CHAPITRE III











Il y avait trois jours de voyage, de Formalhaut à Hermas. Horn était resté inconscient pendant quelques heures, après avoir été étourdi au moyen d’un pistolet paralysant. Ensuite, après avoir recouvré ses sens et s’être battu avec Larsen et son second, il était devenu officieusement, mais effectivement officier ingénieur du Thébain. Et il semblait bien que son prédécesseur serait jeté dans le vide pour cause d’incompétence.

Horn n’était pas du tout habitué à des situations de ce genre, mais il se sentait en possession d’assez d’énergie pour essayer d’y faire face.

Il monta la garde auprès des moteurs. De loin en loin, le cuisinier lui apportait du café et de la nourriture, et le questionnait aussi. Horn faisait des réponses évasives.

Le cuisinier se montrait, lui aussi, discret. Horn n’apprit rien qui pût le mettre sur une piste quant aux raisons pour lesquelles Larsen était si pressé d’atteindre Hermas.

D’autres membres de l’équipage venaient parfois bavarder avec lui. Ils redoutaient le commandant et, pourtant, ils étaient, de façon étrange, fiers de faire partie de son équipage.

Très vite, ils considérèrent Horn comme appartenant désormais à leur groupe. Certains d’entre eux pensèrent même que, puisqu’il avait été choisi par Larsen, il devait être initié aux traditions et aux coutumes du Thébain. Ces traditions étaient plutôt effrayantes. Quelques actions criminelles qui faisaient partie de la légende du rafiot semblaient hautement appréciées.

Deux ou trois membres de l’équipage doutaient toutefois que Horn fût homme à obéir en n’importe quelle circonstance. Le jeune ingénieur apprit que Larsen était capable de se montrer d’une brutalité sadique et monstrueuse. On lui expliqua en détail comment il traitait les récalcitrants. Aucun de ces hommes ne semblait avoir bien compris que le commandant n’acceptait coléreusement la coopération de Horn que parce que la bonne marche des moteurs dépendait uniquement de celui-ci.

Le second jour, Smith, l’ingénieur attitré, reparut. Il avait dû absorber beaucoup d’alcool et était dans un état affreux. Il examina les moteurs avec perplexité et constata, mais ce fut à peu près sa seule constatation, qu’ils ne marchaient ni mieux ni plus mal qu’avant. Ses mains tremblaient, ses yeux étaient injectés de sang. Il balbutia :

— Vous… Vous avez trouvé ce qui n’allait pas, n’est-ce pas ?

— Oh ! je n’ai pas eu à chercher. Je savais ce qui se passait, rien qu’en entendant le bruit, avant que vous n’atterrissiez à Formalhaut. C’est votre séparateur de phases qui est fichu.

— Et qu’allez-vous faire ?

— Cela dépend. Larsen m’a offert de vous remplacer totalement si je continue à faire marcher les moteurs et si je peux les faire tenir pendant un mois.

Le petit homme sembla se recroqueviller, en proie à une folle terreur.

— Et que lui avez-vous dit ?

— J’ai temporisé. Je ne sais pas à quoi ils veulent que je les aide. Et personne n’a l’air disposé à me le dire.

— Personne ne le peut. Larsen est un… un homme très bien. Mais il ne met personne au courant de ses projets tant qu’il n’a pas une confiance absolue et qu’il n’est pas sûr que les gens ne reculeront pas. Il est depuis longtemps sur le Thébain. Il a fait des tas de choses…

— Oui, je crois. Et si le quart de ce qu’on m’a dit est vrai, il y a longtemps qu’il devrait être pendu.

— C’est un homme dur, dit Smith d’une voix tremblante. Je l’ai vu moi-même battre un homme à mort…

Les moteurs se mirent à dérailler. Horn ajusta quelque chose, et le bruit redevint ce qu’il était avant. Le petit homme essaya de voir ce qu’avait réparé son jeune collègue.

— Je vais continuer à les faire marcher comme ils marchent, dit posément Horn. Mais sans plus, et pour ma propre sécurité. Je vais vous montrer ce que vous aurez à faire le cas échéant. Mais ne vous avisez pas d’essayer autre chose. Vous feriez tout sauter.

— Vous n’avez pas confiance en moi, gémit l’autre. Ni vous ni personne. J’aurais besoin d’un peu de whisky. Il faut que j’aille en boire un verre.

