C’est seulement sur le chemin du retour, lorsqu’il se retrouva seul avec Sémiramis, dans sa voiture, qu’Adam exprima à voix haute ce qu’il aurait voulu répondre à l’ami disparu :
“Oui, Mourad, la vie aurait été belle si aucune guerre n’avait eu lieu, si nous avions encore vingt ans plutôt que cinquante, si aucun d’entre nous n’était mort, si aucun d’entre nous n’avait trahi, si aucun d’entre nous ne s’était exilé, si notre pays était encore la perle de l’Orient, si nous n’étions pas devenus la risée du monde et sa hantise et son épouvantail et son souffre-douleur, si, si, si, si…”
La conductrice manifesta son accord par un long soupir. Puis elle laissa passer quelques kilomètres de routes obscures avant de dire :
“Tania tient beaucoup à son idée d’une réunion de retrouvailles. Elle m’en a parlé dix fois depuis ce matin.”
“Elle m’en a parlé aussi à table. Je lui ai redit qu’à mon avis, c’était une bonne idée, et que je ferai mon possible pour qu’elle se réalise. Je n’ai pas cherché à la décourager. Elle a manifestement besoin de s’accrocher à cette idée pour échapper un peu à son deuil. Mais je ne voudrais pas non plus susciter chez elle des espoirs qui pourraient être déçus.”
“Tu penses que ça ne se fera pas ? Je suis sûre que la plupart de nos amis auront envie de se retrouver tous ensemble, ne serait-ce qu’une fois avant que nous allions tous rejoindre Mourad… Moi, en tout cas, je serais heureuse si ça pouvait se faire.”
“Moi aussi, j’en serais enchanté. Et je suis sûr que la même envie existe chez la plupart d’entre eux autant que chez toi ou moi. Mais ils sont dispersés aux quatre coins du monde, chacun d’eux a son travail, sa famille, ses contraintes…”
“Tu as pu t’en occuper, aujourd’hui ?”
“Oui, j’ai déjà écrit à Albert et à Naïm, qui m’ont tous les deux répondu dans les minutes qui ont suivi. Le premier est d’accord pour les retrouvailles, mais il préfère qu’elles se passent à Paris. En tant qu’Américain, il n’a pas le droit de venir ici…”
“C’est n’importe quoi ! En été, la moitié des clients de l’hôtel ont des passeports américains. S’ils sont originaires d’ici, il leur suffit d’utiliser leur autre passeport.”
“Pour Albert, c’est plus compliqué. Sa boîte travaille parfois pour le Pentagone, ce qui l’oblige à respecter l’interdiction.”
“Ce n’est qu’un prétexte ! Depuis qu’il a quitté le pays, il n’a jamais voulu y remettre les pieds. Bien avant que les autorités américaines n’aient décrété quoi que ce soit. Il a subi un traumatisme, qu’il n’arrive pas à dépasser. Alors il se cache derrière les interdictions. S’il avait vraiment envie de venir, il viendrait.”
“Je veux bien te croire. Mais je ne peux pas lui forcer la main. Si son enlèvement l’a traumatisé à ce point, pourquoi lui faire vivre un autre cauchemar ?”
“Et Naïm ?”
“Pour lui, c’est l’inverse.”
“C’est-à-dire ?”
“Lui, il a tout de suite répondu qu’il viendrait. Mais depuis, j’ai réfléchi, et c’est moi qui hésite.”
“Parce qu’il est juif ?”
“Tu ne penses pas qu’il court un risque ?”
“Quel risque ? Ce n’est pas la jungle, ici ! Des gens de toutes origines viennent dans ce pays, et ça fait quinze ans que personne ne s’est fait enlever ! Tu te sens en danger, toi, depuis que tu es arrivé ?”
“Moi, sûrement pas.”
“Ni toi, ni personne d’autre. Regarde, nous roulons la nuit, dans la montagne, sur des routes désertes et mal éclairées. Tu as l’impression qu’on va nous égorger ou nous dévaliser ?”
Il dut reconnaître que non, il se sentait raisonnablement en sécurité, bien plus que dans la plupart des pays du monde.
Ils roulèrent quelques minutes sans un mot. Puis Sémiramis, apaisée, apprit à son passager qu’il y avait eu, lors des obsèques, un incident :
“Je croyais que quelqu’un allait en parler au cours du dîner, mais Tania n’en a rien dit, et les autres ont préféré le passer sous silence par égard pour elle. Comme tu le sais peut-être, il y a, à l’entrée du village, une famille avec laquelle Mourad ne s’entendait pas bien.”
