CHAPITRE V











Maintenant, tout s’éclairait dans l’esprit de Horn, tandis que le Thébain, qui avait repris l’espace, faisait route vers Carola.

Ainsi donc la somme énorme que transportait le Danaé avait été l’objectif de Larsen.

Pendant longtemps, les règlements entre les planètes des divers systèmes stellaires habités par l’homme avaient été passablement compliqués et entravaient parfois le commerce.

Avec la création d’une monnaie ayant cours dans toutes les parties de la galaxie, le crédit interstellaire, et aussi avec la sécurité presque totale qui régnait maintenant sur les lignes de navigation dans l’espace, il était devenu possible de transporter sans risques notables des masses parfois très importantes de numéraire, et donc d’effectuer les règlements de la façon la plus directe et la plus simple entre des planètes même très éloignées les unes des autres.

Or il s’était trouvé que le Danaé avait eu à transporter quarante millions de crédits destinés à régulariser les comptes entre deux mondes que séparaient une centaine d’années de lumière. Bien que les transports de cargaisons de ce genre fussent devenus courants, ils étaient toujours tenus secrets, afin de ne pas tenter les voleurs. Pour expliquer ce qui venait de se passer, il fallait donc admettre que Larsen avait su la chose d’une façon ou d’une autre.

La piraterie dans l’espace était impossible, au moins sous sa forme classique.

Quand le commandant du Thébain avait expédié Smith à bord du Danaé, puis l’avait obligé à amener ce luxueux vaisseau sur Hermas afin de le piller commodément, l’astronef était déjà officiellement une épave. Si les moteurs avaient encore fonctionné et s’il y avait eu encore un équipage à bord, il aurait suffi à celui-ci de faire passer le vaisseau dans le subespace pour échapper à toute attaque éventuelle. Si même simplement les sas du Danaé avaient été fermés, personne n’aurait pu pénétrer à l’intérieur. On ne pouvait donc pas parler de piraterie proprement dite. Ce n’en était pas moins un crime.

Toute l’opération avait consisté à provoquer l’abandon de l’astronef par ceux qui s’y trouvaient, équipage et passagers. Il suffisait pour cela de faire en sorte que les moteurs aient l’air d’avoir lâché, y compris les moteurs auxiliaires,

Il faut se souvenir que, sur les vaisseaux de ligne, il n’y avait pas d’ingénieurs mécaniciens. Les officiers pilotes n’avaient à s’occuper que de manœuvrer les commandes du tableau de bord.

Larsen s’étant arrangé pour que les moteurs aient l’air de ne plus fonctionner à un moment donné, le commandant du Danaé n’avait plus eu d’autre choix que d’utiliser les engins de sauvetage ou de courir le risque immense de périr à plus ou moins brève échéance, avec les passagers et l’équipage, dans un astronef désemparé qui serait allé se perdre dans l’infini. Il ne pouvait évidemment que choisir la première solution.

Larsen avait naturellement utilisé un complice, sans doute un passager. Il avait suffi de dissimuler quelque part un appareil destiné à couper les circuits au moment voulu et à les rétablir automatiquement à un autre moment. Si ce complice était un passager, il avait d’ailleurs fort bien pu quitter le vaisseau à l’escale précédente, après avoir fait son coup.

Horn était donc maintenant en mesure de reconstituer les faits avec la plus grande précision. Quand la panne s’était produite à bord du Danaé, celui-ci, en perte de vitesse, avait fini par resurgir dans l’espace normal. Les officiers avaient d’abord jugé la chose incroyable. Ils avaient essayé vainement de plonger à nouveau dans le subespace. Il leur avait fallu un certain temps pour se rendre à l’évidence, car ils étaient absolument convaincus, comme tout le monde d’ailleurs, que leurs moteurs ne pouvaient pas les lâcher. Il leur avait pourtant fallu admettre que c’était bien ce qui venait d’arriver. Et ç’avait été pour eux un choc terrible.

En fait, ils s’étaient conduits comme ils devaient le faire en pareille circonstance. Ils avaient veillé à ce qu’il n’y eût pas de panique à bord. Ils avaient pris toutes les mesures qui sont de rigueur en pareil cas. Ils avaient même aussitôt songé à emmener l’énorme somme que transportait leur vaisseau, sans d’ailleurs se douter un instant qu’elle pouvait être la cause de ce qui venait d’arriver. Et c’est en bon ordre que l’équipage et les passagers avaient dû quitter l’astronef.

