Certaines personnes ne réfléchissent qu’en écrivant. C’était le cas d’Adam. Ce qui représentait pour lui à la fois un privilège et une infirmité.
Tant que ses mains étaient au repos, son esprit voguait, incapable de dompter les idées ou de construire un raisonnement. Il fallait qu’il se mette à écrire pour que ses pensées s’ordonnent. Réfléchir était pour lui une activité manuelle.
Il avait, en quelque sorte, les neurones au bout des doigts. Fort heureusement pour lui, ces derniers étaient versatiles. Ils passaient sans états d’âme de la plume au clavier, de la feuille à l’écran. De ce fait, il avait toujours dans sa poche un épais carnet à couverture souple, et dans son cartable d’enseignant un ordinateur portable. Selon l’environnement où il se trouvait et la nature de ce qu’il envisageait d’écrire, il ouvrait l’un ou l’autre.
Ce jour-là, au commencement du voyage, ce fut le carnet. Il le sortit ; il y chercha la première page blanche ; puis il attendit que le signal lumineux fût éteint avant de rabattre sa tablette.
Depuis que l’avion a décollé, j’essaie de me préparer à l’épreuve qui m’attend, imaginant ce que Mourad pourrait me dire pour se justifier, et comment je devrais lui répondre ; ce que je lui aurais dit en temps normal, et ce que je pourrais encore lui dire dans son état ; comment lui permettre de s’en aller en paix sans lui mentir exagérément ; comment le réconforter sans me déjuger.
Je ne suis pas certain qu’il faille pardonner à ceux qui meurent. Ce serait trop simple si, au soir de chaque vie humaine, on remettait les compteurs à zéro ; si la cruauté et l’avidité des uns, la compassion et l’abnégation des autres, étaient benoîtement passées par profits et pertes. Ainsi, les meurtriers et leurs victimes, les persécuteurs et les persécutés, se retrouveraient également innocents à l’heure de la mort ? Pas pour moi, en tout cas. L’impunité est, de mon point de vue, aussi perverse que l’injustice ; à vrai dire, ce sont les deux faces d’une même monnaie.
On raconte qu’aux premiers siècles de l’ère chrétienne, quand la nouvelle religion se répandait dans l’Empire romain, certains patriciens s’arrangeaient pour retarder autant que possible leur conversion. Ne leur avait-on pas expliqué qu’au moment du baptême, tous leurs péchés seraient effacés ? Alors ils poursuivaient leur vie de débauche, pour ne se faire baptiser que sur leur lit de mort.
Je ne sais si ces repentirs tardifs ont quelque valeur aux yeux de la religion. A mes yeux, ils n’en ont aucune. Ni ceux des Romains antiques, ni ceux de mes contemporains.
Cependant il y a, à l’heure de la mort, une obligation de décence. Cet instant de basculement doit conserver une dignité si l’on veut demeurer humain. Quel que soit, par ailleurs, le jugement qu’on porte sur le mourant et ses actes. Oui, même s’il s’agit du pire des criminels.
Ce qui, je m’empresse de le dire, n’est pas le cas de Mourad. J’aurais bien des choses à lui reprocher, dont certaines s’apparentent pour moi à des crimes. Mais il faut se garder des excès de langage. Il arrive qu’un homme commette un crime sans mériter pour cela d’être appelé criminel. Autant je m’insurge contre l’impunité, autant je me refuse à mettre tous les méfaits sur le même plan, en faisant abstraction des intentions, de l’ampleur ou des circonstances. Sans être absolvantes, celles-ci peuvent être, comme disent les lois, “atténuantes”.
Que le comportement de mon ancien ami pendant les années de guerre constitue une trahison des valeurs qui nous étaient communes, je n’en doute pas un instant, et j’espère qu’il ne va pas chercher à le nier. Mais n’est-ce pas sa fidélité qui l’a amené à trahir ? Par attachement au pays, il a refusé de partir au commencement du conflit ; étant resté, il a dû trouver des arrangements, accepter au fil des événements certaines compromissions qui allaient le conduire jusqu’à l’inacceptable. Si j’étais resté au pays, je me serais peut-être comporté comme lui. De loin, on peut impunément dire non ; sur place, on n’a pas toujours cette liberté.
Ses vertus, en somme, l’ont perdu ; mes manquements m’ont sauvé. Pour protéger les siens, pour préserver ce que ses pères lui ont légué, il s’est battu comme un fauve. Pas moi. Dans la famille d’artistes où j’ai grandi, on ne m’a pas inculqué les mêmes vertus. Ni ce courage physique, ni ce sens du devoir, ni cette fidélité. Dès les premières tueries, je suis parti, je me suis sauvé ; j’ai gardé les mains propres. Mon lâche privilège de déserteur honnête.
A l’approche de l’atterrissage, mon esprit est encore plus confus qu’au décollage. Mourad m’apparaît à présent comme un personnage mineur et déconfit, pitoyable, égaré dans une tragédie qui le dépasse. Si je ne suis toujours pas d’humeur à lui pardonner ses fautes, j’en veux tout autant au reste de l’univers, et aussi à moi-même.
Je me rendrai donc à son chevet sans ressentiment manifeste, je remplirai auprès de lui mon rôle de confesseur laïque, je l’écouterai, je lui tiendrai la main, je lui murmurerai des paroles d’absolution pour qu’il meure la conscience calme.