Adam ne put s’empêcher de sourire.
“C’est l’euphémisme de l’année, Sémi ! Je connais bien l’histoire. Notre ami et ces gens-là se vouaient une haine mortelle. Ils l’accusaient d’avoir fait fusiller leur fils.”
“Le cortège funèbre devait passer devant chez eux pour aller vers le cimetière. Au moment où on s’approchait, des femmes sont sorties de la maison, des femmes de tous âges, j’en ai compté onze. Je suppose qu’il y avait là la mère de celui qui avait été tué, et sa veuve, ses sœurs, ses belles-sœurs, ses nièces… Elles étaient toutes habillées en noir, mais toutes, sans exception, portaient autour du cou des cache-nez rouge vif, rouge sang. Comme si elles les avaient tricotés pendant l’hiver pour cette occasion.
“Le cortège est passé devant elles. Nous étions tous horriblement mal à l’aise. Tania m’a serré le bras tellement fort qu’il doit encore y avoir des traces. Il y avait très exactement ce qu’on appelle un silence de mort. Ces femmes étaient alignées là, contre le mur, muettes, le visage impassible, avec peut-être chez l’une ou l’autre un très léger sourire moqueur. Elles avaient la tête et le visage découverts, si bien qu’on voyait seulement d’elles ces écharpes rouges, que les robes noires faisaient ressortir davantage.
“Dans le cortège non plus on ne disait rien. Pas un mot. On respirait à peine. Inconsciemment, nous avons tous pressé le pas. Mais ces quelques mètres semblaient interminables à franchir.
“Après l’enterrement, le cortège est repassé par la même route. Ces femmes n’étaient plus là. Mais tous les regards se sont tournés vers l’endroit où elles s’étaient tenues, et l’on s’est senti de nouveau mal à l’aise, du fait même de leur disparition.
“Etrangement, après la cérémonie, personne n’a parlé de l’incident. Pas devant moi, en tout cas. Je suppose qu’il a dû y avoir beaucoup des chuchotements à ce sujet, mais devant moi, qui suis étrangère au village, personne n’en a parlé. Quant à notre amie, elle a fait comme si rien ne s’était passé. Mais je suis sûre qu’elle reverra ces femmes dans ses rêves, et pas seulement cette nuit.
“Il fallait que je te le raconte, mais n’en parle surtout pas à Tania ! Et, même si elle décide de t’en parler, fais comme si tu ne le savais pas !”
Adam hocha la tête, puis il demanda à la conductrice comment elle interprétait le geste de ces femmes.
“Leur mise en scène était sinistre, mais leur message était clair : l’homme qui avait fait tuer leur ‘martyr’ était mort à son tour ; elles voulaient bien s’associer au deuil de Tania en s’habillant de noir, mais elles n’oubliaient pas leur propre deuil.”
En elle-même, Sémiramis avait le sentiment que l’attitude des femmes protestataires représentait un avertissement à la veuve, et qu’elle allait être le prélude à un bras de fer renouvelé entre les deux familles pour la possession de la vieille maison. Mais elle n’avait aucune envie de s’attarder sur cet incident.
“Un peu de musique ?” proposa-t-elle soudain, avec une gaieté quelque peu forcée.
Sa question était de pure forme, puisque au même moment son doigt pressait un bouton, libérant une vieille complainte irakienne :
Elle sortait de la maison de son père
Pour aller à la maison des voisins.
Elle est passée, sans me saluer,
La belle doit m’en vouloir…
Elle se mit aussitôt à chanter, à l’unisson avec Nazem el-Ghazali, dont la voix accompagnait souvent leurs soirées d’autrefois.
Après quelques minutes, elle baissa le volume pour demander à son passager :
“Est-ce que tu as établi une liste définitive de tous ceux qu’il faudrait inviter à la réunion des amis ?”
“J’ai déjà aligné une dizaine de noms, mais pour certains, j’hésite encore. Par exemple, cet après-midi, j’ai songé à Nidal.”
“Nidal… ?” reprit Sémiramis avec étonnement comme si elle ne savait pas de qui il s’agissait.
“Le frère de Bilal…”, lui répondit Adam, sans réfléchir.
