Paz sentit sa tête se redresser d’une secousse, sentit les lanières du fauteuil s’enfoncer derrière ses genoux. Il était tout engourdi. Il avait dû s’endormir. Il regarda autour de lui. Les cierges que sa mère avait allumés avaient brûlé jusqu’au ras des bougeoirs de verre cylindriques. C’était dingue : il n’avait pu somnoler aussi longtemps. Sa mère était assise à la table, avec Jane, qui était avachie sur sa chaise, les yeux clos, la tête inclinée sur une épaule. Sa mère chantait tout bas une sorte de mélopée, dans une langue qui n’était ni de l’espagnol, ni de l’anglais. Elle était méconnaissable. De même que les vagues effacent, sur la plage, les empreintes laissées par les pattes des mouettes, les rides gravées sur son visage par l’adversité, l’orgueil, la souffrance, semblaient lissées. Sa peau ferme, au grain fin, brillait comme un piano ancien. Il éprouva une pointe de ressentiment. Si c’était la paix, il en aurait eu bien besoin. Elle aurait pu la partager avec lui… De toute façon, que faisait-il ici, et c’était quoi, toutes ces conneries ? C’est ce qu’il se dit intérieurement, et puis il le dit tout haut :
— Des conneries.
Il se leva.
— Fait chier, tout ça !
Jane releva brusquement la tête et le regarda.
— Du calme. Il vient par ici, dit-elle d’une voix étrangement grave.
— Qui ça ? Moore ?
— Non. Si. Écoutez, vous savez prier ? Je veux dire, vraiment, vous connaissez des prières ?
— Comme le Pater et l’Ave Maria ?
— Bon, très bien. Il essaie de vous atteindre. C’est lui qui vous impose ces pensées, il veut vous mettre hors d’état de lutter. Votre maman est un roc, il ne peut rien contre elle, elle est Yemaya, maintenant. Mais vous, vous êtes vulnérable. Priez, et n’arrêtez sous aucun prétexte… Oh, et ajoutez « Etoile de la Mer » dans vos prières, ça vous liera à Yemaya.
— C’est ridicule, Jane, je ne crois plus à tout ce merdier, et quand bien même…
Un battement, un claquement d’ailes attirèrent leur attention. Ils regardèrent l’oiseau, dans la cage. Il se jetait furieusement contre le grillage, se fracassant la tête, se cassant le bec. Il finit par tomber, foudroyé, fut brièvement agité de spasmes et cessa de bouger. Un filet de sang coulait de son bec ouvert, brisé. Une gouttelette luisante se forma au bout. La flamme des bougies vacilla. L’atmosphère de la pièce se modifia subtilement, des objets apparurent comme s’ils les voyaient à travers une vitre sale.
Paz psalmodiait :
— Je-vous-salue-Marie-pleine-de-grâces…
Et ainsi de suite, à voix basse, en se concentrant sur les paroles, repoussant les pensées qui montaient en lui, pareilles à des bulles d’huile noirâtres dans un puits.
Puis Witt Moore fut avec eux, dans la pièce. Ils ne l’avaient pas entendu monter, ils n’avaient pas entendu s’ouvrir la porte, il était simplement là, tel qu’il était la veille au soir, lors de son arrestation manquée, portant les mêmes vêtements, le même demi-sourire accroché à la face. Dawn Slotsky était debout à côté de lui, jambes nues, une chemise d’homme tendue sur son gros ventre. Elle avait les yeux clos, et son visage exprimait une calme béatitude.
— Ah, Jane, qu’est-ce qu’on va faire de toi ? fit Moore.
Paz aurait bien voulu se lever, mais il s’aperçut qu’il avait oublié comment envoyer les messages à ses bras et à ses jambes. Le fauteuil était beaucoup trop profond pour qu’il se relève sans aide. Ça attendrait l’arrivée des renforts. Entretemps, il allait dire sa prière et observer.
— Que veux-tu ? demanda-t-elle d’une voix glaciale.
— Ce que je veux ? Mais toi, Jane. Tu es ma femme.
— Je ne suis pas ta femme. Tu es un grel.
— Tout le monde est un grel, ma chérie. Tu ne crois pas que je suis Witt Moore ? Demande-moi n’importe quoi, mon numéro de sécurité sociale, notre adresse à New York, n’importe quoi. Tu as un petit grain de beauté rond, marron, de la taille d’une tête de clou, à l’intérieur de la cuisse, à un demi-pouce de la chatte. Alors ?
— Et le capitaine, ça va ?
Paz le vit réprimer un bref froncement de sourcil, mais il retrouva très vite son sourire conquérant.
— Le capitaine va bien, Jane. L’écriture marche bien.
— Ouais, vachement bien. Tu recopies Whitman dans une petite boîte noire, à Danolo, avec toutes les femmes que tu as tuées.
Il se mit à rire.
— Oh, Jane ! fit-il en riant. Il faut toujours que tu voies le côté négatif des choses. On avait pourtant l’air de bien te plaire, ma grosse bite noire et moi. Tu avais l’air d’aimer ça.
— Oui, mais contrairement à Witt, j’en suis sortie. Tu t’es complètement planté. Tu n’aurais jamais dû mêler le fantôme de ma sœur à ça. Elle m’a pardonné, et ça m’a libérée. Un miracle en enfer. Tu ne comprends rien à l’amour, c’est ça ton problème.
— Un fantasme pour les faibles, comme Dieu. Il y a ceux qui mangent et ceux qui sont mangés, c’est tout. Viens avec moi, Jane. Nous avons des choses à faire.
