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“Et tu l’as quand même invité à venir ?” demanda Sémiramis, méfiante, après qu’Adam lui eut fait un compte-rendu détaillé de leur déjeuner, et de leurs discussions si vives.

“Je ne lui ai pas adressé une invitation en bonne et due forme, mais la chose allait de soi. Si j’ai souhaité le rencontrer, ce n’était pas pour le soumettre à un examen de passage, à l’issue duquel je l’aurais inclus ou exclu. L’invitation était déjà implicite dans le coup de fil que je lui ai donné ce matin. Il n’était pas question qu’en le quittant je lui serre la main en lui disant : ‘Merci pour le repas, mais désolé, tu ne seras pas des nôtres, tu ne réponds pas aux critères’…”

“Et tu vas le réunir avec Albert, qui travaille pour le Pentagone ? Et avec Naïm, qui est juif, et qui s’est déjà rendu dix fois en Israël ?”

Adam haussa les épaules :

“Ils sont tous adultes, ils ne cessent de parcourir le monde, et s’ils n’ont jamais rencontré jusqu’ici de gens qui pensent comme Nidal, ce sera pour eux l’occasion de le faire. L’homme est intelligent, il est rationnel, il paraît sincère, et il sait exprimer ce qu’il pense.”

“Et on ne boira pas de champagne ?”

“Si, on boira du champagne. Les bouteilles seront dans leurs seaux, ceux qui en ont envie se serviront, ceux qui n’en veulent pas s’abstiendront.”

“Et s’il exige qu’on enlève les bouteilles ?”

“Je lui dirai que ce n’est pas à lui de décider pour les autres. Je le lui ai déjà dit au moment du déjeuner, et je n’hésiterai pas à le lui redire. S’il reste avec nous, tant mieux. S’il se retire, tant pis. D’autres questions, châtelaine ?”

“Non, professeur, aucune !” lui assura Sémiramis sur un ton faussement apeuré. “Tu sembles avoir réponse à tout, mais je reste sceptique. Tu t’imagines que tu pourras réunir tes amis d’autrefois comme si rien ne s’était passé depuis un quart de siècle ? J’espère que tu ne te trompes pas.”

“Mieux vaut se tromper dans l’espoir, qu’avoir raison dans le désespoir.”

“C’est ta maxime ?”

“Ce n’est pas une règle de vie, seulement une exigence d’honnêteté. Il est un peu trop facile d’affirmer que jamais il n’y aura la paix, jamais les gens ne pourront vivre ensemble, et d’attendre le cataclysme, les bras croisés, avec un sourire moqueur au coin de lèvres, pour pouvoir dire, au moment du déluge : ‘Je le savais, je l’avais prédit.’ Dans cette partie du monde, celui qui se fait prophète de malheur est quasiment sûr que l’avenir lui donnera raison. Tu prédis une guerre dans les dix prochaines années, et tu ne seras pas démentie. Tu prédis que tel et tel vont s’entretuer, et il est plus que probable qu’ils le feront. Si tu veux prendre des risques, tu dois prédire l’inverse. Moi, aujourd’hui, à ma petite échelle, j’ai juste l’ambition de réunir nos amis d’autrefois, et que nous puissions avoir tous ensemble un échange courtois et instructif. Est-ce trop demander ?”

Son amie le contempla longuement, avec amusement, avec tendresse. Puis elle passa la main sur son front, comme s’il était un enfant de six ans. Avant de lui dire, d’un ton maternel :

“Oui mon chéri, c’est trop demander. Mais ne te décourage pas, tu me plais quand tu prends cet air indigné.”

Adam était complètement déstabilisé. Il ne savait pas s’il devait s’insurger contre ce “maternalisme”, ou tenter de relancer une discussion sérieuse.

Il saisit la main qui le caressait, voulant l’éloigner de son visage. Mais, au lieu de la lâcher, il la garda fermement dans sa propre main. Ils demeurèrent figés dans cette position, l’un comme l’autre, et ils ne dirent plus rien.

De leurs mains soudées commençait à naître le désir d’une étreinte. Mais leurs yeux se fuyaient encore, chacun d’eux guettant l’instant où l’autre allait prononcer les mots raisonnables qui mettraient un terme à la tentation.

La certitude de devoir bientôt s’écarter l’un de l’autre leur permettait de vivre cette minute de tendresse avec un sentiment d’innocence. Ne savaient-ils pas, lui comme elle, que la ligne invisible ne serait pas franchie ? Le tout était de ne pas l’atteindre trop vite ; le tout était d’installer entre leurs corps une infinie lenteur.