“Le frère de Bilal”, reprit-elle encore.
Et sa voix s’étrangla à la dernière syllabe.
A l’instant même où ce prénom franchissait mes lèvres, notera Adam un peu plus tard dans son carnet, j’ai compris que je n’aurais pas dû le prononcer. Le visage de mon amie s’est rembruni. Elle n’a plus dit un seul mot, se contentant de bourdonner, l’air absent, sa musique irakienne. Bilal est sa blessure, que les années et les décennies n’ont jamais pu cicatriser. Je n’ai aucune excuse, puisque je le savais. S’il y a un nom que je ne devais pas prononcer devant elle, c’était celui-là. Mais moi-même j’y songeais sans arrêt, et il était sans doute inévitable qu’à un moment ou à un autre, il m’échappe.
Du temps de l’université, au lendemain de ma promenade nocturne avec Sémi, au cours de laquelle nous avions failli échanger un baiser, le jeune homme qui avait surgi entre nous, et qui avait osé, lui, la prendre dans ses bras, n’était autre que Bilal.
Chez moi, cet épisode a laissé une meurtrissure dont j’ai pu mesurer, depuis mon retour au pays, à quel point elle est demeurée tenace. Mais ce n’est rien, vraiment rien, en comparaison du traumatisme durable qu’a provoqué chez Sémi la mort brutale de son premier amant.
Quand notre bande d’amis s’était réunie, deux ou trois jours après le risible épisode de la promenade nocturne, et que j’avais vu le jeune homme et la jeune fille arriver ensemble, bras dessus bras dessous, j’en avais été affecté, forcément. Mais je ne me sentais pas le droit de réagir, ni d’en vouloir aux amants. Après tout, Bilal ne m’avait pas “volé mon amie”, c’est moi qui n’avais pas su la conquérir.
Dans ma tête d’adolescent, j’avais bâti autour de la belle Sémi tout un scénario galant. Je me voyais marcher avec elle, la main dans la main, sur une plage, les pieds nus. J’imaginais mille situations où je la protégerais, où je la consolerais et l’émerveillerais. Mais tout cela, je ne faisais que l’imaginer, justement, et je m’étais persuadé, sur la foi d’un sourire, qu’elle pourrait avoir des rêves similaires. Sémi n’y était pour rien, et Bilal non plus. Si je devais désigner un responsable pour mon échec, ce ne pouvait être que mon éducation, qui avait fait de moi cet être trop poli, trop soucieux de ne jamais déplaire, trop plongé dans ses livres comme dans ses rêveries – cet être timoré !
Avec le temps, et avec la pratique de l’enseignement, j’allais finir par surmonter mes inhibitions les plus graves, même si je garde, aujourd’hui encore, un reste de timidité. Mais en ces années-là, je ne pouvais m’empêcher de contempler avec envie les deux couples qui s’étaient formés au sein de notre petit groupe d’amis – et qui étaient, incidemment, les plus dissemblables qu’on puisse concevoir. D’un côté, Tania et Mourad – un voilier sur une mer d’huile ; de l’autre, Sémi et Bilal – un esquif sur un torrent.
Les premiers étaient présents à toutes nos soirées, sans aucune exception ; c’est même principalement autour d’eux que notre bande s’agglutinait. Les seconds venaient ou ne venaient pas ; un jour, ils se quittaient en pleurant ; le lendemain on les revoyait enlacés. Nul besoin d’être devin pour prédire quel équipage allait durer, et lequel allait très vite se fracasser.
Je me suis toujours demandé si la décision de Bilal de s’engager dans un groupe armé avait été motivée par l’évolution politique, ou par sa relation orageuse avec Sémi. Je n’ai jamais su non plus si, au moment où il a trouvé la mort, elle et lui étaient encore ensemble ou s’ils étaient dans une phase d’éloignement, de rupture. En ce temps-là, il eût été inconvenant de spéculer là-dessus, de crainte que l’on ne fasse apparaître la jeune fille comme responsable du drame qui s’était produit. Et, malgré tout le temps qui s’est écoulé depuis, il est clair qu’un tel sujet ne peut toujours pas être abordé avec elle sans d’infinies précautions.
