31

Je vais m’asseoir sur le palier, et je repense à la nuit où Dolores était sortie en tee-shirt dans le jardin et avait entendu l’oiseau indicateur ; le temps s’était arrêté et elle avait recommencé à être moi. Le jardin est monochrome. C’est l’heure où, comme disent les Arabes, on peut tout juste distinguer un fil noir d’un fil blanc. L’air, rigoureusement immobile, paraît suspendu après la mort de la brise marine.

On n’entend pas un souffle. Le feuillage monumental semble coulé dans du métal, et à ce moment, celui où la température est la plus fraîche de la journée, l’humidité de l’air s’est condensée, vernissant toutes les surfaces lisses. Je me dis que ce jour pourrait bien être le dernier de ma vie, et je me rends compte que je n’ai pas peur de la mort. Je redoute seulement d’être dévorée, comme l’a été mon mari.

C’est très fugitif. En un clin d’œil, les couleurs reviennent : le toit de la maison de Polly est rouge, l’hibiscus rose et le ciel d’un bleu très pâle. Les énormes nuages amorcent leur amoncellement matinal. Les oiseaux commencent à s’animer ; des pépiements, des battements d’ailes se font entendre. Et le premier zombie se traîne dans la cour, aussi prévisible qu’un employé du gaz faisant sa tournée. Il va se tapir dans l’ombre de la haie de crotons. Je lui fais un signe amical. C’est l’heure de reprendre le travail.

J’enfile ma salopette de peintre, un tee-shirt, et je monte à l’échelle. Luz dort encore. Je m’assieds au bord de son lit et je la regarde alors que le jour entre lentement dans la chambre. Si nous avions eu un enfant, Witt et moi, ç’aurait pu être une petite créature couleur de bisque de homard comme celle-ci. Si on croit – et je suppose que je le devrais – à la primauté du monde psychique, peut-être Luz est-elle cette enfant, sur le plan spirituel, une branche arrachée au feu de joie sur lequel mon défunt mariage a disparu en fumée. Les Olo croient que ceux qui habitent m’arun, là-haut, sont rudement futés ; quand ils veulent quelque chose, cette chose arrive, et tant pis pour les molécules. J’avais bien essayé, cette dernière saison, à New York, de me retrouver enceinte malgré tout ; je n’y suis jamais arrivée. Et pourtant, elle est là : Ga’lilfanebi lilsefunité tet, comme on dit en olo : « L’amour de l’âme est plus fort que le sang. » Je dois le croire. Elle se réveille, pas en sursaut, comme moi, mais lentement. On dirait une fleur. Mes yeux sont la première chose qu’elle voit. Encore un bon présage, j’imagine.

Mais la première chose qu’elle dit, en voyant les sacs de grand magasin posés sur sa table de nuit, c’est :

— Tu as arrangé mon costume ?

Je ne l’ai pas fait, sale flemmarde, mauvaise mère que je suis. Je lui fais mes plus plates excuses. Elle pleurniche un peu. Nous allons à Providence. Mlle Lomax se propose de faire le costume. Elle me reprend les sacs à l’entrée de l’école et me regarde bizarrement.

Alors je m’en vais, et je dépense un tas d’argent. J’achète des vêtements, des provisions, et pour soixante-dix-huit mille dollars de bateau : le Guitar. Je l’inspecte personnellement. Il est vieux, mais en excellent état, équipé du matériel le plus récent ; un joujou d’homme riche. Je m’arrange avec le gamin qui le garde pour qu’il fasse les courses – des vivres et du fuel pour un mois –, et aussi pour qu’il fasse peindre son nouveau nom : le Cerf-Volant. Ensuite, je m’occupe de moi : je me fais couper les cheveux dans Coconut Grove, puis je m’achète un élégant tailleur-pantalon de lin crème et un chapeau de paille.

Le temps de faire tout ça, et c’est le milieu de l’après-midi. Je n’ai pas dormi depuis, quoi, maintenant ? Trois nuits ? Il y a eu celle de l’ilé, celle où j’ai dîné avec Paz, fait un tour dans la baie et chassé le grel de Barlow, et enfin la nuit dernière, ce qui fait trois. Je m’installe au restaurant qui surplombe Dinner Key et je commande un daïquiri à la banane en souvenir de Maman, dont c’était le cocktail préféré. Et dont ce fut, pendant des années, la seule nourriture virtuelle. J’observe les gens, je croise leur regard, je m’attire des sourires admiratifs. Une femme élégante, à l’aise, toute seule… Une imposture, mais ça, ils ne peuvent pas le savoir. Je me rends compte, ô surprise, que la vieille Jane est devenue trop petite pour moi, exactement comme l’était Dolores.

