CHAPITRE VI











Il avançait dans l’étrange forêt. Bientôt il aperçut une lune qui semblait courir entre les branches des arbres, une lune dont une moitié était brillamment éclairée, mais dont l’autre était néanmoins visible, et de couleur bleutée.

De petites taches lumineuses très vives se formaient çà et là sur les feuilles, mais elles étaient causées par les projecteurs du Thébain et disparurent peu à peu à mesure qu’il s’éloignait.

Il continuait à entendre, mais affaiblis, les hurlements de Larsen et, de temps à autre, la déflagration de son fulgurant.

Horn se hâtait, car il désirait avoir pris une bonne avance quand le commandant s’apercevrait de sa disparition et lancerait à sa poursuite des hommes de l’équipage.

Il entendit quelque chose bouger dans le feuillage et s’immobilisa. Un animal se déplaçait lentement dans la jungle. Il devait être très gros et une nette odeur de marécage se dégageait de son corps. Quand il se fut éloigné, attiré lui aussi par la clarté des projecteurs, Horn se remit en marche et chercha la piste qu’avait suivie cette énorme bête. Il la trouva vite et la suivit, ce qui lui permit de marcher plus commodément.

Bientôt les lueurs du Thébain disparurent presque complètement derrière lui. Un peu plus loin, il revit la lune, qui continuait à courir à travers le ciel.

La piste qu’il suivait descendait légèrement, et il comprit, aux odeurs qui flottaient dans l’air, qu’il approchait d’un marais Personne ne pouvait se risquer dans un marécage en pleine nuit. Il grimpa dans un arbre, pas très haut, mais suffisamment pour qu’un animal qui passerait là ne le découvre pas. Il s’installa entre deux grosses branches et essaya de dormir. Mais très vite la pensée lui vint qu’il pouvait y avoir sur cette planète des carnivores capables de grimper aux arbres et que ce qu’il prenait dans l’ombre pour des branches ou des lianes pouvait être tout autre chose.

Il pensa à Ginny et se dit que les naufragés avaient dû faire un rapprochement entre ce qui s’était passé à bord du Danaé et le fait que les vivres et le carburant avaient été détruits sur Carola. C’est certainement pour cela qu’il avaient fui en voyant arriver le Thébain. Maintenant que leurs engins de sauvetage avaient été saccagés, ils devaient se tenir encore plus sur leurs gardes, et c’était une bonne chose. Ils avaient dû emporter ou cacher le trésor qu’ils voulaient sauver, et Horn espérait qu’ils avaient encore des vivres.

Le jeune homme sommeilla un moment et se réveilla soudain. Il aperçut quelque chose de rond et d’un gris verdâtre au-dessus de sa tête, et se demanda ce que c’était. Mais cette chose ne bougeait pas. La jungle était pleine de bruits menus.

Il comprit combien sa situation était précaire. Il n’avait ni moyen de transport, ni vivres, ni eau, et l’arme qu’il possédait n’était pas très redoutable. Il lui fallait retrouver les naufragés, mais ceux-ci se montreraient d’une méfiance extrême envers un homme arrivé avec le Thébain. Sauf Ginny, naturellement. Ils tenteraient même sans doute de le tuer avant qu’il ne puisse approcher. La prise de contact serait de toute façon très difficile.

Il se remit en marche, en se demandant comment résoudre ce problème. La jungle semblait devenir plus épaisse à mesure qu’il s’éloignait du cargo. Il suivit de nouveau une piste frayée par de gros animaux. Sans de telles pistes, il eût été presque impossible d’avancer. Il en trouva une autre qui croisait la première, puis une autre encore.

Il examina avec soin le sol, qui devenait plus mou, pour voir s’il n’y trouverait pas des traces de pas humains. Un marais devait être tout près. Il remarqua que les arbres avaient des traces de boue à leur base et, jusqu’à sept ou huit pieds de hauteur, comme s’il y avait eu récemment une inondation.