Aujourd’hui, j’en ai eu la preuve. Dès que j’ai vu sa réaction, je me suis tu, je n’ai plus rien dit ni sur ce sujet ni sur aucun autre. Je sentais que je ne pouvais ni m’excuser, ni poursuivre la conversation, ni changer de sujet. Je ne pouvais qu’attendre. Et, en silence, évoquer certains des souvenirs qui expliquent l’attitude de mon amie.
Je me suis rappelé, par exemple, qu’à la mort de Bilal, Sémi avait porté le deuil. Pendant de nombreux mois, elle ne s’était habillée que de noir, comme si elle était sa veuve légitime. Puis elle avait sombré dans un abîme de dépression.
Ils roulaient à nouveau en silence depuis de longues minutes, tous deux perdus dans leurs réminiscences de Bilal comme dans leurs remords, lorsque Sémiramis demanda soudain à son ami :
“Tu l’as revu, dernièrement ?”
Adam sursauta. Il la regarda fixement, comme si elle était devenue démente. Elle précisa aussitôt, sans sourire, et avec un soupir d’impatience :
“Je te parlais du frère.”
“Nidal ? Non, je ne l’ai plus revu. Depuis des années. Et toi ?”
“Moi si, je l’ai revu quelquefois. Il a énormément changé. Tu ne le reconnaîtrais plus. Maintenant, il porte la barbe.”
“Si ce n’est que ça…”
“Je n’ai pas dit une barbe, j’ai dit la barbe.”
“J’avais compris, Sémi. Des dizaines de millions d’hommes portent aujourd’hui la barbe, comme tu dis. On pourrait difficilement considérer la chose comme une curiosité. C’est Nidal qui est dans l’esprit du temps, hélas !, et c’est nous qui sommes devenus anachroniques.”
“La barbe”, reprit-elle comme si elle ne l’avait pas entendu, “et tout le discours qui va avec… Si tu l’invites aux retrouvailles, certains de nos amis pourraient se sentir mal à l’aise.”
“Ça, ça ne m’effraie pas. Est-ce qu’il sait discuter sans dégainer une arme ?”
“Pour ça, oui. Il est même relativement courtois. Mais le contenu…”
“Rétrograde ?”
“Plus rétrograde qu’un taliban, et plus radical qu’un Khmer rouge ! Tout à la fois !”
“A ce point ?”
“Non, j’exagère un peu, mais à peine. Il est maladivement conservateur – il refuse, par exemple, de serrer la main d’une femme. Et quand il parle de l’Amérique, on dirait un maoïste des années soixante…”
“Je vois le genre. Mais ça aussi, c’est dans l’esprit du temps. Je persiste à croire que ça ne nous ferait pas de mal de l’entendre.”
“Même si certains de nos amis se sentaient agressés ?”
Adam ne réfléchit qu’un instant.
“Oui. Même si certains d’entre nous se sentaient agressés. Nous sommes tous adultes, nous avons perdu toutes nos illusions de jeunesse, pourquoi faudrait-il que nous nous retrouvions dans une atmosphère aseptisée ? Si le frère de Bilal a un discours cohérent, et s’il est capable de laisser parler les autres, moi j’ai bien envie de l’écouter, et ensuite de lui répondre.”
“Tu fais ce que tu veux, c’est toi le maître de cérémonie. Moi, je t’aurai prévenu. Si les retrouvailles sont gâchées, tu ne pourras t’en prendre qu’à toi-même…”
“Entendu. J’assume.”
Ils venaient de s’engager dans le chemin privé qui menait vers l’hôtel. Adam était persuadé que Sémiramis allait se garer devant sa petite maison. Mais elle s’arrêta plutôt devant la porte principale.
Allait-elle le soumettre à une nouvelle épreuve, pour qu’il formule clairement son désir de passer une troisième nuit auprès d’elle ?
Non. Elle était ailleurs, toujours dans les réminiscences que son passager avait imprudemment ranimées. Adam était tenté de s’excuser, mais il renonça à le faire, estimant sans doute qu’il serait plus élégant de ne pas rendre les choses trop explicites.
Il ouvrit la portière ; puis, après s’être assuré qu’il n’y avait personne dans les parages, il se pencha vers elle pour déposer sur sa joue un baiser furtif. Elle ne réagit pas. Ni pour le repousser, ni pour s’incliner vers lui. Il n’insista pas. Il descendit de la voiture pour la laisser repartir. Puis il remonta dans sa chambre.
Cette nuit-là, ils ne dormiraient pas ensemble.