Les Olo disent que c’est le jiladoul, la guerre des sorciers, qui a provoqué le désastre généralisé de l’Afrique occidentale, les guerres, l’esclavage, le colonialisme et le chaos. Ils ont peut-être raison ; ils ont apparemment raison pour tant de choses. Peut-être que c’est ce qui a commencé ici, et j’éprouve un pincement de regret, bien que je déteste cette ville. Ai-je une chance, même infime ? Oui. Si faible que je sois personnellement, je suis soutenue par des puissances. Je pense à Eshu, debout, là, dans ma cuisine, quand j’ai ouvert la porte de m’arun pour la divination, aux orishas descendant sur l’ilé d’Ortiz. Je serai aidée, je crois, si je fais ce qu’il faut, si mes alliés sont au bon endroit au bon moment, si je n’ai pas peur. Les éléments se mettront en place d’eux-mêmes, d’une manière qui passe mon entendement, ils s’agenceront, comme les pièces de mon Mauser.

Je finis mon daïquiri et je m’apprête à en commander un autre quand le paarolawats apparaît. C’est (ou plutôt, c’était) un Blanc barbu, répugnant. Il est affublé d’une veste de combat dont les manches ont été coupées, d’un short, noir de crasse, qui lui tombe aux genoux, et de rangers où il est pieds nus. Sa face et ses tibias sont couverts de petites plaies rouges. Les touristes ne le voient pas, leur regard glisse sur lui. Peut-être craignent-ils qu’il ne les agresse, ou ne leur demande l’aumône. Quelques-uns des serveurs le regardent. C’est mauvais pour les affaires, cette déchéance. Je paie l’addition et je m’en vais en balançant mes sacs arborant des marques élégantes. Le paarolawats s’ébranle. Il démarre au ralenti et me suit en traînant les pieds.

Il y en a un autre près de l’église de Providence, quand je vais chercher Luz. Il m’envoie un message : je ne peux pas lui échapper. Ça ne lui ressemble pas, d’être aussi lourd.

Je suis un peu en avance. Les enfants répètent l’une des chansons du spectacle sur l’Arche de Noé. Ils sont groupés en fonction de l’animal qu’ils doivent incarner et ils chantent, à tour de rôle : « Le pique-nique des ours », « Itsy-bitsy l’araignée ». Puis ils entonnent l’hymne de la marine, ce que je trouve très bien. C’est l’un des tout premiers chants que j’ai sus par cœur. C’est mon père qui me l’avait appris, quand j’avais à peu près l’âge de Luz. Il sera content de voir qu’elle le connaît, quand ils se rencontreront. « Oh, entends la prière que nous t’adressons pour ceux qui sont en péril en mer… »

Après, Luz me demande si je sais ce qu’est un péril.

— Non, qu’est-ce que c’est ?

— Les requins, me souffle-t-elle à l’oreille, comme si elle craignait de les attirer.

Nous avons un sac en papier avec le fameux costume dedans. Luz dit qu’elle le mettra, ce soir, pour me montrer. Oh, non, sûrement pas ce soir, mon petit chou.

Nous rentrons à la maison. Nous nous extasions sur les vêtements neufs, les jouets. Je commande une pizza, ce qui émerveille Luz. La livraison à domicile est une découverte, pour elle. Je lui lis La Toile de Charlotte, et quand elle tombe de sommeil je la mets au lit, dans sa nouvelle chemise de nuit en dentelles. Ensuite, je me change en prévision de la grande nuit qui m’attend. Je mets l’une de mes nouvelles tenues, un chemisier de soie verte et un pantalon jaune, les couleurs d’Ifa.

Paz arrive vers sept heures. Il crâne, mais je vois bien qu’il a peur. Il regarde Pip-Pip dans sa cage, sur la table.

— Dites-moi que je ne dois pas me sentir complètement idiot, soupire-t-il.

Et je réponds :

— Vous n’avez pas à vous sentir idiot. Je vois que vous portez toujours l’amulette de votre maman. C’est bien. Maintenant, je vais vous demander de me donner votre arme.

Après une brève hésitation, il me tend son revolver, que je mets en haut du placard à côté de mon Mauser et du kadoul. Je prends le kadoul et le pose sur la table. Il le regarde.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une sauce magique africaine, dis-je. Vous voulez du thé ?

