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Lagos, 16/9
Ça ne va pas. Je me dis : C’est l’Afrique, laissons-lui le temps de s’adapter. C’est ce que tout le monde dit. Nous avons perdu toutes nos cigarettes, le rhum, beaucoup de bandes détruites parce qu’elles sont restées dehors. Bref, nous avons pas mal de problèmes, mais quand même. Putain de pays ! Grand, fertile, plein de gens intelligents, créatifs, une vaste classe cultivée, un océan de pétrole, et tout ça se perd dans le sable par la faute des criminels au pouvoir.
Oui, le vrai problème, ce n’est pas ce putain de pays, mais mon putain de mari. S’il était un peu plus présent, toute cette merde avec le matos serait de la rigolade, un truc dont on parlerait à longueur de soirée une fois rentrés à NY. C’est incroyablement embarrassant. Il se conduit exactement comme le genre de type qu’il tournait toujours en dérision, le grand Nègre prétentieux, dominateur, con comme un balai.
J’attends toujours de le voir me dire avec un grand sourire que tout ça n’était qu’une blague de mauvais goût, poussée trop loin. J’en veux à Ola Soronmu. L’incarnation de ce qu’on appelle l’afro-pessimisme. Un grand partisan de la tradition africaine : le chef de famille – l’homme – prend toutes les décisions, tape sur ses femmes, baise avec tout ce qui bouge et passe son temps à faire la foire. Défenseur de la religion traditionnelle, avec ça : « L’homme blanc a imposé ses religions, l’islam et le christianisme, à l’homme noir, l’associant au mal. Ils disent : Adorez le même dieu que nous et vous serez blancs comme nous, mais c’est un mensonge. Il faudrait un nouveau dieu noir pour sauver l’Afrique des Blancs, du néocolonialisme, de la corruption, du manque d’estime de soi. Il va falloir que le sang coule, tous les fruits pourris devront être éliminés. » Il prononce cette phrase avec une joie malsaine, en agitant le bras comme s’il brandissait une machette. Chop, chop ! L’intellectuel assoiffé de sang, la malédiction du siècle…
Plus tard. Il fait nuit. Il n’est pas encore rentré. Probablement avec Ola, à l’une de ces fêtes où on peut trouver la véritable Afrique. Les autres me regardent d’un air qui va de la sympathie à la satisfaction. Mme Bassey, qui est compatissante, m’a invitée à aller à l’église (!) avec elle, demain.
Lagos, 17/9
Messe à l’église ultra-anglicane de St-Marc. Dans la procession, tout le monde était en robe blanche et mitre d’évêque : les prêtres, les diacres et les enfants de chœur (que des garçons ; ici, les filles ne servent pas la messe). La lecture, la guérison de l’aveugle, Jean, 9. Le sermon portait sur les miracles. Le prêtre, un squelette ambulant, ressemblait aux saints des fresques coptes. Il paraît que, dans le Nord, des hordes de musulmans ont brûlé 163 églises, l’an dernier. Les fidèles ont décidé de célébrer le culte quand même dans les ruines. Bien que ce soit la saison des pluies, le dimanche, il faisait grand soleil. Ensuite, il a plu pendant six jours sans discontinuer, et le soleil est revenu le dimanche suivant. Le phénomène s’est répété pendant quatorze dimanches d’affilée, le temps que les congrégations rebâtissent le toit de leur église. Après quoi les musulmans leur ont fichu la paix. Une histoire vraie ? Pourquoi pas ? On est en Afrique.
Les saints sont tous noirs, ici. Une statuaire rudimentaire. Saint Marc ressemble à un jockey, et il est flanqué d’un vrai lion empaillé. Un exemple d’humour noir britannique ?
La merveilleuse tradition de sculpture traditionnelle yoruba n’a pas effectué la transition jusqu’à l’iconographie chrétienne. Dommage.
Après, thé avec Mme B. chez elle, au Lary’s. Un agréable moment de détente. Sa chambre : on la croirait téléportée de Bournemouth. Je regrette de ne pas être anglaise. J’aurais pu en savourer la moindre bribe de confort. Je commence à faire une overdose de bizarrerie.
Confort = antidote à la bizarrerie ? S’habiller pour dîner dans la jungle, ah, ces Anglais !
Essayé de détecter les signes de déracinement, d’hypocrisie ou de subtile obséquiosité dont Forster & Waugh nous ont dit que c’était le travers dans lequel sombraient inévitablement les indigènes qui singeaient les Blancs, mais pas réussi à en déceler. Mme B. = brave chrétienne, pur choix culturel. Véritable intimité possible ? Suis mal à l’aise avec les femmes plus âgées, à l’aise avec hommes plus âgés ; quoi d’étonnant à ça ? ! Un peu honteuse : me suis sentie vraiment réconfortée par cette femme entre toutes, dans son appartement absurde, hideux, ici, au cœur de l’Afrique. Tiens, j’ai failli écrire « au cœur des ténèbres »…
Lyttel & Washington se moquent d’elle dans son dos, la considèrent comme complètement fabriquée, une subsistance du colonialisme. Excusables à cause de leur jeunesse, de leur négritude américaine ? W. ne peut pas la supporter, l’imite cruellement devant les autres. Son oreille parfaite.
Elle ne l’aime pas beaucoup non plus. Elle a abordé le sujet alors qu’on prenait le thé – avec des petits pains au lait (comment peut-on faire des pains au lait à Lagos ? Et sacrément bons, avec ça !). Ce n’est pas un mystère dans la baraque ; le torchon brûle entre nous. Très gênant, mais j’ai vidé mon sac, pas toute l’histoire, mais ai parlé de son comportement récent, de l’affaire du matériel volé. Ai dit qu’il était déstabilisé depuis notre arrivée en Afrique. Ai dit que je l’aimais, que c’était ma faute.
