Je suis réveillée par le vent, une heure avant l’aube à peu près. Je quitte mon hamac et je sors sur le palier, en haut de l’escalier. Luz est dans sa nouvelle chambre et je n’ai plus besoin de marcher sur la pointe des pieds quand je me lève. Ce n’est pas un cyclone, je le sais ; quand on vit à Miami, impossible d’ignorer les mesures de précaution fébriles qui précèdent un cyclone. Pourtant, le vent est très fort. Les palmiers et les cycas du voisinage claquent et se frôlent. Les feuilles rêches des figuiers et des crotons font un bruit continu de brosse sur des tambours. J’estime que le vent souffle à trente nœuds. Il fait cliqueter l’accastillage des bateaux dans le port, au loin. C’est un concert discordant que m’apporte le vent, un vent chaud, chargé de poussière, crépitant d’énergie statique, générateur d’un soudain changement d’ionisation du corps, qui pousse à la folie. Ce n’est pas un vent typique de Miami. C’est un vent venu d’ailleurs, comme l’harmattan, le vent du Sahara, mais il est trop tôt pour l’harmattan.
Quand nous sortons, Luz et moi, c’est le calme plat. La voiture et toute la végétation environnante sont couvertes d’une poussière ocre rouge, fine comme de la farine. Je passe mon doigt sur le toit de la Buick, le porte à ma bouche. Je retrouve le goût du Mali. D’accord, me dis-je intérieurement, ça va ! Message reçu. J’irai à l’ilé, faire le sacrifice. Merci. Luz dessine un grand cœur dans la poussière, sur la portière de la voiture.
Au travail, j’informe Mme Baley que je donne ma démission. Je quitte mon poste d’employée aux archives médicales. Elle me demande d’un ton suspicieux si on m’a proposé quelque chose au budget ou à l’administration, et je lui réponds avec jubilation que non, je quitte complètement le secteur de la santé. Je lui explique que j’ai un problème médical qui prohibe les horaires réguliers. Je vois qu’elle meurt d’envie de m’interroger sur le problème en question mais elle se retient. Au lieu de ça, elle se fend d’un sourire, le premier qu’elle m’ait jamais adressé, et me dit que j’étais une bonne employée, que c’était un plaisir de m’avoir dans son service.
Dans le couloir, les équipes d’entretien s’échinent à faire disparaître les dernières traces de poussière déposée pendant la nuit ; une poudre impalpable qui a réussi à s’insinuer dans l’hôpital malgré les filtres hautement perfectionnés. Les gars poussent leur balai en vaporisant sur le sol un truc vert, floconneux, censé absorber le pâle résidu granuleux. Je me souviens d’avoir essayé de faire la même chose avec un balai de brindilles. On n’arrivait jamais à obtenir un sol vraiment impeccable, mais pendant la saison de l’harmattan il fallait balayer tous les jours, ou on en avait jusqu’aux chevilles avant d’avoir eu le temps de dire ouf.
Nous étions allés en Afrique à cause de Lou Nearing et du capitaine Dinwiddie. Curieuse combinaison, typique des voies d’Ifa. Lou y était allé l’hiver précédent, pour le congrès de la Société anthropologique américaine. Sa femme l’avait accompagné. Il avait appelé Witt et nous étions allés dîner au Balthazar, nous pour bien montrer que nous étions toujours amis, et Lou, je suppose, pour nous montrer sa femme et surtout pour me la montrer à moi, son ex. Witt avait été charmant, comme d’habitude, et les Nearing avaient été en effet charmés, de sorte que ce dîner à risque s’était finalement assez bien passé. Et puis ils voulaient voir White History Month. Au dessert, Lou a dit qu’il avait parlé de moi tout récemment avec Desmond Greer. Celui-ci venait de reprendre les archives yoruba à Chicago, et il avait apparemment obtenu une bourse pour aller chez les Yoruba afin, notamment, de remonter aux origines de leur magie traditionnelle et d’en retracer l’historique. C’est alors que Lou avait mis mon nom sur le tapis. Greer, que je connaissais vaguement, était l’un des rares admirateurs que Marcel avait conservés dans les milieux universitaires en Amérique. Il n’adhérait évidemment pas à ses dingueries, mais il appréciait la partie ethnographique, solide, de ses travaux, et Lou me dit qu’il avait été intéressé par sa suggestion, surtout si j’arrivais à m’autofinancer. Je dis que je ne connaissais rien à l’Afrique, et Lou répondit que Greer s’en fichait pas mal, qu’il voulait un regard à la Vierchau sur les origines et les mutations de la tradition. Quelqu’un qui en aurait une vision de l’intérieur et saurait voir ce qui en faisait la réalité pour ceux qui la pratiquaient. Brave vieux Lou ! Il m’avait toujours crue meilleure que je n’étais et poussée à ne pas abandonner le terrain.
— Franchement, Lou… un an en Afrique ? répondis-je. Je ne sais pas. Je suis rouillée. Je ne connais ni l’environnement ni les langues…
— Écoute, Janey, insista Lou, tu aurais neuf mois pour t’y mettre. Tu ne partirais pas avant septembre.
— L’Afrique ? relança Witt. Hé, on y va ! Il faut que j’y aille, de toute façon, pour le capitaine. On pourrait travailler ensemble. Ce serait super !
Cindy Nearing demanda qui était le capitaine, et Witt éluda, comme toujours, d’un « Oh, juste un de mes dadas ».