— Quel genre de thé ? demande-t-il d’un ton soupçonneux.

— Du Tetley, Paz. Écoutez, il va falloir que vous me fassiez confiance. Ça, fais-je en tapotant le bocal de kadoul du bout de l’ongle, c’est pour moi. J’irai seule dans le monde invisible. Vous vous contenterez de m’assister. Comme le poussin.

— Je n’aurai rien à faire ?

— Juste à être vous-même. Euh, et pas celui que vous croyez être. Le vrai Paz, s’il vous plaît.

Je vais faire le thé. Tout à l’heure, j’avais les mains qui tremblaient et les dents qui s’entrechoquaient, mais c’est fini. J’ai amorcé la descente. Je mets du sucre dans mon thé, beaucoup de sucre.

— Quoi de neuf, de votre côté ?

— Le grand jour de la langue de bois. La version officielle est que le tueur a fait son coup en introduisant dans le système de climatisation de l’hôtel un gaz qui a neutralisé les gardes. Même chose pour la dinguerie d’hier soir : une action terroriste inspirée par la secte qui avait libéré du gaz neurotoxique dans le métro de Tokyo. On se demande s’il faut ou non faire intervenir la Garde nationale. Presque tout le monde continue son petit train-train comme s’il ne s’était rien passé. Le rasoir d’Occam, conclut-il en haussant les épaules.

Il a l’air tellement perdu que mon cœur loupe un battement.

— Oui, ce bon vieil Occam, dis-je. Ne multipliez pas les causes plus que nécessaire. Et qu’est-ce que le nécessaire ? Occam était un homme d’Église ; il croyait probablement que Dieu était une cause nécessaire. Et nous réduisons le nombre de phénomènes susceptibles de fournir une explication avant même d’appliquer le rasoir. Deux types détectent un neutrino et c’est de la science pure et dure. Dix mille personnes voient apparaître la Vierge sur un flanc de colline en Sicile, et c’est de l’hystérie, une illusion collective qui ne mérite pas qu’on fasse d’enquête. Le cerveau sécrète des drogues en permanence, mais celles qui nous font voir les neutrinos sont cascher, et pas celles qui nous font voir la Vierge. Nous n’envisageons pas la célèbre non-fiabilité du témoin visuel…

Il agite faiblement la main pour interrompre mon flot de paroles.

— Je vous en prie, Jane, arrêtez. J’ai l’impression d’être au bord du gouffre, là.

Je m’arrête, décontenancée, et il reprend :

— J’ai vu Barlow. Ils l’ont envoyé à l’hôpital, au Jackson Memorial.

— Comment va-t-il ?

— Il dit qu’il se sent bien. Il pense que ce qui s’est passé était un rêve. La dernière chose dont il est sûr, c’est du petit déjeuner qu’il a pris le jour où nous avons essayé d’arrêter votre mari. Amnésie rétrograde, voilà comment on appelle ça. Je ne pense pas qu’ils le mettent en examen, mais il est suspendu.

Une voiture fait crisser le gravier de coquilles de l’allée. Des pas lourds ébranlent les marches de l’escalier. On frappe à la porte. Je vais ouvrir. C’est Mme Paz, l’air grave et affairée, en robe blanche à l’encolure brodée de coquillages bleus. Elle porte deux cabas pleins. Je m’efface pour la laisser entrer. Elle pose son fardeau à terre, parcourt mon logis du regard, me dévisage. Je ne m’attends pas à recevoir de compliments. Nous nous défions un instant du regard. Ses yeux sont beaucoup plus foncés que ceux de son fils, et j’y lis de la méfiance, de la peur, de la souffrance. Elle baisse les yeux la première et me regarde à nouveau, avec une sorte de résignation. Elle me caresse la joue.

— C’est vrai que vous êtes consacrée à Orula ?

Normalement, en santería, les femmes ne sont jamais consacrées à Orula.

— À Ifa ? Pas dans le sens où vous l’entendez, mais il semble s’intéresser à moi. Vous êtes consacrée à Yemaya.

— Oui. Depuis bien des années. Elle m’a apporté la chance. J’ai toujours pensé que j’avais une dette envers elle. Vous voyez ce que je veux dire ? Je pense que le moment est venu de la rembourser.

— Qu’est-ce que tu as dans ces sacs, Mami ? demande Paz.

