C’est aux environs de vingt et une heure trente qu’Adam arriva au domicile du défunt. Sémiramis l’attendait près de la porte ouverte, assise au milieu d’une foule de chaises vides. Elle se leva, l’embrassa sur les deux joues, le remercia d’avoir suivi son conseil, puis elle le prit par le bras pour le conduire auprès de Tania.
La veuve de Mourad se trouvait à l’étage, dans une pièce minuscule attenante à sa chambre à coucher. Elle était seule, en robe noire, étendue, déchaussée, les pieds posés sur un fauteuil. Elle n’avait manifestement pas été avertie de sa venue. Elle fit le geste de se lever, mais il posa la main sur son épaule pour l’empêcher de bouger, et se pencha lui-même au-dessus d’elle pour l’embrasser sur le front. Elle le prit dans ses bras, et ses larmes, qui venaient de sécher, recommencèrent à couler.
Lorsqu’elle retrouva sa composition, elle lui dit :
“Je pensais que tu étais déjà retourné en France.”
“Au dernier moment, j’ai changé d’avis.”
“Et tu ne pensais pas venir ici le jour des funérailles, mais au dernier moment, tu as changé d’avis.”
Sur son visage, un léger sourire avait surgi au milieu des larmes.
“Adam arrive toujours un peu tard”, dit-elle en se tournant vers Sémiramis.
Mais elle ajouta aussitôt, à l’adresse du visiteur, comme pour atténuer ses reproches :
“Je suis contente que tu sois venu. Et si ton ami te voyait ici, dans sa maison, comme autrefois…”
Elle regarda autour d’elle, et vers le haut, comme si Mourad pouvait se trouver là, invisible, au-dessus de leurs têtes.
“Il aurait tellement voulu te parler, t’expliquer, dissiper les malentendus. Il était persuadé que si tu venais t’asseoir près de lui, et que tu l’écoutais, tu ne pourrais que lui donner raison. Moi, je n’en étais pas aussi sûre. Vous vous étiez tellement éloignés l’un de l’autre…”
Elle se tut abruptement, et sembla se plonger dans les réminiscences. Au bout de quelques secondes, elle ajouta :
“Maintenant je peux le dire, chaque jour de sa vie il a souffert de votre brouille.”
Elle dévisageait Adam intensément, comme pour deviner ses sentiments. Il se sentit obligé de dire :
“Dans tout ce qui nous est arrivé, il n’y a qu’un véritable coupable : la guerre.”
Mais le regard de Tania se fit plus insistant, et plus inquisiteur :
“Oui, tu as raison, la vraie coupable, c’est la guerre, mais tout le monde n’y a pas réagi de la même manière. N’est-ce pas ?”
A ce point de la conversation, Adam se demandait encore si la veuve de son ancien ami cherchait à le provoquer, ou si elle voulait seulement obtenir de lui les paroles réconfortantes que son mari espérait entendre avant de s’en aller. Il choisit de demeurer dans le vague, loin de toute polémique.
“Nous n’étions pas tous dans la même situation. Si j’étais resté au pays…”
“…Tu te serais comporté comme lui.”
Ce n’est pas tout à fait ce qu’Adam comptait dire. Il avait à l’esprit une formulation plus nuancée, telle que “Si j’étais resté au pays, j’aurais été confronté à des choix aussi difficiles que les siens”, ou quelque propos de cet ordre. Cependant, il renonça à rectifier, espérant ainsi mettre fin à une discussion qui lui paraissait inopportune sous le toit de Mourad, le jour même de son enterrement. Il hocha donc la tête, esquissa un sourire triste et ne dit plus rien.
Mais Tania ne voulait plus le lâcher.
“Donc, si tu étais resté au pays, tu te serais comporté comme lui. Tu as l’honnêteté de l’admettre. Mais est-ce que tu t’es jamais demandé ce qui serait arrivé si ton ami s’était comporté comme toi ? S’il avait décidé de partir, lui aussi ? Est-ce que tu t’es demandé ce qui serait arrivé si ton ami, et moi, et Sémi, et l’ensemble de nos parents et amis, nous avions tous jugé que la guerre était décidément trop sale, et qu’il valait mieux s’en aller pour garder les mains propres ?”
Elle se tut pendant quelques instants, ce qui fit espérer à son visiteur qu’elle en avait fini. Mais elle recommença aussitôt, sur le même ton qu’auparavant.
“La question n’est pas de savoir ce que toi tu aurais fait si tu étais resté. La question est de savoir ce que serait devenu ce pays si tout le monde était parti, comme toi. Nous aurions tous gardé les mains propres, mais à Paris, à Montréal, à Stockholm ou à San Francisco. Ceux qui sont restés se sont sali les mains pour vous préserver un pays, pour que vous puissiez y revenir un jour, ou tout au moins le visiter de temps à autre.”
Elle se tut un bref instant, puis elle reprit, comme une rengaine.
“Les plus malins sont ceux qui sont partis. Tu vas dans de belles contrées, tu vis, tu travailles, tu t’amuses, tu découvres le monde. Puis tu reviens après la guerre. Ton vieux pays t’attend. Tu n’as pas eu besoin de tirer un seul coup de feu, ni de verser une goutte de sang. Et tu peux même te permettre de ne pas serrer les mains qui se sont salies. N’est-ce pas, Adam ? Réponds-moi ! Si j’ai tort, dis-le !”
