit était venue, ils s’étaient sentis à l’abri de toute poursuite. Certes, ils n’avaient des vivres que pour quelques jours, ils restaient menacés, ils ne pouvaient guère compter qu’on vînt les secourir rapidement, mais la présence de Horn les réconfortait et ils se fiaient maintenant entièrement à lui.
Seul, Smith demeurait énervé. Pour lui, le besoin d’alcool se faisait de plus en plus sentir.
Horn assura la garde pendant les premières heures de la nuit. Ginny, qui était restée éveillée elle aussi, lui tenait compagnie. Longtemps, ils bavardèrent à voix basse. Elle était si heureuse, si confiante, qu’il lui arrivait de rire en sourdine quand son fiancé faisait une remarque qui lui semblait drôle.
A un moment donné, Smith, qui ne dormait pas lui non plus, vint les déranger pour leur demander, sur un ton larmoyant, si on ne pourrait pas lui donner un peu de whisky ou de cognac.
— Rien qu’une petite goutte, dit-il. Quelqu’un doit bien en avoir.
Mais Ginny savait que personne n’en avait.
Tout en bavardant à mi-voix, Horn se livrait à un petit travail, avec son couteau, sur un épais morceau d’écorce, facile à creuser, qu’il avait prélevé sur un arbre voisin. Il façonna un objet curieux, de trente-cinq centimètres de long sur une vingtaine de large. Quand il eut fini, il en fit un autre. Après quoi il réveilla l’officier en second du Danaé. Il lui donna le pistolet paralysant et se coucha pour dormir auprès de Ginny, en lui tenant la main.
Quand il se réveilla, le ciel devenait gris. Il reprit le pistolet, ainsi que diverses choses, et s’éloigna, tout seul, de leur campement.
Il lui fallut une heure pour arriver à l’endroit où il voulait aller. Il lui aurait fallu beaucoup plus longtemps en empruntant les pistes inondées. Pourtant, il ne laissa pas de traces. Du moins pas d’empreintes humaines.
Les deux doigts qu’il avait confectionnés dans de l’écorce n’étaient autres, en effet, que deux sortes de patins qu’il avait assujettis à ses pieds, et qui laissaient des empreintes ressemblant à celles d’un animal bizarre.
Tout en avançant sur une piste qui le menait en direction de la clairière où était le phare (Mais il avait fait un grand détour avant d’atteindre cette piste.) il semait de loin en loin des « appâts ». Ces appâts, c’étaient des billets de banque, des crédits interstellaires. Il les disposait de telle façon qu’ils fussent bien en vue et que le vent ne puisse pas les emporter.
Il y avait des appâts de cent crédits, d’autres de cinq cents, et d’autres de mille, ce qui constituait déjà une somme assez rondelette.
Les gens du Thébain, quand ils se remettraient à chercher des empreintes humaines dans la jungle, ne pourraient pas manquer de les trouver. Et quand ils auraient commencé à en trouver, ils ne chercheraient plus autre chose.
Chemin faisant, Horn arriva à l’endroit où Larsen et ses hommes avaient abattu une pieuvre monstrueuse. Elle était maintenant en morceaux, mais certains de ces morceaux remuaient encore.
Bientôt, le jeune homme fut aux abords mêmes de la clairière et se cacha pour observer ce qui se passait. Il vit que les cadavres des animaux tués par Larsen, et qui avaient été amenés en lisière de la jungle, avaient attiré des pieuvres occupées maintenant à les dévorer. La voracité de ces monstres était répugnante. Mais Horn s’intéressait beaucoup plus aux mouvements des hommes du Thébain.
Vers le milieu de la matinée, il vit une équipe quitter le cargo. Elle se dirigea vers la jungle où elle disparut et il n’entendit bientôt plus rien d’autre que le bruit des hideuses créatures qui se repaissaient des cadavres et les bruits habituels et furtifs des petits animaux qui vivaient sous le couvert. A plusieurs reprises, il perçut les sons de flûte émis sans doute par quelque oiseau. Il entendit aussi quelques mugissements lointains et le roulement plus lointain encore du tonnerre.
Un peu après midi, la lumière s’atténua brusquement. Il regarda le ciel. De gros et épais nuages d’un gris sombre en avaient envahi presque la moitié. Des éclairs les zébraient. Mais, peu à peu, ils se dissipèrent.
Vers le soir, il vit reparaître les hommes du Thébain. Leurs vêtements étaient secs. Ils n’avaient donc pas tenté de poursuivre les naufragés en s’engageant sur des pistes inondées. Incontestablement, ils avaient trouvé des billets et avaient passé tout leur temps à en chercher d’autres. Ils semblaient joyeux et très excités. Ils avaient de l’argent !