L’ingénieur s’éloigna. Horn était maintenant tout à fait fixé sur son compte. Ce n’était qu’un pauvre diable terrorisé qui cherchait un refuge dans l’alcool, et qui maintenant se savait condamné. Condamné à mort.

Horn serra les poings. Les membres de l’équipage ne lui diraient rien, ne le pouvaient pas. Et sans doute, seul Larsen savait-il exactement ce qui allait se passer.

Le jeune homme évoqua de nouveau la gracieuse image de Ginny, et ses craintes lui revinrent. Mais il était impensable que le Thébain attaquât le Danaé.

L’idée d’un acte de piraterie était trop absurde pour qu’on la retînt. D’ailleurs, personne ne pouvait savoir, à un million de kilomètres près, où le Danaé, en approchant de Hermas, resurgirait dans l’espace normal. Il n’y resterait que juste le temps de faire le point après avoir recueilli les signaux du phare, c’est-à-dire quelques minutes. Et quand il était dans le subespace, il n’était pas concevable qu’il pût être attaqué.

Si les projets de Larsen visaient vraiment ce vaisseau, Horn ne voyait absolument pas comment le commandant du Thébain pourrait s’y prendre pour parvenir à ses fins.



*

* *



Le jeune ingénieur quitta la salle des machines pour aller boire du café avec les membres de l’équipage. Ceux-ci ne semblaient pas très satisfaits de leur sort.

Quand ils marchaient correctement, même s’ils étaient vieux, les moteurs Riccardo étaient à peu près silencieux. Le bruit anormal qu’ils faisaient en permanence venait sans cesse rappeler à tous ceux qui étaient à bord qu’ils pouvaient périr dans le quart d’heure qui allait suivre, et cette perspective ne réjouissait personne. Ce bruit, d’ailleurs, devenait de plus en plus fort et de plus en plus agaçant, ce qui indiquait sans nul doute que les choses s’étaient aggravées.

On ne manqua pas de questionner Horn. Il répondit sans se faire prier que le séparateur de phases était dans un état épouvantable, que les bobines étaient pratiquement irréparables, que la corrosion des plaques du moteur était telle qu’elles chauffaient de plus en plus et approchaient du point critique, qu’il y avait bien d’autres choses encore qui clochaient et qu’il préférait ne pas penser à ce qui pouvait arriver. Il répéta qu’une révision totale était nécessaire et de plus en plus urgente.

Tout ce qu’il disait était d’ailleurs parfaitement exact, et il ne craignait aucun démenti, même si parmi ces hommes il s’en serait trouvé un qui fût capable de vérifier ses affirmations.

Tous l’écoutaient attentivement. Ils étaient nerveux ; ils avaient le visage tendu ; ils prêtaient l’oreille aux bruits qui venaient de la salle des machines.

Horn avait réussi sans trop de peine à les amener au bord de la panique. Mais aucun d’eux pourtant ne semblait en humeur d’aller faire entendre des protestations à Larsen.

Au cours de cette seconde journée, les moteurs stoppèrent brusquement, sans avertissement. Il n’y eut plus de lumière dans l’astronef, plus de pesanteur artificielle. Le système de rafraîchissement de l’air cessa de fonctionner.

Ce fut la panique.

Larsen entra dans un état de fureur noire. Il vociféra dans les ténèbres. Horn demanda qu’on lui procurât un éclairage de secours. Quelqu’un lui apporta une lampe portative qui servait pour visiter certains recoins mal éclairés des soutes. Le cuisinier la tint en l’air tandis que le jeune ingénieur s’affairait sur le moteur.

Tout l’équipage s’était rassemblé autour de lui, terrifié. Larsen continuait à hurler, déclarant que Horn ne connaissait pas son métier. Il demanda qu’on lui amenât l’ingénieur attitré.

Celui-ci, qui était ivre mort ou presque, fut passé de mains en mains comme un ballon, ce qui était facilité par l’état d’apesanteur. Larsen l’aurait tué sur-le-champ si Horn ne s’était écrié d’un ton impératif :

— Reculez, s’il vous plaît. Je vais remettre les moteurs en marche.