Quant à Larsen, il avait évidemment espéré que, dans leur affolement, les gens du Danaé abandonneraient le vaisseau sans se préoccuper de l’argent. Maintenant, il voulait les pourchasser et les retrouver. Il avait d’ailleurs prévu tous les cas possibles.

Mais voir clair dans tout cela n’indiquait pas à Horn ce qu’il devait faire maintenant.

Ginny restait son unique souci Elle était dans un engin de sauvetage qui se dirigeait vers Carola. S’il avait été pilote, il aurait pu tenter de partir seul avec le Thébain et de gagner cette planète. Mais il n’était pas pilote, malheureusement. Il lui avait donc fallu rester avec Larsen.



*

* *



Un jour s’écoula, puis un second et un troisième. Le Thébain poursuivait sa course.

Les petits astronefs de secours qui avaient quitté le Danaé devaient maintenant s’être posés sur Carola s’il ne leur était pas arrivé malheur en route. Quant au cargo, il avait encore deux jours de voyage avant d’atteindre la planète-phare.

Horn voyait Smith de temps à autre. Le petit homme errait dans le rafiot comme une ombre furtive et craintive. Il savait que Larsen avait voulu le tuer sur Hermas. Il se rappelait avec des frissons son odyssée dans le vide, puis à bord du Danaé. Il n’ignorait pas que Larsen ne le laisserait jamais mettre pied à terre sur une planète habitée, de peur qu’il ne parle. Même l’alcool ne le réconfortait plus. C’est à peine s’il parlait aux membres de l’équipage, et il évitait Horn.

Ce fut le cuisinier qui mit ce dernier au courant de l’état d’esprit de ces camarades. Il avait apporté du café au jeune ingénieur. Il resta auprès de celui-ci pendant qu’il le buvait et lui dit à voix basse :

— Beaucoup d’entre nous sont très inquiets. Il était convenu que nous devions amener le Danaé sur Hermas afin de le piller. Mais le commandant a découvert je ne sais quoi et a brusquement décidé qu’on irait à Carola. Il ne nous a même pas laissé le temps de ramasser ce qui aurait été bon à prendre.

— Oui, fit Horn sèchement. Je m’en suis rendu compte.

— On dit, reprit le cuisinier d’une voix plus basse, qu’il y avait à bord de cet astronef pas mal d’argent, en crédits interstellaires, qu’une banque envoyait à une autre banque.

— C’est possible. Ce sont des opérations assez courantes.

— On dit qu’il y en avait pour quarante millions. Et que le commandant du Danaé les aurait emportés en quittant le vaisseau. Et que c’est pour ça que nous courons après eux.

Horn dressa l’oreille. Pour sa part, il n’avait rien dit. Larsen et son second étaient les seuls, en dehors de lui, à savoir cela. Maintenant l’équipage avait l’air d’être au courant. Donc…

— Voilà qui pourrait expliquer bien des choses, fit-il.

— Cela fait des tas d’argent. Pensez-vous que le commandant fera un partage s’il met la main dessus ?

— Non, dit Horn posément.

— C’est bien ce qui nous tracasse. Et nous continuons à être inquiets au sujet des moteurs. Où en êtes-vous, de ce côté-là ?

— Ils marcheront tant que je serai là pour les faire marcher. Mais pas autrement.

Le cuisinier jeta un coup d’œil du côté de la porte et reprit, d’un air gêné :

— Heu !… Qu’est-ce qui se passera si le commandant met la main sur cet argent ?

— S’il y parvient ; ensuite, ça n’ira pas tout seul. S’il veut le garder pour lui, vous parlerez de vous mutiner et vous tâcherez de vous donner assez de courage pour le faire. Mais vous ne ferez rien. Et s’il partage, vous vous mettrez à jouer cet argent entre vous. Le premier qui aura tout perdu en tuera un autre pour le voler et recommencer à jouer. Mais il y a les plus grosses chances pour que Larsen, s’il s’empare de l’argent, garde tout pour lui et se débarrasse de vous tous. C’est ce que j’essayerais de faire, à sa place.