Paz la regarda, horrifié, se lever et s’approcher de l’homme, qui la prit par les épaules. Paz tenta de bouger, mais il n’arrivait pas à coordonner ses mouvements, et il était tout courbaturé. Il se souleva, tomba de son fauteuil et s’étala par terre. Moore éclata de rire.
— Tu t’es choisi un drôle de pauvre nègre, Jane. Qu’est-ce qu’il fait, ce minus ? Il prie ? Un jour, il faudra que nous ayons une petite conversation à ce sujet. Mais, d’abord, je vais t’expliquer ce que nous allons faire : nous allons allonger ton amie que voici sur la table de la cuisine. Je dois dire que j’apprécie vraiment que tu te soies débrouillée pour avoir une voisine enceinte, afin que je puisse achever mon okunikua. Tu vas pouvoir m’aider, Jane, exactement comme l’autre fois, à Danolo. Et peut-être que je te garderai une bouchée ou deux.
— Je ne t’ai jamais aidé, objecta-t-elle, d’une voix que Paz trouva faible et lasse.
Il se rendit compte qu’il arrivait à se redresser.
— Oh, si, Janey ! Tu ne t’en souviens pas, c’est tout. Mais ça te reviendra quand tu y regoûteras. Et puis il faudra que nous quittions cette ville, que nous n’avons jamais aimée, tu te rappelles ? Ah, on va bien s’amuser, ensemble !
Dawn grimpa sur la table. Moore lui déboutonna sa chemise. Paz se leva. Il n’avait pas idée de ce qu’il devait faire. D’ailleurs, il n’arrivait pas à réfléchir tout court, parce que, dès qu’il cessait de se concentrer sur sa prière, son esprit était occupé par quelqu’un qui n’était pas lui, quelqu’un de mauvais et qui était plein de colère.
— Je veux ma petite fille, dit Jane. Je veux Luz.
— Nous n’avons pas de temps à perdre avec ça, Jane.
Il prit un couteau de pierre noire, brillante, dans sa poche.
— J’emmène Luz ou je ne viens pas avec toi. Je n’ai pas la force de te battre, mais je peux saboter ce rituel. Tu ne peux pas nous contrôler tous les trois en même temps, lui, elle et moi.
Il leva le couteau, le fit osciller.
— Je pourrais arranger ça.
— Oui, tu pourrais me tuer. Et après, devant qui frimerais-tu ?
Moore parut réfléchir un instant et se remit à rire.
— Mmm, très bon, ça, la pauvre petite orpheline ! D’accord, on va l’emmener. Une heureuse petite famille. Je pourrai la former. (Il se tourna vers Paz.) Mon nègre ? Aurais-tu la gentillesse d’aller chercher la souris de ma femme ?
Paz se dirigea vers l’échelle. Ça semblait être la chose à faire. En montant, il entendit Moore dire :
— Tu sais, on devrait l’emmener, lui aussi. Il nous faudra bien un exécuteur des basses œuvres. Mais il va falloir que nous le révisions un peu. Il sera marrant, jusqu’à ce qu’il commence à sentir vraiment mauvais. Oh, Jane, qu’est-ce que c’est que ça ? Une larme ? Ah bon, tu l’aimes bien ? Espèce de traînée, va ! Alors il faut absolument que nous le prenions avec nous.
La petite fille ne dormait pas. Elle était assise dans son lit et se tripotait les pieds. Paz fit, du regard, le tour de la pièce sans cesser de marmonner sa prière. Aucune issue possible, en dehors de la fenêtre, trop haute. Et puis, à quoi bon sauver cette gamine, ce n’était pas sa fille, juste une… NON ! Concentre-toi, Paz, prie, prie, prie, et sauve la petite fille ! Mais qu’est-ce qu’elle fabriquait ? Elle essayait d’enfiler un collant jaune canari sur ses petites jambes maigres. Il se pencha pour l’aider. Elle lui tendit un justaucorps de la même couleur. Il l’aida sans un mot à l’enfiler. Prier. Des plumes vaporeuses étaient cousues sur le dos du justaucorps, et il y avait des paillettes dorées sur le devant.
— C’est mon costume de canari, dit Luz. Il y a même des ailes.
En effet. Elles étaient faites d’une armature de fil de fer, d’un filet jaune et de plumes. Paz les fixa aux bandes de velcro cousues sur les omoplates.
— Il faut que je le montre à ma Muffa, dit-elle en se précipitant vers l’échelle.
Paz descendit derrière elle. Il suivit les événements depuis la marche du bas, ou, plutôt, ses yeux enregistrèrent des choses, des mouvements, des schémas, que son cerveau n’arrivait pas à interpréter. La petite fille courut dans la pièce en battant des ailes. Jane la vit, cria quelque chose et l’attrapa. Elle chantait d’une voix forte, assurée. Elle prit un verre de rhum sur la table, en projeta quelques gouttes sur la tête de la petite fille. Alors il se passa quelque chose dans la pièce. La lumière devint plus vive, ou l’air s’éclaircit, non, plus que cela : il devint d’une pureté cristalline, comme l’air de la montagne, tout s’éclaira, devint net et brillant. Les bougies flamboyèrent comme des torches, leurs flammes atteignirent une hauteur impossible. Soudain, il se sentit changé, les voix obsédantes, dans sa tête, s’étaient tues. Il dit un dernier « Je Vous Salue Marie », fit le signe de croix, et ne pensa plus à rien. Aucune idée, aucun plan, aucun doute ne lui traversa plus l’esprit ; il était simplement Paz.
