MAINTENANT !
Les enfants puisèrent dans leurs réserves et obéirent
aussitôt, ils filèrent entre les bungalows, surveillés de près par
Emma.
Une vibration colossale fit trembler la terre sous leurs pieds.
Puis une fleur monstrueuse souleva le hangar, son éclosion
fut instantanée, ses pétales de feu vertigineux, elle se déploya
au-dessus de la clairière et déversa son nectar mortel.
- 336 -
56
Ben avait perçu dans l’attitude de Peter que quelque chose
n’allait pas. A mesure que son beau-frère s’adressait à Stéphane,
Gerland et Grohm, il s’était rapproché de lui, prêt à agir. Il
n’avait aucune idée de ce qu’il pourrait faire, mais si Stéphane
comptait en venir aux mains il trouverait à qui parler. Depuis
son militantisme actif à Greenpeace, Ben se laissait moins
impressionner par la tension qui régnait sur une scène
d’affrontement. Il n’avait plus les jambes en coton ou les mains
tremblantes, il n’était plus impressionné, voire paralysé par la
peur. Il l’avait trop souvent vécue, face à des pêcheurs de thon
rouge en Méditerranée ou lors de confrontations avec les CRS
lorsqu’ils s’enchaînaient aux voies de chemin de fer pour
empêcher le passage d’un convoi de déchets nucléaires.
Pourtant, lorsque Fanny dégaina le Beretta de sa doudoune
pour le braquer sur Peter, Ben perdit tous ses moyens.
Son air soudainement fermé, autoritaire, contrastait avec la
douceur qu’elle lui avait montrée ; plus de petite femme taquine
et timorée, rien qu’un bloc froid et déterminé. Comment était-ce
possible ? Il la revit le soir dans le salon lorsqu’ils bavardaient,
joyeuse, complice ; ses boucles blondes qui ondulaient sur ses
épaules quand ils faisaient l’amour, cette façon qu’elle avait de
s’enrouler dans les draps pour aller à la douche, tout cela
ressurgissait en même temps.
Stéphane dégaina à son tour, en soutien de la jeune femme.
— Je n’ai pas pu trouver l’appareil photo en fouillant vos
chambres tout à l’heure, c’est donc qu’il est sur vous.
Donnez-le-moi, ordonna Fanny. (Elle tendit le bras pour
assurer sa ligne de tir.) Ne testez pas ma patience !
Peter soupira de colère.
— Très bien, céda-t-il.
Il enfonça sa main droite dans la poche de sa polaire et
- 337 -
Fanny s’écria :
— Tout doux ! Ne jouez pas avec moi, Peter. Sortez
l’appareil sans geste brusque ou je vous abats.
Peter acquiesça et prit le temps d’extraire le rectangle coloré
très lentement pour qu’il n’y ait pas de confusion. Stéphane le
lui arracha des mains et poussa Gerland dans la cabine du
téléphérique.
— Entrez tous là-dedans, commanda-t-il. Vous aussi David.
Grohm, anéanti, se cramponna à la rambarde.
— Vous ne pouvez pas me faire ça, Stéphane, gronda-t-il.
— Ne me forcez pas à rendre les choses plus désagréables
encore, lui rétorqua-t-on.
— Mais je suis votre supérieur !
— Les ordres ont changé.
— Toutes les communications sont coupées ! Je suis en
charge de cette opé...
— C’est moi qui pilote désormais, le coupa Fanny. Grimpez
là-dedans ou Stéphane sera obligé de vous défoncer le crâne
pour vous y jeter.
Ben n’en revenait pas. Elle l’avait manipulé, elle avait joué
avec lui. Qui était-elle réellement ? Un agent de la DGSE,
assurément. Comment n’y avait-il pas pensé ? Des recherches
aussi importantes, secrètes, qu’ils conduisaient sur un site
financé par la Commission européenne pour noyer tout soupçon,
les services secrets français n’avaient pris aucun risque. Certes,
il fallait partager l’observatoire avec des civils, mais cela offrait
en contrepartie une couverture formidable. A condition d’avoir
un œil sur ces civils... Ben se souvint de Fanny le premier jour,
elle avait avoué être arrivée après Grohm et son équipe, tout
récemment. Le temps d’être formée aux rudiments de
l’astronomie pour faire illusion ?
— Tu t’es bien foutue de moi, lança-t-il.
Fanny l’ignora et poussa Frégent dans la cabine avec
Gerland. Jacques Frégent levait les mains en signe de
soumission ; à l’expression qu’il arborait, il était clair qu’il ne
comprenait rien à la situation.
— Ça fait quoi de se faire baiser au nom de la nation ?
s’emporta Ben à l’adresse de la jeune femme.
- 338 -
— Calme-toi, tenta Peter.
Fanny braqua son Beretta en direction de Ben.
— Entre, lui commanda-t-elle sans émotion.
Il comprit que ce serait sa réaction, quoi qu’il dise. Elle avait
dressé un mur entre eux, et il sut en sondant ses prunelles
qu’elle ferait feu s’il le fallait. Il n’y avait plus de Fanny
souriante, de Fanny tendre, les reniflements contenus quand
elle jouissait, c’était fini. Il l’avait perdue. Cela avait-il même
existé ? En lui mentant elle lui avait volé ses souvenirs, la réalité
n’était pas celle que Ben avait vécue.
Alors il prit sa décision. Puisqu’il fallait en arriver là.
Puisqu’elle l’avait trahi.
D’un mouvement rapide il ouvrit la fermeture Éclair de son
sweat et exhiba son tee-shirt :
— Tire, cracha-t-il plein de morgue, le cœur est juste là,
mais tu dois savoir où il est pour jouer avec, à défaut d’en avoir
un.
— Ben, je vais te coller une balle dans le front si tu fais
encore un pas.
— Ah, maintenant tu m’appelles Ben, c’est bien pratique,
hein ? Il passa ses mains sous les pans de son sweat pour les
poser sur ses hanches, l’air sûr de lui, défiant la mort.
Grohm profita de la diversion pour se jeter sur Stéphane.
Fanny eut une seconde d’inattention pour évaluer les réactions
de son soutien. C’était tout ce qu’espérait Ben. La crosse du
pistolet qu’il avait pris le matin dépassait du mouchoir en tissu
enfoncé entre son pantalon et sa peau. Il la saisit et leva l’arme
en faisait coulisser la sécurité.
Les yeux de Fanny revinrent sur lui, son angle de tir avait
dévié, elle le corrigea aussitôt et trois détonations claquèrent.
Ben avait pressé la détente aussi vite et fort que possible,
trois projectiles fusèrent et un au moins impacta l’épaule de la
jeune femme dont le tir ricocha à vingt centimètres de Ben. Un
autre coup de feu sépara Stéphane et Grohm tandis que ce
dernier reculait en se tenant le ventre, mortellement touché.
Peter s’était jeté sur la porte, Ben fit feu à deux reprises
pour couvrir leur retraite et ils se collèrent contre le mur une
fois à l’intérieur, Beretta pointé en direction de la sortie.
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— Il faut récupérer Jacques et Gerland ! s’écria Peter encore
sous le choc.
Ben haletait, enivré par la poudre et l’adrénaline. Il n’avait
mal nulle part. Elle ne l’avait pas touché. Un miracle.
Gerland hurla, un cri sec de protestation avant qu’un coup
de feu le fasse taire. Deux autres balles suivirent. Ben et Peter
n’eurent aucun besoin de parler. Ils savaient qu’on venait
d’exécuter le fonctionnaire et l’astronome. Grohm vaincu, il ne
restait plus qu’eux. Ben poussa Peter vers le fond du couloir.
— Il ne faut pas rester là, ils vont nous prendre en sandwich,
les soldats de Stéphane sont encore entre ces murs !
Il passa devant Peter pour ouvrir le chemin, bras tendu,
index crispé, prêt à lâcher la mort. Ils franchirent un sas,
dépassèrent plusieurs bifurcations et se rapprochaient du
réfectoire quand Loïc, un des « techniciens » de la DGSE surgit,
mitraillette sur la hanche. Il courait et perdit une précieuse
seconde à ralentir pour ajuster sa mire.