Il y eut un remuement de corps qui flottaient dans l’air et qui projetaient sur les murs des ombres fantastiques. Quand tous se furent éloignés jusqu’aux parois de la salle et qu’ils se furent accrochés à quelque pièce métallique, Horn abaissa un disjoncteur. Les moteurs se remirent à bourdonner. Leur bruit, qui avait semblé si angoissant, fut accueilli comme un bienfait. La lumière, la pesanteur artificielle étaient revenues en même temps. L’équipage du Thébain en aurait pleuré de soulagement et de joie.

Quand tout le monde eut quitté la salle, Horn eut un mince sourire. Ce qui s’était produit, il l’avait délibérément provoqué pour impressionner Larsen et les autres et pour bien leur faire comprendre que leur vie dépendait de lui. Il espérait que les hommes de l’équipage verraient en lui leur unique espoir.

Il avait manifestement prouvé qu’il était indispensable, mais il lui restait encore beaucoup à faire pour que ces gens en vinssent à lui obéir contre les ordres de Larsen. Et il craignait de ne pas avoir assez de temps pour parvenir à s’imposer d’une façon aussi totale et aussi décisive.

Le mieux qu’il aurait à faire, pensait-il tristement, s’il s’avérait que Larsen complotait quelque coup contre le Danaé, serait de détruire les moteurs, au lieu de les laisser continuer à tourner tant bien que mal. Dans ce cas, il périrait lui-même avec l’équipage du Thébain, mais cela pouvait devenir nécessaire.



*

* *



Le cargo continua péniblement sa route dans l’espace. Larsen passait tout son temps dans la cabine de contrôle ou dans sa propre cabine.

Les hommes restaient inquiets et venaient souvent demander des nouvelles à Horn. Autre chose encore semblait les tourmenter. Quand le commandant s’enfermait comme il le faisait, ce n’était pas bon signe. Il ruminait, comme un maniaque, de passer sur quelqu’un la colère que lui causait la situation. Il trouvait toujours un bouc émissaire dont le sort n’était pas enviable. L’ingénieur Smith était évidemment le plus menacé, mais Larsen pouvait aussi tourner sa fureur contre d’autres.

Tandis qu’ils voguaient ainsi vers Hermas, les moteurs firent d’eux-mêmes, cette fois, une nouvelle démonstration de leur insuffisance. Sans aucun symptôme préliminaire, le bourdonnement geignard devint soudain un sifflement aigu.

Horn n’était pas dans la salle des machines à ce moment-là, mais il s’y précipita. Il arrêta les moteurs juste au moment où commençait à apparaître une grosse boursouflure sur une plaque de condensateur. Quelques instants de plus et tout aurait sauté.

Il lui fallut quatre heures pour démonter le condensateur, pour gratter soigneusement toutes les plaques, pour remettre le moteur en marche et pour plonger de nouveau dans le subespace.

— Ça ne me plaît pas du tout, dit Larsen qui était venu voir. Je pense que c’est vous, Horn, qui avez provoqué cet incident.

Horn le regarda d’un air ironique, car, cette fois tout au moins, il n’y était absolument pour rien.

— En tout cas, reprit le commandant, vous connaissez bien votre métier. Aussi je vais vous faire une nouvelle proposition. Bien meilleure que la précédente. A partir de maintenant, nous serons réellement associés. Nous travaillerons ensemble. Vous n’aurez plus à créer des difficultés de moteur pour m’embêter. Je vous dirai bientôt de quoi il s’agit. Mais plus de fantaisies !

Horn ouvrit la bouche pour parler, mais se contenta de hausser les épaules.

Larsen semblait dans un tel état de fureur rentrée que ce n’était pas le moment de discuter ses offres. Il était prêt à tuer n’importe qui, y compris Horn, pour le plaisir de tuer, et sans songer qu’il pourrait lui-même se mettre en péril. Quand il était ainsi, il avait tout d’un dément sadique.

Le jeune ingénieur comprit que, s’il voulait vivre, et vivre au moins jusqu’au moment où le Danaé se serait éloigné de Hermas, il lui fallait être très prudent.

Mais s’il ne pouvait plus provoquer de petites alertes avec les moteurs, l’équipage finirait par se rassurer, et il perdrait l’ascendant qu’il commençait à avoir sur lui. Or, il avait besoin de garder cet ascendant.