Tout en grimpant dans le cargo, ils annonçaient la bonne nouvelle à ceux qui ne l’avaient pas quitté. Ils avaient de l’argent ! Ils avaient trouvé de l’argent dans la jungle ! Et c’était vrai !
Pour ces hommes, une somme aussi considérable que quarante millions de crédits avait un peu l’air d’une abstraction difficile à imaginer. Tandis qu’un billet de cent crédits, c’était une chose bien l’éelle. Et un billet de cinq cents ! La plupart d’entre eux n’avaient même jamais vu de billets de mille crédits, mais ils savaient qu’ils existaient. Ils en avaient maintenant la preuve tangible. Ils en avaient mis dans leurs poches. Ils se sentaient riches.
Horn repartit, toujours avec ses patins d’écorce, et laissa encore des billets sur une autre piste, puis une autre. Partout il déposa, de loin en loin, les beaux et solides petits papiers rectangulaires, bien imprimés, et certifiant qu’ils pouvaient être échangés dans n’importe quelle banque de la galaxie contre l’équivalent de cent, cinq cents ou mille crédits interstellaires. Puis il retourna au campement.
Il avait hâte de revoir Ginny. Il pensait que si les choses avaient tourné autrement, ils seraient maintenant tous deux sur Formalhaut, mariés, heureux, bien tranquilles. Hélas ! ils se trouvaient pour l’heure dans une triste situation et ce n’était pas le moment de s’abandonner à des pensées romantiques. Mais tout ce qu’il projetait et faisait, c’était pour Ginny.
Celle-ci l’accueillit avec une joie débordante. Tout était calme au campement. Toutefois, Smith semblait de plus en plus nerveux. Le manque d’alcool…
Le commandant Holton avait décidé la construction d’abris contre les orages qui menaçaient. Tout le monde s’y était mis et les toits, qui ressemblaient à des toits de chaume, étaient même en partie achevés. Horn pensa qu’ils laisseraient passer l’eau, mais il n’en félicita pas moins chaleureusement le commandant de son initiative. Puis il attira l’attention de ses compagnons sur une petite masse verdâtre qui ressemblait à un champignon. Il la toucha en son centre avec une baguette, et aussitôt les terribles tentacules se déployèrent et s’agitèrent furieusement.
— Je tenais, dit-il, à vous mettre en garde contre les monstres de ce genre qui, au repos, ont une apparence bien innocente. Celui-ci n’a qu’une quinzaine de centimètres de diamètre. Mais certaines de ces pieuvres terrestres sont énormes et peuvent paralyser un homme.
Après quoi, il eut un long entretien avec Holton, et ils décidèrent des mesures à prendre pour se protéger contre les animaux sauvages après la tombée de la nuit. La lumière qui les fascinait semblait un bon moyen de les tenir en respect. Ils jugèrent bon aussi de façonner des lances en bois, estimant qu’il ne faudrait user du fulgurant qu’à la dernière extrémité, car les bruits portaient loin dans la jungle, et ils risqueraient de se faire repérer.
Horn et Ginny n’eurent pas la possibilité d’être beaucoup ensemble, cette nuit-là. Le jeune homme était trop occupé.
Holton, quand il apprit ce que celui-ci avait fait dans la journée, protesta avec une certaine amertume contre l’utilisation de l’argent en tant qu’arme psychologique. Il se sentait responsable de cet argent. Pourtant il ne protesta pas trop, car il sentait bien que le fiancé de Ginny était devenu indispensable pour eux tous.
*
* *
Horn, après avoir pris quelque repos, quitta de nouveau le camp au milieu de la nuit et emprunta le même chemin que la fois d’avant.
Il marchait avec précaution, car il faisait très sombre, et il redoutait de mettre le pied sur un de ces champignons trompeurs qu’il connaissait si bien maintenant. Bien qu’il eût emporté le pistolet paralysant, la seule pensée que cela pourrait lui arriver lui donnait des frissons. Chemin faisant, il semait à nouveau des billets.
Il parvint à la lisière de la clairière. La lune s’était déjà levée. Sa course dans le ciel était malheureusement beaucoup plus rapide que celle du satellite terrestre, mais elle répandait un clarté beaucoup plus vive.
Le Thébain était parfaitement visible, mais aucune lumière n’était allumée autour de sa coque. Tout était silencieux dans la clairière. Mais il était probable qu’à l’intérieur du cargo on ne devait pas dormir. Les hommes avaient de l’argent, et comme ils ne savaient qu’en faire, ils devaient le jouer aux dés ou de quelque autre façon. Et probablement tricher.