Ben n’en fit pas autant. Il vida six cartouches devant lui,
arrosant ce qu’il pouvait. Le 9 mm arracha l’oreille de Loïc, siffla
autour de lui et finalement lui perfora la joue en projetant des
rayons rouges contre les fenêtres.
Pris dans l’action, Ben enjamba le corps qui se trémoussait
en geignant. Peter eut plus de difficulté à ignorer le mourant. Il
le contourna, ne pouvant détacher son regard de tout ce sang.
— La mitraillette ! hurla Ben. Prends-lui sa mitraillette !
Peter cria pour se dégager de sa fébrilité, pour chasser le dégoût
et la terreur. Il arracha l’arme des mains tremblantes et suivit
Ben.
— Je n’ai plus ma clé, Fanny a dû me la piquer ce matin,
rapporta Ben, tu as la tienne ?
— Qu’est-ce que tu veux faire ? Si on se terre dans les labos,
ils vont nous tirer comme des lapins !
— Justement, on quitte le navire. Il y a une porte tout en bas,
ça devait être une sortie de secours ou je ne sais quoi.
Peter remonta une clé de sa poche de pantalon mais ils n’en
eurent pas besoin. L’accès aux bureaux était béant, la chaîne sur
le sol. Ils traversèrent le couloir et n’étaient pas encore parvenus
en haut des marches que des pas résonnèrent dans leur dos.
- 340 -
Peter et Ben firent volte-face pour découvrir Stéphane et un de
ses hommes ; le Beretta et la mitraillette assourdirent les
laboratoires. Des éclats de plâtre volèrent en tous sens,
dégageant une poussière blanche, et les deux agents de la DGSE
durent battre en retraite.
En passant devant les archives, Ben désigna un pain de C-4
dans lequel était planté un détonateur.
— Ils vont tout faire sauter !
Ben s’agenouilla devant l’explosif et Peter voulut le retenir
quand il s’en empara.
— A quoi tu joues ?
— Fais-moi confiance, dit-il en arrachant le détonateur qu’il
abandonna sur place, c’est très stable !
— Il y en a certainement partout ailleurs, on ne pourra
jamais les désamorcer tous !
Ben fourra le rectangle malléable dans son sweat et fonça au
réduit qui servait d’armurerie. Il était vide.
— Fanny l’a dévalisée ce matin avant de dispatcher les
armes à Stéphane et ses gars, comprit-il. Je n’ai plus beaucoup
de balles !
Peter lui montra la mitraillette qu’il tenait.
— La porte, c’est le plus important !
Ben le conduisit dans la dernière pièce qui servait de remise,
où ils firent sauter la serrure à bout portant.
Ils se retrouvèrent sur le flanc de la montagne, au sommet
d’une pente couverte de neige, sans manteaux ni chaussures
adéquates.
Un dévers de plus de huit cents mètres.
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57
La tôle du hangar se déchira en un battement de cils. Un
flash surpuissant envahit la clairière et une vague de feu se
répandit. Les flammes bouillonnaient et s’enroulaient sur
elles-mêmes, dansant sur la surface fumante comme du lait en
ébullition. Pendant cinq secondes le chaos triompha des
intempéries.
Emma eut à peine le temps de pousser Mathilde et Olivier
en avant, dans l’herbe trempée, que l’onde de choc les balaya,
giflant leurs tympans. Une nuée de particules d’acier en fusion
les survola. D’autres morceaux, plus gros et chauffés à blanc, se
fichèrent tout autour de leurs corps recroquevillés. La chaleur
monta d’un coup, roussissant leurs cheveux, asséchant leur
peau.
Un des bungalows explosa à son tour, son toit éclata en
lames tranchantes qui décapitèrent les arbres.
Emma prit appui sur ses coudes. Il fallait repartir avant que
les baraquements proches subissent le même sort et les criblent
d’éclats. Un vertige puissant fit chavirer ses sens. Elle poussa un
long gémissement de douleur. Un filet de sang s’échappa de son
nez.
Un autre préfabriqué s’envola dans le rugissement d’une
explosion.
Se relever. Entraîner les enfants. Vite. Vite !
Emma s’enfonça les ongles dans les paumes pour garder le
contact avec la réalité, elle ramena ses genoux sous elle et se
hissa sur les avant-bras. Elle se releva sous une pluie de
brandons que la tempête faisait tournoyer telle une invasion de
lucioles. Olivier saignait du nez également mais réussit à tenir
sur ses jambes. En revanche Mathilde demeura clouée au sol.
Deux auréoles pourpres maculaient ses vêtements, à la cuisse et
au milieu du dos. Elle était inconsciente. Emma tâta son pouls
- 342 -
et s’assura qu’elle respirait.
— Elle a reçu des éclats, aide-moi Olivier, s’écria-t-elle en
luttant contre l’évanouissement.
Le petit garçon n’était guère plus vaillant. Il tenta d’attraper
le bras de sa sœur et perdit l’équilibre.
L’abri du répartiteur électrique détona à son tour.
Emma se servit de son fusil comme béquille et souleva
Mathilde qu’elle serra contre sa poitrine. Le paysage se mit à
tanguer mais elle tint bon.
— Tu peux marcher ? demanda-t-elle à Olivier par-dessus le
vacarme.
Il hocha la tête et ils s’élancèrent du même pas vers le
sentier. Les uns après les autres, les bungalows s’envolaient en
libérant leur boule de lave.
Emma fila sous la protection d’un gros rocher et entreprit la
périlleuse descente vers le quai. La pierre glissait, le déluge
masquait les dangers et ils étaient encore désorientés par l’onde
de choc. En bas l’océan venait frapper contre la grève.
Aucun navire en vue. Ni même la pirogue avec laquelle les
deux ravisseurs étaient venus, elle devait être dissimulée plus
loin dans une des criques.
Emma tenait à peine debout, il lui était impossible d’aider
Olivier.
— Fais très attention, lui rappela-t-elle bien que cela fut
inutile. Le garçon se mit à quatre pattes pour ne pas prendre de
risques.
Emma jeta un dernier coup d’œil vers le hangar.
Des formes humaines s’avançaient dans la nuit, elles
provenaient de la forêt et convergeaient vers un même point.
Emma.
Le quai, ils rejoignent le quai !
Il était trop tard pour faire demi-tour, il fallait dévaler le
sentier le long de la falaise.
Une nouvelle explosion emporta deux hommes dont l’un
s’enflamma comme une torche et courut en brûlant vif, avant de
s’effondrer, carbonisé.
Emma rattrapa Olivier et fut bientôt contrainte de suivre
son rythme lent. Les premiers cris surgirent, par-dessus l’orage
- 343 -
et la destruction. Ils se rapprochaient.
Mathilde bougea, la douleur lui arracha une longue plainte
aiguë. Elle naviguait entre conscience et torpeur. Les êtres
hurlant à leurs trousses gagnaient du terrain, les premiers
entamaient la descente.
Le temps qu’Olivier atteigne le quai et la petite maison
voisine, Emma vit les tueurs accélérer et se tenir à moins de
trente mètres dans son dos.
— Entre là ! s’écria-t-elle à Olivier.
Le garçon s’exécuta et se heurta à l’homme qui sortait au
même moment.
Emma n’eut pas le temps de reprendre son arme, elle
trébucha et s’étala en arrière.
Une main se tendit pour l’aider à se redresser et à travers la
pluie elle reconnut Mongowitz.
Emma lui confia Mathilde. Le martèlement des foulées sur
la pierre l’alerta. Il n’y avait plus une seconde à perdre.
Elle cala le crochet de la crosse au-dessus du creux de son
coude et fit parler le canon.
Un langage de fer et poudre. Sans conditionnel.
Rien que de l’impératif létal.
Cinq hommes arrivaient à toute vitesse, certains nus,
d’autres armés, mais tous avec cette espèce de folie meurtrière
peinte sur les traits. Tout ce que les geôles comptaient de
psychotiques s’étaient rassemblés pour former un clan
diabolique, obscène. Leurs cerveaux malades leur dictaient des
gestes incohérents, des bonds rapides ou des courses insensées,
dans une totale absence de contrôle. Et Emma se souvint des
coups portés contre la maison lors de sa deuxième nuit sur l’île.