À partir de cette fichue soirée, il ne voulut plus en démordre : nous devions y aller ensemble. Je l’écoutais, ça paraissait raisonnable, c’était aussi loin que possible de la Sibérie et des Chenkas, de sorte que j’appelai Greer et pris l’avion pour Chicago. J’allai le voir dans son bureau de Haskell. Il me fit faire le tour des archives ethnographiques yoruba, et nous parlâmes de ce qu’il attendait de l’équipe qu’il emmenait là-bas. Il me croyait plus semblable à Marcel que je ne l’étais à l’époque, mais il était peut-être plus perceptif que je ne pensais, compte tenu de la façon dont les choses ont tourné. Quand je lui dis que mon mari souhaitait nous accompagner, il me répondit qu’il admirait le travail de Witt et serait ravi de le rencontrer et de l’intégrer à l’expédition. Le fait que je sois blanche ne vint pas sur le tapis, ce qui me convenait parfaitement.
Tel fut le rôle de Lou Nearing. Quant à celui du capitaine Dinwiddie… depuis qu’il avait dix-neuf ans environ, mon mari écrivait par intermittences un poème sur l’Amérique, vue, évidemment, de ses plus noirs abysses. Un poème intitulé « Capitaine Dinwiddie ». Il considérait que c’était l’œuvre de sa vie.
J’avoue que je suis plutôt du genre à préférer la prose. Je n’avais jamais acheté un recueil de poésie de ma vie, et je n’en lisais jamais. Le peu que je connais, c’est par Witt que je l’ai appris. J’ignore donc complètement si « Capitaine Dinwiddie » aurait été l’une des œuvres majeures de la littérature américaine, ou une grosse gonflette prétentieuse. La trame était intéressante, c’est certain. L’affaire se passait dans le Sud, avant la guerre de Sécession, et le héros éponyme était un esclave qui s’enfuyait, se retrouvait à New York, était adopté par un riche abolitionniste, qui finançait son éducation, et prenait le nom de Dinwiddie. Au cours de la guerre civile, il commandait un régiment de dragons, finissait par occuper la vieille plantation de son enfance et tout se changeait en une sorte de Cœur des ténèbres{16} à l’envers, c’est-à-dire qu’il se retrouvait dans la grande maison pendant que les Blancs cueillaient le coton, et qu’il baisait la femme blanche, évidemment. Il finissait par retourner en Afrique, l’Afrique Mère, où il apprenait, grâce au juju, à voyager dans le temps, à effectuer de bonnes actions expiatoires. Mais Witt ne connaissait rien à l’Afrique et encore moins à la religion africaine, ou à la magie. Résultat : il était bloqué, disait-il, et l’opportunité offerte par Greer tombait à pic, ce qui lui paraissait de bon augure. La synchronicité.
Je relis mon journal, dans la fournaise de ma cuisine. Luz joue avec Jake et Shari, dans la cour. Ils ont sorti le tuyau d’arrosage et une piscine en plastique. J’avais toujours eu l’intention d’emmener Luz à la piscine de Coral Gables, pour lui apprendre à nager, mais je viens de renoncer à tous mes projets. Je me suis seulement entendue avec Shari pour qu’elle vienne garder Luz ce soir, parce que j’ai l’intention d’aller à l’ilé de Pedro Ortiz pour faire ebo, comme me l’a demandé Ifa. J’ai l’impression de me reprendre à croire, comme là-bas, en Afrique, vers la fin ; de replonger dans tout ça comme dans une eau noire, d’une chaleur de sang. Je sais bien que c’est absurde, tout ça, les sorts, les esprits, les malédictions, les sorciers, mais… Thomas Merton a dit un jour qu’il arrivait forcément un moment où on trouvait la religion ridicule, et puis on découvrait à sa grande surprise qu’on avait toujours la foi.
Quand tombe la nuit, à cet habituel tournant du jour particulier aux Tropiques, je dis au revoir à Luz et Shari, et j’y vais. En chemin, je m’arrête dans une échoppe portant l’enseigne BOTANICA et j’achète trente-deux petites porcelaines. C’est la première fois que j’assiste à une cérémonie de santería, mais je pense que je réussis à garder le contrôle de ma curiosité anthropologique. J’ai les jambes flageolantes. Je porte une robe de coton à dominante jaune, avec une ceinture de cuir verni vert. Les couleurs qu’aime Ifa.
L’ilé d’Ortiz a lieu au coin de la 17e Rue et de Flagler, dans une petite maison de béton au crépi saumon, au toit de fibrociment gris. Les volets anti-cyclone blancs sont fermés. Comme un peu partout dans le quartier, la pelouse de devant a été bétonnée et fait maintenant office de mini-parking, plein de voitures, neuves et anciennes, et il n’y a plus une place le long des trottoirs, à proximité de la maison. Je suis obligée de me garer tout au bout de la rue.