— J’ai apporté à manger. Iago, tu devrais mettre ça au réfrigérateur, dit-elle en indiquant l’un des sacs du bout du pied.

— Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse de ça ?

— Qu’on le mange, après, qu’est-ce que tu crois ?

Il obtempère, rangeant les boîtes et les bocaux de plastique sur les clayettes à peu près vides du frigo. J’offre le petit verre de rhum brun rituel. Personne ne dit rien. Mme Paz s’occupe du deuxième sac. Elle en sort une petite pyramide de béton qu’elle place devant la porte, pour Eleggua-Eshu, le gardien des voies. Elle se met autour du cou un lourd collier de pierres bleues et blanches, l’eleke, et elle se passe au poignet droit l’ide, un bracelet de coquillages et de turquoises. Sur le rebord de la fenêtre, au-dessus du poêle, elle dispose des coquilles Saint-Jacques au socle de plâtre orné de rubans bleus et blancs. Ce sont les fundamentos de Yemaya, la dépositaire du pouvoir spirituel de sa gardienne orisha. Elle allume aux quatre coins de la pièce des bâtonnets d’encens et des cierges faits avec de la cire coulée dans des cylindres de verre sur lesquels sont imprimées les effigies des santos. Pour finir, elle répand quelques gouttes de rhum aux quatre coins de la pièce, en psalmodiant. Paz la regarde faire avec incrédulité. N’y tenant plus, il bredouille :

— Jesús, Ma ! Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu trempais-là-dedans ?

Elle continue à psalmodier, sans s’occuper de lui. La chambre s’emplit de fumée. Elle cesse de chanter. J’ai l’impression de sentir l’odeur de la mer. Elle répond, sans le regarder :

— Tu es un garçon américain : le football, la télévision… Je pensais que tu aurais honte, que tu prendrais ça pour des trucs de vieille tata…

— Tu aurais dû me le dire, reprend-il sur un ton furibard que je trouve assez déplaisant.

— Oui, et toi, tu me disais ce que tu faisais quand tu sortais en douce, et Dieu sait quoi encore, avec ces filles ? Pendant des années, tu ne m’as rien dit.

Il est à la fois irrité et gêné, maintenant. Le détective ridiculisé devant sa cliente. Je voudrais lui dire de ne pas en faire une histoire, que le ridicule est le préalable obligatoire à ce genre de chose, mais je ne le fais pas, et il grommelle quelque chose en espagnol, entre ses dents. Elle rétorque sur le même ton, et c’est parti : ils se disputent, trop vite pour que j’arrive à suivre, mais le ton monte. Je prends mon bocal, je me dresse entre eux et je dis :

— Il faut que nous commencions, maintenant.

Ils se calment aussitôt.

Yemaya n’est pas seulement la déesse de la mer ; c’est aussi la déesse de la maternité et de l’amour maternel, qui est comme la mer, parfois tempétueuse en surface mais d’une profondeur infinie. Ces deux-là s’aiment, et ça les terrifie.

Il y a une forte explosion, dans le lointain. Nous sursautons, tous les trois. Je regarde Paz, et je vois que ce n’est pas lui, que ça n’a jamais été Paz, mais mon mari. Il tend la main vers moi, sa main m’entre dans la tête.

Je sens qu’on m’agrippe le bras, très fort, et qu’on me secoue. Mme Paz me regarde dans les yeux.

— N’ayez pas peur, dit-elle.

— Il vient, réponds-je. Il traverse la ville. Les gens deviennent fous.

Elle me caresse le bras, me parle doucement, en espagnol. Ses yeux sont sans crainte. L’ignorance. Ou alors elle a quelque chose que je n’ai pas. Je m’oblige à regarder Paz. Il a l’air perdu, mais je vois que sous la rude carapace du policier il y a une belle innocence. Mon Witt a été comme ça, autrefois.

Des sirènes se font entendre, à présent.

— Si vous devez le faire, dit Mme Paz, il vaudrait mieux commencer tout de suite.

Alors nous nous y mettons. Un petit rituel, qui fait intervenir du rhum et des chants, les soude à moi dans le m’doli, et ça y est. Mme Paz me regarde avec une crainte mêlée de respect. C’est une expérience à laquelle elle n’a pas dû se livrer souvent avec les femmes que son fils lui ramène. Paz a l’air un peu raide, d’une précision excessive, la réaction d’un homme courageux qui a peur. Papa était comme ça en mer, pendant la tempête. Et le poussin ? Il pépie, fait des petits bonds et bat sauvagement des ailes quand je l’asperge de rhum. Puis j’avale ma mixture.