Elle avait cru à une bête, mais à présent qu’elle constatait leur
démence, elle comprenait mieux cette frénésie. Ils étaient
capables de se fracasser les mains, s’il le fallait, pour satisfaire
leur soif de mort. Leurs cris ressemblaient à des rires de hyènes,
et ils portaient des lames, l’un d’entre eux brandissait une
longue corne de bœuf, probablement arrachée à un trophée.
Le fusil d’Emma amputait, décapitait, trouait des torses...
Elle reconnut alors celui qui avait pourchassé Jean-Louis,
plus tôt dans la soirée, et brusquement elle comprit : il
- 344 -
empoignait en fait deux bras humains tranchés, rigidifiés, qu’il
agitait comme des massues.
Son genou fut arraché et l’élan l’entraîna dans une chute
sans fin, jusqu’à ce qu’une vague énorme le happe au plus
profond de l’océan noir.
Les cinq tueurs étaient tombés.
Emma actionna la pompe et la dernière cartouche s’éjecta.
Deux hommes attendaient sur le sentier, au milieu de la
falaise.
Ils contemplaient le carnage. Emma comprit que ceux-là
n’étaient pas pareils. Il y avait de la retenue et de l’analyse dans
leur observation. Les meneurs. Ceux qui avaient exhorté leurs
camarades à libérer leurs pulsions les plus folles. Ils s’étaient
servis de leur charisme, de leur malignité, pour influencer les
autres, car il ne peut y avoir de clan sans leaders.
Emma voulut prendre le Glock dans son dos mais ne le
trouva pas. Elle l’avait perdu dans la fuite.
— Jean-Louis ! hurla-t-elle. Etes-vous armé ? L’homme
avait couché Mathilde et tenait Olivier à l’abri.
— Non.
Emma s’était rapprochée.
— Je n’ai plus de munitions, et dès qu’ils vont s’en rendre
compte ils nous tomberont dessus, dit-elle à voix basse.
Mongowitz examina les deux hommes sur la falaise. Ils ne
bougeaient pas, les observant en retour. Soudain ils
rebroussèrent chemin.
— Ils partent ! s’étonna Emma.
— Ne vous laissez pas duper. C’est pour mieux revenir. Je
les ai vus à l’œuvre tout à l’heure dans la forêt, ils ont supervisé
ma traque. Ce sont de vrais chasseurs.
— Mais vous avez survécu, non ?
— Uniquement parce que j’étais caché par la végétation. Là,
ils savent où nous trouver.
— Quelle heure est-il ?
— Vingt-deux heures quinze.
Emma ferma les paupières un instant, vaincue.
— Encore au moins deux heures avant que Tim ne vienne,
fit-elle.
- 345 -
Mongowitz retourna dans la petite maison.
— S’il vient, lâcha-t-il.
- 346 -
58
Ben posa les pieds sur la neige et s’enfonça de cinquante
centimètres. Ses enjambées étaient espacées, rapides mais
épuisantes. Peter le suivit, mitraillette au flanc. Tout l’horizon se
colorait de rose tandis que le soleil émergeait quelque part de
l’autre côté de la montagne. Les sommets semblaient se
redresser de leur nuit, les crêtes et les pics s’affûtaient sous cette
lame rougeoyante.
Peter se pencha pour aviser la pente. Escarpée. Des saillies
tranchantes perforaient la neige. Puis un goulet vertigineux, la
promesse d’une mort interminable.
Il se sentit brusquement attiré vers le vide et rebascula
immédiatement du bon côté.
Ben s’éloignait par le nord, longeant les murs en direction
du téléphérique.
— Qu’est-ce que tu fais, on retourne vers eux par ici !
— Regarde ! Sous la gare il y a cette langue de neige plus
praticable. On doit pouvoir descendre par là.
— Ben, ils sont armés...
— Leur plan est fichu. En abattant Frégent et les autres ils
n’ont plus besoin de faire tomber la cabine, ils vont l’emprunter
pour rejoindre La Mongie avant nous. Ils vont faire péter
l’observatoire avec les cadavres en espérant qu’on sera encore
dedans, et nous attendre au village, au cas où...
Pourtant la cabine était toujours à quai.
— Ils ne peuvent descendre Fanny par le téléphérique,
comprit Peter. Elle a pris une balle dans l’épaule, il y aura du
monde en bas, ils ne peuvent se permettre d’attirer l’attention.
Ouvre les yeux, ils ne doivent pas être très loin.
Peter attrapa son arme et pour la première fois s’attarda à
en comprendre le fonctionnement. Il n’avait fait que presser la
détente lorsqu’il avait ouvert le feu sur Stéphane et l’engin
- 347 -
s’était envolé. Il repéra le grip sur la poignée et s’assura de
l’avoir bien en main. S’il devait l’utiliser à nouveau il serait
peut-être capital de parvenir à viser.
Si seulement je savais où passe le sentier, nous pourrions
les localiser !
Ben évolua entre de gros blocs de pierre jusqu’à surplomber
le couloir encaissé qu’il avait repéré. A skis, seul un champion
aurait pu s’y risquer, songea Peter. Alors, en chaussures et sans
crampons... Il suivit son beau-frère qui entamait la descente en
se tenant aux parois. Le moindre mouvement appelait la
concentration pour ne pas risquer le drame.
Le coup de feu s’envola dans la vallée en même temps
qu’éclatait un morceau de calcaire tout près du visage de Peter.
Il repéra le tireur de l’autre côté de la gare du téléphérique.
Stéphane, suivi de Fanny, le bras en écharpe, et deux hommes à
moins de cinquante mètres dans la neige.
Il tira à nouveau. Peter baissa la tête et accéléra sa foulée. Il
n’avait même pas songé à riposter. Il leva sa mitraillette
au-dessus de lui et pressa la détente.
La rafale beugla. Peter perdit à nouveau le contrôle de son
arme, il aperçut quelques impacts dans les murs.
La neige glissait, des centaines de particules se détachaient
à chaque pas, dévalant la pente pour s’y perdre.
Aucun abri possible.
Stéphane n’avait plus qu’à ajuster et il serait débarrassé du
problème.
Une question de secondes avant de sentir la morsure dans le
cou, ou peut-être directement dans le crâne. Y aurait-il une
douleur ? se demanda Peter. Pas sûr. S’il était tué sur le coup,
alors...
Ben se tourna pour le fixer dans les yeux.
— On n’a pas le choix, dit-il, alors que la peur montait en lui.
Peter ne comprenait pas. Il ne voulait pas comprendre.
— Non, fit-il, c’est du suicide.
— On est morts de toute façon si on reste là. Peter secoua la
tête. C’était au-dessus de ses forces. Ben le devina.
Alors il attrapa la main de son beau-frère et le tira
violement en avant.
- 348 -
Vers le vide.
Et ils chutèrent dans la neige.
- 349 -
59
Les premières secondes, Peter eut le sentiment d’être
emporté, secoué par une vague, rebondissant contre les fonds
marins. Puis les culbutes ainsi que les tonneaux s’intensifièrent,
la poudreuse l’aveugla et il perdit tous ses repères. Il frappait le
sol de plus en plus fort. Avant de ne plus savoir où se trouvait
son visage il se protégea la tête. Il prenait de la vitesse. Chaque
bond l’écrasait avec plus de violence à l’atterrissage. Il allait
s’empaler sur un rocher avec tellement d’élan que son crâne
exploserait comme une pastèque lancée du toit d’un immeuble.
Il avait de la glace dans la bouche. Dans le nez. Il en mangeait, il
en respirait. Tous ses muscles se contractaient pour amortir les
chocs... Il ne savait plus s’il était en train de brûler, de voler, de
se noyer ou de mourir de froid. Son cœur cognait si vite qu’il
parut se figer. Il n’était plus qu’un bloc compact, roulant et
bondissant dans la pente. Sa conscience se délita, tout son corps
craquait, s’enfonçait, il n’eut plus la force de hurler, la mort se
rapprochait, inéluctable.
