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Barlow exposa tout ce qu’ils savaient de l’affaire à ce stade de l’enquête. Paz se dit qu’il excellait vraiment à cet exercice. Que voulez-vous ? Un homme qui passait son temps à parler au Tout-Puissant ne devait pas être du genre à se laisser impressionner par une brochette de pontes, quels qu’ils soient. La pièce était bourrée à craquer. Neville D, Horton, le patron de la police, trônait au bout de la table, flanqué d’un wagon d’assistants et de sous-fifres, et puis il y avait le chef, Mendés, et les capitaines et lieutenants qui supervisaient les hommes qui bossaient sur l’affaire.
Barlow parla des deux meurtres en insistant sur les similitudes : l’absence d’effraction, le silence complet dans lequel les crimes avaient été perpétrés, le fait que les victimes n’étaient pas liées et que pourtant elles ne s’étaient pas débattues quand elles avaient été transformées en chair à pâté, la manière dont les victimes avaient été charcutées, tant les mères que les bébés à terme, la nature et la quantité des drogues trouvées dans les cadavres lors de l’autopsie.
Il parlait d’un ton doctoral, en ménageant des pauses dramatiques aux endroits appropriés. Il posait des questions de pure forme et y répondait (« Y a-t-il des similitudes ? Oui, absolument »), et son exposé était dépourvu des tics verbaux habituels. On se serait cru à l’église, au moment du sermon, mais un sermon sans morale finale. Paz se réjouit que Barlow ait passé sous silence l’incident avec Tanzi Franklin, qui était gênant, et n’avait mené à rien, de toute façon. Du reste, Barlow n’avait pas essayé de suggérer la vérité de l’histoire – ils n’avaient aucun suspect, aucune piste à explorer, de quelque côté que ce soit, aucun véritable indice en dehors de la nature bizarre des crimes proprement dits : une noix tropicale utilisée en divination ; la description brumeuse, fournie par un traîne-savates, d’un type qu’il avait vu parler à Deandra Wallace dans un parc ; une empreinte de pneu de vélo sujette à caution, et un petit bout de verre qui s’était révélé être de l’obsidienne. Arrivé à ce stade de son exposé, Barlow fit un signe de tête à Paz.
— Mon partenaire, l’inspecteur Paz, a des informations à propos du fragment retrouvé sur les lieux du crime, dans l’affaire Vargas. Jimmy ?
Paz se leva et s’avança vers le devant de la salle. Ils avaient prévu cette mise en scène de sorte que Paz soit debout à côté de Barlow pour répondre aux éventuelles questions concernant ce que ce dernier appelait les particularités remarquées sur le terrain. Paz s’éclaircit la gorge et dit, d’une voix qui parut trop forte même à ses propres oreilles :
— En effet. J’ai montré l’échantillon à un géologue de l’université. Il s’agit d’un fragment de verre volcanique appelé obsidienne. L’examen au microscope a fait apparaître des marques de retouche parallèles, caractéristiques des pointes de flèche, par exemple. Nous pensons qu’il provient d’un couteau de pierre.
Cette déclaration fut saluée par une vague rumeur, dans la salle. Mendés frappa sur la table avec les jointures de son poing et se tourna vers le médecin légiste du comté, John Cornell, un vétéran blanchi sous le harnais et qui avait une réputation de rugosité, réputation qu’il soignait, du reste.
— Alors, docteur ? Les incisions pratiquées sur les deux victimes auraient-elles pu être effectuées à l’aide d’un couteau de pierre ?
— Elles ont été effectuées à l’aide d’une lame très acérée, de sept ou huit centimètres de longueur, répondit Cornell. Mais il n’y a aucun moyen de dire de quelle matière cette lame était faite.
— Certes, mais une lame de pierre pourrait-elle présenter un tranchant susceptible de produire ce genre d’incisions ?
— Une lame de verre, absolument ! Il existe une opération de l’œil pour laquelle les chirurgiens emploient exclusivement des instruments de verre. Quand on maîtrise le travail du verre, on peut lui donner un fil d’un micron d’épaisseur. On ne peut pas faire plus tranchant. Le problème, avec les lames de verre, c’est qu’il suffit de les regarder de travers pour les écailler, et le tranchant est à refaire.
— C’est ce qui aurait pu arriver à cette lame-ci, produisant l’écaille que nous avons retrouvée ?
— Je vais vous dire, Arnie, répondit Cornell. Je n’étais pas là quand il a fait sa petite affaire, et je ne peux pas vous répondre. Mais trouvez-moi l’arme, et je vous dirai avec certitude si elle correspond aux blessures observées sur les cadavres.
Mendés eut un sourire. Il était manifestement sous le charme du vieux gentleman aux manières bourrues. Il se tourna vers le seul étranger présent dans la salle.
— Bon. J’aimerais à présent entendre l’avis du FBI. Comme vous le savez, lorsqu’il est apparu que nous avions affaire à un tueur en série, nous avons fait appel à l’unité des sciences du comportement de Quantico. Agent Robinette, si, à ce stade de l’enquête vous pouvez nous dire quelque chose sur le genre d’homme que nous cherchons, nous sommes tout ouïe…
— Merci, capitaine, répondit le dénommé Robinette.