Le kadoul est amer, comme la plupart des trucs de sorcier, parce qu’ils contiennent souvent des alcaloïdes et autres substances du même genre, élaborées par les plantes pour empêcher les créatures à sang chaud de les manger. Je prends place à la table. Mme Paz s’assied à côté de moi et Jimmy s’affale dans un de mes fauteuils. Elle me prend la main, la caresse. Ça vient vite. Je n’ai dans l’estomac qu’une demi-part de pizza et ce qui reste d’un daïquiri à la banane ; rien qui risque de ralentir l’action du kadoul. Cinq minutes plus tard, j’échappe à mon corps.

Les merveilles du m’doli sont difficiles à décrire. « Un endroit sauvage, solitaire et enchanté, comme en aurait jadis hanté, sous la lune à son décours, une femme pleurant son amant-démon », pour paraphraser Coleridge{22}. On le découvre, fasciné, dans la poésie, mais on s’en souvient dans la prose. Des niveaux multiples de conscience, aussi. J’ai conscience de mon corps, avachi sur ma chaise, de Paz, de sa mère et de l’oiseau, mes alliés, je les sens, comme on sent un fauteuil, un lit, ou l’eau autour de soi dans une piscine, un soutien, un cercle de protection nous reliant au m’fa. Je perçois… Qu’est-ce que c’est que ça ? Quelque chose d’un peu bancal, un déséquilibre, une absence, comme quand on tourne sur un talon cassé. Le balancement d’une bicyclette quand on n’en a pas fait depuis des années. Mais il est trop tard, maintenant, alors je l’ignore, et ça flotte hors de l’appartement, vers le palier.

Qui paraît plus large, beaucoup plus large que dans le m’fa, on dirait une vaste véranda, un peu comme la tour fortifiée du dernier acte de la Tosca. Ou la terrasse de l’appartement de Lou Nearing, dans Hyde Park, où j’ai rencontré mon mari. C’est indistinct. La brise charrie les odeurs de l’été dans la ville, les gaz d’échappement, la fumée des barbecues. Il y a une fête quelque part, avec de la musique, mais pas de la Motown, cette fois : un chant olo qui parle de l’exil d’Ilé-Ifé, plein d’harmoniques discordantes, particulières, et de rythmes obsédants. Je n’arrive pas à distinguer les paroles, et pourtant j’en meurs d’envie, parce que c’est l’histoire entière des Olo, de leur expulsion et de leur hégire, l’Ilidoni, que je n’avais encore jamais entendue, et je ne sais pour quelle raison, c’est d’une énorme importance. Mais j’ai l’impression que plus je tends l’oreille, moins j’entends la musique.

Je reconnais des tas de gens, dans cet endroit. Je vois ma sœur et ma mère, Marcel et certains Chenkas, Lou Nearing et le vieux George Dorman, qui entretenait la chaudière à Sionnet quand j’étais petite. Il est mort quand j’avais huit ans. Une fois, j’ai demandé à Uluné si les morts qu’on rencontre dans le m’doli étaient réels ou n’étaient que des créations de notre esprit, comme les personnages des rêves. Il m’a ri au nez. Quelle stupidité d’imaginer que les gens, dans les rêves, ne sont pas réels ! Quelle stupidité, déjà, d’employer des mots comme « réel » !

Mon mari est là. Il porte la tenue olo, blanche, la canne de bois de ronce en tire-bouchon caractéristique du sorcier olo. Il ouvre les bras pour m’étreindre, comme il l’avait fait à la tente de pierre, l’endroit des ossements, à Danolo, quand j’ai trahi Uluné. Je me sens attirée vers lui.

J’arrive à résister. Je prends du recul ; c’est-à-dire que la terrasse sur laquelle nous nous trouvons s’élargit, la fête s’éloigne. Je sens qu’on me touche le coude. Ma mère, très en beauté, en petite robe noire, moulante, le cou et les mains disparaissant sous les diamants. Bois quelque chose, Jane, tu es assez grande. Elle me tend un cruchon de cocktail, et je sens une odeur douceâtre, écœurante, de rhum et de bananes. Je refuse. Quelle nouille, Jane ! Tu n’es vraiment pas marrante, c’est ça ton problème. Une vraie nouille, comme ton père. Elle n’articule pas les mots, mais j’ai la même impression que lorsqu’elle me disait ce genre de choses.