Pourtant la torture baissa de rythme, Peter se stabilisa sur le
dos tout en continuant de glisser. La douleur apparut, depuis
son épaule jusqu’au coude. Les joues et le menton en feu, les
mains écorchées. Le paysage filait tandis qu’il poursuivait sa
descente dans le goulet.
Enfin il ralentit jusqu’à ce que ses talons le freinent assez
pour s’arrêter.
Une piqûre vive lui transperça le bras droit et il ne put
contenir un cri.
Ben cria également, quelque part au-dessus, mais c’était de
joie, d’excitation, il était en vie.
— Peter ! Peter !
Celui-ci toussa pour retrouver sa respiration et releva les
yeux, il aperçut son jeune compagnon qui se coulait jusqu’à lui.
- 350 -
— J’ai un mal de chien à l’épaule et au bras ! avertit Peter en
s’asseyant.
— L’épaule est démise, remarqua Ben. Laisse-toi faire.
Il l’enjamba et se colla contre lui pour imprimer une
violente traction sur l’épaule qui s’emboîta correctement. Peter
hurla.
— Voilà, tu devrais aller mieux, fit Ben. Souvenir de mes
années de rugby.
Peter grimaçait toujours.
— J’ai aussi le bras cassé je crois.
Ben l’aida à se relever. Ils n’étaient plus qu’à une
cinquantaine de mètres d’un lac gelé. Plus haut, le soleil
projetait ses rayons dans le dos de l’observatoire, le nimbant
d’une aura angélique.
— Il ne faut pas rester là, commenta Ben.
Peter avait les mains congelées, la neige s’était insinuée
dans ses vêtements, il avait perdu la mitraillette également. Du
sang coula de son nez.
— Merde !
— C’est rien, tu es couvert d’écorchures, viens.
Ben saignait également, son front avait récolté une dizaine
de minuscules plaies. Peter enfonça jusqu’au poignet son bras
cassé dans la poche de sa polaire et entreprit de suivre son
beau-frère.
Des claquements secs percutèrent le versant de la montagne
depuis le sommet. Peter avisa et vit Stéphane, Fanny et les deux
autres qui descendaient par le même sillon, mais ils ne
dévalaient pas la pente, ils la survolaient. C’était leur plan,
comprit Peter, évacuer à skis, pour quitter les lieux au plus vite.
— Ils arrivent ! prévint Peter en essayant d’accélérer sans
tomber à nouveau.
Les coups de feu reprirent. A cette distance et avec
l’instabilité des skis il y avait peu de chances qu’ils fassent
mouche, cependant il ne leur faudrait pas longtemps pour être
là, songea Peter.
— Suis-moi ! dit Ben en changeant brusquement de
direction. Une petite butte sortait de la neige à leur droite,
suffisamment haute pour les protéger des tirs, et ils se jetèrent
- 351 -
derrière.
— Il te reste combien de balles ? demanda Peter.
— Aucune idée, plus beaucoup. Mais j’ai un plan.
Il sortit de son sweat le pain de C-4 qu’il était parvenu à ne
pas perdre pendant la chute et le lança au milieu du goulet. Il
s’allongea sur la pierre, et prit le temps de bien le viser avec son
Beretta.
— Dès qu’ils approchent je les fais sauter.
— Comment en est-on arrivés là..., murmura Peter, anéanti.
La douleur était vive mais plus grand encore était son
désespoir. Ils étaient à deux doigts de mourir et leur salut
dépendait de l’habileté de Ben. Pour survivre il devait faire
exploser des êtres humains ! Disloquer leurs membres. Prendre
leur vie.
Les feulements des skis se rapprochaient, les tirs avaient
cessé. Nous ont-ils vus nous abriter ici ? Les raclements
ralentirent.
Le froid engourdissait Peter, il ne pourrait jamais fuir assez
rapidement. Il osa un coup d’œil. Il vit Stéphane et ses deux
soldats à moins de vingt mètres, Fanny plus à l’écart, près des
rochers opposés.
Ils nous ont perdus !
Peter modéra sa joie, il savait que ce n’était que provisoire,
Stéphane sondait les renfoncements dans leur direction, il
savait qu’ils n’étaient pas loin.
Ben pressa la détente. Plusieurs fois.
Il avait pris tout son temps pour bien viser, malgré cela les
balles éclaboussèrent tout autour du pain de C-4 sans le
toucher.
Jusqu’à la dernière du chargeur.
Elle pénétra en plein cœur de la brique, et rien ne se passa.
Ben espéra que cela pouvait prendre un instant avant
d’engager la réaction en chaîne, et pria pour qu’un bouquet de
neige jaillisse tout à coup.
Rien.
Il ignorait que la stabilité du C-4 est telle qu’il faut
absolument un explosif primaire pour amorcer la détonation, ni
le feu ni les balles n’ayant cette puissance.
- 352 -
Stéphane localisa la provenance des tirs et sonna la riposte.
Ben eut tout juste le temps de reculer à l’abri avant qu’une pluie
d’impacts érode en dix secondes ce que la nature mettait dix
mille ans à effacer.
Cette fois ils étaient fichus. Peter palpa son flanc comme si
la mitraillette pouvait y réapparaître. Ils n’avaient plus de
munitions. C’était fini.
Stéphane n’en sait rien ! Il n’osera pas approcher avant
de...
Le vacarme cessa et un petit objet rond, de la taille d’une
balle de tennis, rebondit tout près d’eux en émettant un
tintement métallique.
Peter le vit tout de suite.
Une grenade.
Sa main gauche agrippa Ben et il poussa de toutes ses forces
sur ses jambes pour les propulser en bas du talus. Ils heurtèrent
le sol tandis que la grenade explosait. Peter n’eut pas le temps
d’entendre la fin de la détonation, ses oreilles cessèrent de
fonctionner et il eut le souffle coupé.
De l’autre côté du triangle rocheux, l’onde de choc fit
trembler le manteau neigeux qui recouvrait les pentes. Il y eut
un ronflement bref et une immense plaque blanche se détacha
pour grossir, prendre du volume, et foncer droit sur la vallée en
produisant un mugissement effrayant. Stéphane et les deux
autres devinèrent aussitôt le danger. Ils lâchèrent leurs armes
en s’élançant, penchés en avant pour fuir le monstre écumeux
qui leur courait après. Sa gueule s’élargit, ses dents aiguisées
apparaissant dans une brume de flocons. Les trois skieurs
furent rattrapés aussitôt, la bouche vaporeuse retroussa ses
babines et abattit sa grosse lèvre sur eux, les trois soldats furent
engloutis, mâchés, avalés et digérés presque en même temps. La
pression sur le corps de Stéphane fut telle qu’elle écrasa le
détonateur à distance dans sa poche. Fanny, qui était la plus
proche des bords du goulet, put s’écarter assez vite pour éviter
le gros de l’avalanche mais sa traîne la fit déchausser, comme
balayée d’un coup de queue, elle partit en culbute dans la
poussière blanche et se perdit dans ce nuage hallucinant.
L’observatoire du pic du Midi s’embrasa dans le
- 353 -
prolongement du soleil.
Un cocon flamboyant l’encercla tout à coup et dispersa sa
matière, des débris enflammés se répandirent partout en
traçant des sillons noirs dans le ciel.
Peter reprit ses esprits à cause de la souffrance dans son
bras. Ses tympans sifflaient si fort qu’il ne comprit pas ce que
Ben disait en ouvrant les paupières. Un panache de fumée
blanche montait dans le ciel de l’autre côté du talus, tout le long
du couloir naturel.
— Une avalanche..., balbutia-t-il, il y a eu une avalanche !
Ses propres mots étaient distants, prononcés de l’autre côté
d’une cloison.
Puis il remarqua les flammes et la coiffe moutonneuse qui
grimpait vers l’espace depuis le sommet de la montagne. Tout
avait explosé.
Il vit les lignes du téléphérique se dandiner en sifflant avant
de disparaître au loin, comme aspirées.