Le vent soufflait sur la jungle, et certains arbres craquaient en se balançant. Il s’était même tout d’abord demandé si ces craquements n’étaient pas des cris d’animaux. Il entendait au loin de sourds mugissements. Etaient-ils poussés par l’énorme bête de dix mètres de long et possédant de nombreuses pattes qu’il avait vue dans la clairière, fascinée par les projecteurs ? Certains cris étaient assez musicaux, ressemblaient à des notes de flûte. S’agissait-il de cris d’oiseaux ?

Comme il s’arrêtait à un croisement de pistes pour examiner le sol, il vit un animal surgir devant lui, de la taille d’un petit chien, long comme un basset, avec une belle fourrure. Mais les extrémités de ses pattes étaient énormes, avec des sortes de doigts séparés et palmés. Il regarda Horn de ses yeux couleur de noisette et s’enfuit. Il avait l’air d’un animal aquatique beaucoup plus que d’un habitant de la jungle. Il était visiblement équipé pour la nage.

Le jeune homme fit un kilomètre ou deux. Il examina pendant un instant une masse plate et ronde, d’un gris verdâtre, qui s’étalait au milieu de la piste. Cela ressemblait à un champignon gluant. Mais il se garda d’y toucher.

Soudain, il entendit un bruit métallique qui ne pouvait être que d’origine humaine. En fait, après avoir tourné autour de la clairière à la recherche des naufragés, il était revenu près de l’endroit où Larsen et quelques membres de l’équipage s’acharnaient sur les petits astronefs. Il s’éloigna rapidement par une piste latérale et reprit ses recherches. Il marcha ainsi longtemps.

Une crainte lui vint, à la pensée que Larsen pourrait lui aussi rechercher des empreintes humaines et les suivre. C’était d’ailleurs ce qu’il ferait tôt ou tard immanquablement. Le jeune homme se hâta. Il voulait être le premier à retrouver les traces des naufragés.

Dans sa hâte, il faillit ne pas voir un affreux spectacle. Sur sa droite, un jeune animal, une sorte de faon, était pris dans une masse verdâtre et gluante toute semblable à celle qu’il avait déjà vue en pensant que c’était un champignon. En fait, il s’agissait d’une sorte de pieuvre hideuse qui déployait ses tentacules pour saisir ses victimes.

On ne voyait plus guère que la tête du jeune faon. Horn braqua sur cette masse son pistolet paralysant et tira. Les tentacules s’affaissèrent. Il dégagea le petit animal pantelant, qui resta un moment tout tremblant puis s’enfuit.

Mais il était clair que cette jungle était pleine de créatures dangereuses.



*

* *



Il allait se remettre en marche quand il entendit le bruit d’un fulgurant qui tirait de façon continue. Cela se passait tout près, et même probablement sur la piste où il était. Il eut l’impression qu’il entendait aussi un bruit pareil à ceux que font des jets de vapeur, comme quand la décharge d’un fulgurant frappe quelque chose d’humide ou de liquide.

Il ne comprenait pas ce qui pouvait se passer. Le grondement restait continu.

Avec une telle arme, on tire habituellement coup par coup, et on peut tirer un millier de fois avant que la charge énergétique ne soit épuisée. Avec un feu continu, on peut faire fondre une plaque de métal, mais l’arme se vide en une ou deux minutes Il est au surplus dangereux de presser constamment sur la détente, car le fulgurant lui-même s’échauffe terriblement et finirait par fondre lui aussi.

Le tumulte diminua, ne fut plus qu’une faible rumeur qui finit par s’éteindre tout à fait, ainsi que les bruits de vapeur brusquement libérée.

Horn, intrigué et inquiet, avança de quelques pas. Il entendit alors un soupir, puis quelques jurons proférés à mi-voix. Et cette voix, il la reconnut. Alors, il s’élança.