Mais, autour de Jane et Moore, les choses semblaient différentes, floues, comme vues sur un mauvais écran de télévision déréglé, ou qui aurait reçu plusieurs chaînes à la fois. Ils étaient tous les deux immobiles comme des statues de pierre, les yeux clos, intensément concentrés, Jane cramponnée à la petite fille. Moore était plus grand, plus noir. Il était nu, c’était quelqu’un d’autre, ou, plutôt, il était plusieurs personnes à la fois. Il avait beaucoup trop de bras, de visages. Paz n’avait pas envie de le regarder. Il préférait regarder Jane et Luz.
Il arrivait quelque chose de bizarre à Luz. Elle paraissait moins distincte, ses couleurs devenaient boueuses. Luz… si c’était bien Luz… Paz savait que la petite fille avait un nom et qu’il le connaissait, mais il n’arrivait pas à s’en souvenir.
Jane poussa un cri :
— Non ! Tu ne peux pas faire ça ! Tu ne peux pas ! Ce n’est pas… debentchouajé… ça va déchirer le filet…
Il y eut un changement subit, comme si tout l’air et toutes les couleurs de la pièce avaient été aspirés et remplacés par un gaz étrange, un spectre inconnu. Une présence se fit sentir, quelque chose de lourd, de terrible, d’immense, beaucoup plus vaste que la pièce, plus vaste que le monde. Paz s’aperçut qu’il arrivait à peine à respirer, et aussi qu’il n’en avait pas besoin. Il y avait quelque chose qui n’allait pas avec le temps. Il se sentait changé en pierre, il ne pouvait plus bouger la tête, mais il le vit du coin de l’œil.
Jusqu’à cet instant, Paz avait pensé que les effigies sculptées des divinités africaines qu’il avait contemplées dans des musées étaient des abstractions imaginaires, avec leurs têtes gigantesques, leurs yeux en amande et les méplats presque tranchants de leur visage. Il se rendait compte à présent qu’elles étaient en réalité très ressemblantes. La pièce grouillait de monde, ou plutôt d’images fugitives, comme si on y avait projeté des milliers de films en même temps, non, pas ça non plus… il n’arrivait pas à assimiler ce qu’il voyait, mais il ne pouvait pas fermer les yeux. Il comprit, sans savoir comment, que c’était Ifa, le Seigneur de la destinée, et que l’orisha était venu en personne, sans monture.
Autour de lui, le temps rompait ses amarres avec l’espace et la matière. Il voyait Jane telle qu’elle était actuellement, et en même temps il la voyait bébé, et en femme enceinte, avec un ventre énorme, et sous les traits d’une vieille femme, et morte, tout ça simultanément, ainsi que les dieux nous voient. Et Jane, sa Jane, s’inclinait devant l’Être, le visage caché derrière ses mains. Il entendit des cris. Des géométries que son cerveau humain n’était pas préparé à comprendre occupaient la pièce. Paz ferma les yeux.
Puis ce fut le noir complet et… ça lui revint, un rêve, ou un souvenir. Il était dans sa chambre, la petite chambre où il dormait avec sa mère, au-dessus du restaurant, sur Flagler. Il devait avoir quatre ou cinq ans. Il avait été réveillé en pleine nuit par un bruit de tambours. Il y avait du monde dans la chambre, sa Mami était là, en robe blanche, mais il y avait d’autres femmes avec elle, et des hommes avec des tambours, et ça sentait drôle, ça sentait le rhum et la fumée, et ils tapaient sur leurs tambours. Apeuré, il s’était approché de sa Mami, qui s’était retournée, mais ce n’était pas elle ; une étrangère avait pris sa place. Il s’était mis à hurler. Quelqu’un l’avait pris dans ses bras, un homme mince, et il lui avait dit : « Oublie tout ça, petit bonhomme, rendors-toi. »
Sa mère le secouait. Il était en retard pour l’école. Il essaya de remonter les couvertures au-dessus de sa tête, mais il les chercha en vain. Elle lui serra le bras, lui mit quelque chose dans la main, un objet lourd. Il ouvrit les yeux.
— Dehors, dit sa mère. Ils viennent l’aider.
Il formula des questions qui se figèrent sur sa langue. Il regarda ce qu’il tenait. C’était le Mauser de Jane. Il se leva, fit lentement le tour de la pièce, à tâtons, en suivant les murs et les meubles, les yeux rivés au sol. Il se passait encore des choses dont il ne voulait rien savoir. Il trouva la poignée de la porte et se retrouva sur le perron.
Il y en avait déjà un sur les marches, un Noir costaud, en débardeur et short. Il avait l’air normal, sauf qu’il était couvert de sang. Paz visa sa poitrine et tira. La chose continua à avancer. Il se souvint qu’il ne devait pas se laisser toucher. Il tira à nouveau, l’homme s’écroula et dévala l’escalier. D’autres apparurent, en ordre dispersé. Le dernier était Eightball Swett, identifiable seulement par ses vêtements et son odeur, parce que la chair de son visage s’était à peu près complètement détachée. Paz tira sa dernière balle et regarda le gros pistolet, le cran d’arrêt relevé, le barillet vide.
Quel drôle de rêve, se dit-il. J’espère vraiment que je m’en souviendrai quand je me lèverai. Il rentra par la porte ouverte dans l’appartement de Jane.