Je l’ignore et je me tourne vers Witt. Je dis : J’ai quelque chose à dire à Witt. Regard amusé. Parle-moi, je suis là. Non, dis-je, tu n’es pas là. Tu es Durakné Den. C’est à Witt que je veux parler. Ce n’est pas vraiment parler, ce que nous faisons là, c’est le sens caché derrière le langage.

Il a les dents limées comme les sorciers, les zigzags sur les joues et les scarifications sur les tempes. Tu veux dire, Mebembé. Son nom de sorcier. Puis la silhouette grandit, elle change, et le décor aussi. Ça sent la poussière, le crottin et le mil en train de cuire. Il y a aussi des remugles particuliers de pourriture, l’odeur âcre, forte, violente, de la végétation africaine piétinée, et surtout cette non-odeur de dulfana, d’une force renversante, qui imprègne toute chose. Nous sommes dans un bon olo, celui qui se trouve à la sortie de Danolo, où vivait le sorcier. Je n’ai pas eu l’occasion de voir Durakné de près, à l’époque, sauf cette seule et unique nuit. Il est grand, bien nourri, très noir de peau, et il a la tête rasée, à part une longue mèche crânienne tressée. Je le regarde bien en face.

Uluné m’a toujours dit que la règle numéro un, quand on travaille dans le ndol, le domaine magique, est de ne pas avoir peur. Jamais. « La peur aveugle, elle coupe bras et jambes, disait-il. Les sorciers te l’envoient pour t’anéantir sur place, pour te réduire à l’impuissance et… te faire oublier le reste. » Et de fait, j’oublie absolument tout, en cet instant précis, ce que je fais ici, ce que je suis. Je me noie dans la peur.

Ce n’est pas comme de regarder un animal dans les yeux. On n’en attend rien, on sait que c’est un animal et il y a une certaine dignité sans malice dans son regard. Alors que ces yeux brillent d’intelligence, une intelligence rendue hideuse par l’absence ultime d’empathie. Des yeux aussi dépourvus d’amour que les taches noires disposées sur la tête d’une araignée. Inhumain est le mot que nous utilisons dans notre orgueil mal placé pour décrire des comportements typiquement humains – le meurtre, la torture, le viol –, mais ici, pour une fois, c’est le contraire. Et puis je comprends que ce ne sont pas les yeux d’un être humain que je vois, mais une masse grouillante de grelet, les entités, les parasites psychiques qui ont colonisé Durakné Den quand il était enfant. Ils ont prospéré en lui, ils sont devenus énormes, beaucoup plus gros que d’ordinaire. Ce sont de grosses larves graisseuses d’un pied de long, dévorantes, perpétuellement affamées, qui se tendent vers moi. J’ai rêvé de lui, une fois, chez Uluné, je m’en souviens. Des vers dans les yeux. Je m’éloigne, lentement, comme en rêve, et je m’entends hurler. Il n’y a pas de portes. Je frappe les murs de torchis avec mes poings.

La voix de Witt émane de la chose : Tu as vraiment envie de me voir ? Je suis là. Il prend une petite boîte de bois sculpté sur une étagère, la pose à terre. Il – ou plutôt la chose – soulève le couvercle. Dans la boîte se trouve une espèce de poupée, non, un petit animal, et il bouge. Mon rêve, encore une fois. Je me mets à quatre pattes et je regarde dedans. C’est Witt, et il fait six pouces de haut, il est assis à une table, avec des piles de ces blocs de papier blanc, réglé, qu’il aimait, et il écrit. J’éprouve une pointe de sympathie pour lui. Il travaille tellement dur… Je tends la main vers lui. Ma main, mon bras entrent dans la boîte jusqu’à l’épaule. Je lui masse le dos, comme autrefois, quand il était à son bureau. Mais je perds l’équilibre, alors je mets un pied dans la boîte pour me rattraper, puis l’autre. Il y a toute la place, et c’est un moyen d’échapper au sorcier.