Il arriva près d’une mare boueuse où l’eau semblait encore en ébullition et d’où se dégageait une puanteur terrible. La vapeur formait une sorte de brouillard Le jeune homme fit une grimace de dégoût qui ne se modifia pas quand il tomba un peu plus loin sur Smith, le petit homme. Celui-ci était assis par terre et sanglotait.

— Qu’est-ce que vous fichez ici ? lui demanda Horn.

L’autre le regarda avec des yeux affolés et stupides.

— Je…, balbutia-t-il…, j’essayais de rejoindre les gens du Danaé.

— Pourquoi ?

— J’ai pensé que, peut-être, ils ne me tueraient pas, alors que ceux du Thébain finiront par me tuer. Ils sont tous en train de comploter les uns contre les autres… Et tout cela finira mal pour moi.

— Naturellement, dit Horn. Mais comment espérez-vous retrouver les naufragés du Danaé ?

— J’ai fait tout le tour de la clairière, reprit le petit homme d’une voix hésitante, et j’ai trouvé des empreintes humaines… Oh ! je ne suis pas allé le dire à Larsen… Je ne lui ai rien dit… J’ai suivi ces traces… Je pensais… Je pensais que ce serait une bonne chose pour eux si je pouvais les avertir…

— Continuez.

— Et je pensais que ce serait aussi une bonne chose pour moi… Qu’ils pourraient peut-être me protéger… C’est alors que j’ai entendu le bruit d’un pistolet paralysant… Je me suis dit que c’était peut-être Larsen. Alors je me suis mis à courir… Et en courant j’ai trébuché sur une racine… Je suis tombé… Mon fulgurant m’a échappé et est allé se perdre dans cette mare…

Horn examina le sol dans le voisinage. Il y découvrit effectivement des empreintes de pas dans une piste transversale. Et, un peu plus loin, il vit sous les arbres les reflets d’une nappe d’eau. La piste s’enfonçait sous cette eau. Les empreintes s’arrêtaient tout au bord.

Le jeune homme n’en crut pas ses yeux. Il ne s’agissait pas d’un marécage ordinaire, avec des plantes aquatiques sur des eaux dormantes. Les arbres étaient les mêmes dans l’eau que sur le sol ferme, et aussi la végétation entre les arbres. La surface liquide s’étendait aussi loin qu’il pouvait voir à travers le feuillage.

Il revint vers Smith et vers la mare. Le nuage de vapeur s’était dissipé, mais l’eau boueuse continuait à fumer et à dégager une odeur nauséabonde. Il aperçut au milieu de cette boue la crosse du fulgurant, en partie carbonisée. La boue avait été lancée dans toutes les directions et formait une sorte de cratère autour duquel l’eau était un peu plus claire. Horn regardait l’arme. Elle était évidemment complètement vidée de sa charge et inutilisable. C’était dommage, car elle aurait pu plus tard rendre des services. Mais sa pensée se tourna vers les empreintes, et il alla de nouveau les examiner. La piste, à n’en pas douter, se prolongeait sous l’eau, entre les arbres. Et les naufragés avaient continué à la suivre. Sans doute même l’avaient-ils fait délibérément, pour qu’on perdît leurs traces.

Une épaisse végétation, même dans l’eau, poussait de chaque côté d’un étroit passage. Des animaux aquatiques avaient dû faire eux aussi un chemin plus commode pour circuler.

Mais Horn, après avoir réfléchi, comprit très vite que ce n’était pas la bonne explication. Les bêtes aquatiques n’avaient pas besoin de se frayer de tels sentiers. En fait, ils avaient été tracés par des bêtes terrestres, puis l’eau avait monté et inondé la piste. Cela devait même être assez récent.

Il regarda les arbres, à sa droite et à sa gauche. Ils portaient les mêmes traces de boue sèche qu’il avait déjà remarquées auparavant. L’inondation, à ce moment-là, avait dû être beaucoup plus considérable. Puis l’eau avait dû complètement se retirer. Elle était tout simplement en train de remonter. Et si elle remontait aussi haut que la fois précédente, elle aurait plus de deux mètres de profondeur. Cela lui sembla terriblement menaçant.