Il sortit une chemise de son attaché-case et la posa soigneusement devant lui comme un écolier appelé au tableau pour réciter sa leçon. Il avait de faux airs d’écolier, d’ailleurs, malgré sa petite soixantaine : un visage lisse et rond, un petit nez rond, un petit menton rond et des yeux d’un bleu frappant. Il avait les cheveux gris, presque ras, et le teint rose d’un astronaute qui reviendrait d’une séance d’exercice en plein air.
Après un bref exposé des techniques de profilage des tueurs en série, il dit :
— La bonne nouvelle, si l’on peut dire, c’est que ce n’est apparemment pas la première fois que nous avons affaire à notre bonhomme : il y a eu un cas similaire à Long Island, dans l’État de New York, il y a un peu moins de trois ans.
Il prit un paquet de photos en couleurs, sur papier glacé, qu’il tendit au docteur Cornell. Le légiste les regarda attentivement, une par une, et les passa à son voisin. Pendant que les photos faisaient le tour de la table, Robinette poursuivit :
— La victime s’appelait Mary Elizabeth Doe, alias Mariah Do. Elle était mannequin, et originaire d’une grande famille de la côte nord de Long Island. Une grande famille, et une grande fortune, surtout. Grâce à leur entregent au niveau local, ils ont réussi à faire en sorte que le crime ne s’ébruite pas. Ça a fait trois lignes dans les journaux, et aucun détail n’a filtré, ce qui – je ne vous apprends rien – est plutôt rare dans les affaires de ce genre. Surtout quand la victime jouit d’une certaine notoriété. Il est probable que notre système n’aurait même pas ressorti le dossier si l’enquêteur qui suivait l’affaire sur place n’avait fait plusieurs stages chez nous. Nous tenons un fichier des cas de cannibalisme dans notre base de données VICAP{15} – mais vous êtes tous au courant, je suppose.
En réalité, Paz l’ignorait. C’était la première fois qu’il avait à traiter ce genre d’affaire. Quand les photos arrivèrent a lui, il examina attentivement la victime. Elle était d’une beauté frappante. Les pommettes paraissaient étrangement saillantes sous la lumière écrasante de l’appareil de prise de vue stroboscopique, et les cheveux étalés de chaque côté de son visage étaient soyeux, d’un blond presque blanc. Les incisions avaient l’air assez semblables à celles qu’il avait lui-même observées sur les cadavres, et l’idée que deux meurtriers puissent faire ce genre de chose chacun dans son coin semblait rigoureusement indéfendable. Il passa la liasse a Barlow, qui la feuilleta sans mot dire et demanda :
— Cette femme, la victime… avait-elle un lien quelconque avec un culte africain, haïtien ou autre ?
Robinette hocha la tête comme s’il s’attendait à cette question.
— Pas la victime proprement dite, pour autant qu’on puisse l’affirmer. Mais sa sœur, qui était anthropologue, revenait justement d’Afrique. Elle était tombée malade là-bas et était en convalescence dans sa famille. Elle s’est suicidée peu après l’enterrement de sa sœur.
Cette information fit sensation. Il poursuivit :
— En fait, les circonstances de sa disparition auraient mérité une enquête approfondie, mais la police locale n’a pas poursuivi les investigations, et l’État non plus. La famille, je vous l’ai dit, est très influente dans la région. Ce sont des catholiques, et la police n’a pas été, disons… encouragée à creuser cette histoire de suicide. L’opinion généralement admise est – je ferais peut-être mieux de dire était – que c’était la sœur qui avait fait le coup, poursuivit-il en consultant le dossier. Tout portait à croire à un crime de familier, un meurtre domestique particulièrement monstrueux. La sœur et la mère de la victime étaient chez elles à l’heure supposée des faits. Aucune des deux n’avait rien entendu, mais c’est une énorme bâtisse, une vieille demeure typique de Long Island. Les deux domestiques également présents sur les lieux n’avaient rien remarqué non plus. À l’heure du crime, le père et le mari de la victime, ainsi que le mari de la sœur, qui revenait aussi d’Afrique, étaient à une dizaine de kilomètres de là, à une exposition d’automobiles anciennes. Tous trois disent qu’ils ne se sont pas quittés de tout l’après-midi. Ça pourrait vouloir dire qu’ils étaient complices, évidemment, mais personne n’a voulu suivre cette piste. Suite à votre appel, nous avons effectué des recoupements à l’aide du programme VICAP, et cette affaire est ressortie. Tout coïncide parfaitement. Pour moi, il n’y a aucun doute : soit c’est le même type, soit il s’agit de meurtres rituels, perpétrés par plusieurs individus, peut-être membres d’une secte, qui suivraient exactement le même mode opératoire.
D’autres murmures, que Barlow interrompit :
— J’aimerais jeter un coup d’œil à la liste des gens présents à la manifestation automobile.
— Le dossier est à votre disposition, inspecteur. Si ça peut vous être utile… Comme je le disais, il n’y a pas grand-chose dedans. Au début, ils cherchaient un vagabond psychopathe, mais quand la sœur s’est tuée, l’enquête s’est pour ainsi dire éteinte d’elle-même. Je vous le répète : ils ont plus ou moins supposé que la sœur avait eu un coup de folie meurtrière et qu’elle s’était tuée, prise de remords, un jour ou deux après l’enterrement. Il est dit, quelque part dans le dossier, que le torchon brûlait entre les deux sœurs : la cadette allait avoir un enfant, et l’aînée était jalouse. Ajoutez à ça qu’elle était malade, délirante au sens propre du terme, et manifestement pas très équilibrée au départ… Maintenant, bien sûr…
Bien sûr… Une pause, entrecoupée de marmonnements, auxquels Mendés mit fin en tapant sur la table.