Une femme répond à mon coup de sonnette. C’est la femme d’ANIMAUX DE COMPAGNIE, mais elle a quelque chose de changé, ce soir : elle se tient plus droite et n’a plus l’air fatiguée. Elle sent la rose et porte une robe blanche avec des broderies au fil d’or autour du col. Elle me fait entrer au salon. La pièce est plongée dans la pénombre, seulement éclairée par des douzaines de chandelles. Deux des murs disparaissent derrière des étagères pleines de centaines d’objets rituels de la santería organisés en chapelles : les haches à deux tranchants de Shango, son tabouret-mortier, ou sopera, le chaudron qui contient les fundamentos, ses pierres sacrées. Et d’autres soperas, peints des couleurs symboliques des orishas, jaune pour Oshun, avec son éventail en plumes de paon, blanc pour Obalala, avec son chasse-mouches, noir et bleu clair pour Babaluaye, avec ses béquilles, ses porcelaines et ses roseaux, la noix de coco rouge et blanche d’Oshosi, le chasseur, dont le chaudron de fer renferme des cornes de cerf, un arc, des flèches et un pistolet-jouet en plastique. Il y a aussi, dans chaque chapelle, des statuettes, certaines grandeur nature, des santos, les orishas, les saints catholiques mâtinés de demi-dieux yoruba, avec leur peau brune, leurs grands yeux et leur visage inexpressif. Osun, le messager des herbes, est tout en haut, accroché au plafond par un fil de fer.
Il tient un perchoir à oiseau. C’est lui qui protège la vie des adeptes lors de leur voyage vers Dieu.
Il y a des gens dans la pièce : une demi-douzaine de femmes en robe blanche et quatre hommes en guayabera{17} qui ouvrent de grandes boîtes noires et en retirent des tambours. Il y aura donc un bembé, la célébration de la descente d’un des orishas sur un membre de l’ilé d’Ortiz. Ce n’est pas bon. Je me disais plus ou moins que j’allais juste entrer et sortir, verser mon obole, faire procéder à un sacrifice et qu’Ifa serait satisfait. Une brève apparition dans le m’doli, et avec un peu de chance je ne me ferais pas remarquer.
Ortiz attend dans l’une des petites chambres de la maison, aménagée en chapelle à Ifa, ou Orula, comme l’appellent les adeptes de la santería. Les murs et le plafond sont tendus de soieries jaunes et vertes, et je remarque une statue grandeur nature d’Orula sous l’aspect de saint François. Devant, drapé dans un brocart vert et or surchargé de broderies perlées, se trouve le cylindre d’un mètre de haut qui contient les fundamentos d’Ifa-Orula. Des cierges vacillants dans des verreries vertes, des bouquets de glaïeuls, de branches de frangipanier, de laurier-rose et de jasmin, des piles de noix de coco et de yams, des douzaines et des douzaines, en fait. Leur odeur de terre se mêle au parfum entêtant des fleurs et de la cire chaude. Un mur est pratiquement occupé par une énorme armoire de bois noir, lourdement sculptée : c’est le canastillero, où sont rangés les objets sacrés. Contre le mur opposé sont placées une petite table et deux chaises, pour la divination.
Il est assis sur l’une des deux chaises. C’est un Cubain comme tant d’autres, à la peau noire ; pas de visage pareil à un masque, aux yeux étrangement lumineux, juste un type en guayabera et pantalon blancs. Spontanément, je mets un genou en terre et je porte mes doigts à ma bouche et à mon front, comme j’avais l’habitude de le faire pour saluer Uluné. On voit des enfants olo faire ce geste sur le passage d’un ancien : ils s’interrompent un instant dans leurs activités, on leur donne peut-être une petite tape sur la tête et ils reprennent où ils en étaient restés. Les santeros ont aussi droit à ce genre de respect. Ortiz semble accepter mon hommage sans autre forme de procès.
Je m’assieds sur la chaise en face de lui. Ortiz a un sourire, me prend la main, la caresse doucement, en cercles, avec son pouce. Depuis près de trois ans, mes contacts avec les adultes se sont bornés à une poignée de main de pure forme. Il dit, et c’est une affirmation, pas une question :
— Vous avez très peur.
— Oui. Je croyais que vous seriez seul. Je ne m’attendais pas à voir tant de monde, ni à ce bembé. Je voulais juste le sacrifice…
— Oui, comme au McDo, dit-il, son sourire s’élargissant brièvement pour dévoiler des dents en or. On devrait ouvrir un guichet donnant sur la rue : deux pigeons et un coq, s’il vous plaît. Écoutez, chica, dit-il en reprenant son sérieux, vous êtes en sûreté, ici, plus en sûreté que partout ailleurs. Nous sommes sous la protection des santos de cette maison.
Vous allez assister au bembé, et peut-être que les orishas descendront et vous diront ce que vous avez besoin de savoir.
Les animaux sont prêts. Je lui donne mes porcelaines. Quelques battements d’ailes, et quatre petites vies montent vers Oruno. Ortiz me prend la main. Je voudrais partir, mais c’est une simple velléité. J’ai mordu à l’hameçon, je suis ferrée.
De la pièce voisine monte le bruit d’un putain de tambour qu’on accorde. Au bout d’un moment qui me paraît interminable, j’incline la tête, soumise. J’ai envie de vomir. Je déglutis péniblement. Ma salive est épaisse comme une corde, mais je garde ce que j’ai dans l’estomac.