Je suis debout à côté de Witt. Nous sommes dans une petite pièce, l’appartement au-dessus du hangar à bateaux, à Sionnet. La porte qui était là normalement n’y est plus, mais, à part ça, c’est bien la même pièce : un bureau d’érable, un vieux fauteuil pivotant, en bois, un lit de camp un peu miteux, des étagères de livres, une minichaîne stéréo et deux fenêtres, donnant l’une sur la terrasse, l’autre sur le port. Je suis incroyablement contente d’être à la maison. Je vois mon reflet dans la vitre. Je porte un bout de chiffon imprimé autour de la taille et mes seins pointent comme de petites prunes noires, brillantes. Parce que je suis noire. Ah, tant mieux, me dis-je, alors maintenant nous allons être heureux. Je m’approche de lui. Il écrit toujours. Je lui demande comment ça va, comment va le capitaine ? Il sourit, très bien, super, ça marche, il n’arrête pas d’écrire. Je regarde pardessus son épaule. Il écrit : Sur les seins du printemps, de la terre, au cœur des villes, au fond des sentiers, au secret des anciens bois, où la violette, tout à l’heure, par taches illuminant les vieux débris, sortait sa tête du sol{23} Mais les mots s’estompent au fur et à mesure qu’il écrit. Le paquet de feuilles qu’il a couvertes de son écriture est à peu près tout blanc. Enfin, il a l’air content, alors, qu’importe s’il écrit du Whitman, ce qui compte, c’est… j’ai oublié ce qui comptait.

Soudain, je brûle de désir. J’ai des crampes dans le bas-ventre, la vulve en feu. J’en crève. Je le tire par le bras, je murmure des paroles tendres, aguichantes, salaces. Je laisse tomber mon pagne, je lui arrache ses vêtements, je l’attire, tout nu, dans la petite chambre et, ah, parfait, il est en érection et son sexe est bien plus gros que dans la réalité, d’une grosseur parodique, d’un noir d’obsidienne luisant d’humidité. Il n’y a pas de place sur le lit, parce que la chambre est pleine de femmes nues. Elles jouent toutes avec des bébés, des nouveau-nés, elles roucoulent, les chatouillent, les câlinent. Ce sont des Noires pour la plupart, à part quelques blondes, dont une Cubaine, apparemment. Mais tous les bébés sont morts, ils ont le sommet du crâne proprement découpé, et ils n’ont plus de cerveau, leur petit crâne vide est béant. On dirait des oisillons, le bec ouvert, pourtant les femmes n’ont pas l’air de s’en rendre compte. Elles ne voient pas non plus qu’elles ont le ventre ouvert, et que tout dans la chambre est trempé, barbouillé de sang noir, visqueux. Je suis folle de frustration, mon désir est intolérable, je me caresse le sexe. Je hurle aux femmes de s’en aller, je les bouscule, je les pousse à bas du lit.

L’une d’elles est ma sœur. Je croise son regard, un regard comme je ne me souviens pas qu’elle m’en ait jamais accordé, plein d’amour et de compassion. Je m’allonge, les genoux levés, et il se laisse tomber sur moi, et il me pénètre avec son sexe énorme, impossible, je suis déchirée, mais le plaisir est tellement intense que je me fiche pas mal de mourir. Puis ma sœur me dit à l’oreille : « Pardonne-moi. »

Ça me fait l’effet d’un électrochoc. Quelqu’un me tient par-derrière, ça bouge, nous sommes sur un bateau, une joue se presse contre la mienne, je suis à la barre. Il guide mes mains, ses grandes pattes piquetées de taches de rousseur sur les miennes. Mon père. Je reconnais son odeur. Il fait noir, nous voguons dans le noir, sur l’eau noire. Un souffle chaud, une voix, à mon oreille. Triste, déçue. Je sais que j’ai bien merdé ; le déséquilibre que j’avais perçu, un peu plus tôt, s’explique. Je me suis trompée. Il y a un vide dans le cercle protecteur. Le fils et la mère sont solides, mais pas l’oiseau jaune. Ce n’est pas le bon oiseau jaune. Je n’ai pas fait assez attention. Je me suis laissé égarer par la peur.

Les mains sur les miennes deviennent noires et squelettiques.

Soudain, Uluné est assis devant moi. Le bateau s’est aventuré dans les environs de Danolo. Il bouge toujours, il roule et tangue, j’ai le mal de mer. Des lignes brillantes rayonnent autour de la tête d’Uluné, un épais réseau qui m’enveloppe ainsi que tout le reste. C’est le filet du destin, je le vois, et je comprends que toute ma vie – ma vie entière –, ma famille, mon enfance, mon éducation, Marcel, les Chenkas, Witt, l’Afrique, tout cela n’a servi qu’à cette seule fin, tout a été organisé pour que je sois là où je suis en ce moment précis, pour servir d’arme dans le jiladoul.

Des éclairs blancs fulgurants, sur ce qui est une lame brisée. J’ai échoué.