Il fit donc, mais très prudemment, une dernière démonstration pour prouver tout à la fois que les excentricités des machines n’étaient pas de son fait et qu’il pouvait y remédier. Il la fit au moment où le Thébain sortit du subespace pour se préparer à atterrir.

Le soleil dans le système duquel se trouvait Hermas n’était plus très loin, et la planète elle-même était maintenant parfaitement visible. C’est à ce moment-là que les moteurs firent entendre des bruits tout à fait bizarres, comme s’ils avaient été en train de broyer des cailloux.

Les hommes d’équipage se précipitèrent pour voir ce qui se passait et pour demander à Horn si, cette fois, la situation était désespérée. L’ingénieur était assis à son poste, et semblait très calme. Larsen apparut, prêt à éclater.

— Qu’est-ce qui se passe encore ? beugla-t-il.

— Rien d’inquiétant, lui dit posément Horn. Je sais de quoi il s’agit et cela va passer tout seul.

Il resta immobile et, effectivement, au bout d’une minute ou deux, le bruit affolant cessa.

L’équipage fut soulagé. C’était certainement le seul équipage dans toute la galaxie qui acceptât de naviguer sur un cargo dont les moteurs étaient en pareil état. Mais Horn sentit bien que si quelque chose de fâcheux lui arrivait maintenant, tous ces hommes seraient pris de panique.

Le Thébain se dirigea vers Hermas.

Aucune des planètes de ce système n’était habitée. Bientôt, sur celle qui était leur objectif, les taches vertes et brunes se dessinèrent plus nettement et devinrent des continents et des îles De grosses masses de nuages les cachaient par endroits. On voyait d’immenses étendues qui devaient être passablement désertiques.

Le phare électronique qui se trouvait sur cette planète fut le point vers lequel ils naviguèrent quand ils furent assez près pour pouvoir s’orienter commodément. Finalement, ils se posèrent sur le sol de la vaste clairière artificielle au milieu de laquelle ce phare avait été édifié. Il était d’un modèle standard : un énorme cône fluorescent de matière plastique, visible de très loin. Les terrains d’alentour avaient été traités chimiquement pour ne pas être envahis par la végétation luxuriante des forêts environnantes. Pourtant certaines plantes très basses, d’un brun rouge, avaient réussi à ramper sur le sol de la clairière.

Outre le phare, il y avait là quelques bâtiments qui étaient maintenant inoccupés et en mauvais état, mais qui pouvaient éventuellement servir de refuge à des naufragés obligés d’abandonner leur astronef et de gagner la planète au moyen de leurs embarcations spatiales de secours. Ils y trouvaient des vivres et du carburant pour aller plus loin.

Horn examina les lieux du haut de l’échelle de sortie. Larsen lui frappa sur l’épaule. Derrière lui se tenaient des membres de l’équipage avec des outils.

— Eh bien ! fit le commandant, sur un ton plutôt froid, vous avez réussi à nous mener jusqu’ici. Venez faire un tour dehors et respirer un peu d’air frais.

Horn avait pris certaines précautions. Il ne voulait pas que Larsen se risquât à repartir sans lui. Aussi avait-il fait ce qu’il fallait sur les moteurs. Le Thébain ne pourrait pas regagner l’espace sans son concours.

— C’est des vacances que nous allons prendre ici ? demanda-t-il négligemment.

— Appelez cela comme vous voudrez, fit l’autre. Mais on va bien s’amuser.

Horn pensa que les amusements du commandant devaient avoir un caractère très particulier. Il descendit. Le paysage avait un aspect peu familier. La végétation, au-delà des espaces qui avaient été dégagés, était faite d’arbres et de broussailles. Quelques essences étaient de couleur verte ; d’autres, d’un brun rouge, ressemblaient à certaines plantes ornementales que l’on voyait sur Formalhaut.

Les bâtiments qui avaient autrefois abrité une patrouille de l’espace avaient l’air plutôt sinistre. Le cône de matière plastique fluorescent n’avait pas lui-même un aspect très engageant. On voyait à son sommet la cabine d’émission automatique des ondes Wrangel. Elle devait probablement lancer dans l’espace, après l’avoir fait des millions de fois, ce qui constituait son indicatif ainsi que quelques renseignements sommaires : « Phare de Hermas… Phare de Hermas… Les coordonnées sont les suivantes… Planète inhabitée… Mais il y a ici un refuge… Phare de Hermas… »

Bien entendu, ce message ne pouvait être recueilli que par un récepteur d’ondes Wrangel, et Horn n’entendait rien d’autre que le bruit du vent dans les feuillages des arbres les plus proches. Leur taille et la façon dont ils étaient groupés faisaient penser à une forêt, mais ce n’en était pas tout à fait une au sens où l’on entend habituellement ce mot.