L’étrangeté s’était estompée, laissant place à ce qui ressemblait à un dîner de famille, à la lumière des chandelles, à ceci près que Dawn Slotsky était allongée, nue, sur la table de la cuisine. Jane semblait parler à Moore d’une voix normale, la petite fille calée contre sa hanche, toujours costumée en oiseau jaune.
— J’étais la chèvre, dit Jane. Dieu sait depuis combien de temps Uluné préparait ça. Nous n’étions probablement même pas nés. Il a tendu un piège au léopard dans un village, très loin. Et tu es tombé dedans. Tu as essayé de défaire le temps avant d’avoir effectué le quatrième sacrifice. Peut-être que si tu avais attendu tu aurais été assez fort pour battre Ifa, je n’en sais rien. Mais il est venu, exactement comme dans le temps, à Ifé, sans monture, en personne. Et il a tout repris, tout le pouvoir, comme au temps de l’Ilidoni.
Elle déposa l’enfant à terre. Paz vit que sa mère lui faisait signe. Il s’approcha. Elle se pendit à son cou, le serra sur son cœur comme quand il était petit. Il s’apprêtait à lui demander ce qui se passait, mais elle posa ses doigts sur sa bouche. Ils regardèrent Jane et son mari.
— Tu as perdu tes pouvoirs de sorcier, hein ? Le rat a mordu le bébé, alors ils ont brûlé la maison. (Puis sa voix s’adoucit, et elle lui tendit la main, presque timidement.) Y a-t-il encore quelque chose de toi en toi, Witt ? Quoi que ce soit ?
Paz ne pouvait voir le visage de l’homme. Il vit seulement le couteau noir, luisant, voler vers la petite fille et il entendit un cri rauque, articulé dans une langue qu’il ne connaissait pas, jaillir de la gorge de l’homme. Il s’arracha aux bras de sa mère et bondit – trop tard, il le savait. Mais Jane fit un pas de côté et cueillit la petite fille au vol. Emporté par son élan, l’homme traversa la pièce en titubant, rebondit sur le réfrigérateur. Comme mû par une volonté propre, le couteau de verre fila s’écraser sur la cuisinière.
Il y eut un ululement strident, une véritable sirène. Dawn Slotsky avait repris conscience. Paz s’apprêtait à immobiliser Moore, mais Slotsky descendit de la table en hurlant de plus belle et se jeta sur Paz, le bourra de coups de poing, lui griffa le visage. Il la prit par les poignets et vit, derrière elle, Witt Moore se relever et prendre un gigantesque couteau à découper au râtelier, au-dessus de l’évier. Paz chercha frénétiquement Jane du regard, mais elle n’était plus là. L’instant d’après, Moore avait également disparu. Paz appela sa mère en criant.
Il leur fallut plusieurs minutes pour calmer Dawn Slotsky. Lorsque ses beuglements se furent mués en pleurs, Mme Paz la conduisit dans la petite chambre et la fit allonger dans le hamac sans cesser de lui parler doucement, sur un ton apaisant. Paz les laissa pour aller récupérer son Glock dans le placard où ils l’avaient rangé. Il savait où Jane et son mari étaient passés ; il les entendait marcher, à l’étage au-dessus.
Il s’arrêta aux deux tiers de l’échelle, passa la tête par la trappe. La pièce du haut était plongée dans le noir. Il laissa le temps à ses yeux de s’habituer à l’obscurité. La faible clarté de la lune tombait par une petite fenêtre ronde, placée en hauteur. Une veilleuse représentant un personnage de dessin animé diffusait une vague lueur phosphorescente. Il entendit un bruit de pas, puis la voix de Jane Doe :
— Tu peux encore t’en sortir. Tu pourrais repartir pour l’Afrique, aller voir Uluné. Il t’aiderait. Tu pourrais essayer de…
Et puis il y eut un bruit traduisant un mouvement plus rapide. Paz vit alors ce qui se passait. Moore s’efforçait d’acculer sa femme dans un coin de la pièce. Elle reculait devant lui ; il tentait de lui sauter dessus, dardait son couteau vers elle, mais elle l’esquivait à chaque fois. Lorsqu’il frappait, elle n’était plus là où il pensait ; ni là où Paz pensait qu’elle devait être, d’ailleurs. Les choses étaient floues, dans le noir, mais pour Paz, il y avait de la magie là-dessous.
— Tu pourrais essayer, disait Jane, qui ne cessait de parler tout en se déplaçant. Tu pourrais essayer de renoncer au mal, faire sortir quelque chose de bien de tout ça. Tu pourrais vivre une vie…
C’en était trop pour Paz. Il gravit les dernières marches, prit pied dans la pièce aménagée sous les combles.
— Moore, lâchez ce couteau ! hurla-t-il.
Ils se figèrent et le regardèrent.
— Oh, non, par pitié… ! s’écria Jane.
Moore se mit à courir maladroitement vers Paz, brandissant son couteau avec raideur devant lui, comme une lance. Paz vit les reflets sur son visage luisant de sueur, il vit luire ses dents dénudées dans un rictus de haine, ses yeux blancs, vides. Sans volonté consciente, Paz tira, deux fois. Moore fit encore quelques pas, puis le choc hydrostatique changea ses muscles en gelée, et il tomba à genoux. Le bras qui tenait le couteau s’affaissa et il bascula mollement sur le côté droit. Paz flanqua un coup de pied dans le couteau pour l’éloigner de lui.