Ceux qui gagnaient devaient exulter, ceux qui perdaient se mettre en colère. Tous devaient souhaiter quitter Carola, après avoir ramassé encore un peu plus d’argent. Car ils voulaient le dépenser, s’amuser.
Les gens de cette sorte, lorsqu’il leur arrive d’avoir un millier de crédits en poche, n’ont plus aucune envie de travailler. S’ils en avaient cinq, ou six mille, ils ne tenteraient même plus de s’en procurer davantage. Pour eux, ce serait la fortune, et ils n’auraient qu’une hâte : aller en quelque endroit où ils pourraient fastueusement profiter de l’aubaine. Rien, pensait Horn, ne pouvait miner davantage l’autorité de Larsen que l’argent que ses hommes avaient trouvé dans la jungle.
On jouait effectivement, à bord du Thébain. On jouait même avec une grande animation. Les billets changeaient souvent de mains. Et les membres de l’équipage ne songeaient guère à surveiller la clairière.
Horn se dirigea rapidement vers le cône en matière plastique du phare. Il fit un détour pour éviter les carcasses d’animaux que les monstrueuses pieuvres, çà et là, continuaient à sucer. La lune déjà redescendait vers l’horizon et éclairait moins. Il hâtait le pas.
Il pénétra dans le phare et examina les lieux, où brillaient des ampoules électriques qui n’étaient pas visibles du dehors. Il vit, dans une grande vitrine scellée, faite de plastique transparent, les unités de transmission du signal habituel, qui passaient ce signal aux émetteurs situés au sommet du phare. A cet effet, une petite bande enregistrée tournait inlassablement autour d’un disque. Et dans l’espace se déployaient les ondes qui disaient : « Phare Carola… Phare Carola… Faites le point sur nos coordonnées galactiques… Phare Carola… Planète inhabitée, mais refuge et dépôt de vivres et de carburant… Phare Carola… » Ce message était inlassablement diffusé depuis des années.
Horn coupa l’émission. Près de la vitrine se trouvait un autre appareil au moyen duquel les patrouilles opérant dans le passage Rhymer pouvaient modifier le message et faire savoir qu’elles avaient découvert soit un nouveau courant de météores, soit l’approche d’un système stellaire éteint et obscur. soit un amas de poussière cosmique.
Cette poussière était faite de particules dont les plus petites avaient la taille d’un grain de sable très fin et les plus grosses celles d’un gravier. Un astronef qui heurtait en pleine vitesse un tel amas risquait d’être désintégré.
Horn utilisa l’appareil pour signaler un danger d’une tout autre sorte. Il enregistra une très brève notice disant qu’il y avait sur la planète Carola, dans le voisinage du phare, des naufragés qui avaient dû abandonner le Danaé, et qu’ils étaient pourchassés par l’équipage du cargo Thébain dont le commandant était également responsable de ce qui s’était passé à bord du vaisseau de ligne.
Quand l’enregistrement fut complet, pour qu’on ne pût pas ensuite le modifier, il démolit l’appareil. Puis il remit en marche le transmetteur, doté maintenant d’un message supplémentaire.
Si, par hasard, Larsen s’amusait à écouter – ce qui était peu probable – le monotone signal du phare, et découvrait qu’il était modifié il ne pourrait plus rien faire d’autre que couper totalement la transmission. Mais même cela serait dangereux pour lui, car, à plus ou moins brève échéance, une patrouille ne manquerait pas de venir voir ce qui n’allait pas dans le phare, et découvrirait le Thébain. De toute façon, Larsen, qu’il eût ou non retrouvé les fugitifs et l’argent, serait obligé de songer à repartir. Mais il ne le pourrait pas sans Horn !
Celui-ci, ce travail achevé, avait rapidement regagné la jungle. Il était horriblement fatigué. Il grimpa dans un arbre et essaya de dormir jusqu’à ce qu’il fasse jour. Mais il ne pût pas somnoler bien longtemps, car des bruits se firent entendre. Des hommes commençaient à sortir du cargo. Ils voulaient sans tarder, c’est-à-dire dès la pointe du jour, recommencer à chercher, non pas les gens du Danaé, mais les billets qui pouvaient encore se trouver sur les pistes du voisinage. Ceux qui, la première fois, étaient restés dans le cargo et n’avaient pas participé à l’aubaine, étaient les plus empressés de vouloir emplir leurs poches.
Horn eut un sourire, car il savait qu’ils allaient trouver des billets. Il y en avait, le long d’une piste, sur plus d’un kilomètre. Il y en avait aussi sur d’autres pistes transversales. Cela les occuperait un bon bout de temps.