Le cuisinier semblait toujours embêté, mais moins qu’avant. Quelque chose dans son œil disait qu’il était satisfait. Il jeta à Horn un regard complice.

— Très bien… Très bien… C’est ce qu’il veut faire, certainement. Et qu’il fera s’il le peut. Mais nous reparlerons de tout cela une autre fois. Nous verrons ce que nous pouvons faire…

— Non, s’exclama Horn sur un ton sarcastique. Allez dire au commandant que vous avez sondé mes intentions, mais que je ne me joins à aucun complot pour massacrer les membres de l’équipage. Je ne m’associe avec personne. Pas encore.

Le cuisinier ouvrit la bouche, surpris que son interlocuteur ait si bien pénétré le sens véritable de son intervention. Mais, pour Horn, il était parfaitement évident que les conspirations et contre-conspirations prendraient une tournure aiguë dès que Larsen aurait mis la main sur l’argent, et que Larsen serait le premier à les susciter.

Le cuisinier s’éloigna, assez perplexe.

Le jeune homme se pencha de nouveau sur les machines. Il avait entrepris d’en faire une révision aussi poussée qu’il était possible sans cesser de les faire fonctionner.

Les moteurs Riccardo avaient d’ailleurs été conçus pour qu’on pût, en cas de besoin, se livrer sur eux à de telles opérations.

Certains éléments figuraient en double, ce qui expliquait que ces engins fussent aussi volumineux, mais il était toujours possible de démonter un des deux éléments et de le réparer. Ce que voulait Horn, c’était pouvoir se fier, au moins pendant un certain temps, aux moteurs, sans avoir à les surveiller sans cesse, car il aurait besoin qu’il en fût ainsi s’il parvenait à se rendre maître de Larsen et des autres et si, après avoir récupéré Ginny et le reste des naufragés, il voulait tenter de regagner Formalhaut.

Le bourdonnement des machines restait le même, avec parfois, de temps à autre, des modifications que, généralement, il provoquait lui-même, pour tenir l’équipage en haleine. Mais il arrivait aussi qu’il y eût des difficultés sans qu’il y fût pour rien, et il avait alors quelque mal à en trouver la cause.

En fait, les moteurs du Thébain avaient été incroyablement négligés, et il en venait à se demander si Smith avait réellement des diplômes d’ingénieur, s’il n’avait pas bluffé pour obtenir son emploi, dans le seul dessein de se procurer l’argent nécessaire pour acheter de l’alcool. Larsen lui-même avait dû arriver à cette conviction, ce qui expliquait sa fureur contre le petit homme.

Horn réfléchissait à tout cela, mais Ginny continuait à dominer sa pensée. Il la voyait dans l’une des frêles embarcations de sauvetage où avaient pris place les naufragés. Il savait que ces petits astronefs étaient très vulnérables, et qu’ils exigeaient en outre une grande habileté pour être pilotés correctement à travers l’espace. Quand il se rassurait en pensant que, malgré tout, les naufragés avaient dû atterrir sains et saufs, il se demandait si, toutefois, ils avaient pu se poser près du radio-phare de Carola. Dans le cas contraire, s’ils avaient échoué sur quelque continent très éloigné du phare, il serait quasi impossible de les retrouver. Et il voyait Ginny sur cette planète inhabitée, hostile et malsaine, en proie à toutes sortes de souffrances et de périls.

Tout cela tourmentait Horn beaucoup plus encore que la situation même à bord du Thébain.

Les membres de l’équipage, à la pensée que d’incroyables richesses les attendaient, commençaient déjà à se croire effectivement riches. Chacun d’eux se disait qu’il le serait beaucoup plus encore si le nombre de ceux qui seraient appelés à partager cette manne était moins grand. Mais chacun s’apercevait vite que les autres pensaient de même, et cela leur inspirait déjà à tous une méfiance mutuelle. Il allait de soi, bien entendu, que les naufragés devraient être tués dès que le trésor serait saisi. Le cas de Horn se posait également. Mais lui, on ne pouvait pas le tuer, sous peine de mourir faute de pouvoir faire marcher le Thébain.

Et le cargo était devenu un nid de conspirateurs. Tous complotaient les uns contre les autres, et aussi contre Larsen. Mais tous s’ingéniaient à avoir Horn de leur côté.