Il se lève sans me lâcher et, la main dans la main – la sienne chaude, la mienne comme un bout de viande hachée sous blister –, nous retournons dans le salon. J’y retrouve le parfum des fleurs, du rhum sacrificiel, et l’odeur douceâtre, forte, des vaporisateurs d’eau bénite qu’on achète dans les botanicas. Les gens s’approchent d’Ortiz, s’inclinent respectueusement, psalmodient les moforabile en hommage à Ifa qui vit en lui. Il les embrasse, murmure à chacun une bénédiction en yoruba. Nous nous levons pendant que les joueurs de tambour s’installent. Des hommes noirs, minces, en tenue blanche. Ils ont des noms africains, Lokuya, Aliletepowo, Iwalewa, Oribeji. Je connais leurs tambours : le grand bata, l’iya, en forme de sablier, ou de double cône dont les deux parties sont inégales, la mère-tambour tendue de peau de chèvre dont la voix fixe les changements de rythme ; l’itotele, le grand, ou « père », et enfin l’okokolo, l’« enfant » à la langue acérée. Les Olo utilisent tous ces tambours, ou de pareils, et ils ont aussi l’immense ojana, qui bat comme un cœur, faisant vibrer le sol, de sorte qu’on l’entend avec tout son corps et pas seulement ses oreilles. Entre des mains expertes, le tambour vous fait quelque chose, que vous le vouliez ou non, et c’est pour ça que, depuis mon retour du pays des tam-tams, j’ai évité leurs battements. Jusqu’à ce soir.
D’autres gens entrent, rendent hommage à Ortiz et aux orishas. Ortiz me présente à chacun d’eux. Ils ont tous des noms africains, décidément. Ositola, Omolokuna, Mandebe. On dirait des Noirs ordinaires, des travailleurs de la classe moyenne, sinon du bas de l’échelle, du genre qu’on voit dans les couloirs du Jackson Memorial en train de passer la cireuse, de trimbaler des cartons de matériel stérile ou des caisses à outils. Ils semblent tout intimidés de me rencontrer. Nous parlons de la pluie et du beau temps. J’échange deux mots avec une certaine Teresa Solares, une grosse femme au visage lunaire, d’une trentaine d’années, au jugé, mais à l’air prématurément fané, portant une robe jaune, moulante. Elle est assistante médicale à domicile, sur la plage. Ça nous fait donc quelque chose en commun, nous sommes deux professionnelles de la santé, mais nous n’avons pas grand-chose à nous dire. Je rencontre une Margarita, une Dolores (tiens ! nous portons le même prénom ! Nous échangeons un sourire), une Angela et une Celia. Elles me prennent pour une extraterrestre. Et je regrette de ne pas en être une. La pièce est bondée, maintenant, et il y fait une chaleur d’enfer.
Les quatre joueurs de tambour s’asseyent face à l’une des chapelles : celle d’Eleggua-Eshu, qui est toujours le premier honoré dans ces cérémonies, parce qu’il faut lui demander d’ouvrir la voie entre l’orun et l’ayé. L’orun, dans la cosmologie yoruba mais aussi en santería, est le monde des esprits, le monde des ancêtres et des dieux, que les Olo appellent m’arun. L’ayé est le m’fa. Les Yoruba disent : Ayé l’oja, orun n’ilé : « Le monde est un marché où nous ne faisons que passer, le ciel est notre chez-nous. »
Les tambours commencent à battre. Je sens que mon estomac se retourne. Ils sont bons, presque au niveau olo. L’oriate, l’adepte consacrée à Eleggua-Eshu, se révèle être la femme d’ANIMAUX DE COMPAGNIE ; elle prend des maracas et entonne un chant de louanges. L’ilé chante avec elle : Ago ago ago ago : « Ouvre-toi, ouvre-toi. » Elle danse devant la chapelle d’Eleggua et tous de se balancer à l’unisson. Quelque chose change dans la pièce, l’air paraît chargé d’énergie, il semble circuler. C’est en train d’arriver.
L’homme qui joue de l’iya accélère son battement et les tambours se taisent. La pièce n’est qu’un soupir. Les couleurs deviennent bizarres. Puis les tambours reprennent et le chant de louanges s’élève vers Shango, l’orisha du pouvoir et de la guerre. Les oriates de Shango tournent et tapent du pied, mais Shango ne vient pas. Les tambours appellent tous les autres à tour de rôle, Yemaya, l’orisha des mers, Oshosi, l’orisha de la chasse, Inle, l’orisha de la médecine, Oshun, l’orisha de l’amour. C’est alors qu’il se passe quelque chose dans le groupe de danseurs ; le cercle de chair mouvante recule, le centre se vide. Dans l’espace ainsi dégagé, Teresa Solares tourne sur elle-même, les yeux clos, en ondulant des hanches, les bras ondoyant comme des algues dans l’eau. Des gouttes de sueur volent autour d’elle, faisant des étincelles rouges lorsqu’elles traversent la flamme d’un cierge. Tout le monde chante, Eshu eshu : « Continue, continue. » Le battement s’accélère, devient d’une rapidité inouïe ; Teresa tourne trois fois sur un talon, ses yeux se révulsent et elle s’écroule. Les tambours s’arrêtent instantanément. Le silence est assourdissant.
Plusieurs des santeros l’aident à se redresser et tentent de l’emmener, mais elle les repousse et se relève. Elle se tient très droite, si droite qu’on dirait qu’elle a grandi de huit pouces. Elle est complètement métamorphosée. Ses yeux brillent, énormes, dans son visage aux traits soudain plus lisses. Elle arrache la pince qui retient ses cheveux, et sa toison se déploie telle une crinière de lion, comme si elle était électrisée. Elle est devenue Oshun. Les tambours adoptent un rythme complexe et Oshun danse. Une danse d’un érotisme au-delà du sexe, au-delà de tout ce qu’on peut imaginer, c’est la Vie même, la force qui pousse la fleur à jaillir à travers le fuseau vert, et, comme autant de fleurs, le groupe se penche et se balance, attiré par un soleil dansant. Oshun fait le tour du cercle en dansant, les pieds effleurant à peine le sol, et cette femme ordinaire, non entraînée, décrit des pas compliqués, avec la grâce d’un puma. Elle embrasse les fidèles, leur murmure des choses à l’oreille, ils collent – modestes offrandes – des billets sur son corps en sueur, et voilà qu’elle arrive à moi. Je fouille dans mon sac, je prends un dollar et le lui colle sous le cou.