Les chercheurs ne tardèrent pas en effet à découvrir les crédits qui étaient le plus près de la clairière. Il entendit leurs cris de joie. Il descendit de son arbre et les suivit prudemment. Les cris et les vantardises se firent plus rares. Ceux qui avaient trouvé les gros billets devenaient même tout à fait discrets.
A partir du moment où l’on avait une certaine somme en poche, il valait mieux ne pas trop le proclamer, de crainte de se faire voler, ou même tuer, par les camarades.
Horn s’éloigna rapidement de la clairière. Il était évident que les hommes de Larsen avaient maintenant fouillé la piste principale et se préparaient à opérer dans celles qui la coupaient. Le jeune ingénieur, quand il arriva au premier carrefour, se cacha dans les broussailles et n’avança plus qu’avec beaucoup de précautions, en évitant de faire du bruit.
Il avait une idée en tête. Les billets semés à l’endroit vers lequel il se dirigeait maintenant étaient non seulement un appât, mais un piège. Il savait que les hommes de Larsen se suspectaient mutuellement, mais que, pour sa part, il n’avait rien à craindre d’eux, car il était leur seul espoir de profiter un jour réellement du butin. En outre, ils pensaient peut-être que si Horn avait, lui, découvert le trésor, il serait susceptible de leur en donner des parts plus grosses que Larsen. Néanmoins, il ne tenait pas à être vu.
Il faillit tomber sur deux membres de l’équipage qui inspectaient les broussailles. Mais ils s’éloignèrent.
Il vit alors un homme tout seul. C’était le cuisinier du cargo. Il semblait tout réjoui. Il avait dans ses poches beaucoup plus d’argent qu’il n’en avait jamais eu à la fois en aucun moment de sa vie.
Horn serra dans sa main son pistolet paralysant, s’approcha à pas de loup et tira. Le cuisinier tomba de la même façon qu’il était tombé lui-même dans le bâtiment des gardiens, à l’entrée de l’astroport de Formalhaut.
Il le chargea sur son épaule et se dirigea vers l’endroit où l’eau commençait, et qui n’était pas très éloigné. Il suivit ainsi pendant deux cents mètres la piste immergée, puis posa le cuisinier, qui était lourd. Il le ficela à un arbre. L’homme était toujours inconscient. Après quoi, il regagna le campement.
Ginny, qui commençait à terriblement s’inquiéter de sa longue absence, fut folle de joie en le voyant.
Horn prit à part le commandant Holton. Il lui expliqua ce qu’il venait de faire et ce qu’il avait maintenant l’intention de faire. Le commandant en fut stupéfait, choqué, et refusa de s’associer à son projet.
— J’en prends la pleine responsabilité, lui dit le jeune ingénieur. Je suis prêt à vous signer un papier reconnaissant que je suis seul en cause et que je prends tout sur moi. Mais il faut que vous m’accompagniez, car j’ai besoin de votre concours pour ce que je vais faire maintenant.
*
* *
Holton le suivit à contrecœur. Horn s’éloigna donc du campement une fois de plus. Les deux hommes se dirigèrent vers l’endroit où il avait laissé le cuisinier du Thébain, ficelé et attaché à un arbre, les pieds dans l’eau.
Ils étaient encore à trois ou quatre cents mètres de lui lorsqu’ils l’entendirent hurler. Il poussait des cris aussi stridents et aussi horrifiés que Smith lorsque celui-ci avait été précipité dans le vide par Larsen entre le cargo et le Danaé.
Le cuisinier avait de bonnes raisons de pousser de pareilles clameurs. Une pieuvre géante, en effet, agitant ses innombrables tentacules, s’approchait de lui avec l’intention évidente de le dévorer.
Les deux hommes se mirent à courir, ne comprenant pas très bien tout d’abord ce qui pouvait se passer. Mais bientôt, ils découvrirent l’affreux spectacle. Déjà la pieuvre commençait à caresser le visage du cuisinier, à le frôler de ses multiples bouches avides, à se coller contre lui, à le déchirer.
Le cuisinier hurlait de terreur. Ses yeux lui sortaient de la tête.
Horn eut presque du remords d’avoir attaché cet homme à un arbre, car s’il était revenu un instant plus tard, c’en était fait de lui et il serait mort dans les conditions les plus atroces.
Le jeune ingénieur leva son pistolet paralysant et tira. Mais, avant de tirer, il avait eu le temps de constater que le monstre emportait avec lui sa propre famille. D’une poche au milieu de son corps sortirent trois petites pieuvres qui allèrent se perdre parmi les plantes immergées.
Il avait visé avec soin, et l’horrible créature s’effondra.
Il était temps !