*

* *



Le commandant vint le trouver dans la salle des machines. Le jeune ingénieur était très occupé à remonter une pièce d’un élément qui exigeait une attention minutieuse. Il se tourna vers Larsen et lui dit sur un ton plutôt aimable :

— J’ai bien l’impression qu’une de nos bobines d’équilibrage va claquer avant longtemps.

L’autre ne l’avait même pas écouté. Il dit d’une voix rêche :

— Est-ce vous qui avez répandu des bruits concernant l’argent du Danaé ?

— Non. Et si je l’avais fait, vous le sauriez. Nous n’étions que trois au courant…

— Quelqu’un a parlé.

— Oui. mais c’est peut-être vous, comme je le pense. Cette bobine…

— Pourquoi aurais-je parlé de ça ?

— Pour semer le trouble. Pour que chacun à bord ait envie de couper la gorge du voisin dès que l’argent serait recueilli. Pour éviter une mutinerie dirigée uniquement contre vous.

Larsen eut un grognement sarcastique, mais ne nia pas.

— En outre, reprit Horn, je crois bien que vous êtes venu me trouver pour me proposer encore un marché. Comme vous ne pouvez pas vous passer de moi, vous voudriez que je vous aide à vous débarrasser des autres…

— Vous avez calculé tout ça, hein ?

— Oui. Et j’ai calculé aussi qu’au moment où nous nous poserions enfin quelque part avec le magot, et où vous n’auriez plus besoin de moi pour m’occuper des moteurs, je serais abattu afin que vous n’ayez à partager avec personne.

Larsen grogna. Mais il changea vite de manière et devint presque aimable.

— Voyons, dit-il, j’ai besoin de vous et vous avez besoin de moi. Pourquoi vous imaginer tant de choses ? Associons-nous. Nous nous comprenons, n’est-ce pas ?

Horn le regarda et lui dit après avoir réfléchi :

— Vous supposez que vous allez trouver sur Carola les petits engins de secours et prendre l’argent qu’ils transportaient ? Mais peut-être vous trompez-vous. Les naufragés ont pu refaire le plein et partir plus loin. Dans ce cas, nous n’aurons aucune chance de les retrouver. Pourquoi s’associer à propos d’une chose qui risque de ne pas se produire ?

Larsen eut un sourire ironique et s’éloigna sans ajouter un mot.

Horn le regarda, perplexe. Le sourire du commandant semblait indiquer que l’objection avait bien peu de poids. Le jeune homme comprit aussitôt pourquoi, et il pâlit soudain, tandis que ses regards s’emplissaient de colère.

Il se remit à son travail, et il dut faire un terrible effort pour empêcher ses mains de trembler. La pièce sur laquelle il travaillait faisait partie d’un mécanisme destiné à maintenir le bon équilibre du cargo. Quand un astronef est bien équilibré, son centre de gravité se trouve sur son axe même. Mais si la cargaison est faible ou de peu de poids, ou mal disposée dans les soutes, le centre de gravité risque d’être désaxé. C’est pourquoi un correctif est nécessaire, faute duquel le pilote ne pourrait pas manœuvrer utilement ni même savoir si sa direction est la bonne. Il y avait d’ailleurs aussi des bobines d’équilibrage dans les soutes mêmes.

Horn apporta certaines modifications au dispositif sur lequel il travaillait. Il prépara aussi une sorte de piège dans lequel tomberait Larsen au cas où celui-ci, plus tard, voudrait se débarrasser de son propre équipage et des naufragés du Danaé.



*

* *



Le lendemain, ce fut le rouquin qui vint le trouver et qui lui dit :

— Le commandant a l’air de penser que vous n’êtes pas très soucieux de conserver votre propre vie.

— Tiens ? Je ne m’en étais pas aperçu moi-même.

— Il y a quelques combinaisons en cours à propos de ce que vous savez.

— Je suis au courant, fit Horn. Il s’agit naturellement de ce qui se passera si nous trouvons l’argent. Tout cela me semble passablement stupide. Car il est possible que nous ne le trouvions pas.

Il parlait avec calme, mais il sentait une sourde colère monter en lui.

Plus il examinait la situation, plus il sentait ses espoirs s’amincir. Il devait pour le moment se contenter de préparer certaines mesures qui auraient au moins pour effet, à défaut de mieux, d’empêcher Larsen et son équipage de jouir de leurs méfaits et leur apporteraient un juste châtiment.