Elle me parle d’une voix grave, profonde, de contralto, une voix douce et épaisse comme de la mélasse, rien à voir avec celle de Teresa :
— Enfant d’Ifa, écoute ! Ifa dit : Fuis par l’eau. Ifa dit : Avant de refermer la porte, il faut l’avoir ouverte. Ifa dit : L’oiseau jaune te sauvera. Ifa dit : Apporte l’oiseau jaune au père. Ifa dit : Fuis par l’eau, par l’eau uniquement.
Oshun s’éloigne dans un tourbillon. Je me rends compte qu’elle m’a parlé en yoruba, langue que Teresa Solares ne parle pas, à ma connaissance. Je me souviens alors qu’Ifa ne danse pas lui-même, il fait toujours danser Oshun à sa place.
L’orisha achève sa danse et s’éloigne, avec quelques femmes qui souhaitent une consultation privée. Les tambours reprennent leur rythme. Les orishas viennent plus facilement, à présent, l’excitation est palpable, on a l’impression que toute la maison se met à trembler, ça devient un vraiment bon bembé, un remarquable bembé, même. Ogun arrive, la voix de basse du forgeron en colère se fait entendre par la gorge de Julia, une femme à la peau noire d’une taille modeste. Obalala s’incarne en Mercedes, répandant le calme et la clarté, puis Margarita devient Yemaya, la maîtresse de la mer, capricieuse et puissante.
Shango vient alors, dans un homme entre deux âges, à l’air doux, appelé Honorio Lopez. Quand l’orisha entre en lui, les adeptes lui font revêtir une tunique de satin rouge et blanc, une ceinture et une coiffe rouges. Les tambours adoptent un rythme violent, staccato, et il danse, s’accroupit, se relève, fait des bonds incroyables, tape des pieds. Il décrit le cercle de l’ilé, conversant avec les adeptes d’une voix grave, rauque, faisant des blagues salaces, proférant des menaces. Puis il se dresse devant moi et fronce les sourcils. Il émane de lui une aura d’énergie farouche. On dirait un type qui entrerait dans un bar et chercherait la bagarre. Je le vois reprendre son souffle comme pour me gueuler dessus, et sans avertissement il change à nouveau de registre. Son souffle s’exhale de lui comme un vent furieux ; il a l’air abasourdi. Il se tasse sur lui-même.
Puis son visage adopte une expression amusée, un curieux détachement. Et j’entends mon mari dire :
— Te voilà donc, Jane.
Je suis pétrifiée. Il continue, sur le ton de la conversation :
— Je sais que tu ne vas pas le croire, mais tu m’as manqué. Vraiment. Pendant un moment, j’ai bien cru que tu étais morte. Et je t’ai cherchée. Dans le m’doli, je veux dire. Avec Orphée. Mais tu n’y étais pas. Tu n’avais pas l’air d’être dans le m’fa, non plus. Tu ne faisais pas plus de bruit qu’une souris, hein, Jane ? Au fait, tu as une tête épouvantable. Qu’as-tu fait à tes cheveux ?
— Je t’en prie, dis-je. Ne fais plus de mal à personne.
Il me sourit à pleines dents.
— Oh, ne t’en fais pas pour ce type. Shango ne m’en voudra pas de lui emprunter un instant sa monture. Mais il faut vraiment que je te parle. Enfin, quoi ! On se disait toujours tout, tu te souviens ? Il faut que je te parle de mes projets.
Tout le monde a remarqué ce qui se passait. Les gens nous regardent, troublés. Le chant de Shango, aux tambours, vacille et s’estompe. Ortiz crie quelque chose en espagnol aux joueurs de tambours. Ils se remettent à jouer, et Ortiz entonne le chant à Eleggua-Eshu, lui demande de rouvrir les portes de l’Orun et de ramener les orishas dans l’autre monde.
— C’est ma chanson, dit-il. Je te retrouverai, Jane.
Le pire de tout, c’est le ton sur lequel il me parle, son air parfaitement sain et rationnel. Puis le visage de l’homme qui me fait face devient rigoureusement inexpressif. Ses yeux se révulsent et il tombe à terre. Les autres orishas s’en vont aussi, leurs montures s’écroulent comme des oiseaux foudroyés. Je quitte la maison en courant.
Le temps que les pneus de ma voiture écrasent le gravier de l’allée, chez moi, j’ai presque réussi à me convaincre que la chose avec Shango et mon mari n’est jamais arrivée. Une petite hallucination, provoquée par la tension nerveuse, le battement des tambours, le décor, le conditionnement culturel, les exohormones libérées dans la pièce surchauffée, exactement comme l’hallucination collective qui nous a fait imaginer le changement physique des adeptes investis, possédés, et leurs messages. Ce petit échange avec mon mari était ce que je pensais qu’il dirait ; c’est pour ça que j’ai entendu M. Lopez parler ainsi. Une bonne explication jungienne, pour que j’arrive à dormir. Je suis vraiment douée pour les rationalisations de ce genre. Marcel était intarissable sur le sujet.