Une fois debout il éprouva une réelle difficulté à maintenir
son équilibre. Ben était dans le même état. Ils gravirent l’éperon
qui les avait protégés et observèrent le torrent qui s’était déversé
sur leurs assaillants.
— Il faut y aller, fit Peter.
Ben l’avait entendu, il lui fit signe de se calmer, il n’était pas
encore remis de l’onde de choc.
— Maintenant qu’on est débarrassés d’eux on a cinq
minutes, s’il te plaît ! Je ne suis pas en état, s’écria-t-il pour être
compris.
— Si Emma est parvenue à quitter l’île, je veux m’assurer
qu’il ne lui arrivera rien ensuite. Que la DGSE la laisse en paix.
— Et comment tu comptes t’y prendre ? Je te rappelle qu’on
n’a plus l’appareil photo, et tout a flambé là-haut ! Nous n’avons
que le témoignage de Grohm, et je doute qu’un journaliste se
lance sur une histoire pareille avec la simple bande-son d’un
type mort !
Peter plongea sa main dans la poche de sa polaire et en
sortit la carte-mémoire de l’appareil photo.
— Le miracle du numérique, triompha-t-il.
De la neige était parvenue à entrer dans la poche et la carte
- 354 -
était mouillée. Ben la lui prit pour la sécher, et s’empara de son
téléphone PDA pour la glisser dans une fente idoine. Son visage
se crispa tandis qu’un message indiquait « Essai de lecture
carte-mémoire ».
La photo d’une page de document envahit l’écran.
— Ça marche ! s’esclaffa-t-il en tendant l’appareil à Peter.
Celui-ci fit un zoom, la définition était excellente, la moindre
ligne lisible. Il fit défiler les clichés avec la molette ; tout y était.
Fiches du personnel...
Même les photos sur les fiches étaient de bonne qualité, on
reconnaissait parfaitement les uns et les autres. Elles défilaient
sous les yeux de Peter.
Tous ces individus qu’il ne connaissait pas, sur l’île.
Avec Emma.
Soudain un visage l’interpella. Il zooma pour s’assurer qu’il
ne se trompait pas. Il avait déjà vu cet homme quelque part...
— Oh non ! souffla-t-il.
— Quoi ? s’alarma Ben. Un problème avec la carte ? Peter lui
montra l’écran.
— Tu le reconnais ?
— Euh... oui, ça me dit... C’est un des deux types qui étaient
avec Emma !
Ils les avaient vus au travers d’une webcam, celle de
l’ordinateur portable dont Emma s’était servie pour leur parler.
L’image n’était pas bonne, cela n’avait duré qu’un court instant,
néanmoins Peter en était certain. C’était l’un des deux
compagnons de sa femme.
— Il s’appelle Yvan François, lut Peter, et avant d’être enlevé
par Grohm, il purgeait une peine de prison à perpétuité pour
douze assassinats avec violences. C’est un sadique manipulateur
qui adore contrôler la situation. Son truc, c’est de se faire passer
pour un autre et de jouer avec sa victime pendant des heures
avant de la tuer.
Cette fois Ben se précipita vers la vallée.
- 355 -
60
Mathilde délirait. La fièvre la faisait trembler depuis
presque deux heures.
L’orage vociférait à l’extérieur et pendant ce temps l’océan
projetait contre l’un des murs du préfabriqué ses rouleaux qui
cognaient et engloutissaient le bâtiment.
— Comment va la petite ? demanda Mongowitz.
— Elle a besoin de soins, rapidement, précisa Emma. J’ai pu
retirer le premier éclat mais le second est trop enfoncé dans la
cuisse, je ne veux pas prendre de risques. Vous ne les voyez
toujours pas ?
Mongowitz secoua la tête. Il faisait le guet depuis deux
heures sur le seuil, tenant le fusil à pompe d’Emma pour faire
illusion, maintenant qu’il était vide.
— Mais je sais qu’ils sont quelque part là-haut, à nous
observer. Je me suis rendu compte que certains d’entre eux
disposaient de lunettes de vision nocturne !
— Je les ai vues aussi.
Emma caressait le front de Mathilde et serrait Olivier contre
elle. Le garçon avait fini par fermer les yeux et semblait dormir
malgré l’odeur écœurante. Les deux cadavres que Tim et Emma
avaient découverts ici lors de leur première visite s’y trouvaient
encore lorsqu’elle avait rejoint Mongowitz. Ils s’en étaient
débarrassés dans l’eau mais la pestilence résistait.
— Avec un équipement aussi sophistiqué ils ne doivent pas
en rater une miette, dit Mongowitz. Ils savent que nous sommes
coincés par les falaises, sans bateau, la seule sortie c’est ce
sentier, et je parie qu’ils nous attendent en haut.
— Quelle heure est-il ?
— Minuit.
— J’espère que Tim va réussir à libérer son bateau et qu’il va
venir. Qu’il ne nous abandonnera pas.
- 356 -
— C’est un type droit ?
— Je ne sais pas. J’ai l’impression.
— Moi je ne crois pas.
— Pourquoi dites-vous ça ?
— Il a refusé de sauver Mathilde et Olivier.
— Il les croyait déjà morts. Il pensait que c’était du suicide
et il n’avait peut-être pas tort.
— Mais vous l’avez fait, vous.
— Bien sûr. J’ai des enfants, une mère ne pouvait pas faire
autrement.
La pluie entrait par la porte ouverte, arrosant Mongowitz
qui ne s’en souciait pas. Il regarda Emma dans la pénombre, les
deux petits corps lovés contre elle.
— Je sais pourquoi vous êtes venue à leur secours,
annonça-t-il. Parce que vous êtes déchirée entre la réalité
terrifiante de vos connaissances et l’espoir. Vous croyez à cette
« sixième extinction », vous savez que l’Homme court à sa perte,
et c’est une certitude intolérable lorsqu’on a des enfants. En
défiant la mort pour venir libérer Mathilde et Olivier, c’est
l’espoir que vous voulez sauver, c’est l’avenir de vos propres
enfants. Vous voulez y croire. Tout est possible. Je me trompe ?
Emma resta sans voix. Elle n’en savait rien elle-même,
sinon qu’elle n’aurait jamais pu vivre avec la lâcheté d’être
partie sans rien tenter pour ces deux malheureux gamins
innocents.
— C’est pour cette raison que Tim ne viendra pas, poursuivit
Mongowitz. Il n’a pas, ou plus, d’espoir. Il n’en a pas besoin.
Alors il va sauver sa peau et se tirer loin de cette île.
— Non, protesta Emma. Pas après ce qu’on a partagé. J’ai
confiance en lui.
Mongowitz avait une lueur triste dans le regard.
— Vous êtes trop optimiste vis-à-vis des hommes,
regretta-t-il.
— Si je perds ça, alors que me reste-t-il ?
— Emma, je vous le dis pour qu’on sache à quoi s’attendre.
Dans deux ou dix heures, nous serons encore là à attendre. Et
les types en haut finiront par descendre nous chercher. Nous
n’avons plus de munitions, nous ne résisterons pas longtemps et
- 357 -
vous savez comme moi ce qu’ils réservent à leurs prisonniers.
— Vous êtes en train de me suggérer quoi ? Qu’on se suicide ?
Mongowitz baissa le regard.
— Il ne faut pas se faire d’illusions, ajouta-t-il tout bas.
— Je n’ai pas enduré tout ça pour finir ainsi !
— C’est pourtant le propre de nos existences, tout ce qu’on
fait au final ne sert pas à grand-chose ! On crève à la fin.
— C’est la politique qui rend cynique ? Mathilde et Olivier
vont quitter cette île et vivre une longue vie, et oui, ils feront
partie de cette humanité si dangereuse, ils vivront cette
extinction massive, mais peut-être qu’ils contribueront à sauver
notre espèce, nul ne peut savoir !
— Vous croyez vraiment qu’il existe une solution ? Quand la
nature tout entière se ligue contre nous, que peut-on faire
contre notre origine ?
— Je ne vous reconnais pas, Jean-Louis, cet après-midi
encore vous étiez sceptique lorsque je vous parlais de la Théorie
Gaïa et maintenant vous êtes le plus résigné de nous deux ?