Mais à tout instant sa fureur rentrée était sur le point d’éclater. Larsen avait souri lorsque Horn avait émis l’idée que les naufragés, après avoir regarni leurs moteurs avec le carburant en dépôt sur Carola, avaient pu repartir. Ce que signifiait ce sourire était parfaitement clair. Il signifiait que Ginny et ses compagnons, même s’ils s’étaient posés sur Carola près du phare, n’avaient pas pu regagner l’espace, parce qu’ils n’avaient pas trouvé de carburant ni de vivres, et donc qu’ils étaient en danger de mort si Horn ne faisait pas rapidement l’impossible pour les sauver.

Il se disait que tuer le rouquin serait sans doute une des premières choses à faire. Il sentit que ses doigts se serraient convulsivement autour du manche de la grosse clef anglaise qu’il tenait dans la main.

— Le commandant et moi, reprit l’autre, nous avons conclu un marché. Si vous voulez en être…

— Non, je ne veux pas… On m’a fait d’autres offres, que je n’ai pas acceptées non plus. Parce que s’il m’arrivait quelque chose, les moteurs claqueraient au cours des heures suivantes. Et ce serait la mort pour tout le monde ! Si donc je dois entrer dans une combinaison, c’est moi qui en fixerai les termes. Mais je ne suis pas prêt à cela pour le moment.

— Vous cherchez la bagarre, grommela le second.

— Oui, puisque c’est vous qui le dites. Et avec vous.

Il brandit sa lourde clef anglaise et s’avança vers le second. Celui-ci sortit promptement de sa poche un pistolet, qui n’était pas un simple paralysant, mais bien un fulgurant.

Horn éclata de rire, un rire sans joie. Il vit aussitôt l’autre pâlir. Le rouquin pouvait tuer le jeune ingénieur, mais il n’osait pas le faire. Il ne pouvait même pas tenter de le blesser, de l’amoindrir de quelque façon que ce fût. Ni même de l’obliger à faire une chose qu’il ne voudrait pas faire. A cause des moteurs.

La situation avait été complètement renversée depuis le moment où Horn, après avoir été kidnappé, avait prouvé à ses ravisseurs qu’il ne leur obéirait pas en tremblant. Sa mort serait un désastre pour tous les autres. S’il parvenait à s’évader, le résultat serait le même.

Une telle situation semblait sans issue. Horn s’approcha du second en brandissant et en agitant l’outil qu’il tenait à la main, tandis que son adversaire continuait à le menacer de son arme. Mais quand le jeune homme fit mine de vouloir frapper, l’autre s’enfuit précipitamment.

Horn lança la clef anglaise, mais sans atteindre le rouquin. Elle tomba avec un bruit sourd dans l’entrée de la salle des machines. Il la ramassa, haussa les épaules et retourna à son travail. Mais il avait le plus grand mal à fixer son attention sur ce qu’il faisait. Il pensait à Ginny.

Bientôt, le Thébain allait sortir du subespace, et il faudrait alors accomplir les manœuvres fastidieuses destinées à rapprocher le cargo de la planète, puis à se préparer à y atterrir.

Ginny était-elle sur Carola ? Etait-elle vivante ou morte ? A la pensée qu’elle pouvait être morte parce que Larsen voulait s’emparer de l’argent que transportait le Danaé, il sentait une froide fureur l’envahir.

Il ne parvenait pas à chasser de son esprit les images intolérables qui s’y formaient. Il voyait Ginny malade, ou aux prises avec des bêtes dangereuses, ou irrémédiablement perdue dans l’espace à bord d’une des embarcations de sauvetage.



*

* *



Le Thébain quitta le subespace. Il était maintenant dans le système stellaire dont faisait partie Carola.

Pour mener à bien et correctement l’atterrissage, il fallait que les moteurs fonctionnent au mieux. Même une défaillance d’une dizaine de secondes pouvait suffire à transformer en catastrophe une descente jusque-là normale.

C’est pourquoi, à partir de ce moment-là, Horn ne quitta pas son poste. Il pouvait suivre la marche de l’astronef, et les manœuvres effectuées, simplement d’après les demandes qui lui étaient transmises, sur les voyants, par la cabine de contrôle.