Il appela Smith, qui était resté prostré au même endroit.

— Venez !

L’autre le suivit sans dire un mot.

Ils s’engagèrent dans l’eau qui, tout d’abord, ne recouvrit guère que les semelles de leurs chaussures. Puis ils en eurent jusqu’aux chevilles. Lorsqu’ils eurent fait deux cents mètres en pataugeant ainsi, elle atteignit leurs genoux. Le petit homme dit d’une voix apeurée :

— Ça devient de plus en plus profond !

Pour toute réponse, Horn se contenta de grogner.

Il avançait lentement, examinant les troncs d’arbres de chaque côté. Ils avaient de l’eau jusqu’au milieu des cuisses quand ils arrivèrent à une piste transversale, immergée elle aussi, mais qui, elle aussi, avait dû être frayée par des bêtes terrestres quand le terrain était sec.

Horn, après avoir réfléchi, tourna sur la gauche, revenant ainsi un peu dans la direction du phare et du Thébain. Il avançait avec précaution, évitant de trop remuer l’eau, pour ne faire que le moins de bruit possible.

Le petit homme se mit à gémir, mais son compagnon se retourna et le regarda d’un air si menaçant qu’il se tut aussitôt.

Ils firent encore cinquante mètres, puis cent.

L’eau ne leur montait plus qu’aux genoux. Ils avancèrent plus lentement encore, et plus silencieusement. Ils étaient loin maintenant de l’endroit où le fulgurant s’était vidé de sa charge dans de l’eau boueuse. Ils avaient dû faire plus d’un kilomètre, peut-être deux.



*

* *



Soudain, ils entendirent un voix humaine, celle d’un enfant qui parlait sur un ton geignard.

Smith ouvrit la bouche de surprise. Ils étaient maintenant dans une eau très peu profonde, et brusquement ils furent sur un sol sec. La piste s’y continuait à travers la jungle, et ils virent de nombreuses empreintes de chaussures.

Horn n’avait pas fait dix pas qu’il tombait sur un homme. Cet homme, qu’il ne connaissait pas, se tenait un peu en retrait de la piste et le regardait avec des yeux remplis de stupeur. Il tenait à la main un pistolet.

Le jeune ingénieur ne perdit pas de temps. Il dit d’une voix très calme :

— Où est Ginny Forbes ? Elle me reconnaîtra et vous dira qui je suis. Elle vous expliquera que je ne vous veux aucun mal, au contraire. Je vous cherchais, et je suis venu pour vous aider à sortir du pétrin dans lequel vous vous trouvez.

L’homme, d’un geste nerveux, leva son arme. Horn lui cria d’une voix impatiente :

— Ne soyez donc pas stupide ! Où est Ginny Forbes ? Elle vous dira que vous n’avez rien à craindre de moi…

Des rumeurs se firent entendre. Des visages apparurent entre les branchages. Puis une femme arriva, en courant, sur la piste même. C’était Ginny, qui avait reconnu la voix de son fiancé. Elle se jeta dans ses bras en bégayant :

— Oh ! mon chéri ! Je savais que tu viendrais ! J’en étais sûre !

Horn la serra un instant contre sa poitrine, envahi par une joie énorme. Puis il lui dit :

— Tu ferais bien de me présenter… Car je dois sembler suspect à tes compagnons.

Ginny versait des larmes de joie, et elle fut pendant quelques secondes trop émue pour pouvoir parler. Elle expliqua enfin aux autres naufragés qui était le nouveau venu.

— Je ne sais pas comment il est arrivé jusqu’ici, dit-elle. Mais il vient pour nous aider. Et peut-être n’est-il pas seul.

— Si, dit Horn. Le personnage qui est avec moi ne peut nous servir à rien, car il n’est bon à rien. Et je n’ai personne d’autre avec moi.

