1

La nuit dernière, j’ai fait un rêve à la fois prévisible et déconcertant, consignera Adam dans son carnet à l’entrée du jeudi 26 avril.

Je me trouvais dans la maison de Mourad, noire de monde comme elle avait dû l’être hier. Mais je n’avais fait que traverser la foule pour aller me réfugier dans une salle où m’attendaient mes amis. Il y avait là Mourad, justement, et Tania, et Sémi, ainsi que Bilal, enveloppé dans une ample robe à dorures, trônant majestueusement, tel Jupiter sur l’Olympe, son visage orné d’une barbe abondante et rousse. Une voix féminine me chuchote à l’oreille : “Comme il a changé !” Je réponds avec vantardise : “Il me l’avait annoncé !” Puis je lance à mes compagnons en riant : “Tous ces gens dehors nous croient morts !”

Mon rêve était, bien entendu, infiniment plus chaotique. En le racontant, j’y ai mis de l’ordre, je l’ai rationalisé. D’une certaine manière, je l’ai reconstitué avec les matériaux que j’y ai reconnus – les lieux, les visages, les mots et les couleurs. Ils proviennent tous de scènes que j’ai vécues, et qui ont imprégné ma mémoire : ma visite tardive à la maison du mort ; ma conversation avec Sémi sur le chemin du retour ; et puis cette autre conversation, vieille d’un quart de siècle, avec Bilal, au temps où nous étions très proches, peu avant qu’il prenne les armes et qu’il meure.

J’ai déjà évoqué ces longues promenades loquaces que nous faisions, et notamment l’une d’elles, la dernière si ma mémoire ne me trahit pas, qui s’était achevée sous une pluie battante, et au cours de laquelle Bilal s’était écrié, à propos de Dieu : “Voilà un beau métier !”

Un peu plus tôt dans notre conversation avait surgi le nom d’une jeune fille. En l’évoquant, il y a quelques jours, j’avais seulement écrit “une amie commune”. Je n’avais pas nommé Sémi. Si je l’avais fait, j’aurais dû expliquer qui elle était et pourquoi nous avions parlé d’elle, raconter ma promenade nocturne en sa compagnie et mes risibles inhibitions – ce qui m’apparaissait alors comme une digression superflue. Au moment où j’écrivais ces lignes-là sur notre cercle d’amis, je ne pensais pas à Sémi plus qu’à d’autres, et je n’envisageais pas de la revoir bientôt. J’étais persuadé que j’allais très vite reprendre l’avion pour Paris, dès lundi, ou mercredi au plus tard, puisque le mourant dont j’étais venu recueillir les ultimes paroles ne m’avait pas attendu.

Il me semble à présent qu’au moment même où je racontais par écrit ces épisodes de ma jeunesse, quelque chose a basculé en moi. Deux heures plus tard, j’avais reporté mon voyage et quitté la capitale pour venir m’installer ici, à l’Auberge Sémiramis.

Lorsqu’on écrit un texte, les lignes se suivent, avec les mêmes intervalles, et ceux qui les ont sous les yeux ne se rendent pas compte qu’à certains moments la main qui les a tracées a couru sur la feuille, et qu’à d’autres moments elle s’est immobilisée. Dans la page imprimée, et même dans la page manuscrite, les silences sont abolis, les espaces rabotés.

Si je signale la chose, c’est parce que samedi dernier, après avoir rapidement évoqué ladite “amie commune”, je m’étais interrompu, justement, un très long moment. J’étais tenté d’en dire plus, de mentionner son nom, d’expliquer pourquoi cette conversation autour d’elle m’avait si durablement affecté. Puis j’y avais renoncé pour ne pas dévier de mon récit.

A présent, j’y reviens. La “jeune fille” n’est plus anonyme, ma nouvelle rencontre avec elle éclaire d’un autre jour ce que nous nous étions dit à l’époque, Bilal et moi, et le contexte dans lequel nous en étions venus à parler de Dieu.

La mémoire des mots se perd, pas celle des émotions. Ce que je me rappelle de ma conversation avec l’ami disparu sera forcément approximatif, mais je ne doute pas un instant de sa teneur affective, ni de sa signification.

Bilal m’avait surpris en disant, à propos de Sémi :

“Toi aussi tu l’as courtisée autrefois… Elle me l’a dit.”

“C’est vrai qu’elle me plaisait, mais il ne s’est rien passé entre nous.”

“Donc, lorsque je l’ai connue, vous n’étiez pas ensemble…”

“Nous n’avons jamais été ensemble. Elle t’a dit le contraire ?”

“Non, mais je suis content que tu me le confirmes. Je veux être sûr de n’avoir pas volé la fiancée d’un ami.”