— Merci, agent Robinette. Avec ce dossier, et les deux autres affaires en cours, disposez-vous de suffisamment d’éléments pour nous donner une idée du genre de meurtrier que nous recherchons ?
— Nous y avons longuement réfléchi, commandant, et je crains que la méthode de profilage standard ne nous serve pas à grand-chose dans ce cas précis. Je doute beaucoup que notre client soit un psychopathe sexuel.
— Comment ? ! Vous voulez dire que ce genre de crime, aurait pu être accompli par un individu normal ? s’exclama Mendés.
— Non, j’ai dit que ce n’est probablement pas un psychopathe sexuel. Ça ne veut pas dire qu’il est normal. Je pense que nous cherchons un individu très, très inhabituel, mais la signature des crimes ne paraît pas mener à un individu animé par une haine pathologique des femmes. Rien n’indique que les victimes aient été torturées, par exemple. Il n’y a aucun indice de frénésie. Les corps n’ont pas été disposés dans des positions anormales ou dégradantes. Les victimes donnent l’impression d’être mortes paisiblement, dans leur sommeil, et sans les opérations et les excisions constatées, c’est la conclusion à laquelle nous aurions pu arriver. J’emploie sciemment le terme « opérations ». Notre inconnu a drogué ses victimes, les plongeant dans l’inconscience ; il leur a prélevé soigneusement, avec précision, des organes ou parties d’organes spécifiques ; il a extrait le cerveau du crâne des nouveau-nés encore vivants et a procédé à l’ablation d’une petite partie des tissus cérébraux. Ce n’est pas l’œuvre d’un psychopathe sexuel, ou alors il ne ressemble à aucun de ceux qu’il nous a été donné de rencontrer à ce jour. On disait autrefois que Jack l’Éventreur devait être chirurgien, ou du moins qu’il avait des connaissances médicales, mais nous ne le pensons plus, aujourd’hui. Il ne faut pas être un grand chirurgien pour ouvrir le ventre d’une femme avec un couteau et lui enlever un rein. En revanche, il faut beaucoup de dextérité pour disséquer les hémisphères cérébraux d’un nouveau-né et en exciser le thalamus et la glande pinéale.
— Je suis d’accord, confirma le docteur Cornell. Nous cherchons un chirurgien du cerveau. La plupart sont des psychotiques, de toute façon.
Robinette lui lança un rapide sourire.
— Je vous laisse la responsabilité de vos propos, mais ce dont je suis sûr, c’est que nous avons intérêt à oublier le profil type. Notre homme est cultivé, il a fait des études universitaires, peut-être publié une thèse. Il est très intelligent. Il sait utiliser une base de données, effectuer des recherches en bibliothèque. Il n’est pas mal à l’aise avec les femmes, tout au contraire, il parle bien, c’est un charmeur. Il est probable ment séduisant, de taille moyenne ou supérieure à la moyenne, d’un poids proportionnel à sa taille, sans signe particulier disgracieux ou problème de locution. Age : la trentaine, probablement travailleur indépendant, ou membre d’une profession libérale, dans quelque branche que ce soit. Américain. Capable de baratiner les femmes pour qu’elles le laissent entrer chez elles et de leur faire prendre ses drogues, or les victimes ne sont pas des jeunes filles sans éducation Mariah Do était top model – il est probable qu’elle n’avait plus rien à apprendre sur les hommes. Teresa Vargas avait un diplôme universitaire et fréquentait la haute société. La femme Wallace était plus vulnérable, certes, mais il fallait qu’il ait quelque chose de particulier pour l’appâter. Il a besoin, nous ne savons pourquoi, de femmes enceintes, proches du terme, et il est probable qu’il les trouve dans la rue, ou qu’elles viennent le voir pour une raison ou une autre – pour se faire dire la bonne aventure, peut-être. Certains indices des deux affaires en cause le laissent penser. Notre homme est prudent, précis, il n’y a pas de témoins, il ne laisse que très peu d’indices derrière lui. J’imagine qu’il se déshabille et met ses affaires dans un sac avant d’opérer. Et il ne craint pas de se faire repérer. Tous ces éléments accumulés suggèrent une situation anormale. Il ne passe pas sa colère sur ces femmes. Il n’a pas plus d’émotions que nous n’en aurions, vous ou moi, si nous allions au supermarché acheter des travers de porc pour un barbecue. Ce que je veux dire, c’est qu’il ne commet pas ces crimes par passion… Il fait son marché.