Jane Doe se laissa tomber à genoux auprès de l’homme inerte, lui caressa la joue en poussant un drôle de gémissement suraigu, une plainte de bête blessée. Moore avait la bouche entrouverte, il semblait sur le point de dire quelque chose. Paz lut sur son visage une expression de profonde surprise. Jane prit son visage entre ses mains en coupe et Moore parut la voir pour la première fois.
— Qu’est-ce que… Qu’est-ce… ? fit-il.
Puis il se mit à hoqueter, et un flot de sang qui parut noir à la lueur de la lune jaillit de sa bouche sur les mains de Jane Doe.
Alors elle se mit à crier, s’arracha les cheveux, se griffa le visage. Paz lui attrapa les mains pour l’empêcher de se faire mal. Elle se débattit, l’égratigna. Il se dit que, à part sa mère, jamais une femme ne pleurerait sa mort comme celle-ci, et cette pensée l’emplit de tristesse et de désespoir.
Ils mirent près d’une heure, sa mère et lui, à apaiser les hurlements hystériques de Jane Doe et de sa petite fille. Mme Paz finit par leur faire boire quelque chose ; quelques minutes plus tard, elles dormaient. Paz porta Jane dans son hamac, la petite fille sur son lit, et ils appelèrent la police.
Après ça, il s’absorba pendant près de huit heures dans la paperasse, ce qu’il trouva extrêmement réconfortant. De même que l’histoire qu’il dut improviser : il en ressortait que Witt Moore, célèbre auteur, était aussi un tueur en série, un adorateur du diable, qui, aidé par une bande de pauvres hères et armé d’un arsenal de vaporisateurs de drogues psychotropes, avait terrorisé Miami. C’était lui, l’Avorteur fou. Il avait essayé de s’attaquer à Dawn Slotsky, mais l’inspecteur Paz, qui était dans le coin, en train d’interroger la femme de Moore, avait réussi à l’empêcher de commettre son forfait et abattu tous les membres de la bande. Moore était mort en essayant de tuer Jane Doe Moore avec un couteau (pièce à conviction numéro un). Ils avaient retrouvé les éclats du couteau d’obsidienne, probablement l’arme utilisée lors des crimes précédents. La cerise sur le gâteau, c’était que les méchants étaient tous morts, et donc que l’action de la justice était éteinte, ce qui coupait court à toutes les questions embarrassantes. Quelqu’un croyait-il vraiment cette histoire sans queue ni tête ? Une chose était sûre, c’est que tout le monde paraissait désireux de s’en contenter. Et plus on en parlait, plus les présentateurs de journaux télévisés glosaient dessus, plus les pouvoirs publics la corroboraient à longueur d’émissions-débats, et plus elle se trouvait parée de l’apparente solidité de la vérité.
Mais Paz voulait savoir ce qui s’était réellement passé et, vers le milieu de la journée, il repoussa une montagne de papier, quitta discrètement les bureaux de la police et passa voir Jane. Il écarta à coups d’épaules la meute des journalistes, photographes et autres badauds, et salua, d’un signe de tête, les flics qui montaient la garde. Il découvrit que sa mère était encore là, comme chez elle, en train de bavarder avec Jane et la fillette autour de la table couverte de victuailles. L’incarnation même d’une heureuse petite famille. Soudain, il réalisa qu’il mourait de faim et il se joignit à elles.
— Je te l’avais dit, commenta sa mère.
Après manger, il fit signe à Jane de le suivre. Ils allèrent s’asseoir à la table de pique-nique, dans la cour, à l’abri des caméras de télévision.
— Alors, qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il.
— C’est vous qui me demandez ça ? Je croyais que vous aviez toutes les réponses. Nous sommes passées voir Polly, tout à l’heure, et nous avons regardé le chef de la police, à la télévision. Il me semble que vous y étiez, non ?
— Je ne parle pas de ces conneries. Je parle de ce qui s’est réellement passé. Par exemple, j’ai descendu… tous ces types ?
— Oui. C’était très bien. Ça faisait très flic.
— Et que s’est-il passé entre Moore et vous ?
— Bon, je vais faire court. Je l’ai rencontré dans le m’doli, comme prévu. Mais je n’étais pas prête. Le cercle d’alliés n’était pas le bon et j’étais trop faible pour l’emporter. Parce que ce n’était pas le poussin. C’était Luz, le troisième allié, l’oiseau jaune…
— Ouais, j’ai à peu près pigé ça, mais elle a commencé à… je ne sais pas, à s’estomper.
— Oui. Il a défait le temps, pour que je ne la rencontre pas. Pour qu’elle ne soit pas là.
— Ah bon ? On peut faire ça ?
— Théoriquement, oui. Mais c’est interdit. On n’a pas le droit. Ifa n’aime pas ça. Le rat a mordu le bébé, et Ifa a détruit la maison.
— Pardon ?
— C’est un vieux dicton. Uluné, qui avait tout prévu, nous avait placés de façon à lui tendre un piège, et il est tombé dedans. Enfin, vous avez probablement remarqué qu’il se passait des choses bizarres…
— Hum, ouais, il y a eu des, euh, des phénomènes inhabituels, en effet. C’était quoi ? Une sorte de drogue ?
Il vit une succession d’expressions défiler sur son visage. De l’irritation, de la résignation, puis ses traits forts se détendirent et exprimèrent une sorte de compassion. Il remarqua qu’elle était d’une beauté peu commune, comme les statues des orishas dans les petites boutiques cubaines.
— C’est ça. Une sorte de drogue. À moins que vous n’ayez accepté toute votre vie une réalité fictive. À vous de choisir.
— Des drogues, donc, fit Paz. Et après ? Il est mort, et ça veut dire que tout est fini ?
