Adam était encore en train de relire son message, avant de presser sur la touche d’envoi, lorsque Sémiramis vint frapper à sa porte. Il la fit entrer, et lui lut le texte à voix haute. Elle ne le trouva pas suffisamment ferme ; elle aurait voulu qu’il dise plus nettement qu’il n’y avait aucun risque. Adam hésita un moment, mais il finit par expédier le message tel quel, après avoir effectué, pour la forme, une rectification mineure. Puis il rabattit le capot de son ordinateur en disant à sa visiteuse :
“Je t’écoute.”
“Tu n’as pas l’intention de déjeuner, je suppose.”
Il consulta sa montre. Il était midi quinze.
“Non, il est trop tôt, je n’ai pas du tout faim. Je vais continuer à travailler…”
“Je vais donc te faire monter deux ou trois petites choses que tu pourras grignoter sans arrêter d’écrire.”
Mais Sémiramis était venue pour une autre raison. Elle reprit :
“Plus tard dans l’après-midi, j’aurai des projets pour toi. Une visite à effectuer. Je sais que tu n’as envie de voir personne, mais il me semble que tu serais prêt à faire une exception pour le frère Basile.”
Adam était sur le point de demander qui était donc ce personnage quand, guidé par le sourire espiègle de son amie, il se ravisa aussitôt.
“Ramzi !”
“Lui-même !”
“Je savais qu’en entrant dans les ordres, il avait pris un pseudonyme… Non, ce n’est pas le mot qui convient. Comment dit-on, au fait ? J’ai un blanc…”
“Ni pseudo, ni alias, ni nom de guerre. On dit seulement, ‘en religion’. Ramzi, virgule, en religion Frère Basile.”
“Oui, bien sûr. J’ai la tête ailleurs… Tu as donc retrouvé sa trace ?”
“J’ai toujours su où il était.”
“Et tu lui as déjà rendu visite ?”
“Non, je n’ai pas osé. Une belle pécheresse qui débarque au milieu des moines… Je me suis dit que je ne serais pas très bien accueillie.”
“Tu ne l’as donc jamais revu, après ce… basculement. Et qu’est-ce qui te laisse croire qu’il acceptera de nous recevoir ?”
“Rien. Je n’en sais rien. Mais il me semble que si nous frappons à sa porte, toi et moi ensemble, il nous ouvrira.”
“Il est loin d’ici ?”
“Il faut compter deux heures, ou un peu moins. Une heure et demie en voiture, puis vingt minutes à pied.”
Adam, manifestement, hésitait. Sémiramis eut de nouveau son rire de gamine espiègle.
“Fais-moi confiance ! Je sens que ça se passera bien.”
Mais son ami n’était pas convaincu.
“On ne débarque pas ainsi chez un ami qui a décidé de s’éloigner du monde. Il faut se préparer un peu, pour ne pas faire de faux pas. J’aimerais parler d’abord à quelqu’un…”
Elle sourit, et lui de même. C’est effectivement à cet ami-là qu’il pensait. Du temps de l’université, Ramez et Ramzi étaient inséparables. Et s’ils appartenaient l’un et l’autre audit “cercle des Byzantins”, ils y formaient un segment à part. Ils faisaient des études d’ingénieurs, alors que la plupart des autres étudiaient les lettres, l’histoire ou la sociologie ; et ils étaient de culture anglaise alors que tous les autres avaient fréquenté des écoles françaises.
Après avoir obtenu leurs diplômes, “les Ramz” avaient fondé ensemble un bureau d’ingénieurs qui portait leurs deux noms.
“Reste à savoir si le moine et l’ingénieur sont toujours en bons termes”, observa Sémiramis, manifestement sceptique.
“Même s’ils ne le sont plus, Ramez pourra toujours nous apporter un éclairage précieux. Pourquoi son ami s’est retiré du monde, dans quel état d’esprit il se trouve aujourd’hui, est-ce qu’il reçoit des visites, est-ce qu’il risque de se sentir agressé s’il nous voit frapper à la porte du monastère… Seul Ramez pourra nous le dire. Tu es restée en contact avec lui ?”