Larsen emmenait vers les bâtiments abandonnés le petit groupe qui l’avait accompagné.

Horn n’avait aucune raison de les suivre. Il s’assit par terre, examina le paysage et se mit à réfléchir à sa situation.

Il était sérieusement inquiet, mais sans savoir exactement pourquoi. En ce qui le concernait personnellement, il savait qu’il n’avait rien à craindre. Tout au moins pour le moment, car, dans l’avenir, ce serait différent. Il était toujours en possession du pistolet paralysant que ni Larsen ni son second n’avaient tenté de lui reprendre. Tant qu’il pourrait faire marcher les moteurs, on ne l’importunerait pas. Et il préférait ne pas penser à ce qui se passerait plus tard.

Larsen, c’était évident, ne maintiendrait ses offres alléchantes que tant qu’il aurait à le faire. Il était clair, d’autre part, après tout ce qu’avait appris le jeune homme, que le commandant du Thébain n’était pas engagé dans une entreprise honnête. En outre, il ne pouvait même plus se poser sur un astroport. S’il le faisait, non seulement il ne pourrait pas repartir, mais il aurait encore à rendre compte de ses violations de la loi.

Horn, toutefois, ne s’attarda pas à méditer sur son propre sort. En revanche, il se sentait prêt à tenter n’importe quoi pour assurer la sécurité de Ginny. S’il parvenait à maintenir le Thébain au sol jusqu’à ce que le Danaé se fût éloigné de ces parages, il pourrait alors s’occuper énergiquement de sa propre situation et rechercher quelque moyen de se tirer d’affaire. Après quoi, il rejoindrait Ginny sur Formalhaut.

Pour le moment, il fallait empêcher Larsen de réaliser ses projets malhonnêtes qui, très probablement, concernaient le Danaé.

Il entendit des coups de pioche, des coups de hache et vit que les hommes du Thébain, emmenés par le commandant, s’étaient mis au travail. Il les regarda et fut saisi de stupeur. Ils étaient en train de démolir un baraquement recouvert de matière plastique dans lequel devaient se trouver les vivres destinés aux naufragés éventuels.

Pourquoi cette démolition ? On pouvait entrer dans ce local sans la moindre difficulté, car les portes n’en étaient pas fermées.

Mais l’équipe mettait tout en morceaux et, quand elle en eut fini avec les structures de surface, elle s’attaqua à ce qui se trouvait au sous-sol. Les caisses qui y étaient entreposées furent défoncées. Les vivres qu’elles contenaient seraient vite inutilisables. Une fois exposés à l’air, à la pluie, aux bactéries, ils ne tarderaient pas à tomber en putréfaction.

Horn ne parvenait pas à trouver une explication à un tel comportement. C’était du vandalisme. C’était en outre un crime pur et simple, un crime anticipé contre les malheureux naufragés qui se poseraient affamés sur Hermas et n’y trouveraient ni le moyen de se nourrir ni celui de repartir, après avoir fait le plein pour tenter de gagner la planète habitée la plus proche, c’est-à-dire Formalhaut. Car l’équipage du Thébain s’était mis aussi à détruire les dépôts de carburant.



*

* *



Horn entendit derrière lui une sorte de gémissement. Il se retourna. C’était Smith, le petit homme rabougri. Il balbutiait, d’une voix nerveuse et tremblante :

— Est-ce que… Est-ce qu’ils regardent par ici ? Pensez-vous que je peux m’enfuir ?

Le jeune homme lui dit :

— Ils sont en train de démolir les dépôts de vivres et de carburant. Cela a l’air de les amuser beaucoup. En tout cas, ils sont bien trop occupés pour faire attention à quoi que ce soit.

Smith n’en écouta pas plus. Déjà il se hâtait, comme poussé par un vent de panique, vers les arbres et les broussailles où il pourrait disparaître.