Shari rentre chez elle en dormant debout, avec mes remerciements et cinq dollars. Je prends une douche interminable pour chasser les effluves de la soirée, j’enfile mon tee-shirt pour dormir, je me glisse dans mon hamac et je sombre instantanément.
Pour me réveiller un peu plus tard. Au cœur de la nuit. Tout est silencieux, hormis la palpitation des climatiseurs du voisinage. Le clair de lune filtre à travers les lames des stores de rotin, esquissant une calligraphie glacée sur le mur, face à la fenêtre. C’est ridicule, me dis-je alors. Je suis poursuivie par un tueur en série et je fais l’andouille avec ces conneries vaudou. Il faut que je me fasse toute petite, que je mette les voiles, tchao Miami ! Et tout de suite, encore. Je fais mes paquets. Je n’ai pas grand-chose à emballer. Je monte chercher Luz. Elle est profondément endormie, étrangement lourde ; elle pèse comme une statue dans mes bras. Je l’allonge sur le siège arrière de la Buick. Et nous voilà parties.
Je remonte Douglas jusqu’au Trail et je vais vers l’ouest. Il n’y a pas beaucoup de circulation. Après le rond-point, la route est complètement déserte. Une mince nappe de brouillard plane au ras de la chaussée. À un moment, les phares font briller les yeux jaunes d’un animal, chien ou opossum Et voilà que la voiture fait des siennes. J’aurais vraiment dû faire réparer la boîte. La quatrième saute et je ne peux plus dépasser le cinquante à l’heure. Nous sommes dans les Everglades, nous suivons l’étroit tunnel créé par le faisceau des phares dans le velours noir et chaud de la nuit. Une autre vitesse lâche, le moteur se met à gémir, la voiture ralentit encore. Nous n’arriverons jamais à Naples.
Soudain, un flamboiement de lumière abolit les ténèbres des Everglades. C’est un gigantesque relais routier avec, sur le côté, un grand bâtiment jaune surmonté d’une immense enseigne au néon clignotante : IMOKALEE INDIAN CASINO. C’est le moment que choisit la boîte pour lâcher complètement. Je me balance d’avant en arrière sur le siège, comme une gamine dans un manège, en implorant la Buick de nous emmener dans un endroit sûr. Nous entrons en roue libre dans la station-service éclatante de lumière. Il y a un Indien dans la station-service, un Indien au visage grave et sombre, encadré par des tresses, portant un poncho et une casquette des Miami Dolphins. Je lui demande s’il peut réparer ma boîte de vitesses et il répond que oui, bien sûr, on peut tout réparer. Il met la Buick sur le pont élévateur.
— Donnez-moi une heure, dit-il.
Je suis tellement heureuse que j’en pleurerais. Je réveille Luz et nous entrons dans le casino.
La lumière est aveuglante et, détail incongru, une musique tonitruante joue des airs de dessins animés de Walt Disney : Cendrillon puis Pinocchio. Il y a des miroirs au plafond. Des rangées de machines à sous clignotent dans tous les sens, à perte de vue. Autant jouer quelques dollars en attendant ; nous pourrons peut-être nous faire un peu d’argent, ça nous aidera à payer notre voyage. Je prends un seau de pièces de vingt-cinq cents. Nous commençons à les mettre dans les fentes. Luz touche presque aussitôt le jackpot. Les pièces tombent par terre, lui couvrent les pieds, elle en a jusqu’aux chevilles. Nous ramassons notre pactole, et nous le mettons dans un autre seau, plus grand. Je dis à Luz de continuer à jouer avec les pièces du petit seau pendant que je vais changer l’argent gagné en plaques pour jouer aux tables. Je suis incroyablement exaltée. Je sens que la chance a tourné, elle est avec moi, maintenant. Je joue un moment au black-jack. Je gagne et je regagne. Puis je passe à la table de roulette. Les piles de plaques montent devant moi.
C’est alors que j’éprouve une vague crainte. Ça dure depuis combien de temps ? Des heures ? Je ramasse mes gains et je retourne vers les machines à sous retrouver Luz. J’ai l’impression qu’il y en a des kilomètres et des kilomètres, toutes identiques. Les lumières clignotantes, éblouissantes, le bruit des machines, les chansons de dessins animés (Cendrillon, encore, mais un autre air), tout ça me rend dingue. Je remonte les allées en courant, les unes après les autres, et je crie « Luz ! ». Et puis je la vois. Elle est avec une grosse femme en robe jaune qui la tient par la main. Je l’appelle, de toute la force de mes poumons. La femme se retourne. Je reconnais la mère de Luz, la femme que j’ai tuée. Je me mets à courir, je me perds dans le labyrinthe de miroirs ; je cours au ralenti, j’ai du mal à remuer les jambes…
Et puis je suis dans mon hamac, trempée de sueur, le cœur battant à tout rompre. La lune fait des dessins sur le mur face à la fenêtre. Je me lève, les jambes flageolantes. Il y avait longtemps que je n’avais fait ce genre de rêve. Je vais dans la salle de bains me passer le visage sous l’eau. Je me regarde dans la glace. Oui, c’est bien moi. Ma permanente écrasée par le sommeil a quelque chose de végétal. Pas de crânes ricanants ou de masques africains. Je me pince la joue. C’est bien vrai.