Il pivota pour guetter l’extérieur où ses yeux se perdirent
dans le néant.
— J’ai eu peur ce soir, avoua-t-il. Si peur que cela a fait
fondre mon vernis, mes convictions rassurantes. J’ai vu ces
types me poursuivre, me passer tout près lorsque j’étais tapi
dans les buissons ; des animaux, non, pire ! Des monstres. Si
méconnaissables et pourtant si... proches. Je ne pourrais pas
dire qu’ils avaient perdu toute humanité, non, bien au contraire,
ils m’étaient familiers, c’étaient bien des hommes, terrifiants,
mais des hommes. C’était plutôt comme s’il y avait dans
l’humanité cette nature monstrueuse et qu’elle avait éclos. Nous
pensions l’avoir étouffée à coups de civilisation et en fait elle a
continué de se développer dans nos cortex reptiliens. Pour eux,
elle est arrivée à maturité, i
Mathilde gémit et trembla plus fort. Emma lui embrassa les
cheveux pour la rassurer. Il fallait que Tim vienne. Et vite.
Mongowitz changea brusquement de position et scruta la
nuit.
— Les voilà, s’affola-t-il.
— Vous les avez vus ?
- 358 -
— Non, mais il y a eu une ombre, un mouvement à l’entrée
de la jetée !
Emma se déroba à l’étreinte des deux enfants et s’approcha.
— Comment peuvent-ils être là, vous les auriez vus
descendre la falaise, non ?
Mongowitz respirait fort.
— Ils l’ont contournée, dit-il. Ils ont fait le tour ! C’est pour
ça qu’ils ont mis si longtemps !
— C’est possible, c’est praticable ?
Le ton monta, il s’énervait, paniquait :
— Je suppose, je n’en sais rien, je ne connais pas la
topographie du coin !
— Calmez-vous. Je vais aller voir.
— Vous êtes folle ?
— S’ils sont vraiment là, je ne veux pas être acculée dans
cette maison, il n’y a pas d’autre sortie ! Donnez-moi le fusil.
N’obtenant pas de réponse elle le lui prit des mains et
s’exposa à l’orage qui grondait encore. Le vent chantant
au-dessus de l’océan en furie s’empressa de la surprendre en la
poussant. Emma tituba et retrouva son équilibre, le fusil à
pompe devant elle. Il était difficile d’y voir clair au travers de la
pluie, et encore plus d’entendre un son qui aurait pu la mettre
en alerte. Elle progressa lentement sur la jetée, prête à se servir
de son arme comme d’un gourdin.
Personne.
Mongowitz avait déliré.
Elle faisait demi-tour au moment où une silhouette apparut
dans le dos de Mongowitz qui attendait sur le seuil du
préfabriqué.
— Jean-Louis ! hurla Emma.
Mais le tueur l’avait déjà agrippé pour lui passer un long
couteau de chasse sur la gorge. Emma mit en joue les deux
hommes.
— Lâchez-le ! s’écria-t-elle.
— Je le saigne comme un porc si tu avances encore !
répondit le tueur.
C’était un homme classique, séduisant, il avait le même
physique que Kevin Spacey, Emma ne s’en serait jamais méfiée
- 359 -
si elle l’avait croisé dans d’autres circonstances.
— Lâchez-le ! répéta-t-elle. Je vais vous faire sauter le
crâne !
— Si vous tirez avec un engin pareil vous le tuerez aussi ! se
moqua-t-il, tout sourire.
— Je sais ce que vous nous ferez si on se rend. Je préfère
sacrifier une personne.
— Allez, soyez raisonnable, insista le tueur avec une étrange
légèreté.
Sa décontraction apparente ne collait pas avec l’intelligence
qui brillait dans son regard. Il risquait gros, ainsi menacé par un
fusil à pompe, et il ne pouvait savoir qu’il était vide. A moins
que...
Soudain Emma eut un flash.
Deux.
Ils sont deux !
Il gagnait du temps !
Elle comprit que l’autre devait se tenir juste derrière elle, il
allait surgir pour la maîtriser.
Emma prit le fusil par la crosse et frappa de toutes ses
forces en se retournant.
Le canon fendit la pluie sans rien toucher.
Mais l’autre tueur était bien là, à deux mètres à peine, ses
traits étaient déformés par l’excitation, crispés comme un chat
prêt à bondir sur une souris. Une machette dans les mains.
Emma voulut frapper à nouveau, elle amorça le geste et le
tueur déclencha son attaque à ce moment, la machette et le
canon se heurtèrent en tintant. Le tueur fut le plus prompt à
réagir, il attrapa Emma par la gorge et serra.
Une poigne redoutable.
Elle voulut lui tirer la main en arrière mais n’y parvint pas
tant il serrait fort.
Il y eut un sifflement accompagné d’un gargouillis, puis
l’homme desserra son étau ; une flèche en acier lui traversait le
ventre. Emma le cogna du poing à la pommette et s’éloigna.
Elle ne chercha pas à comprendre, elle fit face à l’autre, celui
qui tenait Mongowitz en otage. Mais tous les deux avaient roulé
au sol, le tueur sur le dessus, tenant son couteau à deux mains
- 360 -
et pesant de tout son poids pour enfoncer la lame dans le cou du
bureaucrate qui résistait en hurlant. Il faiblissait et un petit
geyser de sang commençait à l’éclabousser.
- 361 -
61
Une corne de brume déchira l’orage en même temps qu’un
projecteur se braquait sur le quai. Un petit chalutier qu’Emma
reconnut tout de suite affrontait la furie des vagues. Tim ! Il est
venu !
Mongowitz ferma les yeux et son cri s’étouffa derrière ses
mâchoires serrées, les lèvres retroussées. Le couteau le
pénétrait, violait sa chair, répandait le précieux fluide que la
pluie balayait aussitôt.
Emma se jeta sur le tueur, ils roulèrent sur les planches de
la jetée et lorsqu’elle voulut se relever pour le frapper, il lui tira
brutalement les cheveux en arrière et lui assena un coup de
poing en pleine tempe. Le sang gicla en même temps que le
paysage.
— Garce ! hurla le tueur. Je vais te défoncer !
Un autre coup la cueillit à la joue et cette fois elle s’effondra.
A peine consciente, Emma entendit une voix familière
interpeller le tueur :
— Vincent !
Le bruit d’un choc entre un objet lourd et un corps mou
suivit, et le tueur s’écrasa à côté d’Emma. Sa tête bourdonnait,
elle n’était plus tout à fait sûre de comprendre ce qui se passait.
Elle avait l’impression que les gouttes la matraquaient.
Lève-toi. Va chercher les enfants. Dépêche-toi.
Mongowitz la souleva d’un bras, il tenait son cou
dégoulinant de sang de l’autre main.
— Allez, dit-il en haletant, me lâchez pas maintenant !
Emma l’accompagna à l’intérieur du préfabriqué et ils prirent
les enfants. Olivier était terrorisé, la corne de brume l’avait
réveillé en sursaut et il tremblait.
Tim les aida à grimper à bord. La férocité de l’océan
malmenait le bateau et Emma crut qu’ils n’allaient jamais y
- 362 -
parvenir. Pourtant, le temps qu’elle retrouve ses esprits, le quai
s’éloignait et avec lui l’île des cauchemars.
Mathilde et Olivier furent installés sur une couchette dans
la cabine, Emma ne parvenait plus à s’empêcher de les
embrasser. Ils allaient survivre.
Mongowitz s’était pansé le cou avec une bande, et le tissu
suintait, il respirait fort en fixant le plafond, allongé sur la
banquette.
— Tenez bon, lui dit Emma. Tim va nous ramener au port le
plus proche.
Il lui prit la main.
— J’avais tort..., murmura-t-il.
— Ne parlez pas, gardez toutes vos forces. Vous serez à
l’hôpital avant l’aube, alors accrochez-vous.
Elle palpa encore le pouls de Mathilde et remonta sur le
pont. Tim barrait contre les éléments déchaînés.