Mais ce n’était pas le moment d’entrer dans des explications détaillées sur la façon dont il était arrivé sur cette planète et sur ce qui s’était passé avant. Il fallait que ces gens acceptent, sans comprendre, qu’il fût ici, à plusieurs années de lumière de l’astroport sur lequel il aurait dû attendre Ginny.

Ils étaient trop près du phare, trop près du Thébain pour pouvoir discuter, et l’eau semblait monter de plus en plus. Il fallait aller ailleurs, s’éloigner au plus vite.

Le commandant du Danaé, c’est-à-dire l’homme qu’il avait vu le premier, le regardait calmement, mais semblait encore méfiant.

— Vous savez que l’eau monte, lui dit le jeune ingénieur.

— Naturellement, fit-il sur un ton froid. C’est même ce qui nous a donné l’idée de nous cacher ici. On ne peut pas suivre nos traces.

— Je les ai bien suivies, et d’autres peuvent le faire. Vous avez vu jusqu’où l’eau peut monter ?

Il désigna les troncs d’arbres boueux. La boue sèche allait encore plus haut que sur ceux qu’il avait vus précédemment. Le commandant, de toute évidence, n’avait pas remarqué cela.

— C’est juste, dit-il. Il faudra que nous en tenions compte.

Tous les rescapés du Danaé entouraient maintenant Horn et Smith. Ce dernier ne disait rien.

Le commandant Holton avait cet air calme et confiant qui rassure toujours les passagers dans les circonstances difficiles. Mais cela faisait peut-être simplement partie de son aspect au même titre que son uniforme. Et sa carrière, qui s’était toujours déroulée sans le moindre incident, ne le prédisposait peut-être pas à affronter une situation comme celle dans laquelle il se trouvait.

Son second, plus jeune, présentait les mêmes caractéristiques. Il devait être, lui aussi, un excellent officier, mais n’avait jamais eu, lui non plus, à faire face à des conjonctures exceptionnelles. Horn, lui, avait déjà de l’entraînement. Il était en outre énergique et têtu.

Les sept passagers formaient un curieux assortiment. Il y avait deux enfants, un gros homme d’affaires au visage congestionné, trois femmes, dont Ginny, et un personnage d’allure plutôt cadavérique qui devait aller de planète en planète avec l’espoir d’en trouver une où on pourrait le guérir de sa neurasthénie.

Les quatre hommes d’équipage ressemblaient à tous ceux que l’on voyait sur les vaisseaux de lignes, de braves gens, heureux de travailler dans des astronefs bien équipés et confortables, et qui attendaient l’âge de la retraite en naviguant sur un même trajet avec autant de régularité que des horloges. Ils ne semblaient guère de taille à affronter leurs redoutables collègues du Thébain, qui avaient dû mener une vie bien différente.

Horn remarqua que les regards se tournaient vers Smith.

— Cet homme, dit-il, était l’ingénieur du cargo que vous avez vu atterrir un peu avant le coucher du soleil. Il s’est enfui parce qu’il a peur d’être tué à cause de son incompétence. Je ne vois pas en quoi il pourrait nous être utile, mais comme il est ici, il nous faut bien le garder. Avez-vous des vivres ?

Ils en avaient pour plusieurs jours, mais il en était resté dans leurs embarcations de sauvetage.

— Il faut d’urgence partir d’ici, reprit le jeune homme. Cette planète a certainement des saisons pluvieuses qui provoquent de grosses et subites inondations. J’ai vu beaucoup de bêtes aquatiques, et d’autres qui semblent amphibies. Elles sont outillées pour vivre dans une jungle inondée. Ce n’est pas notre cas. Il nous faut donc nous installer dans un endroit où nous ne risquerons pas d’être noyés.

— Si nous nous sommes fixés ici, dit le commandant, c’est parce qu’on ne pourra pas retrouver nos traces.

— Je vous ai déjà fait remarquer que je les avais retrouvées. Et nous sommes trop près du phare.