J’entends un grattement juste au-dessus de ma tête comme de petites griffes détalant sur la tôle. Je sors en tremblant pour voir si c’est la maman raton-laveur. Je ne la vois pas du palier, mais il y a bien quelque chose dans le jardin, éclairé par la lune décroissante, je vois bouger quelque chose de sombre et d’indolent. Oh, ce n’est que Jake, le chien, qui s’éloigne lentement. La vibration des climatiseurs est apaisante, banale, familière.
Je suis sur le point de retourner me coucher quand j’entends un hurlement venant d’en haut. Je grimpe l’échelle à toute vitesse. Un autre cri. Luz fait un cauchemar, elle aussi. Le clair de lune coulant par sa fenêtre ronde éclaire sa chambre, également baignée par la lueur jaune verdâtre de Kermit la Grenouille, sa lampe de chevet. Je me précipite vers elle lorsqu’un énorme cafard passe devant moi. Il est tellement gros que je pense, au début, avoir vu une souris. Je fais un écart et je l’écrase sous mon pied nu. Luz pousse des cris hystériques, à présent. Je cours m’asseoir au bord de son lit pour la prendre dans mes bras, enroulée dans sa petite couverture rose. Elle se débat. Réveille-toi, réveille-toi, ma chérie, ce n’est qu’un mauvais rêve. Elle a la bouche grande ouverte dans une expression de pure terreur, les yeux étroitement clos. Quelque chose me picote le bras ; c’est un autre cafard, gros comme le poing. Je le chasse d’un revers de main. Je remarque un curieux mouvement sous la couverture rose. Je l’arrache, et le lit entier n’est qu’une masse de cafards. Luz en est couverte, ça grouille et ça court dans tous les sens, sous sa chemise de nuit rose à fleurs. Les travaux que j’ai faits ont dû en déranger toute une colonie. Je saute à bas du lit en tenant Luz à bout de bras. Je la secoue très fort. Les cafards tombent en pluie autour de mes pieds, grimpent sur mes jambes. Je danse sur place pour les écraser tout en secouant la petite fille. La descente de lit devient visqueuse sous la plante de mes pieds nus. Un cafard grimpe sur mon bras, passe sur le visage de Luz, lui entre dans la bouche. Elle s’étouffe. Je lui enfonce mes doigts dans la bouche pour le retirer, mais je n’ai aucune prise dessus. Il disparaît dans sa gorge. Ses lèvres deviennent bleues. Je n’arrive pas à l’attraper, bien que j’aie l’impression de plonger le bras jusque dans ses poumons.
Je suis dans mon hamac, et le clair de lune fait des dessins sur le mur opposé. Le climatiseur, de l’autre côté de la rue, bourdonne. C’est comme si le temps s’était arrêté. Je comprends maintenant que je suis victime d’un assaut magique. Mon cœur cogne contre mes côtes. C’est dur, mais pas autant que certains rêves de sorcellerie dont j’ai entendu parler. Des gens qui ne se réveillent pas, par exemple, et que l’on retrouve au matin noyés dans leur sang ou leurs vomissures, les yeux exorbités selon l’expression familière.
Eh bien, c’est facile à contrer : ne plus dormir jusqu’à nouvel ordre. Je me lève, ruisselante de sueur, et je me passe de l’eau sur le visage. J’enfile ma combinaison de peintre sur mon tee-shirt et je me fais un litre de café. Je m’aperçois que j’ai faim, ce que j’interprète comme un bon signe, de sorte que je me fais une omelette de trois œufs, des toasts et du café. Je vide la cafetière ; la dernière tasse, je l’avale assise sur le palier, derrière l’appartement, pour profiter des premiers rayons du soleil tropical et des chants d’oiseaux, en essayant d’oublier cette nuit. En Afrique, je me levais toujours avec les oiseaux. Une volée de perroquets verts file au-dessus de moi, dans un concert de cris geignards. Les feuilles des palmiers bruissent dans la fraîcheur de la brise marine. Le café mis à part, je pourrais être en Afrique, à cet instant.
Luz descend. Je l’entends ouvrir le réfrigérateur, prendre le lait. Je la rejoins, la regarde verser le lait sur ses céréales. Elle a l’air grognon, mal réveillée. Je lui demande si elle a fait de mauvais rêves, et elle répond que non, mais c’est probablement un mensonge. Je l’aide à s’habiller, je la dépose au jardin d’enfants et je vais au travail. La routine m’apaise. Je vais laisser tout ça derrière moi, et ça va me manquer. J’ai l’impression que l’ilé de la nuit précédente fait partie des rêves que j’ai faits ensuite.
C’est mon dernier jour de travail. Je vais récupérer mon chèque. Je le déposerai à la banque, à l’heure du déjeuner, et j’emmènerai la voiture au garage pour la faire réparer. Le chèque devrait être assez conséquent, avec tous les jours de congé que je n’ai pas pris et le remboursement de mon fonds de pension. Il devrait suffire, quoi qu’il arrive, à nous faire vivre jusqu’à ce que j’aie trouvé un nouveau boulot. Ou à me permettre d’acheter un moyen d’évasion. Je pense encore à prendre la fuite. Il sait que je suis vivante, mais il ne sait pas où est mon corps… Non, ce n’est pas vrai, il ne sait pas que je suis en vie, c’était une hallucination, la nuit dernière, une hallucination suivie de rêves. Rien que des cauchemars. La réalité, c’est ça. Je flanque un coup de la paume de la main sur le vieux volant en plastique à l’ancienne. Je me fais mal.