Il fallait qu’il fût terrorisé au suprême degré par Larsen pour se risquer ainsi à abandonner l’astronef et pour accepter de vivre seul sur une planète inhabitée et dangereuse, où personne ne viendrait sans doute avant très longtemps afin de l’explorer ou de vérifier les installations du phare.

Mais il emportait un gros paquet qui brimbalait sur son épaule. Ce devaient être, pensa Horn, des bouteilles d’alcool. Le malheureux en aurait grand besoin pour se réconforter, mais sa provision ne durerait pas longtemps. Il était probable qu’il n’avait pas de vivres, car boire lui importait plus que manger, ni d’armes. Pour le moment, il ne songeait sans doute qu’à fuir. Et il fuyait éperdument, de crainte qu’on ne le vît et qu’on ne le rattrapât.

Horn se leva et s’éloigna du cargo. Après tout, l’ex-ingénieur avait peut-être raison d’agir comme il le faisait. Tout l’équipage était bien d’avis en effet que Larsen était capable de le tuer un jour où, après avoir ruminé et s’être mis en fureur, il lui faudrait une victime.

Si Smith préférait disparaître dans la nature, c’était son affaire et non celle de Horn.

Ce dernier ne songeait qu’à une seule et unique chose : empêcher Larsen de porter atteinte au Danaé, si c’était bien ce qu’il avait en tête.

Il se dirigea vers le phare conique, car il en avait assez d’assister à la scène de destruction dont il était témoin. Près du phare même, deux hommes étaient en train de s’attaquer à un petit baraquement. Ils le saluèrent.

— Qu’est-ce que vous faites là ? leur demanda-t-il sans paraître étonné.

— C’est un ordre du commandant. Alors, on l’exécute.

Il les regarda faire. Ils venaient de sortir un gros récipient métallique. L’homme qui avait répondu à Horn utilisa une hache pour le défoncer. Il y eut un sifflement violent, puis ils sentirent l’odeur insupportable du carburant des astronefs. Un liquide jaillit du trou fait par la hache. Il semblait en ébullition et remplit l’air d’une vapeur blanchâtre.

Ce carburant, à l’état normal, était un gaz qu’on rendait liquide par compression à une ou deux atmosphères. Il se dissolvait dans les cellules des moteurs et produisait de l’électricité par un processus compliqué. Ce procédé assurait aux vaisseaux de ligne des réserves d’énergie plus grandes que n’importe quel autre système non nucléaire. C’était lui qui permettait également de ne pas avoir d’ingénieurs à bord pour superviser le fonctionnement des moteurs.

Horn ne dit rien.

Ainsi donc, Larsen s’employait de la façon la plus systématique et la plus totale à détruire tout ce qui aurait pu permettre à des naufragés d’assurer leur salut. Mais le jeune ingénieur ne voyait toujours pas quel était son but. Tout cela était dépourvu de sens.



*

* *



Le commandant appela les deux hommes qui se dirigèrent aussitôt vers lui. Horn les suivit, en marchant plus lentement qu’eux. Il se creusait la tête pour essayer de comprendre les mobiles de Larsen et pourquoi il avait risqué sa vie à bord d’un cargo à bout de souffle, pour se livrer sur une planète inhabitée à ces incompréhensibles destructions.

Comme il approchait du groupe, il entendit le commandant qui s’écriait sur un ton joyeux :

— Maintenant, nous allons rire un peu ! Allez me le chercher.

Trois hommes se dirigèrent vers l’astronef. Ils ne semblaient ni très pressés ni très enthousiastes, mais ils obéissaient. Et Horn devina qui ils allaient chercher.

Larsen avait quitté la ceinture de cuir qui ornait sa taille. Elle avait une lourde boucle métallique. Il se mit à la faire tourner dans l’air, à la secouer comme un fouet, avec un sourire grimaçant.

Il aperçut Horn et se tourna vers lui. Ses yeux étaient vides et inquiétants.

— Vous allez vous amuser, lui dit-il d’une voix rauque et horrible. Ah ! ah ! Ce gaillard était censé être ingénieur, mais il était bien incapable de s’occuper des moteurs quand ceux-ci eurent réellement besoin de sa compétence ! En outre, il était ivre quand ils ont commencé à dérailler. Nous serions tous morts à l’heure qu’il est si nous avions dû compter sur lui !