Cette déclaration fit son petit effet, mais Robinette poursuivit :
— Deuxièmement, nous cherchons quelqu’un qui n’a pas de voiture. Il prend les transports en commun ou des taxis. Dans un cas, il s’est déplacé à bicyclette. C’est très inhabituel chez les Américains en général, et plus particulièrement chez les tueurs en série. Peut-être s’est-il fait retirer son permis, à moins qu’il n’ait un problème qui l’empêche de conduire. Encore un élément à creuser. Troisième chose : la race. Les tueurs en série sont virtuellement tous des hommes blancs, et leurs victimes sont, dans une énorme majorité de cas, des Blancs. Vous vous demandez évidemment de quelle origine ethnique peut bien être cet homme, et, là, j’avoue que je ne sais pas quoi vous dire. Il frappe la nuit, dans un quartier noir, où un Blanc se ferait repérer comme une torche dans une cave, or personne ne l’a remarqué. De plus, vous avez un témoin qui dit avoir vu la femme Wallace parler à un Noir, un étranger, qui pourrait correspondre à notre suspect. Mais il a ensuite frappé dans un quartier huppé, où un Afro-Américain aurait attiré l’attention, la nuit, et aurait peut-être même occasionné un coup de fil à la police. Du reste, votre seul témoin potentiel dit avoir vu un Blanc à bicyclette. Je pense à un maître du déguisement, donc presque certainement un homme de race blanche, qui se serait fait passer pour un Noir dans le cas de l’affaire Wallace. Je ne connais pas un seul cas où un Noir se serait fait passer pour un Blanc afin de commettre un crime.
Robinette aborda ensuite le sujet des meurtres rituels, catégorie dans laquelle ceux-ci n’entraient pas, à son avis. Rien n’indiquait l’implication d’une autre personne, quelle qu’elle soit, en dehors de l’inconnu. Qui dit secte dit appartenance à un groupe. Par ailleurs, rien, sur les scènes de crime, n’évoquait un culte traditionnel – pas de cierges, d’encens, de signes mystiques. De plus, dans le cas de la femme Wallace, l’assassin avait tenté de détourner les soupçons sur Youghans, ce qui ne renvoyait pas à un meurtre rituel. Les meurtres rituels ont généralement pour théâtre des endroits spécifiques, où la victime est emmenée, ce qui n’était manifestement pas le cas ici. Et ainsi de suite.
Paz ne l’écoutait plus. Ses pensées s’étaient mises à vagabonder. Il pensait que le profilage était une activité utile dans les cas de folie classique, or il avait déjà acquis la certitude que ce n’était pas de cela qu’il s’agissait ici. Ils n’avaient pas idée des raisons qui poussaient le meurtrier à agir, même si la formule de Robinette lui plaisait assez : le type faisait son marché. Ça lui paraissait assez juste. Restait à savoir pour quoi, et, là, le mystère demeurait entier. Le fait d’éliminer des hypothèses ne faisait guère progresser les recherches.
Quoi qu’il en soit, Paz avait passé les dernières dix minutes à étudier le dossier Mariah Do, et plus particulièrement une photo, la toute dernière des milliers de photos de la victime. On y voyait la jeune femme marchant sur un chemin, entre deux autres personnes. C’était l’été ; il y avait des feuilles aux arbres de part et d’autre du sentier, et les bas-côtés étaient tavelés de soleil. La victime était enceinte mais portait son gros ventre avec grâce, telle une madone de la Renaissance. On aurait dit qu’elle irradiait une sorte de lumière, et Paz n’aurait su dire si ce rayonnement était réel ou s’il était dû au talent du photographe. En tout cas, elle était d’une beauté transcendante. À sa gauche, un peu en retrait, se trouvait une autre femme, une grande perche blonde, très mince, au visage pincé, inquiet. Elle regardait la victime d’un air que Paz n’arrivait pas à déchiffrer. De la réprobation, de la colère, de la peur ? En tout cas, elle n’exprimait pas le bonheur. De l’autre côté de la victime, un homme souriait de toutes ses dents, l’air ravi, comme s’il venait d’en entendre une bien bonne. La blague expliquait-elle le sourire de madone de la victime et l’expression renfrognée de l’autre femme ? Sa sœur, Jane Clare Doe, comme disait l’étiquette collée au dos. L’homme était son mari, DeWitt Moore, le beau-frère de la victime. Il se trouvait qu’il ressemblait beaucoup à Paz.
Paz eut l’impression que des torpilles d’excitation lui lardaient les tripes. Il résista à la tentation d’intervenir pendant que l’agent du FBI finissait son topo. Il s’était déjà ridiculisé deux fois dans cette affaire, une fois avec Youghans, la deuxième fois lors de sa tentative désastreuse pour obtenir de Tanzi Franklin une description utilisable du meurtrier ; on ne l’y prendrait pas une troisième fois. Non, la question, à ce stade, était de savoir comment exploiter son intuition. Il était confronté à l’éternel problème qui se pose à l’enquêteur : faut-il ou non s’ouvrir de ses soupçons à ses supérieurs ? Leur en faire part vous permettrait d’obtenir les moyens nécessaires pour épingler votre homme, mais si vos soupçons sont infondés, vous risquez de vous retrouver dans la merde. D’un autre côté, si vous ne remontez pas l’information alors que vous avez eu la bonne intuition, vous courez le risque qu’un autre retire le bénéfice de la capture du bonhomme, ou que celui-ci s’en sorte, s’échappe, passe entre les mailles du filet ou, pire, qu’il recommence, auquel cas, si on vient à savoir que vous l’aviez soupçonné et que vous n’avez rien dit ni rien fait, vous risquez de vous retrouver encore plus dans la merde.
La seule chose intelligente à faire était d’en parler à Barlow. C’était aussi l’une des règles de Barlow : parler à son coéquipier. Pour ce qu’en savait Paz, Barlow avait toujours été parfaitement réglo avec lui, dans toutes les affaires qu’ils avaient traitées ensemble. D’un autre côté, quand Barlow avait des soupçons, ils étaient toujours fondés, alors qu’il arrivait à Paz de se tromper.