En réalité, je suis contente de revoir Mme Baley. Mais elle, elle n’a pas l’air heureuse de me voir. Je m’apprête à gagner mon bureau quand elle me fait signe. Elle porte, ce jour-là, un tailleur-pantalon violet et un chemisier en polyester rose. Je pense à mon chèque, je calcule combien je vais loucher. Au moins mille deux cents dollars. J’entre dans son bureau, je referme la porte derrière moi.
— À quoi pensiez-vous en venant travailler attifée comme ça ? lance-t-elle aussitôt. Ce n’est pas parce que c’est votre dernier jour de travail que je dois tout vous passer. Ça, pas question ! Une salopette et un tee-shirt ? Et crasseux, avec ça ! Vous devriez avoir honte !
Et je me rends compte que j’ai honte, en effet. Je marmonne des paroles d’excuses.
— Oh, vous pouvez toujours demander pardon, vous ne vous en tirerez pas comme ça, rétorque Mme Baley. Vous croyez tous que vous pouvez vous permettre n’importe quoi, mais pas avec moi. Pas tant que je serai le chef ici, ma petite ! Vous me devez une journée complète de travail dans une tenue correcte, ou je ne vous signerai pas votre solde de tout compte et vous n’aurez pas votre chèque. Alors, qu’est-ce que vous dites de ça ?
Je ne dis rien du tout. J’ai absolument besoin de ce chèque. Je reste plantée là, muette comme une tombe. Mme Baley va prendre, dans son vestiaire, un pantalon vert sur un cintre, protégé par une housse de teinturier.
— Par pure bonté d’âme, dit-elle, je vais vous prêter quelque chose. Tenez, mettez ça !
Je prends le cintre et je m’apprête à sortir, mais elle me retient.
— Non, ici. Vous allez vous changer ici, devant moi.
Que puis-je faire ? Cette femme est folle, et j’ai besoin de mon chèque. J’enlève ma salopette, mon tee-shirt et je me retrouve en tenue d’Ève devant elle. Mme Baley me regarde avec un sourire triomphant, comme si elle en était sûre : elle se doutait qu’avec mes airs de sainte nitouche j’étais du genre à sortir de chez moi, le matin, à poil sous mes vêtements. Je me rends compte, alors, que je suis debout devant la vitre du bureau de Mme Baley. Des douzaines de gens me regardent, tous mes collègues des archives médicales, et, oui, même Lou Nearing. Enfin, ce n’est pas la première fois qu’il me voit dans cette tenue, hein ? De toute façon, c’est mon dernier jour, et je ne suis même pas gênée. Je plaque mes seins contre la vitre froide et je leur fais de grands signes. Je sens que mes tétons se raidissent.
Je suis dans mon hamac, et la lune fait des dessins sur le mur d’en face. J’entends bourdonner le climatiseur des voisins. Cette fois, je crois que je vais rester dans mon hamac. Je vais regarder disparaître la lune et revenir le soleil, et je vais attendre, simplement attendre la suite. Luz finira bien par descendre, au bout d’un moment, et si elle n’arrive pas à obtenir de réponse de moi, elle ira chercher Polly en pleurant. Mais Polly n’arrivera pas non plus à me faire sortir de ma stase. Alors, au bout d’un moment, un flic et quelques types du Jackson Memorial viendront me chercher, un interne en neuropsychiatrie me bourrera de Thorazine, et ça ira. Je passerai le restant de mes jours à entrer et à ressortir du cabanon, je n’ennuierai personne, je me reposerai tranquillement. Peut-être même que je me remplumerai un peu. Luz aura une gentille famille d’adoption, j’espère. Et puis je mourrai, je me réveillerai dans ce hamac, avec la lune qui fera des dessins sur le mur d’en face et le climatiseur qui bourdonnera…
Et puis je rêve que Jake, le chien, se met à aboyer. Frénétiquement, sur le mode strident. J’entends claquer la porte de Polly, elle crie à Jake de la boucler, mais il ne s’arrête pas, il continue à gueuler, et Polly hurle, elle invoque tous les dieux, ce qu’elle fait rarement dans la vie réelle. Une autre porte claque. Un oiseau indicateur file en piqué à travers la pelouse, comme font ces oiseaux, et j’entends, ou je crois entendre, le purr, purr, WHIT qui est son chant. Ou peut-être le chant d’un autre oiseau. Peu importe, au pays des rêves…
Sauf que j’ai mal au dos, comme si tout ça était bien réel. J’ai envie de me lever, et je me lève. Pourquoi pas, après tout ? Je m’habille soigneusement, sans oublier mes sous-vêtements, je revêts toute la panoplie de Dolores, un tee-shirt vert d’eau à manches longues, avec des ballons très gais floqués sur le devant, et une jupe mi-longue bleu cobalt ; en polyester, naturellement. Je prends la peine de remettre de l’ordre dans ma coiffure, pour mettre en valeur toute la laideur de mes boucles couleur de boue. Je mets mes horribles lunettes et je sors sur le palier pour voir ce que c’est que tout ce vacarme. C’est alors que j’entends les sirènes.
Je le vois très nettement d’ici, sur une grande feuille de journal, juste sous notre manguier. C’est sa façon de me dire qu’il sait où je suis dans la vie réelle. S’il existe bel et bien une vie réelle, il se pourrait que je l’aie regagnée. C’est trop tôt pour le dire. Comment pourrais-je le savoir ?