“Rassure-toi, il n’y avait rien entre nous, ce n’était pas ma fiancée et tu ne me l’as donc pas ‘volée’. Mais c’est maintenant que tu me le demandes ?”

La chose remontait à près de quatre ans !

“Avant, tu n’étais qu’une connaissance, maintenant tu es un ami proche, et je voulais être sûr que je ne t’avais pas blessé sans le savoir.”

“Non, je te rassure, tu ne m’as pas blessé.”

“Tu ne m’en as jamais voulu ? Tu ne m’as jamais maudit ? Même quand tu nous as vus ensemble pour la première fois ?”

J’étais mal à l’aise, et il s’en est aperçu. Ce qui ne l’a rendu que plus insistant.

“Tu n’as pas envie d’en parler… Tu as tort ! Il faut parler de ses amours ! Il faut oser en parler librement avec ses amis proches ! Les femmes en parlent parfois entre elles ; les hommes n’en parlent jamais, ou seulement pour se vanter, comme si leurs tendresses n’étaient pas dignes d’eux. Moi, j’aimerais vivre à une époque où je pourrais raconter à mes amis ma dernière nuit d’amour sans que cela paraisse vantard ni indécent.”

Avec Bilal, je me retrouvais souvent en train de jouer un rôle fort ingrat, celui du porteur de la parole convenue, des idées apprises. J’avais beau chercher à m’en démarquer, j’y retombais toujours.

Ce jour-là, je lui avais rétorqué :

“Et tu ne crois pas que l’émotion se perdrait si l’on pouvait aborder ces sujets intimes sans aucun sentiment de honte ?”

Mon ami avait haussé les épaules.

“Ça, c’est l’éternel prétexte pour nous faire taire. Dans une société comme la nôtre, la honte est un instrument de la tyrannie. La culpabilité et la honte, c’est ce que les religions ont inventé pour nous tenir en laisse ! Et pour nous empêcher de vivre ! Si les hommes et les femmes pouvaient parler ouvertement de leurs relations, de leurs sentiments, de leurs corps, l’humanité entière serait plus épanouie, plus créatrice. Je suis sûr que ça arrivera un jour !”

Nous étions au milieu des années soixante-dix, et ce que Bilal disait était dans l’air du temps. Mais il y avait dans ses propos une telle intensité, une telle urgence ! Pour ma part, j’étais demeuré silencieux. Cette extrême pudeur que mon ami dénonçait était si ancrée en moi qu’aucune argumentation, aussi passionnée fût-elle, ne pouvait l’en déloger. Une carapace est protectrice autant qu’elle est pesante, on ne peut s’en défaire sans mettre sa chair à nu. Lui-même parlait, de fait, comme un écorché vif. Et lorsqu’il s’était mis à me raconter sa rencontre avec Sémi, leurs premiers mots, leur premier baiser, le premier bouton dégrafé, la première étreinte – c’était tout à la fois tendre, tumultueux et embarrassant.

Etrangement, je n’ai pas pensé un seul instant que Bilal cherchait à me narguer. J’aurais pu. Après tout, ce jeune homme avait fait ce dont j’avais rêvé et que je n’avais pas osé faire. Mais je sentais bien dans quel esprit il en parlait. Il n’y avait chez lui, à mon endroit, ni moquerie, ni morgue, ni vantardise. Juste le désir d’une amitié complice, qui ébranle les convenances et les rigidités. Si je me sentais secoué, c’était par une main amie.

A un moment, dans notre conversation, il avait dit :

“Je suis heureux que nous ayons courtisé la même fille.”

“Oui”, avais-je dit, plus pour aller dans son sens que parce que je le pensais. “C’est une belle coïncidence…”

“Non”, avait-il rectifié, sur un ton soudain grave, “pas une coïncidence, une communion. C’est comme si nous venions du même village et que nous avions bu à la même source.”

Nous nous étions assis sur une frise en pierre, à l’entrée d’un immeuble, dans un passage voûté. Il pleuvait encore de plus belle, mais je n’avais d’oreilles que pour les paroles de mon ami.

“Tu ne crois pas, Adam, que nous sommes nés à la mauvaise époque, toi et moi ?”

“Quand est-ce que tu aurais voulu naître ?”

“Dans cent ans, deux cents ans. L’humanité se métamorphose, j’ai envie de savoir ce qu’elle va devenir.”

J’avais rétorqué :

“Parce que tu crois qu’il y a une ligne d’arrivée où tu pourrais aller nous attendre ? Détrompe-toi ! Tu ne peux jamais tout embrasser d’un même regard. A moins que tu ne sois Dieu…”

C’est alors qu’il s’était écrié, debout, les bras tendus vers la pluie :

“Dieu ! Dieu ! Voilà un beau métier !”