— Ils sont dans un sale état ! rapporta Emma. Il faut se
dépêcher de rentrer ! Jean-Louis a perdu beaucoup de sang, il
est de plus en plus faible, quant à Mathilde... j’ai peur que
l’infection soit grave, je n’y connais rien mais...
— Vous l’avez laissé tout seul en bas avec les gosses ?
— Pourquoi ?
— Emma, méfiez-vous de lui !
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— Sur le quai, tout à l’heure, il a appelé un des deux types
par son prénom ! Je n’arrête pas d’y repenser : comment
pouvait-il le connaître ?
Vincent ! se souvint Emma. Tim ne mentait pas.
— II... Il l’a peut-être entendu, ils l’ont pourchassé tout à
l’heure dans la forêt !
— Je n’aime pas ça ! Et s’il jouait un rôle ?
— Non, pas lui... C’est impossible. Il aurait pu nous tuer dix
fois déjà !
— Ce n’est pas ce qu’il cherche ! Il nous manipule pour
quitter l’île !
Le doute s’empara d’Emma. Il se mua en paranoïa. Et si
Tim lui mentait ? Non. Tim est venu jusque sur l’ile de Hiva Oa
pour me chercher. Si l’un d’eux est un des tueurs échappés de
- 363 -
cette prison ça ne peut être que Jean-Louis.
Elle se souvint de son courage, de sa volonté, son endurance.
Elle en avait même été surprise pour un fonctionnaire de son
genre.
— Prenez la barre ! aboya Tim.
— Non, je ne sais pas faire, je...
Tim ne lui laissa pas le choix, il la poussa aux commandes
pendant qu’il sautait dans la cabine. La proue tomba dans un
creux obscur, une vague se reformait déjà en face, gigantesque,
aspirant toute l’eau qu’elle pouvait pour croître avant de
fracasser le bateau.
L’étrave remonta et s’empala dans le mur. Toute la coque
grinça et le plancher trembla tandis que des trombes
s’abattaient sur le pont.
Tim réapparut et reprit la direction des opérations.
— Qu’est-ce que vous avez fait ? s’inquiéta Emma.
— Rassurez-vous, je l’ai attaché. Il est tellement faible qu’il
ne fera de mal à personne de toute façon.
— Il s’est laissé faire ?
— Pas quand il a compris mais c’était trop tard.
A travers la tempête Emma crut distinguer une lourde
détonation. Elle chercha autour d’elle et remarqua une boule de
lumière rouge au loin sur l’île de Fatu Hiva. La boule grossissait
à toute vitesse, une barrière de feu dévalait les pentes et sur le
coup Emma crut à une éruption volcanique.
Mais le rempart de flammes allait trop vite, il submergea
toute l’île en cinq secondes à peine ; un éclair illumina le ciel au
même moment, et le temps qu’Emma reprenne sa respiration il
ne restait qu’un tapis ardent de braises jaunâtres.
— Mon Dieu..., souffla-t-elle.
Tim aussi l’avait vu, il était bouche bée.
— Une bombe, dit-il. Ils ont largué une bombe.
— Qui ça « ils » ?
— A votre avis ? Il n’y a que l’armée qui peut lâcher une
bombe pareille !
Une autre vague les secoua violemment. Emma se
cramponna puis prit la direction de la cabine.
— Je redescends au chevet de Mathilde.
- 364 -
Elle poussa la porte et dévala les marches. En redressant la
tête elle vit tout de suite que la banquette était vide. Mongowitz
n’y était plus.
Son regard passa immédiatement aux enfants, toujours
allongés.
Puis elle perçut un mouvement dans son dos.
- 365 -
62
Emma s’était attendue à voir Mongowitz les épaules
inondées de sang, le visage défait, prêt à l’agresser.
C’était en fait Tim qui descendait la rejoindre. Il arborait un
air étrange, les muscles du visage relâchés, le regard vide.
— Il n’est plus là, l’informa Emma, paniquée.
Tim ne sembla pas s’en soucier. C’est là qu’Emma remarqua
le fusil à harpon qu’il tenait. D’une manière ou d’une autre Tim
avait compris ce qui se tramait et venait armé, concentré sur le
moindre mouvement.
Emma s’effaça pour le laisser entrer.
Il fit deux pas et pivota pour pointer son arme sur le menton
d’Emma.
— Il y a deux façons de procéder. Docile ou barbare. A vous
de choisir.
— Qu... quoi ?
— Vous faites ce que je veux ou je vous fais morfler. Je
déteste qu’on me désobéisse, ça me fout dans un état de rage,
vous n’avez pas envie de me voir furieux.
Plus que la situation improbable c’était la violence avec
laquelle il avait prononcé le mot rage qui terrorisa Emma.
— Mais Jean-Louis a disparu...
Une part d’elle-même refusait d’accepter la réalité, elle
s’accrochait à l’idée d’un malentendu.
— Il se vide dans le placard, je lui ai réglé son compte.
Maintenant écoutez-moi bien. Je n’ai pas buté les gamins parce
que si vous m’obéissez, je vous jure que je les laisserai en vie, je
les abandonnerai sur une plage. Mais si vous décidez de me
résister, je les pends à un cordage et je les laisse se noyer
derrière le bateau. Vous m’avez compris ?
Emma était sous le choc. La pointe s’enfonça dans son
menton, déchirant un petit trou de peau d’où perla le sang.
- 366 -
— Oui, gémit-elle.
— Alors déshabillez-vous.
— Tim...
Elle vit ses mâchoires rouler sous ses joues.
— J’ai dit : déshabillez-vous.
Emma avait le cœur qui s’accélérait. Elle cherchait une
solution, un espoir, sans rien entrevoir. Ce n’était plus du tout le
garçon qu’elle avait connu. Celui-ci était froid, sans expression
dans les yeux, il respirait l’agressivité.
Tim changea de cible et braqua Mathilde qui dormait avec
son frère.
— Très bien, c’est la petite qui va prendre.
— Non ! Non ! D’accord, vous allez avoir ce que vous voulez.
Emma fit tomber son gilet et s’assit sur les marches pour défaire
ses lacets de chaussures.
— Qui êtes-vous, Tim ? demanda-t-elle pour gagner un peu
de temps.
Il se fendit enfin d’un sourire, celui-ci était cruel.
— Je ne m’appelle pas Tim mais Yvan. Tim c’était le
connard qui devait venir vous chercher à l’aéroport.
— Je ne comprends pas, bafouilla Emma.
— J’étais un pensionnaire du GERIC, voilà tout ! Quand
tout a pété, je suis parti en vitesse avec les autres. Lorsqu’on a
attaqué Omoa, il y avait ce Tim et son bateau. Un fax parlait de
vous, qu’il fallait venir vous chercher et vous amener ici. J’ai
trouvé l’idée séduisante.
Sa voix claquait aux oreilles d’Emma, si concrète, si violente,
et dans le même temps, ses mots n’avaient pas de sens. Elle les
entendait sans bien les comprendre. Emma réalisa qu’elle
refusait la réalité. Que va-t-il me faire ? C’est impossible... pas
lui... Je vais me réveiller. Non, pas lui... Gagner du temps. Elle
devait le faire parler. Parce que tu sais très bien ce qu’il va te
faire. Et après ? Quand il l’aurait prise, la tuerait-il ? Peut-être...
peut-être qu’il nous laissera en vie. Si je lui donne mon corps, je
sauve les enfants.
Les larmes inondèrent ses yeux. Elle ne pouvait s’y résoudre.
Je ne peux pas. Je n’y arrive pas. Elle se trompait. Même
soumise, elle n’obtiendrait pas sa grâce.
- 367 -
Il faisait partie de la meute. Des cobayes.
Cet homme n’était pas le Tim qu’elle avait côtoyé.
Il était Yvan. Un tueur en série.
Il fallait l’occuper. Vite. S’intéresser à lui, le faire se
raconter.
— Pourquoi ? Pourquoi êtes-vous revenu avec moi jusqu’ici ?
s’efforça-t-elle de demander par-dessus sa terreur. Vous auriez
pu vous enfuir avec le bateau !
— Et le plaisir ? L’ivresse de tout savoir alors que vous ne
saviez rien ! Sur cette île je pouvais tout me permettre. Tout
vous faire, j’étais le maître.