— J’en conviens. Mais…

— Il y a une hauteur, derrière le phare, et même des collines. C’est là qu’il faut aller si vous ne voulez pas courir des risques plus graves. Je sais que Ginny me suivra. Pour les autres, c’est à vous, commandant, qu’il appartient de prendre la décision.

Le commandant Holton fronça les sourcils. Il était visible qu’il ne savait que faire, et qu’il réfléchissait. L’assurance du jeune ingénieur semblait l’impressionner. Et ses propres responsabilités devaient lui peser.

— Vous avez peut-être raison, dit-il au bout d’un moment. Il est possible en effet, puisque vous nous avez retrouvés, que ces gens mal intentionnés en fassent autant. En outre, il ne serait pas mauvais que nous trouvions un endroit plus salubre. Nous allons donc partir, ajouta-t-il en se tournant vers les autres. Et il nous faut emmener tout ce que nous avons porté jusqu’ici.

Tous s’affairèrent. Ginny se pressa contre Horn et lui dit dans un murmure :

— Je suis si heureuse que tu sois ici. Maintenant, tout va bien marcher et nous nous en tirerons.

— Je voudrais en être sûr, lui dit-il. Mais je suis rudement heureux, moi aussi, d’être près de toi.

Les naufragés rassemblaient leurs paquets. Horn demanda au commandant :

— Combien avez-vous d’armes ?

— Seulement un fulgurant utilisable… Les autres… C’est si humide, ici… Ils se sont vidés… L’humidité a dû causer des courts-circuits.

Horn eut un sourire amer. C’était un manque de soin. Ces gens n’avaient pas l’air de savoir que les crans de sûreté pouvaient servir à autre chose qu’à éviter des décharges accidentelles, et que, précisément, ils empêchaient les courts-circuits de se produire dans une atmosphère humide. Mais il n’aurait servi à rien de récriminer.

Il examina l’arme qui restait utilisable. Le cran de sûreté était en place. Leur petit groupe n’en était pas moins pratiquement désarmé, par rapport à l’équipage du Thébain qui disposait, lui, de nombreux fulgurants. Tout cela n’était pas très rassurant.

Bientôt, tout le monde fut prêt pour le départ. Le passager à la mine cadavérique ne portait presque rien. Horn lui ordonna sèchement d’échanger son chargement contre celui d’une femme. Il protesta en disant que son état de santé ne le lui permettait pas.

— Alors, restez ici, lui dit doucement Horn.

Mais l’autre s’empressa d’obéir.

Le jeune homme aperçut de gros paquets qui n’avaient pas l’air de contenir des vivres.

— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? demanda-t-il au commandant qui en portait un.

— C’est l’argent que le Danaé était chargé de transporter. Quarante millions de crédits. Il était de mon devoir de le sauver quand les moteurs de l’astronef ont cessé de fonctionner.

— Vos moteurs étaient encore en état de marche, mais un sabotage les avait rendus temporairement inopérants. Quant à l’argent, j’aurais préféré que vous le laissiez près du phare afin que les gens du Thébain le trouvent.

— Pourquoi cela ? demanda le commandant, choqué. Ils l’auraient pris et seraient repartis.

— Ils ne peuvent pas repartir sans moi. Mais ils auraient commencé à s’entre-tuer dès qu’ils l’auraient trouvé. Cela en aurait fait moins à affronter ensuite.

— Mais vous ne proposez tout de même pas…

— Qu’on le leur donne ? Ma foi non. Plus maintenant. Nous avons besoin de toutes les armes dont nous disposons.

Ils se mirent en marche. Horn allait en tête, armé du fulgurant. Ginny marchait à côté de lui. Son visage exprimait la confiance. Il ne lui venait même pas à l’esprit qu’avec son fiancé à côté d’elle il pouvait lui arriver quoi que ce soit de fâcheux.