Pendant un moment, le Thébain avait continué à naviguer à une vitesse interplanétaire. Puis il décéléra. Ensuite, les manœuvres les plus délicates commencèrent, manœuvres de freinage, de descente en chute libre, d’accélération. Le cargo planait en quelque sorte au-dessus de la planète, tandis qu’il cherchait le radio-phare.

Horn pouvait fort bien s’imaginer le spectacle que l’on avait sur les écrans de vision à ce même moment. On y voyait, sur les parties éclairées de Carola, des zones très colorées qui devaient être couvertes de végétation, d’autres de couleur plus boueuse, les océans. Peut-être apercevait-on les calottes glaciaires. Et, quelque part, le radio-phare devait lancer son monotone appel : « Phare de Carola ! Phare de Carola ! Vérifiez votre position en vous basant sur ce signal. Phare de Carola. Planète inhabitée, mais refuge avec vivres et carburant à proximité du phare… »

En tendant l’oreille, il pouvait même entendre, venant de la cabine de contrôle, l’écho de ce message dans l’appareil à ondes Wrangel qui avait dû être mis en marche.

Les mouvements du cargo devinrent plus précis. Bientôt, les demandes d’accroissement d’énergie, provenant du poste de pilotage, se firent plus fréquentes. La descente était amorcée.

Horn, dans son impatience, se dévorait les ongles. Les moteurs eurent un gémissement aigu. Il y remédia avec promptitude. Le phare devait se trouver sur la face éclairée de la planète, car Larsen n’aurait pas osé se risquer à un atterrissage de nuit sans le secours d’une « grille ».

Les bruits que Horn entendait se modifiaient subtilement. Le cargo avait dû commencer à plonger dans l’atmosphère, et l’air frottait sa coque.

Les aiguilles des cadrans reliés à la cabine de contrôle bougeaient constamment, et le jeune homme ne les quittait pas des yeux, effectuant aussitôt les opérations demandées. Amener le Thébain juste à l’endroit voulu était une opération compliquée. Mais il devait maintenant être tout près du sol.

Il y eut une légère secousse et le rafiot s’immobilisa. Il venait d’atterrir.

Horn perçut une certaine agitation du côté de la cabine de contrôle. Mais, avant de quitter son siège, il se livra rapidement à quelques petites triturations sur les moteurs, tordant ici un fil, coupant là un circuit. Il venait juste de terminer quand Larsen et son second, armés de fulgurants, firent irruption dans la salle des machines.

— Il vaut mieux que vous nous suiviez, dit le commandant, pour le cas où il vous viendrait de mauvaises idées.

Horn se leva. De toute façon, il avait bien l’intention de les suivre.

Ils descendirent à l’étage au-dessous, traversèrent le réfectoire, la cambuse. Ils croisaient des membres de l’équipage qui les regardaient avec curiosité, en sachant bien qu’ils venaient d’atterrir pour tenter de s’emparer d’un trésor de quarante millions de crédits.

Il n’y avait pas un homme à bord qui ne sût que la trahison et les meurtres commenceraient dès l’instant où ce magot serait découvert. Chacun était engagé au moins dans deux complots destinés à diminuer le nombre des participants.

Larsen et le rouquin, suivis de près par Horn, descendirent jusqu’au niveau des soutes. Le commandant, voyant un homme qui s’éloignait de son poste, lui cria :

— Restez où vous êtes. Si j’ai besoin de quelqu’un, je le ferais savoir. Restez tous dans vos quartiers.

Ils atteignirent le sas de sortie. Larsen s’arrêta un instant pour dégager le cran de sûreté de son fulgurant. Puis, après avoir jeté un coup d’œil sur Horn, il rugit d’une voix épaisse :

— Ils étaient là… Je les ai aperçus sur l’écran de vision…

La fureur se peignait sur son visage. Il ressemblait à un carnivore qui sent sa proie. Il était visiblement prêt à commettre toutes les atrocités pour recueillir le fruit de ses crimes.

— Mais ils nous ont vus atterrir et ils se sont enfuis, reprit-il. Ouvrez vite ce sas.

Son second déverrouilla la porte interne, puis pressa sur le bouton d’ouverture de la porte externe. Déjà Larsen avait levé son fulgurant. A peine le panneau fut-il entrebâillé qu’il se mit à tirer, et quand le panneau eut complètement pivoté sur lui-même, il balaya le terrain devant lui. Puis il sauta sur le sol, cherchant du regard, d’un air féroce, des cibles sur lesquelles il pût tirer encore. Il poussa des jurons terribles, parce qu’il n’en trouvait pas.