Larsen grimaça de nouveau effroyablement, tout en continuant à agiter sa menaçante ceinture. Il s’abandonnait maintenant à toute sa rage meurtrière.

Il reprit, d’une voix de plus en plus rauque et méchante :

— Je ne permets jamais aux gens de mon équipage de se laisser aller à des manquements… Jamais ! Quand ils négligent leur travail, je vous jure que je leur montre de belle façon ce que j’en pense. Et s’ils persistent, ils savent ce qui les attend. Oui, ils le savent. Ils savent ce que je fais lorsque j’en ai assez d’eux !

L’un des trois hommes qui étaient retournés à l’astronef apparut dans l’entrée de celui-ci. Il cria quelques paroles. Horn saisit seulement ces mots, qui étaient suffisamment éloquents :

— …N’est pas ici… S’est enfui…

Larsen, le visage tordu par la colère, lâcha une bordée de jurons. Puis il lança des ordres :

— Retrouvez-le ! Traquez-le ! Ramenez-le-moi.

Sa voix était horrible et comme chargée d’une soif de meurtre. Horn s’assura discrètement qu’il avait bien sur lui le pistolet paralysant et qu’il pouvait le prendre en main aisément. Il vit les autres membres de l’équipage s’éloigner pour obéir aux ordres reçus, et se demanda ce qui allait maintenant se passer.

Il était évident que Larsen avait eu l’intention de fouetter le malheureux ingénieur, comme le faisaient cinq ou six siècles plus tôt certains capitaines de bateau à voile quand ils voulaient punir un de leurs subordonnés. Mais, même si, au début, il n’avait pas positivement songé à le tuer, un désir de vengeance et de meurtre se lisait maintenant de la façon la plus nette dans ses regards.

Horn fut secoué par une colère soudaine. Il ne songeait certes qu’aux moyens de sauver le Danaé et Ginny s’ils venaient à se trouver réellement en péril, mais il y a des situations dans lesquelles un homme ne peut pas se contenter de regarder et d’attendre.

Il entendit des cris derrière l’écran que formaient les arbres et les hautes broussailles et il se demanda si les hommes qui cherchaient le fugitif poussaient ces cris parce qu’ils l’avaient vu ou au contraire pour l’avertir qu’il devait fuir plus loin parce qu’on le traquait. Mais Smith n’avait pas dû s’éloigner beaucoup, surtout s’il avait vidé la moitié d’une bouteille pour se donner du courage.

Les clameurs se firent plus violentes. Des hommes apparurent à la lisière de la forêt. Le second du Thébain, le rouquin, poussait des cris de triomphe.

Ils avaient trouvé l’ingénieur, tapi dans un fourré épais, tenant à la main une bouteille dans laquelle il essayait de puiser des consolations à son triste sort. En fait, ce que Smith avait surtout songé à fuir, c’était sa propre terreur plutôt que celui qui la lui causait.

Le second traînait le petit homme, l’amenait à Larsen.

Horn, bouleversé, comprit qu’il ne pouvait pas rester indifférent et inactif. Il risquait de se faire tuer s’il intervenait. Mais, s’il était tué, le Thébain ne pourrait pas repartir et, finalement, Ginny serait sauvée. Elle aurait du chagrin en apprenant la disparition de son fiancé, mais elle vivrait.

Horn mit sa main dans la poche où était le pistolet. Il attendit l’instant propice. Peut-être aurait-il pu tenter, en tenant tous ces hommes en respect, de fuir vers le cargo, de s’y enfermer, de le mettre en marche, de gagner l’espace. Mais il ne connaissait pas la navigation. Il n’atteindrait jamais Formalhaut. Il se perdrait dans le cosmos.

Il en était là de ses réflexions quand un énorme déclic se fit entendre en haut du cône du radio-phare. Un des relais de celui-ci avait dû se mettre à fonctionner automatiquement pour retransmettre un message. Soudain, une voix retentit, répercutée par les haut-parleurs qui entouraient le phare :

— Attention ! Attention ! S.O.S. Le vaisseau de ligne Danaé appelle à l’aide… Attention ! Le vaisseau de ligne Danaé demande du secours.

La voix formidable, que l’on pouvait entendre à des kilomètres, répétait ce message de détresse. Larsen lança des ordres et courut vers le Thébain.