Ils formaient un étrange cortège. Sous la clarté encore assez vive de la lune, ils pataugeaient dans l’eau peu profonde, mais dont le niveau montait doucement.

Ils quittèrent la piste sur laquelle ils étaient pour en prendre une autre, puis une autre encore. Ils avançaient en zigzag, évitant les pistes sèches, et contournant les terres plus élevées auprès desquelles ils se trouvaient maintenant.

Ils allèrent ainsi pendant des heures. C’était exténuant. Ils arrivèrent dans ce qui ressemblait à une petite île. Horn fit faire une halte. Il était douteux que les gens du Thébain viennent jusque-là et y retrouvent leurs traces. Ils mangèrent un repas frugal. Le jour se levait.

Le commandant prit Horn à part.

— J’ai compris que si vous étiez venu ici, lui dit-il, c’était à cause de votre fiancée. Mais quelqu’un d’autre sait-il où vous êtes et ce que vous avez tenté de faire pour nous retrouver ?

— Personne, sauf le gang du Thébain.

Il expliqua alors au commandant ce qui s’était passé. Holton poussa un soupir.

— Quand vous nous avez trouvés et que j’ai compris que vous veniez nous secourir, j’ai eu tant d’espoir !

— Oh ! fit le jeune ingénieur, notre situation n’est pas désespérée. Nous avons des vivres pour plusieurs jours. Et j’espère bien que nous pourrons bientôt nous rendre maîtres du Thébain, où il y a des réserves alimentaires et où nous serons à l’abri quand va venir la saison des pluies. Il faudra en outre remettre en état les moteurs pour regagner Formalhaut, mais cela ne demandera pas très longtemps.

— La saison des pluies m’a préoccupé, reprit le commandant. Avant que nous abandonnions le Da-naé, j’ai jeté un coup d’œil sur le répertoire des planètes et lu rapidement ce qui concernait Carola. C’est un globe réellement inhabitable. Ses quatre cinquièmes sont constitués par des océans et le reste est fait en grande partie de marais. La précipitation pluvieuse annuelle est de l’ordre de dix à onze mètres, ce qui indique que les inondations doivent être terribles. J’ai en outre lieu de penser que la saison des pluies est très proche.

— Raison de plus pour que nous nous emparions du Thébain, ne serait-ce que pour nous abriter.

— Mais comment faire ?

— Je ne le sais pas encore exactement, mais nous verrons. Je voudrais d’abord, bien que ce soit un peu risqué, essayer d’attirer l’attention d’un astronef croisant dans ces parages.

— Impossible ! Nos embarcations de sauvetage avaient des postes de radio, d’assez faible portée, il est vrai, mais qui auraient pu être utiles. Ils ont été saccagés par ces bandits.

— Le phare, dit Horn sur un ton d’impatience, émet des ondes qui portent beaucoup plus loin…

Il avait un plan et essayait de se persuader que ce plan était réalisable. Mais il était agacé de voir que le commandant du Danaé faisait sans cesse des objections.

— C’est au phare que je pense, dit-il.

— Mais le cargo est tout à côté. Vous dites qu’il ne peut pas repartir. Ses hommes nous tueront s’ils nous voient, et auront les meilleures raisons de le faire. Nous ne sommes pas assez armés pour nous défendre.

Horn se demanda s’il ne lui faudrait pas ajouter à tous les problèmes qu’il aurait à résoudre, celui de réconforter le commandant Holton !

— Où avez-vous pris que nous ne sommes pas armés ? dit-il. Nous possédons une arme qui vaut mieux que mille fulgurants quand on sait s’en servir. C’est l’arme la plus redoutable dans toute la galaxie. Nous l’avons, et ils ne l’ont pas. Venez. Il faut que nous repartions et que nous soyons loin, sur un terrain solide, avant le coucher du soleil.

— Mais, fit le commandant, quelle est cette arme dont vous parlez ?

— Vous avez quarante millions de crédits interstellaires. Essayez de trouver une arme meilleure.