L’agent Robinette acheva son exposé. Il y eut quelques questions, puis la discussion porta sur les mesures actives à prendre pour mettre le grappin sur le meurtrier, ou du moins pour l’empêcher de poursuivre ses forfaits. Les flics autour de la table n’aimaient pas la théorie du FBI. Ils auraient voulu une secte, une religion noire, cubaine ou haïtienne, avec quelques adeptes blancs, éventuellement. Miami était la ville de tous les cultes, pourquoi aller chercher un étranger qui serait venu et reparti subrepticement après avoir mené à bien une entreprise digne d’un savant fou ? Ça n’avait pas de sens. Et où aurait-il trouvé ces drogues exotiques ? chez des herboristes, des guérisseurs, des brujos, des curanderos…
Ces spéculations fascinantes furent interrompues par un grondement émanant du bout de la table. Neville D. Horton, qui n’avait pas dit grand-chose jusque-là, avait décidé de mettre son grain de sel, et tout le monde se tut pour l’écouter, non seulement parce que c’était le chef de la police, mais aussi parce que c’était un homme imposant, de plus d’un mètre quatre-vingts, qui pesait au moins cent cinquante kilos, et noir comme du chocolat, à part une mèche de cheveux prématurément blanchie. Et le grondement disait :
— Écoutez, les gars, d’ici à deux heures, je vais voir le maire et l’administrateur de la ville, après quoi nous allons nous retrouver, ces beaux messieurs et moi-même, devant les caméras de télévision pour raconter à tout le monde que nous sommes sur la piste de ce salopard, que le FBI nous a pratiquement donné son adresse et son numéro de téléphone, et que ce n’est qu’une question de temps avant que nous lui mettions le grappin dessus. Je ne vais pas dire devant tout le monde et devant Dieu que nous cherchons un savant fou, noir, qui roule à bicyclette. Un peu de sérieux, les gars ! S’il faut que nous mettions un homme armé devant la porte de toutes les femmes enceintes de neuf mois de la ville de Miami, eh bien, faisons-le. Cette horreur ne doit pas se reproduire. Arnie, vous vous en occupez. En réalité, maintenant que j’y réfléchis, j’aimerais bien que vous veniez avec moi parler à la télévision, comme ça les gens sauraient à qui s’en prendre.
Sur ces mots, il eut un sourire – un grand sourire – pour bien montrer qu’il plaisantait. Ou peut-être que non.
— En attendant, je voudrais parler de mesures et de plans concrets. Vous avez une heure. Merci, les gars, c’est du bon boulot. Bonne chance à vous, et Dieu nous aide si nous salopons cette affaire.
Il se leva telle une baleine surgissant des flots et quitta la pièce à grandes enjambées, ses adjoints sur les talons.
Après ça, Mendés prit le relais, lançant des ordres à l’aréopage de chefs, qui relancèrent des ordres à leurs sous-fifres, puis l’assemblée se dispersa. Mendés fit signe à Barlow, Paz et Robinette de le rejoindre dans son bureau. Mendés était furieux, sans doute parce qu’il croyait qu’on lui faisait, à lui, le coup qu’il avait décrit avec précision à Paz. Il regarda les trois autres comme s’il allait les mordre.
— Alors ? Qu’est-ce qu’on raconte au public ?
— Écoutez, chef Mendés, commença Robinette, le moment est peut-être venu d’une fausse déclaration stratégique…
— J’aime cette phrase, renifla Mendés. Ce qui veut dire ?
— Ce type doit être assez content de lui. Il a feinté les flics, jusqu’à présent. Il est probable qu’il lit la presse, et, là, il doit bien rigoler. Et si nous diffusions un faux profil décrivant le meurtrier comme un minable gratte-papier, un asocial, un tordu bourré de problèmes sexuels, voire impuissant ? Ça pourrait le pousser à la faute, l’amener à contacter la presse, éventuellement à se montrer à la télé dans une émission de plateau. Avec un peu de chance, il se dira peut-être que nous sommes complètement à côté de la plaque et il se laissera aller à commettre une imprudence. C’est déjà arrivé. Et nous pourrions demander au chef de dire que nous fournissons une garde aux femmes enceintes dans certains quartiers. On verra bien s’il aura l’arrogance de relever le défi.
Mendés eut un sourire torve.
— C’est ça, le chef va adorer l’idée d’utiliser les femmes enceintes comme appât. En cas de bavure, nous aurons beaucoup de chance si nous retrouvons un boulot au parking de l’Orange Bowl. À combien estimez-vous le nombre de femmes enceintes à Miami ?
— Le taux de natalité, aux États-Unis, est de quatorze pour mille, répondit Robinette. Mettons qu’il y ait un million de femmes dans la ville et sa banlieue, ça fait quatorze mille femmes enceintes par an, dont un douzième dans leur dernier mois de grossesse ce mois-ci, soit environ onze cent soixante.
— D’accord. Disons que, s’il fallait en arriver là, ce serait faisable, repartit Mendés. On pourrait toutes les envoyer dans votre ranch, Cletis.
— Je serais ravi de les accueillir, répondit l’intéressé. Je vais dire à Erma de commencer à faire bouillir de l’eau.
— Écoutez, chef, reprit Paz, en attendant, je pense que nous devrions aller à New York voir les enquêteurs qui sont allés sur la scène de crime, le père de la fille morte, tous ces gens-là.