“Aujourd’hui, tu as raison sur tout, Tania. Quoi que tu dises, je ne discuterai pas, ce n’est ni le jour ni l’endroit. Que Dieu accorde sa miséricorde à Mourad, comme à nous tous.”
Ayant dit ces mots, il se leva, en consultant ostensiblement sa montre.
“Il est tard, et tu dois être épuisée. Je vais rentrer à l’hôtel. Nous nous reverrons plus tard, dans d’autres circonstances.”
Tania se redressa d’un mouvement brusque, mais pas pour le saluer, ni pour le raccompagner.
“Tu ne vas pas t’en aller comme ça, sans avoir partagé notre repas !” lui dit-elle.
Elle paraissait si sincèrement outrée qu’Adam se demanda s’il n’avait pas tout compris de travers. Aurait-il interprété comme une agression verbale ce qui n’était qu’une méditation à voix haute entre amis de longue date ? Il se tourna vers Sémiramis pour vérifier auprès d’elle. Elle lui fit signe de se calmer, de se rasseoir, puis elle ajouta, du ton le plus factuel et le plus définitif :
“J’ai renvoyé le chauffeur, tu rentreras avec moi. Nous allons manger quelque chose avec Tania, puis nous la laisserons dormir.”
Il ne pouvait qu’obéir. Il reprit sa place. Non, bien sûr, on ne quitte pas la maison d’un mort en claquant la porte, même si la veuve a prononcé des paroles inconvenantes. Un jour comme celui-ci, il devait prendre sur lui, tolérer quelques outrances, dues à l’épuisement, à la tristesse ; et aussi à ce besoin de se justifier que Mourad avait manifesté à la fin de sa vie, et dont Tania s’estimait à présent la dépositaire. De toute manière, l’échange avait eu lieu dans l’intimité, entre trois amis de très longue date.
Le comportement de la veuve se modifia d’ailleurs à l’instant où ils quittèrent la petite pièce pour se rendre dans la salle à manger. Elle prit Adam par le bras, et le présenta à tous comme le meilleur ami de son époux, affirmant qu’il était venu exprès de Paris pour cette douloureuse circonstance. Ce que l’intéressé confirma d’un hochement de tête – que faire d’autre ?
Il y avait bien encore une trentaine de personnes. Sans doute des membres de la famille élargie, des gens du village, quelques partisans politiques – Adam ne reconnaissait aucun visage. A son arrivée, il avait eu l’impression que la demeure était quasiment déserte. Partout des chaises vides alignées le long des murs, dans les salons, dans les corridors et sur les terrasses, des chaises par centaines, sur lesquelles des visiteurs avaient dû se relayer la journée entière, et qui allaient à nouveau servir le lendemain et le surlendemain. Mais il y avait encore des gens dans les recoins, de quoi remplir la vaste salle à manger. Où un repas copieux avait été préparé, que rien ne distinguait des repas de fête sinon le ton feutré des convives, l’absence de rires, et cette phrase qui revenait constamment sur les lèvres, “Allah yerhamo ! ”, chaque fois qu’on se servait, puis lorsqu’on se levait de table, “Allah yerhamo ! ”, pour appeler sur le défunt la miséricorde de Dieu.
Tania avait installé Adam à sa droite, et tenu à le servir elle-même. La conversation tournait autour des personnalités qui avaient assisté aux obsèques, et de celles qu’on n’avait pas vues, et qui viendraient peut-être le lendemain, ou le surlendemain. Le visiteur “venu de Paris” écoutait, non sans intérêt, même s’il ne disait rien.
A un moment, la veuve se pencha à son oreille :
“Pardonne-moi pour tout à l’heure ! Les mots sont sortis de ma bouche sans que je réfléchisse. C’est la fatigue, je suppose, comme tu l’as dit…”
“Ne t’en fais pas ! Nous étions entre amis !”
“Oui, bien sûr. Si je ne te considérais pas comme un frère, je ne t’aurais pas parlé comme je l’ai fait.”
“Je sais… Mais ne pense plus à ça, repose-toi, et ménage-toi, tu as encore devant toi des journées difficiles !”
“Tu reviendras me voir, n’est-ce pas ? J’aimerais te parler encore de cette réunion des amis. Si nous pouvions nous retrouver tous ensemble, sur la terrasse, comme autrefois. Ton ami…”
Elle semblait avoir de la peine à appeler son mari autrement. Pendant qu’elle parlait, Adam se rendit soudain compte que pas une fois depuis samedi elle n’avait dit “Mourad”. Sans doute redoutait-elle que sa gorge se noue si elle s’efforçait de prononcer son nom.
“Ton ami m’a dit un jour, vers la fin, quand sa voix s’entendait à peine : ‘Comme la vie aurait été belle si nous avions continué à nous retrouver ici, sur la terrasse, avec tous nos amis, comme au temps de l’université ! Si rien n’avait changé !’ Et ses larmes s’étaient mises à couler.”
A l’énoncé des dernières paroles, la veuve recommença à pleurer.
L’invité se contenta de répéter en écho :
“Si rien n’avait changé !”