 

Sémiramis était montée dans la chambre d’Adam en fin d’après-midi pour qu’il lui livre ses impressions de la rencontre avec le frère de Bilal. Elle l’avait trouvé à sa table, en train de prendre des notes, fébrilement. Il avait cessé d’écrire, et l’avait invitée à s’asseoir, mais elle avait préféré rester debout, adossée à la porte fermée.

Plus tard, dans le feu de l’échange, il s’était levé pour faire quelques pas, et s’était retrouvé tout près d’elle. C’est ainsi qu’avait débuté leur étreinte.

Combien de temps sont-ils restés l’un contre de l’autre, en silence, les yeux fermés, les mains imbriquées ? A un moment, leurs lèvres se sont frôlées, puis elles se sont écartées. Lequel des deux allait prendre l’initiative de dire à l’autre qu’il était temps d’arrêter, et qu’ils devaient tenir leur promesse ?

Il y eut un deuxième baiser furtif, puis un troisième, moins bref, puis un quatrième qui se prolongea. Leurs deux corps se collèrent l’un à l’autre. La main libre de Sémiramis chercha l’interrupteur pour éteindre la lumière.

C’est seulement au moment où ils tombaient ensemble sur le lit que la visiteuse murmura à l’oreille de son ami :

“Tu avais promis de m’aider.”

Et lui, dans son égarement, ne trouva rien à répondre.

Quand j’ai ouvert les yeux, notera-t-il un peu plus tard, Sémi n’était plus près de moi. J’ai allumé ma lampe de chevet, et consulté ma montre. Il n’était pas encore dix-neuf heures. Je ne m’étais assoupi qu’une poignée de minutes. Je me suis assis dans le lit, torse nu, l’esprit perturbé.

 

Il fallait que cela nous arrive !

Qu’après avoir croqué le fruit offert, nous désirions le fruit défendu.

Qu’après nous être aimés dans le consentement, nous nous aimions dans la désobéissance.

Cela veut-il dire que ma relation avec Sémi n’est plus cette parenthèse dont la fermeture était programmée à l’instant même où nous l’avons ouverte ? Si, elle l’est encore, elle ne peut pas être autre chose qu’une parenthèse, ni dans mon esprit ni dans le sien. Mais une liaison, pour demeurer noble, doit vivre son cycle tout entier. Non seulement son âge adulte, mais également son enfance et son adolescence, fût-ce dans le désordre. Et elle doit aussi trouver son alchimie propre, son propre mélange de raison et de déraison, de ferveur et de détachement, d’émotion et d’humour, d’intimité et de distance, de parole et de chair.

Le tout, pour les amants, est de savoir garder le souvenir de leur liaison comme s’il s’agissait d’un voyage qu’ils auraient effectué ensemble.

Les voyages ne sont-ils pas souvent l’occasion de bâtir des amitiés durables avec les étrangers que l’on a eus pour compagnons ? On devrait pouvoir revenir de ses aventures amoureuses dans une disposition d’esprit similaire. Je n’irai pas jusqu’à suggérer que les amants se retrouvent à l’anniversaire de leur rencontre pour célébrer l’événement et se rappeler les moments partagés. Mais ils devraient s’efforcer de surmonter l’amertume de la séparation afin de garder, leur vie entière, un souvenir attendri de leur “voyage”.

Ce mot convient d’ailleurs parfaitement à la situation où je me trouve depuis mon retour à ma terre natale. Je suis en voyage amoureux, avec Sémi pour compagne. Voyage dans le temps, à dire vrai, bien plus que dans l’espace. En apparence, je suis venu renouer avec le pays de ma jeunesse, mais je ne regarde même pas le pays, j’y cherche seulement les traces de ma jeunesse. Je demeure insensible aux choses et aux personnes que je n’ai pas connues dans ma vie antérieure. Je ne veux rien apprendre, rien réapprendre, rien découvrir. Je cherche seulement à retrouver ce qui m’était déjà familier. Oui, je cherche les vestiges, les traces, les survivances. Tout ce qui est nouveau m’apparaît comme une intrusion malvenue dans mon rêve, comme une insulte à ma mémoire et comme une agression.

De tout cela, je ne me vante pas, je serais même prêt à reconnaître qu’il s’agit d’une infirmité. Mais c’est ainsi que je vis ce voyage, dès le premier jour. Tout ce que je reconnais, je le vois en couleur ; le reste, tout le reste, je le vois en gris pâle.

De ce fait, tant que durera ce voyage, aucune femme ne pourra être plus désirable à mes yeux que Sémi. Mais je suis persuadé que, dès mon retour à Paris, elle me semblera soudain extrêmement lointaine. Et que Dolorès redeviendra omniprésente dans ma vie, alors qu’ici je dois faire un effort pour penser à elle.