— Et pour quoi faire ? demanda Mendés.
C’était le moment de sortir la photo de l’affaire de Long Island et de faire part de ses conjectures, mais il croisa le regard de son chef, y lut un cocktail de cynisme, d’ironie, de condescendance, et il se dégonfla. Il garderait son intuition pour lui jusqu’à ce qu’il l’ait précisée et que Mendés soit bien obligé de l’avaler, que ça lui plaise ou non. Alors il dit :
— Parce que le type qui a fait le coup à l’époque est notre homme. Il est allé là-bas. Il a dû laisser des traces, quelqu’un doit bien se souvenir de lui. Vous avez entendu l’agent Robinette : l’enquête n’a pas été menée à fond parce qu’ils ont cru à un crime de familier et que la meurtrière avait mis fin à ses jours. Nous savons maintenant que ce n’est pas vrai. Les inspecteurs ont forcément recueilli des indices, il y a des pistes qu’ils n’ont jamais suivies parce qu’ils ont refermé le dossier trop vite. La victime connaissait quelqu’un, ou peut-être qu’elle appartenait à une secte, et ils n’ont pas eu l’occasion de divulguer l’information. Peut-être qu’une de ces pistes mène à Miami. À quelqu’un qui était là-bas à l’époque et qui est maintenant ici, allez savoir ?
— D’accord, allez-y, répondit Mendés, au bout d’un moment. Mais vous faites juste un saut. Cletis, vous y allez avec lui.
Paz passa quelques coups de fil pour s’assurer que les gens qu’ils voulaient voir à New York pourraient les recevoir, et un autre coup de fil au théâtre de Coconut Grove, où il obtint la réponse qu’il attendait. Ils partaient pour l’aéroport international de Miami lorsque la secrétaire de la brigade lui fit signe et lui remit une grande enveloppe qu’une femme avait apportée pour lui pendant qu’il était en réunion. Elle avait dit que c’était important, qu’il s’agissait des meurtres. Paz fourra l’enveloppe dans son attaché-case. À une heure dix, ils étaient dans un vol US Air pour La Guardia. Barlow boucla sa ceinture de sécurité, prononça une de ses phrases à la noix, « Le chemin saint, les fous n’y viendront pas vaguer, Isaïe, 35, 8 », et s’endormit aussitôt après le décollage. Il se réveilla lorsque les roues touchèrent la piste, s’étira et regarda Paz.
— Ah, rien de tel que d’être payé pour dormir, dit-il avec un grand sourire. Eh bien, gamin ? On dirait un rat crevé ! Tu as pris combien de petits verres ?
— Soixante-treize, répondit aigrement Paz.
— Mouais. Alors il vaut mieux que ce soit moi qui conduise.
Ils grimpèrent dans une Taurus blanche et partirent immédiatement. Paz ne rouvrit l’œil qu’en sentant la voiture ralentir, puis s’arrêter. Il se secoua et resserra son nœud de cravate. Il avait la bouche pâteuse et envie d’un cigare, mais il dut se contenter d’une plaquette de chewing-gum mentholé. Ils étaient dans un parking, devant un bâtiment moderne d’un ou deux étages. Le drapeau américain flottait en haut d’un mât planté au milieu d’un tertre circulaire couvert d’une jolie pelouse bien verte. Ç’aurait pu être une petite boîte d’électronique, mais c’était le bâtiment de Hicksville de la police de New York.
L’inspecteur Jerry Heinrich, qui avait mené l’enquête sur le meurtre de Mary Elizabeth Doe, occupait un grand bureau moderne, aménagé dans le même style anonyme que tous les bureaux de ce genre. Seule originalité : l’énorme poisson naturalisé entouré de plaques et de photos, sur tout un pan de mur. Heinrich était un homme agréable, aux cheveux bruns, souplement ondulés, grisonnant aux tempes, à l’air parfaitement ordinaire. On aurait dit un professeur de lycée, ou un marchand d’aspirateurs. Il parlait lentement, posément, et semblait raisonnablement ouvert et prêt à les aider.
— Si vous avez le dossier du FBI, leur dit-il après les préliminaires d’usage, vous en savez autant que nous. On a vraiment mis le paquet sur cette affaire, vous vous en doutez. On avait le gouverneur sur le dos, mais on n’a subi aucune pression. Les gars du comté et la police locale nous ont vraiment laissé les coudées franches. Vous connaissez la famille ?
— Nous avons entendu dire que ce sont des gens importants dans la région, répondit Paz.
— Ça, on peut le dire. C’est une institution, dans cette partie du monde. L’argent ne compte pas, pour eux. Les églises, les associations caritatives, les hôpitaux… Sans blague : ils payent les études de la moitié des bons élèves de la partie nord de l’île, et ça ne date pas d’aujourd’hui. Ils sont à tu et à toi avec tout ce qui a été aux affaires depuis Nixon et même avant. Ils n’ont même pas eu à passer un coup de fil. Les gens ont fait d’eux-mêmes tout ce qui était en leur pouvoir. Ça explique aussi que la presse ait été quasiment coupée de toute information, et, croyez-moi, ils ont pas mal grenouillé, avec la victime top model et tout ça. Tout le monde a tenu sa langue. Cela dit, l’isolement y a contribué. Vous êtes déjà allé là-bas, à Sionnet ?