— Pour le moment. Je vais l’enterrer à Sionnet. (Elle s’essuya les yeux.) C’était un type bien.
— Ben voyons. Pour un peu, je vous aurais crue, là.
— Ce n’était pas Witt, vous savez. C’étaient des bribes de lui, les plus mauvaises parts, la peur, la haine, remontées en une sorte de robot. Un genre de zombie, doté de plus de possibilités, mais c’est tout. Des tas de gens se font ça à eux-mêmes. Il n’y a qu’à voir les candidats aux élections. Lui, ça lui a été fait par un sorcier olo. Il s’est laissé faire, le pauvre bougre.
— Bon, mais… nous sommes hors de danger ? insista Paz, qui n’avait qu’une sympathie limitée pour le défunt.
— Vous êtes tous hors de danger. Moi, je suis… comment dit-on ? En olo, on dirait or’ashnet, consacrée à Dieu. J’ai été touchée par Dieu et je suis spirituellement instable. Une partie de moi est restée bloquée dans le m’doli, et je serais une proie facile pour les êtres qui vivent là. Je dois fuir par l’eau, pour accomplir la prophétie.
La journée se poursuivit, la vie reprit son cours, comme s’il n’était rien arrivé au temps. Chaque précieuse minute offrait de nouveau soixante secondes à vivre. Mme Paz retourna à son restaurant. Paz et Jane accompagnèrent Luz à Providence, où ils l’admirèrent en oiseau jaune dans la pièce sur l’Arche de Noé. Ils allèrent dans Coconut Grove manger des glaces, puis au parc. Paz s’allongea sur la couverture de Jane, sa joue près de sa cuisse à elle. Il se sentait plus heureux qu’il ne l’avait jamais été.
Ce soir-là, Paz accorda à Doris Taylor l’entretien qu’il lui avait promis. Il lui raconta longuement la belle histoire qu’il avait forgée, dans laquelle Jane Doe jouait le rôle d’une victime innocente, un drôle d’oiseau, plutôt terne. Inutile de l’interviewer. Doris goba l’histoire et s’en alla, ravie. Puis ils remangèrent du poulet, du riz et des haricots de Mme Paz (elle en avait apporté une quantité phénoménale), et Paz vida quelques Corona pendant que Jane mettait Luz au lit, en haut. Quand elle redescendit et passa près du fauteuil où il était assis, il tendit la main, l’attira sur ses genoux et l’embrassa. Elle lui rendit son baiser et s’écarta un peu.
— Euh, Paz ? Il y a un truc.
— Un truc ?
— Ouais, arrêtez ça, ou je ne vais pas pouvoir continuer. (Elle s’assit plus confortablement sur ses genoux.) À propos de ma sœur.
— Si vous avez joué un rôle là-dedans, je ne veux pas en entendre parler.
Son visage se crispa.
— Que savez-vous au juste ?
— Rien avec certitude. Mais vous ne l’avez pas dénoncé. Après, je veux dire. La maison était pleine d’armes et vous n’avez même pas essayé de lui tirer dessus. Il lisait dans vos pensées ?
— Pas exactement. Mais il me connaissait bien. Mieux que je ne pensais. C’était comme Barlow. Il y avait quelque chose en moi, qui venait de très loin, une sorte de grel, si l’on peut dire. Une jalousie démentielle. C’est mon sale petit secret. J’aurais dû vous en parler, sur le bateau. Vous n’imaginez pas ce que ça pouvait être que de grandir sous le même toit qu’elle. Quand j’étais petite, personne ne faisait attention à moi. J’étais invisible, comme lui. Notre lien maléfique. Il me l’a fait payer, et cher. Il n’y avait que mon père qui me voyait parfois, quand j’étais un garçon pour lui.
« Et merde ! poursuivit-elle en nichant son visage au creux de son épaule. Je l’ai vu, Paz. Cet après-midi-là. Je savais qu’il n’était pas à ce show automobile, avec eux. Je l’avais vu passer juste devant moi ; il m’avait fait un signe en souriant. Je savais ce qu’il allait faire. Et je suis restée le derrière vissé à mon fauteuil. Je dirais même qu’une partie de moi s’en réjouissait. Ne pas voir les gens, c’est la pire chose qu’on puisse leur faire.
— Il vous avait jeté un sort…
— Non. Ce n’était même pas la peine, rectifia-t-elle. Dieu me pardonne. Ensuite, je n’ai pas eu les tripes de me tuer vraiment. Je me suis juste fait passer pour Dolores Tuoey, une femme dont je ne serais pas digne de lacer les souliers.
Elle se mit à sangloter, collée contre lui, faisant de drôles de petits bruits bizarres, des croassements. Et puis, sans transition, elle se remit à l’embrasser. Ils se dévorèrent ainsi la bouche pendant plusieurs minutes, et quand elle s’écarta, on aurait dit que ses yeux jetaient des étincelles.
— Il fallait que je vous le dise, reprit-elle. Et puis il faut aussi que je vous dise que, bien que j’aie incroyablement envie de vous, nous n’allons pas aller au lit tout de suite.
— Non ?
— Non. Quand je vous disais que j’étais restée un peu bloquée dans le monde invisible, c’était sérieux. Ce ne serait pas sain, ni pour vous ni pour moi. Les vrais sorciers sont généralement chastes.
— Je vois. Et quand pensez-vous être débloquée ?
— Quand je serai rentrée à Sionnet, après avoir fui par l’eau. La prophétie.