Le Thébain reposait, légèrement en biais, sur un monticule qui descendait dans trois directions vers des terrains plats. Dans la quatrième direction, une pente légère menait vers des collines un peu plus élevées. Autour du phare, comme sur Hermas, s’étendait un assez vaste espace où on avait fait en sorte que la végétation ne pousse pas. Le cône du phare était en matière plastique de couleur pourpre. On voyait sur le sol, non loin de là, des fragments de cette même matière. Il faisait encore grand jour, mais la nuit approchait et tomberait vite dans cette région, qui était tropicale.

De tous côtés, on apercevait la jungle. Mais entre cette jungle et le Thébain, on pouvait voir, posées au hasard, mais assez près les unes des autres, les quatre embarcations de sauvetage du Danaé.

Ainsi les naufragés avaient pu atteindre Carola et y atterrir sains et saufs. Non loin d’un de ces petits astronefs, une légère fumée s’élevait encore d’un foyer improvisé, comme si quelqu’un avait été en train de faire cuire quelque chose au moment même où le Thébain était apparu dans le ciel. Sans nul doute, il y avait eu là des gens quelques instants plus tôt.

Horn se sentit envahi par un incroyable espoir. L’émotion était si forte que. pendant quelques secondes, il aurait été incapable de parler ou de bouger. Ginny était certainement encore vivante. Et, par bonheur, les naufragés du Danaé s’étaient doutés que le cargo qui venait de se poser pouvait ne pas être un astronef de secours. Peut-être certains d’entre eux, cachés dans la jungle, étaient-ils en train d’observer ce qui se passait.

Larsen se dirigea à grands pas, le fulgurant en main, vers une des embarcations de sauvetage. Il y pénétra. Bientôt, Horn et le second entendirent un bruit fracassant.

Larsen devait être en train de tout démolir dans le petit astronef. Le rouquin avait un air avide et méchant, mais inquiet. Il était resté, lui, à l’extérieur, et il regardait attentivement autour de lui.

Le soleil était très bas au-dessus de l’horizon, prêt à le toucher. On voyait de ce côté-là des nuages rougeâtres. Des arbres aux branches particulièrement anguleuses se dressaient à contrejour, avec des feuillages aux formes irrégulières. Des végétaux semblables à des lances détachaient aussi leurs bizarres silhouettes au-dessus de la forêt. Plus près du sol, une masse de plantes épaisses et enchevêtrées formaient une sorte de mur sombre autour de la clairière.

Larsen sortit de l’embarcation. Il haletait et proférait des paroles incohérentes.

Il se dirigea vers un autre astronef de sauvetage, y entra, et le même vacarme de destruction recommença. Larsen se servit même de son fulgurant pour aller plus vite. Puis il passa à la troisième embarcation, et à la quatrième, pour y effectuer les mêmes ravages.

Le soleil descendait de plus en plus derrière les arbres aux formes absurdes. De grandes ombres glissaient lentement sur la clairière. Le commandant semblait devenu fou quand il sortit du dernier astronef. On eût dit qu’il voulait tenter de l’ouvrir en deux de ses propres mains. Puis il tira dessus avec son fulgurant, comme s’il avait voulu totalement anéantir les engins de secours des naufragés. Le rouquin passait sa langue sur les lèvres sèches.

Larsen se mit à hurler :

— Ils ont caché l’argent ! Ils l’ont emporté pour le cacher ! Mais je les rattraperai.

Il courut vers le Thébain, le visage tendu de fureur, l’écume à la bouche.

— Allumez les projecteurs, cria-t-il. Tous les projecteurs.

Il disparut dans le cargo.

Le second semblait effrayé. Quand Larsen était dans un pareil état, il était rare qu’il ne passât pas sa colère, sauvagement, sur quelqu’un. Il devenait une véritable incarnation du meurtre. Le rouquin rentra lui aussi dans le cargo en disant à Horn :

— Restez ici. Si vous voyez quelque chose, appelez.