Le visage d’Uluné exprime une profonde tristesse. Il m’apparaît dans un brouillard coloré, je lui trouve un goût amer, une odeur de sang, de terre, de linge mouillé. Il se dissipe comme une brume. Je suis encore enclose dans des bras, je sens un souffle sur ma joue, mais les mains, les bras deviennent les pattes d’une bête, son souffle brûlant sent la charogne.

Uluné attend ! Une question.

Son visage retrouve sa netteté, il a l’air intéressé. C’est une tradition. Le professeur attend toujours une dernière question, une seule.

Je dis : Parlez-moi de l’Ilidoni. Qu’est-ce qui m’a prise ? Idiote ! J’ai gâché ma seule question sur un détail historique, mais Uluné paraît satisfait. Le réseau de rayons partant de sa poitrine se ravive. J’entends sa voix. La connaissance coule en moi.

À Ifé, il y a longtemps, les orishas n’étaient pas encore séparés des ajogun ; ils étaient tous pareils, tous honorés. Les orishas marchaient parmi les Olo dans les rues d’Ifé. Mais certains Olo devinrent fiers, et bien qu’ils eussent beaucoup, ils désiraient plus encore. Pourquoi, disaient-ils, devrions-nous demeurer ici, dans le m’fa, où nous sommes obligés de travailler pour vivre, où nous tombons malades et où nous mourons comme les bêtes ? Dans m’arun, les orishas vivent éternellement, et ils n’ont que du plaisir. Conquérons m’arun et faisons-en notre monde. Ces gens étaient de grands sorciers, et à l’aide de cadeaux, de magie et de beaux discours ils corrompirent la moitié des dieux. Et devinrent les ajogun. Les mauvais ajogun montrèrent aux sorciers olo la voie vers un grand pouvoir : l’okunikua. Ils arrachèrent les bébés du ventre des femmes, en mangèrent certaines parties et devinrent aussi forts que les Dieux. Ils attaquèrent m’arun et il y eut une grande guerre. Alors Olodumare entra dans une immense fureur et montra son visage. Ifé fut précipitée à la ruine et les Olo envoyés en errance. Beaucoup des ajogun furent ainsi détruits, et c’est pourquoi il y a maintenant quatre cent un orishas, mais seulement deux cents ajogun, pourquoi les orishas sont encore vigilants à ce jour, et pourquoi les Olo les honorent et suivent leur chemin. Les ajogun sont comme les rats de la maison, ils ont le droit de manger un peu de grain, oui, les orishas ne vont pas démolir la maison pour ça, mais s’ils mordent le bébé, alors, ils détruiront la maison.

C’était une bonne question, Jeanne. Tu es une bonne petite chèvre.

Il sourit, agite sa canne et s’éloigne, entraînant le monde avec lui, le paysage céleste ondoyant et les sons, me laissant seule dans l’obscurité frémissante entre les mondes. Pourquoi était-ce une bonne question ? Chèvre ? Qu’a-t-il voulu dire ?… Les pensées fuient mon esprit. Une traction. On me traîne chez moi comme une mauvaise fille. C’est une torture, j’ai l’impression qu’on me fait passer par un trou de serrure en me tirant avec un crochet à viande. Et assez curieusement, malgré la douleur, je comprends que c’est nécessaire, c’est, d’une certaine façon, ce que les Chenkas m’auraient fait si je n’avais pas manqué de courage, ils auraient fait périr tous les ogga et la vieille Jane. Le temps auquel nous sommes habitués dans le m’fa n’existe pas dans le m’doli, alors cet écorchage se poursuit un moment, et il est tout à fait inexplicable. Un rondin réduit à la taille d’un cure-dents. D’une façon ou d’une autre, au milieu de tout ça, je redeviens catholique, je retrouve la foi. Ce qui m’entraîne ne peut évidemment pas le comprendre. Son seul but est de me faire réintégrer mon corps. Il est centré sur le fait que je ne constitue plus un danger pour lui, à présent que mon cercle de protection est rompu, que mon tabouret ne repose que sur deux pattes. L’oiseau jaune, ce n’est pas le bon. Je sens que le m’fa reprend de la substance, croît autour de moi. Un petit rayon d’espoir. Je suis désarmée, d’accord, mais je suis aussi d’une espèce différente de ce que je crois être. Si le rat mord le bébé, ils vont détruire la maison. Et la chèvre. C’est important aussi, me dis-je, et je rouvre les yeux et je revois mon appartement.