— Mais c’est fini. Ding dong, la sorcière est morte.
— C’est ça, hein ? Nous n’avons plus qu’à oublier tout ce qui s’est passé ? Vous avez vu Ifa. Vous vous voyez folâtrer avec lui ? Vous croyez que c’est le genre ?
Il n’avait rien à répondre à ça. Un frisson involontaire lui parcourut la colonne vertébrale. Elle se leva, prit une chaise et s’assit à califourchon dessus.
— Un peu de distance ne nous fera pas de mal, je crois, dit-elle. Écoutez, vous êtes excité, pas vrai ? Sexuellement, je veux dire. Attiré par moi ?
— Absolument.
— Bon. Et moi, j’ai envie de vous. Vous êtes tout à fait mon genre, comme vous l’avez probablement déjà compris.
Vous n’avez pas son brio, son panache, mais vous êtes plus solide. Vous aimez votre mère et elle vous aime. Vous êtes vraiment un hombre sincero de donde crece la palma. Il n’y a pas en vous un grand trou béant dans lequel les grelet pourraient s’insinuer. Sans compter que je suis incroyablement en chaleur. Le fait d’avoir échappé au danger, et puis il y a des années que je n’ai pas… C’est toujours une combinaison mortelle, dit-elle en riant. Je sécrète des litres de phéromones, et vous aussi. Si nous ne faisons pas attention, nous allons avoir une histoire d’amour.
— Quel mal y aurait-il à ça ?
— Eh bien, vous avez envie de rester plongé dans une hallucination induite par la drogue ? Pas moi.
Paz n’aimait pas le tour que la conversation prenait.
— Alors, qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il.
— Je veux emmener Luz dans ma famille et qu’elle s’y intègre. Je veux leur demander pardon à tous, et leur pardonner, aussi. Qui sait ? j’arriverai peut-être à aider ma mère, et même si ce n’est pas possible, je veux être là, pour elle, en tant que personne et non plus comme une enfant difficile. Elle ne m’aime pas, mais je pourrai l’aimer. Je veux faire le tour du Sound en bateau avec Josey et apprendre à Luz à aimer la mer. Ça me paraît suffisant, pour commencer. Ensuite, je me remettrai au travail. Et à propos de pardon, il faut que je reprenne contact avec Marcel Vierchau. Vous savez, je l’ai revu une fois, il y a deux ans, à l’aéroport d’Atlanta. Je l’ai vu venir vers moi, dans un couloir, et je me suis cachée dans les toilettes pour ne pas me retrouver devant lui. Seulement je veux vivre ma vraie vie, maintenant, pas des hallucinations, alors…
— J’ai compris, dit-il en se levant. Eh bien, je crois que je ferais mieux d’y aller…
— Allez, rasseyez-vous ! Nous avons défait, ensemble, les puissances des ténèbres, et voilà que vous me rejetez comme une vieille chaussette parce que je ne veux pas me laisser baiser ?
Il se rassit, ce qui l’étonna lui-même.
— Vous voulez un conseil ? poursuivit-elle.
— J’ai le choix ?
— Bien sûr. Si votre vie est parfaite, vous n’avez pas besoin de conseils. C’est un dicton yoruba.
Il réfléchit un instant.
— D’accord. Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il d’un ton ronchon.
— Faites comme moi. Arrêtez de vous conduire comme un sale gosse avec votre maman. Regardez-la. Aimez-la telle qu’elle est. Et votre père, aussi.
— Quoi ? Ce salaud ?
— C’est votre père quand même, et vous n’êtes plus un gamin. Vous êtes un grand policier, très fort. Héroïque. Vous êtes passé à la télévision. Dans tout le pays. Votre copine Doris va écrire sur cette affaire un livre complètement fallacieux mais plausible, où vous aurez la vedette. Ça fera un film. La communauté cubaine va se bousculer pour féliciter le type qui a mis fin aux agissements de l’assassin de Teresa Vargas. Comment pouvez-vous penser que l’histoire de votre père restera éternellement dans l’ombre ?
Paz n’avait pas réfléchi à ça. Il sentit une suée lui picoter le front. La peur. Elle poursuivit :
— Vous allez être obligé de le regarder dans les yeux et de lui dire que vous lui pardonnez. S’il vous rejette, eh bien, ce sera de sa faute à lui, et vous n’aurez pas à traîner cette sombre histoire jusqu’à la fin de vos jours. Mais vous avez deux demi-frères. Et une belle-mère. Ils ont peut-être aussi leur mot à dire.
— Merci du conseil, dit-il d’un ton neutre.
Elle soutint un long moment son regard, comme si elle attendait quelque chose qui ne vint pas, et elle ferma les yeux.
— Pas de quoi, dit-elle en se levant dans un bâillement. Écoutez, Paz, je n’ai vraiment pas beaucoup dormi depuis quatre jours. Je vais roupiller jusqu’à ce que Luz me réveille, demain. On reparlera de tout ça. Bonne nuit.
Sur ces mots, elle entra dans sa chambre et ferma la porte.
Paz reprit sa voiture, retourna lentement chez lui, à l’autre bout de la ville, prit une douche et se mit au lit. Il rumina un moment des idées de grel : Sale garce, salope de Blanche, ne comprendrait jamais, pas question de faire une chose pareille, qu’elle aille se faire foutre, une de perdue dix de retrouvées, ferais mieux de quitter cette ville de merde, laisser tomber le restaurant, qu’est-ce que je dois faire ? Aller voir Yoiyo, quel salaud, aussi, celui-là, il va me cracher à la gueule… Et il sombra dans un sommeil sans rêve, qui ne lui fit aucun bien.