Elle m’a jeté un regard de pitié, m’a dit textuellement : « Un homme comme ça, ma fille, ce n’est pas bon ici, on n’est pas dans la brousse, vous savez, il ne vous a pas achetée, vous êtes une chrétienne, vous êtes financièrement indépendante. » Elle a fait un geste, comme si elle saisissait quelque chose. « Montrez-lui la porte ! C’est ce que je ferais, à votre place. Je l’ai bien fait quand je me suis retrouvée dans la même situation, et, pourtant, je n’avais pas votre fortune. »
Elle m’a raconté l’histoire de son mari, un paresseux qui buvait, avait Dieu sait combien de maîtresses et piquait dans la caisse de l’hôtel. Quand il a commencé à voler les clients, elle l’a viré, une main devant, une main derrière. La vie d’une forte femme noire pas made in America. Une forte femme. Quelle importance, la couleur de sa peau ? De la sociologie pop ?
On s’est embrassées. Un peu plus et je me mettais à pleurnicher comme une gamine.
Plus tard, toujours des invités, le dimanche, à dîner. Ce soir, un certain Bryan Banners et sa femme, Melanie. Lui spécialiste d’histoire de l’art, elle anthropologue. Tous deux originaires du Middle West, grands, roses et blonds. Les Banners ont acheté une petite statue au marché. Il l’avait avec lui ; nous l’a montrée. C’était la hache d’Ogun : un mince fuseau d’ébène formé de trois silhouettes, une lame de hache triangulaire en métal fixée à la tête de la plus grande. Greer l’a bien regardée, a dit que c’était joli. Banners a demandé si elle était authentique. Greer a répondu que ça dépendait de ce qu’on entendait par « authentique », que c’était une sculpture ekite de la région de Kwara, mais que Banners voulait probablement savoir si elle était récente ou ancienne, et il a ajouté que ce n’était pas une question à poser à propos de l’art africain. L’âge = un fétiche européen, l’ai compris que Banners n’avait jamais réfléchi que les Européens avaient des fétiches, et il a dit qu’il voulait seulement savoir si ça venait d’une tribu aux traditions intactes ou si c’était un objet fait pour être vendu aux touristes. Greer a répondu que la question ne se posait pas non plus. Après tout, Robert Motherwell était-il une tradition intacte, ou exposait-il des trucs faits pour être vendus dans sa galerie de New York ?
Greer a expliqué pourquoi les Africains n’idolâtrent pas les antiquités : rien d’organique ne dure, ici. Les vieux masques, les statues, sont rituellement enfouis et les clans de sculpteurs en fabriquent de nouveaux. C’est l’esprit, l’ashé qui est dans la chose, qui compte, et cet objet particulier était plein d’ashé, alors peu importait qu’il ait été fabriqué cent ans auparavant ou mercredi dernier. Il y a beaucoup de merde, évidemment, il faut faire un tri, comme font les indignes. Comme on fait à New York.
Ensuite nous avons abordé la théorie de Geertz sur l’art en tant que système culturel, sur la sémiotique et les zones plus profondes de l’anthropologie moderne, qui est mon domaine de prédilection. Je suis intervenue, et nous avons parlé boutique à bâtons rompus. Les peintures à plat, à quatre couleurs, du peuple Abelam de Nouvelle-Guinée, la comparaison avec l’art yoruba, l’unité de forme et de contenu, la comparaison avec l’Europe. La Renaissance ; la poésie marocaine, sa fonction d’indicateur de statut et de prestige social, la relation de tout ça avec ce que font les griots d’Afrique de l’Ouest, les chroniques chantées en général, L’Iliade, les poètes épiques modernes des Balkans, comment l’influence voyageait dans ces cultures, est-ce que la création indépendante satisfaisait un besoin humain instinctif ?, la possibilité d’une sémiotique de l’art fiable.
Je jetais de temps en temps un coup d’œil à W. pour voir s’il appréciait. C’était lui, l’artiste, là, il aurait dû se régaler. D’autant que la conversation était meilleure que la plupart des bavardages de salon à New York, mais il avait cet air ennuyé, amer, et cinq bouteilles de bière vides devant lui. Un fait : W. ne tient pas l’alcool. Je me suis dit que j’aurais dû faire comme Melanie, passer l’éponge, faire bonne figure, et puis je me suis dit que je passais un bon moment, je sentais que ma cervelle se réveillait, comme quand j’étais avec M. avant la Sibérie, et je me suis tournée de l’autre côté.
Lorsque je l’ai regardé à nouveau, c’était parce qu’il riait avec Ola S., très fort, au point que la conversation s’est arrêtée. J’ai attendu que les autres m’expliquent la plaisanterie. Ils ironisaient sur les Blancs qui essayaient de comprendre l’Afrique. W. expliquait à Ola ce qu’était un choco BN. J’ai regardé Greer, j’ai vu qu’il n’allait pas tenir le coup longtemps dans le rôle de l’hôte jovial. Il a fait une remarque bienveillante, les invitant à se joindre à la conversation, et W. a dit : « Non, pat’on, nous nèg’es plus heu’eux dans la’ue, tout ce discou’s intello de me’de nous passe bien au-dessus de la tête. » Et ils sont sortis tous les deux en titubant, en continuant à pérorer.
Il n’est pas encore revenu et il est plus de deux heures du matin. Je ne sais plus quoi faire, là. Pourtant, je sais qu’il m’aime. Je ne peux pas me tromper là-dessus.