Le jeune homme demeura muet, mais regarda autour de lui. Les débris de matière plastique provenaient sans nul doute des hangars où se trouvaient les réserves de carburant et de vivres. Il se rappela que le Thébain était déjà venu sur Carola avant d’aller tenter de faire faire rapidement des réparations à ses moteurs sur Formalhaut. Les mêmes destructions que sur Hermas y avaient été opérées.

Ainsi donc Larsen avait bien tout prévu, comme Horn en était déjà sûr, y compris le cas où les naufragés du Danaé tenteraient d’aller se poser, en emportant peut-être l’argent, sur l’une des deux planètes-phares les plus proches. Et cela expliquait le sourire ironique qu’il avait eu lorsque Horn avait suggéré qu’ils pouvaient filer plus loin.

Maintenant, la nuit tombait rapidement. Mais tout à coup, les projecteurs s’allumèrent autour de la coque du Thébain. Ces projecteurs étaient normalement utilisés pour les atterrissages nocturnes sur les astroports. Leur lumière envahit impitoyablement la clairière. Horn poussa un juron entre ses dents. Il aurait pu mettre à profit les quelques instants de demi-ténèbres pour fuir vers la jungle. Mais il avait été trop absorbé par ses pensées.



*

* *



Maintenant la jungle semblait noire. Il y eut des mouvements furtifs dans les feuillages. Puis de petits animaux apparurent. Leurs yeux clignotants, éblouis par ces flots de clarté qui les avaient attirés, brillaient comme des pierres précieuses.

Ils furent de plus en plus nombreux. Ils avançaient, se poussaient, mais stoppèrent à bonne distance et restèrent là, fascinés. Il en vint d’autres, plus gros. Horn en vit un, de dix mètres de long, avec de nombreuses pattes, qui semblait un monstre marin surgi de quelque océan. Un autre avait la taille d’un cheval, avec de longues cornes très incurvées en arrière. Certains d’entre eux étaient gros comme des chiens, mais ne ressemblaient en aucune façon à des chiens, ou comme des ânes, mais avec un aspect totalement différent.

Ces bêtes, qui maintenant emplissaient une bonne partie de la clairière, se poussaient, se pressaient, continuaient à avancer peu à peu, pour contempler d’un air stupide les lumières du Thébain. C’était un spectacle fantastique, hallucinant. Elles ne faisaient aucun bruit, elles ne se battaient pas entre elles. Elles étaient comme hypnotisées, comme envoûtées.

Horn se dit que si les hommes qui se trouvaient dans le cargo regardaient cela sur les écrans de vision, ils ne feraient certainement pas attention à quelqu’un qui tenterait de se glisser à travers cette faune. Toutefois, si ces animaux ne s’attaquaient pas entre eux, il n’en serait peut-être pas de même lorsqu’ils verraient approcher une créature humaine.

Il entendit un bruit de pas dans le cargo. C’était Larsen qui redescendait avec une équipe portant des pelles et des pioches. Sans doute voulait-il finir de démolir les embarcations de sauvetage, de crainte que quelque chose ne lui ait échappé au cours de sa première investigation fracassante. S’il avait fait allumer les projecteurs, c’était pour y voir clair pendant ce travail, et aussi pour s’assurer que les naufragés n’étaient pas revenus à leurs embarcations.

Horn se glissa le long de la coque et fila droit vers l’obstacle que formaient les animaux. Ceux-ci ne semblaient pas lui prêter la moindre attention. Tout juste deux ou trois d’entre eux eurent-ils un léger mouvement de tête quand il passa près d’eux. Il se fraya un chemin à travers cette masse. Tout en avançant ainsi, assez péniblement, il entendait Larsen pousser des imprécations. Et soudain, un coup de feu retentit, puis un autre.

Horn, un instant, eut peur. Puis il comprit que Larsen s’ouvrait un passage vers les petits astronefs en abattant les bêtes qui lui faisaient obstacle. C’était pour lui une façon d’assouvir sa passion de meurtre.

Horn continuait à avancer, tenant à la main son pistolet paralysant pour faire face à toute éventualité. Il savait qu’en agissant comme il le faisait, en fuyant le Thébain et Larsen, il prenait des risques terribles. Mais il ne pensait qu’à Ginny. Il était sûr maintenant qu’elle était là, quelque part, dans cette jungle, et qu’elle avait besoin de son aide.

Rien d’autre ne comptait pour lui.