“Non, mais je sais qu’il vit maintenant à Amman.”
“Tu n’as donc pas son numéro de téléphone…”
“Je trouverai bien quelqu’un qui l’a. Donne-moi dix minutes, et je te l’apporte.”
Dès que Sémiramis a quitté ma chambre, je suis allé ouvrir la chemise intitulée “Courrier amis” pour y chercher une vieille lettre, l’une des toutes premières que j’aie reçues après mon arrivée à Paris ; rédigée en anglais, mais émaillée de mots arabes, et agrémentée de petits dessins dans les marges.
Nous t’écrivons cette lettre ensemble, Ramez et moi…”
Je n’ai pu m’empêcher de sourire en recopiant ces lignes, comme j’avais souri en les lisant pour la première fois, il y a un quart de siècle. Pourtant, ce que les deux compères me racontaient était triste.
“Nous avions loué un bureau au dernier étage d’un superbe immeuble moderne, avec des baies vitrées face à la mer. Nous en avions pris possession au début du mois dernier, nous avions reçu nos meubles la semaine suivante. Nous avions prévu de donner une petite fête le samedi 12 au soir. En début d’après-midi, une fusillade a éclaté dans le quartier. Les rues ont été bouclées, aucun invité n’a pu arriver. Nous avions apporté des plateaux entiers de salaisons et de pâtisseries, et toutes les boissons que tu imagines. Il devait y avoir deux serveurs, mais ils n’ont pas pu arriver, eux non plus.
Vers sept heures, les tirs se sont intensifiés, des obus ont explosé tout près de nous, et les vitres du bureau ont volé en éclats. Nous avons dû nous réfugier au sous-sol en attendant que la folie se calme. Et c’est là, dans l’abri, sans lumière, que nous avons passé la nuit, à même le sol, au milieu des voisins qui étaient censés assister à l’inauguration. Par correction, nous les avions tous invités à la fête, mais aucun d’eux n’avait jugé raisonnable de s’aventurer jusqu’au huitième étage, le plus exposé de l’immeuble.
Au matin, nous sommes remontés au bureau – par les escaliers, bien entendu, puisque l’électricité était coupée. C’était tout simplement une ruine. Il y avait partout des éclats d’obus, du verre brisé. Le faux plafond était tombé sur les plateaux de pâtisserie, et la moquette était imbibée de bière et de boissons gazeuses. Nous étions incapables de prononcer un seul mot. Nous nous sommes écroulés sur des fauteuils en cuir, dans ce qui aurait dû être notre salle de réunion, et nous avons pleuré, pleuré. Puis nous nous sommes endormis, de tristesse, de fatigue, et tout simplement de sommeil, vu que la nuit, dans l’abri, nous avions seulement fait semblant de dormir.
Nous avons été réveillés par les combats, lorsqu’ils ont repris, au lever du jour. J’ai ouvert les yeux le premier ; Ramez était encore dans son fauteuil. Il avait les yeux clos, mais il n’a pas tardé à les ouvrir. Nous nous sommes regardés fixement, sans bouger de nos sièges. Puis nous avons éclaté de rire. Non pas un ricanement, mais un fou rire que nous ne pouvions plus arrêter.
Quand nous nous sommes enfin ressaisis, j’ai demandé : ‘Et maintenant, qu’est-ce que nous allons faire ?’ Ramez a répondu à l’instant, sans prendre le temps de réfléchir : ‘Maintenant, nous allons émigrer !’ ‘Et ce bureau ?’ ‘Ce bureau, nous allons en sortir dans exactement soixante secondes, et nous n’allons plus y remettre les pieds, jamais. Nous nous installons à Londres.’ Pour ma part, j’aurais préféré Paris, mais le français de mon associé est si exécrable qu’il aurait été cruel de le faire vivre et travailler dans cette langue. Le mien n’est pas excellent, mais il passe la barre, et il se serait amélioré avec le temps. Celui de Ramez est inaméliorable.