— C’est comme ça que ça se prononce ? fit Barlow. Non. Pas encore, nous irons quand nous aurons fini ici. Nous voudrions parler à M. Doe et à tous les membres de la maisonnée qui étaient là au moment des faits.
— Ouais, eh bien, bonne chance ! Mon vieux, je vais vous dire, tous les inspecteurs de l’île, plus quelques-uns du nord de l’État, ont interrogé tout le monde, et ils ont fait chou blanc. Il y avait quatre personnes à la maison au moment du crime, le majordome, un dénommé Rudolf, qui était déjà dans la famille quand Pluto faisait ses dents ou à peu près, et s’il y a une affaire où on peut affirmer que ce n’est pas le domestique qui a fait le coup, c’est bien celle-là. Il y avait aussi une cuisinière, qui dormait sur place. Elle n’a pas quitté la cuisine, où elle préparait le dîner. Ensuite, la mère, qui dormait dans sa chambre, à ce qu’elle a dit, et j’ai tendance à la croire…
— Pourquoi ? demanda Paz.
Heinrich fit mine de vider un verre.
— Et ça y allait ! Avec des pilules, par-dessus le marché. Un vrai gâchis. Enfin, on ne voit pas la mère faire un truc comme ça, généralement. Et puis il y avait Jane, l’autre fille. Elle a passé la majeure partie de l’après-midi sur la terrasse nord, face à la mer. À ce qu’elle a dit. L’ennui, c’est que personne ne se souvenait de l’avoir vue sur la terrasse entre trois heures et quatre heures de l’après-midi, heure présumée du crime d’après le légiste. Et je vous parlais de Sionnet : la propriété est dans un endroit isolé, sur une presqu’île, vingt, vingt-cinq hectares peut-être, mais pour y arriver il faut traverser le village de Sionnet, et il n’y a rien au-delà du village, que la propriété. Une grande pancarte annonce qu’on arrive sur une voie privée, et il y a un petit rond-point pour les touristes qui se sont égarés. L’été, quand il y a beaucoup de circulation, il y a, mettons, une demi-douzaine de voitures par jour qui traversent le village et vont de ce côté-là, des gens qui travaillent à la propriété, ou qui ont quelque chose à y faire. Ce jour-là, le 16 septembre, était un samedi. M. Doe était parti vers une heure avec ses deux beaux-fils assister à un défilé de voitures anciennes à Huntington, et ils étaient revenus vers quatre heures et demie. Vous vous rendez compte, rentrer chez soi pour tomber sur un truc pareil… ? Enfin, bref, personne n’a remarqué de voitures étrangères aux alentours de l’heure du crime. Maintenant, vous allez me parler des bateaux. Ils l’auraient entendu, s’il y en avait eu un, c’est certain. Il y avait des gens qui travaillaient là, sur le ponton, et la fille a dit qu’elle y était aussi. Ouais, je sais, un commando aurait pu venir en dinghy et se cacher, mais…
Il eut un geste évasif, exprimant l’incrédulité : c’était peu vraisemblable.
— Vous avez été sur l’affaire depuis le début ? demanda Barlow.
— Ouais. Un vrai coup de bol, hein ?
Heinrich leur décrivit son rôle dans l’affaire et ce qu’ils avaient trouvé, qui recoupait plus ou moins ce que Barlow et Paz avaient eux-mêmes découvert. Il leur fit part de ses sentiments : le mélange de colère, de tristesse, d’amertume et de frustration qu’ils éprouvaient eux-mêmes.
— Ils ont enterré la maman et le bébé dans le même cercueil, dit-il. Ils ont leur propre cimetière, dans la propriété même. À la cérémonie, il n’y avait que la famille étendue et quelques amis proches. Une douzaine de personnes. M. Doe était pétrifié. Le mari de la morte, ce photographe allemand, pleurait sur son épaule. La mère, pfff, elle ne savait même pas où elle était. Quant à la sœur, Jane… De ma vie, je n’ai jamais vu quelqu’un avoir l’air aussi terrifié.
— Vous y étiez ? demanda Barlow.
— Oui, oui. Nous nous tenons toujours au bord de la tombe, prêts à recueillir les aveux d’un assassin bouffé par le remords. Quoi qu’il en soit, Jane avait une figure de papier mâché, elle était blanche comme un linge et elle a lâché la truelle, au moment où on ramasse une poignée de terre pour la jeter sur le cercueil. Elle tremblait comme une feuille, cramponnée à son père et à son frère. Son mari était dans son coin. Un Afro-Américain, au fait.
— Il ne me ressemblait pas, par hasard ? demanda Paz avec un peu trop d’impatience.
Heinrich lui jeta un drôle de regard.
— Oh, c’était un type bien. Un beau parleur. Un écrivain assez célèbre, de pièces et de trucs comme ça. De la poésie, aussi. Évidemment, il était avec les deux autres hommes et ils ne s’étaient pas quittés, alors la question ne se posait même pas. Alors que la sœur, sa mère…
Heinrich s’interrompit, pivota sur son fauteuil et regarda le poisson naturalisé.
— Vous croyez que c’est elle qui a fait le coup ? avança Barlow.
Heinrich baissa la tête. On aurait dit un taureau qui se demande s’il va charger, foncer dans la cape ou non.