Le lendemain matin, des équipes de télévision faisaient le pied de grue devant chez lui, avides d’images. Il joua des coudes dans la foule qui lui braquait des micros sous le nez et retourna sans même s’en rendre compte vers Coconut Grove et le garage d’Hibiscus Street. Il se voyait à la soixantaine, vieux flic solitaire à tête de tortue, se faire faire des pipes par des tapineuses de quinze ans, à la lumière d’épouvante des lampadaires qui jalonnaient les rues du crime. Il pensa à ce que Jane Doe lui avait dit, la veille au soir. Pendant un instant, un autre chemin s’ouvrit dans son esprit, un chemin qui l’aurait mené à être un homme rigoureusement différent. Ça ne dura pas. Mais il se dit qu’il pourrait essayer d’y revenir un jour.
L’appartement de Jane était vide. Il n’y avait plus rien dedans, que des sacs poubelle. Paz éprouva un immense soulagement mêlé de… Non, il n’allait pas remettre ça. Voilà ce qu’il allait faire, se dit-il. Il allait prendre une semaine de congé, éviter les journaleux, peut-être aller quelques jours à Bimini, rencontrer quelqu’un, peut-être une fille en string, une fille normale, sans pouvoirs cosmiques, qui ne saurait rien de lui, et s’en ficherait…
— Hé, Paz !
Il sortit sur le palier. Elle était là, avec Luz. Elles étaient allées dire au revoir à leurs voisins, Dawn, la femme enceinte, son petit gamin qui savait à peine marcher, et une espèce de hippie avec deux enfants café au lait. Tout le monde semblait sincèrement triste de la voir partir, et les larmes n’étaient pas feintes. Elle remonta l’escalier à mi-hauteur.
— Alors, Paz, comment est la réalité ? demanda-t-elle joyeusement. Vous avez réfléchi à ce que je vous ai dit ?
— La réalité tient le coup, dit-il, ignorant le reste. J’étais venu vous dire au revoir.
Il lui tendit une bouteille de champagne.
— Merci. C’est pour casser sur la coque ?
— Si vous voulez.
— Mmm… Je crois que je vais plutôt la boire ce soir. Vous pourriez me faire une faveur ?
— Tout ce que vous voudrez.
— Vous pourriez nous conduire au port et m’aider à charger le bateau, et puis vous ramèneriez la Buick. Vous la donnerez à un pauvre méritant.
— Pas de problème, dit-il, tout content.
Ils allèrent donc à Dinner Key. Paz trouva un petit chariot à bagages, déchargea leurs maigres biens et les aida à les transporter jusqu’à l’endroit où le yacht était amarré. Il attendit sur la jetée avec Luz pendant que Jane rangeait leurs affaires et faisait des choses mystérieuses dans divers coins du bateau. Jane disparut dans les cabines, remonta sur le pont. Paz lui tendit la petite fille. Jane avait revêtu un gilet de sauvetage orange. Elle aida Luz à en enfiler une version miniature et à l’attacher.
Sous le gilet de sauvetage, Jane portait un tee-shirt bleu et un bermuda kaki. Elle avait des chaussures de bateau Topsider et des lunettes de soleil genre Vuarnet. Tout ce qu’il y a de cool, se dit Paz. Elle avait une allure sensationnelle. Au revoir, Jane. Il était triste, et en même temps un peu soulagé.
— J’aurai du mal à manœuvrer ce bâtiment toute seule, dit-elle. Alors je vais m’arrêter en haut du chenal et embaucher un marin itinérant en guise d’équipage, ou bien il va falloir que je suive la côte au plus près jusqu’à New York. En réalité, ce que je voudrais vraiment faire, c’est border Government Cut en partant d’ici et prendre le large. J’ai envie de sentir à nouveau sous mes orteils un pont vivant, vibrant…
Elle se redressa légèrement, lui déposa un doux baiser sur les lèvres et redescendit dans les profondeurs du bateau. Il entendit bientôt un bruit de diesel, puis le touk touk d’un moteur bien réglé qui tournait rond, et il sentit une odeur âcre de gaz d’échappement. Elle dénoua l’amarre et la lova proprement sur le pont dans un mouvement qu’elle avait à l’évidence souvent répété.
— Paz, si ça ne vous ennuie pas…, dit-elle, depuis la barre, en indiquant l’amarre avant.
Il la dénoua, la roula grossièrement et la lança sur le pont. Le bateau s’éloigna lentement du quai. Il vit l’eau verte, enténébrée d’ombres. D’abord quelques pouces, puis un pied, et le vide qui allait en s’élargissant. Il la regarda, regarda la barre, le soleil qui brillait dans ses cheveux. Deux pieds. Elle s’éloignait. Il éprouva soudain une envie irrésistible de sauter par-dessus le vide, d’abandonner sa vie, de passer le restant de son existence avec elle. Elle releva ses lunettes sur sa tête, et il vit ses yeux, aussi verts que l’eau. Elle savait ce qu’il pensait, se dit-il. Et ce sentiment s’estompa, laissant place à un vide mélancolique.
Trois pieds, puis dix. Elle tourna la barre et la proue s’écarta de la jetée. Un dernier regard. Il n’aurait su dire si ce qu’il lisait sur son visage était de la joie ou autre chose. En tout cas, elle lui souffla un baiser du bout des doigts.
Il regarda Jane Doe fuir par l’eau.