Je t’écris donc pour t’annoncer que nous serons bientôt quasiment voisins – en principe, dès le mois prochain, et au plus tard en janvier. Pour ma part, je sais déjà que je me rendrai à Paris chaque fois qu’il y aura une exposition qui m’intéresse – ce qui veut dire très souvent ; et je serai ravi de te voir. Il faudra également que tu viennes nous rendre visite à Londres…
Ton ami qui ne t’oublie pas,
Ramzi”
La lettre se concluait par ces quelques lignes d’une autre main.
“Prends soin de toi, et ne crois pas tout ce que te raconte mon associé ! Mon français est parfait ; si j’évite de l’employer, c’est juste pour ne pas l’abîmer.
Ton autre frère qui ne t’oublie pas,
Ramez”
Je ne sais plus dans quelles circonstances Ramzi et Ramez avaient rejoint notre bande d’amis. Mais, aussi loin que remontent mes souvenirs, ils étaient là, ensemble, côte à côte. On employait le singulier en s’adressant à eux comme s’ils n’étaient qu’une seule personne. C’était là un sujet intarissable de plaisanteries légères. “Ramez a trébuché sur une pierre, Ramzi est tombé” ; “Ramzi vient d’avaler trois bières d’affilée, Ramez a la tête qui tourne”… Il fallait qu’il y ait, à chaque rencontre, une allusion quelconque à leur “gémellité”, c’était en quelque sorte un rituel, et les deux compères étaient les premiers à en sourire.
Ils faisaient tout, d’ailleurs, pour que le mythe se perpétue. Ainsi, ils nous ont révélé un jour que, lorsqu’ils étaient encore en première année de génie, ils avaient décidé de s’associer. Une promesse d’adolescents, mais ils l’avaient tenue. Et lorsque leur premier bureau commun avait été dévasté, ils en avaient ouvert un autre. Non pas à Londres, comme ils l’avaient décidé, mais à Djedda, en Arabie. Parce que, au moment où ils s’apprêtaient à partir pour l’Angleterre, un projet leur avait été proposé, un énorme projet sur lequel ils allaient travailler trois années et demie, et qui allait assurer leur fortune. Ils finiraient par ouvrir un bureau à Londres, mais ce ne serait qu’une succursale, à l’instar d’autres branches à Lagos, à Amman, à Dubaï ou à Kuala Lumpur.
Adam appela Ramez dès que Sémiramis eut retrouvé son numéro. Une voix féminine lui répondit, qui s’empressa de le rassurer : non, il ne s’était pas trompé, c’était bien le “cellulaire” de Ramez, dont elle était l’assistante. Son patron lui avait confié l’appareil parce qu’il se trouvait en visite dans un hôpital, où l’un de ses cousins venait de subir une opération. Adam se présenta, et la collaboratrice, prénommée Lina, se dit ravie de l’avoir au bout du fil ; son patron lui avait souvent parlé de lui.
Au début de leur conversation, elle pensait qu’il l’appelait de Paris. Quand elle sut où il se trouvait, ce fut presque un hurlement. Par une heureuse coïncidence, Ramez s’y trouvait lui aussi ce jour-là.
“Je suis sûre qu’il ne voudra pas repartir sans vous avoir rencontré. Il avait prévu de prendre l’avion pour Amman vers trois heures, mais je suis sûre qu’il retardera son départ. Vous n’avez pas encore déjeuné, j’espère.”
“Non, pas encore.”
“Si vous êtes libre, je vous envoie tout de suite une voiture, pour que vous puissiez passer un moment ensemble.”
Adam était pris de court.
“Vous êtes sûre ? Vous ne voulez pas lui poser la question ?”
“Ce n’est pas la peine ! Je suis sûre qu’il sera enchanté d’une telle surprise. Et qu’il me remerciera de lui avoir organisé ce déjeuner impromptu. Donnez-moi simplement l’adresse à laquelle vous vous trouvez, et je m’occuperai du reste.”