— Eh bien, nous n’avons jamais conclu dans ce sens. Mais elle avait tout un passé. C’est Josiah Mount, son frère – son demi-frère, en réalité –, qui l’avait ramenée d’Afrique. Elle avait pas mal déjanté, apparemment, elle racontait des choses délirantes sur la magie noire, des trucs dingues. Elle pensait que son mari était devenu un sorcier. D’après Mount, ce n’était pas la première fois. Elle avait pété les plombs en Russie, quelques années auparavant. C’était déjà lui qui était allé la rechercher. Il pensait qu’elle avait pris des drogues indigènes, qui lui avaient mis la cervelle en compote. Et puis, son attitude, à l’enterrement… Je vous le répète, on aurait dit que c’était moins une qu’elle saute dans la tombe. Et, pour finir, elle avait un problème avec sa sœur. Elle était jalouse d’elle. Il faut dire qu’il y avait de quoi.
— Comment ça ? relança Barlow.
— Mary Elizabeth Doe était la plus belle femme que j’aie jamais vue de ma vie. Elle était mannequin. Top model, comme on dit. Une de ces filles qui posent dans les magazines. Alors que Jane… bah, elle était insignifiante. Enfin, pas tout à fait : c’était une grande asperge cagneuse, comme son père, mais quand elles étaient ensemble dans la même pièce, il n’y en avait que pour sa sœur. Et elle était jalouse aussi du fait que Mary Elizabeth allait avoir un bébé. Jane ne pouvait pas en avoir, d’après son mari, et M. Doe… enfin, c’était important pour lui de transmettre le nom de la famille, il s’intéressait beaucoup plus à Mary qu’avant. Jane, qui avait toujours été sa chouchoute, lui en voulait certainement. Tout est là-dedans, fit-il en tapotant les deux dossiers. Si ça peut vous aider, je vais vous en faire faire des photocopies.
— Ça, ce serait vraiment gentil, répondit Barlow. Vous pensez que ce meurtre, la façon dont la victime a été charcutée, aurait pu être l’œuvre de la sœur, Jane ? Elle aurait agi sous l’empire d’une folie furieuse ?
— Ça, et les… eh bien, les excisions, nous avons pensé qu’il pouvait s’agir d’une histoire de sorcellerie. Ça aurait aussi collé avec les drogues que nous avons retrouvées dans le corps. Mais la cerise sur le gâteau de cette théorie, c’est quand elle s’est tuée, bien que nous n’ayons jamais remis nos conclusions, par respect envers la famille. Officiellement, l’affaire n’est toujours pas classée.
— Elle a laissé une lettre ? demanda Barlow. Jane, la sœur ?
— Nous n’en avons pas retrouvé, répondit prudemment Heinrich. J’étais dans la chambre de Jane, juste après sa mort. Aussi propre qu’un sou neuf, et sur le bureau il y avait une boîte de papier à lettres et un stylo. Mais pas de lettre. Maintenant, M. Doe n’a pas pu me regarder en face quand je lui ai posé la question. Alors…
— Comment s’est-elle tuée ? demanda Paz. J’ai entendu parler d’une histoire de bateau…
— Encore un drôle de truc. Le meurtre a été commis un samedi et l’enterrement a eu lieu le mardi. Dans la nuit du mardi, le vent s’est mis à souffler vraiment fort, de l’ouest. Elle a pris leur bateau et elle est partie, au moteur, dans le Sound, puis elle a hissé la voile et a mis le cap au nord-est, en remontant le Sound. Un peu après minuit, elle était à cinq milles environ au sud de New Haven quand le bateau a explosé.
— On a retrouvé le corps ? demanda Paz.
— Non. Quand je dis que le bateau a explosé, il a été vraiment réduit en miettes. Il y avait une cuve de propane, à bord, le réservoir était plein de diesel, et il y avait une réserve d’essence pour le moteur auxiliaire. La boule de feu a été visible jusqu’à New London. Si elle était à bord quand ça a sauté, elle est allée nourrir les crabes, et ce n’est pas ça qui manque dans le Sound.
— Vous pensez à un suicide ?
— Le rapport officiel a conclu à un accident, répondit Heinrich d’une voix atone. La famille étant catholique… Et quelle importance, de toute façon ? Officieusement, en ce qui me concerne, je pense qu’elle a voulu prendre la fuite et qu’elle a fait une boulette. Il suffit de pas grand-chose, pour faire sauter un bateau.
— À moins qu’elle n’ait simulé le suicide et pris la fuite, dit Barlow.
— C’est possible, mais peu probable. Elle n’a jamais donné signe de vie. Elle n’avait pas fait de retrait important sur ses comptes avant de partir, elle n’a pas retiré d’argent depuis. Et puis, qu’est-ce que ça voudrait dire ? Elle serait vraiment devenue dingue, elle aurait massacré sa sœur et elle se serait enfuie avec un plan digne d’un criminel international ? Pour moi, ça ne tient pas debout. Enfin, ça ne tenait pas debout jusqu’à ce que vous m’appeliez. Maintenant, je ne sais plus. Écoutez, les gars, je vais vous dire : je ne vois pas qui aurait pu faire ça sinon Jane Clare Doe. Et si elle s’en est sortie, peut-être qu’elle s’est retrouvée à Miami. Alors, elle serait vraiment devenue folle ? Ce qui est sûr, c’est que son mari le croyait dur comme fer. Et peut-être qu’elle l’est encore. Peut-être qu’elle y a pris goût.