— Mais les autres, ils ont essayé de vous tuer aussi !
— Ce sont des animaux, c’est tout. Et puis le danger pimente
un plat, non ? On savoure d’autant plus son triomphe après.
— Vous êtes...
— Non, Emma ! Ne dites pas ça. Je n’ai fait qu’apprendre à
vous connaître. Je me suis approprié votre esprit. Celui qui boit
à l’instant où il a soif ne fait que boire. En revanche, celui qui
attend, celui qui court un marathon va désirer cette eau, la
fantasmer, et lorsqu’il la possédera, lorsqu’elle touchera ses
lèvres, là elle n’aura plus la saveur de l’eau, non, ce sera la
jouissance !
Emma s’attaqua à l’autre chaussure, elle tremblait comme
feuille dans le vent.
— Et vous aviez besoin de revenir sur cet enfer pour ça ?
— On m’a offert l’occasion de vivre plusieurs jours avec vous,
sans personne pour nous déranger sauf cet enfoiré de
Mongowitz. Celui-là je l’avais pas prévu. Ni les gamins !
Elle comprenait mieux maintenant pourquoi il ne voulait
pas les sauver, découvrir qu’elle avait désobéi avait dû le
plonger dans une colère noire. Continue, il se confie, vas-y,
donne-toi du temps.
— Tout ça c’était juste pour jouer alors...
— Ne dites pas « juste ». C’était une injection d’adrénaline
pure ! Il y a bien des millions d’abrutis qui payent pour sauter
d’un pont à l’élastique ou se jeter d’un avion pour chuter ! Ici
j’étais comme Dieu, Emma ! Je savais tout, je pouvais jouer avec
vous, vous observer, et personne ne pouvait m’empêcher de
- 368 -
vous avoir. Chaque minute, chaque nuit, j’ai rêvé de vous lécher
la peau, sur cette île, l’espace de quelques jours, il n’y avait plus
de lois, j’étais la loi ! Je pouvais faire ce que je voulais de vous.
Et j’ai attendu. Le principe de l’eau et du marathonien ! Pour
que cet instant soit explosif. (Ses lèvres se découvrirent
totalement, il était en extase.) Et nous y voilà.
Emma n’en revenait pas. Il la dégoûtait. Et dire qu’elle
l’avait presque désiré... Son estomac se contracta mais elle se
maîtrisa. Il avait joué son rôle à la perfection.
Pourtant, sous ce jour, des détails s’expliquaient. D’abord sa
peau blanche alors qu’il était supposé vivre sous le soleil des
Marquises. Puis sa maladresse parfois avec le bateau, ce n’était
pas le sien. Emma se souvint du fusil à pompe. Ce n’était pas un
hasard s’il s’agissait du même modèle que celui qu’elle avait
trouvé dans le hangar. Il avait pris le sien là-bas en s’évadant.
Elle se souvint de sa chair de poule lorsque Mongowitz avait
évoqué les salles de torture du GERIC. Combien de fois lui
avait-il menti à Omoa en l’emmenant dans la maison de
soi-disant amis ?
— Vous avez tout inventé, sur l’île, dans les villages, tout ça
c’était du baratin !
— Non ! Pas tout. Merci Tim, il gardait un guide complet de
l’île dans son bordel, j’ai eu le temps de le lire pour me
familiariser avec les détails. Question de crédibilité.
— Vous m’avez baladée juste pour me connaître...
— Pour vous goûter, sourit-il avec son air pervers. Que vous
m’apparteniez.
Le chalutier se souleva par la proue et retomba brutalement,
faisant trembler la cabine. Emma tenta une autre approche :
— C’est de la folie de laisser le bateau sans pilote !
protesta-t-elle d’une voix cassée.
Pourtant elle n’en avait que faire. La peur était trop forte,
pire : elle en vint à espérer qu’ils s’écrasent contre les rochers.
Tim haussa les épaules.
— Y a le pilote automatique. Là, j’ai juste envie de
m’occuper de vous. J’ai les crocs, si vous voyez ce que je veux
dire.
L’occuper. Il faut l’occuper.
- 369 -
— Vous avez fait exprès de nous échouer le jeudi soir ?
Son débit était trop haché, elle n’était pas crédible. Tim
allait s’en rendre compte. Il le sait, je le vois dans son attitude !
Il faisait ce que les chats font avec les souris. Il joue, cruel, il sait
qu’il a déjà gagné.
— C’était l’unique moyen de nous coincer sur l’île. Au pire,
si les secours étaient arrivés plus vite que je ne l’attendais, il y
aurait eu un tel foutoir compte tenu du massacre que j’aurais pu
m’éclipser rapidement. Je vous aurais entraînée dans une
maison, vous seriez devenue mienne et terminé ! Yvan dans le
vent, et personne n’a rien vu !
Il avait une forme de plaisir à partager son plan, Emma
devina l’égocentrique qu’il était en fait, fier de montrer comme
il avait tout pensé, tout contrôlé.
Il aime d’autant plus que c’est à moi qu’il le dit, celle qu’il
veut prendre, celle à qui il dévoile la supercherie, sa victime
totale ; en me mentant de la sorte, en me manipulant, il s’est
assuré de me posséder par l’esprit...
Avant d’en faire autant avec le corps.
— Prends ton temps, tu as raison, lui dit-il, on n’est pas
pressés, mais ne me prends pas pour un con. Allez, continue à
virer tes fringues.
Emma ôta son tee-shirt.
— Votre vie à Bordeaux, en Afrique, tout était faux aussi ?
— Non. C’est vrai. Je n’ai menti que sur mon nom.
— Laissez-moi deviner, les braconniers... vous ne les avez
pas seulement blessés, n’est-ce pas ?
Soudain l’expression de ses traits s’altéra. Il devint plus
sombre, un voile glissa sur son regard. Le trouble, devina Emma.
Un soupçon d’émotion.
— En effet. Je les ai tués. Tous. Criblés de balles. J’ai achevé
les derniers au couteau, je les ai mutilés comme ils le faisaient
avec les éléphants. Je leur ai arraché les dents et les couilles.
Tous, les uns après les autres.
Il y avait une faille dans ce masque pervers, et elle s’ouvrait
à présent, une blessure qui n’avait jamais cicatrisé. Emma s’y
engouffra :
— C’est la première fois que vous avez tué.
- 370 -
— Oui. Je ne l’avais pas prémédité, pas consciemment du
moins, pourtant quand j’ai pris le fusil j’ai su que ce n’était pas
les pneus qu’il fallait viser.
— Ce sont toutes les horreurs que vous avez vues en Afrique,
ces massacres d’éléphants, qui vous ont traumatisé, Tim. Il n’est
pas trop tard, vous...
Il se referma brusquement et son sourire factice redécouvrit
ses dents brillantes.
— Arrête avec ta psychologie de comptoir et dépêche-toi
avant que je saigne la petite.
Emma fit tomber les bretelles de son soutien-gorge et Tim
perdit toute joie, fasciné par ce qu’il attendait. Emma avait les
mains moites, ses jambes tremblaient. Elle dégrafa le
soutien-gorge et dévoila sa poitrine. Tim soupira, il avait l’air
d’un type affamé qui contemple un plat chaud. Emma n’en
pouvait plus. Il fallait trouver une échappatoire, n’importe
laquelle mais ne pas se laisser entraîner dans son jeu.
— Allez, le pantalon maintenant, ordonna-t-il.
— Tim, il y a d’autres moyens, vous n’êtes pas obligé de...
— Garde ta salive, elle pourrait bien servir...
Emma fouilla la cabine du regard. Trouver une arme, une
solution.
Tim pointait toujours son harpon en direction de Mathilde.
Emma craignait qu’avec l’excitation son index se contracte et
qu’il la tue. Si elle tentait le moindre geste brusque la fillette
serait empalée.
Non !
Le choix commençait à se restreindre. Obéir ou sacrifier
Mathilde.
Emma défit sa ceinture.
Gagner du temps pour trouver une solution.
— C’est vous qui avez crié le nom de Vincent tout à l’heure,
fit-elle.
— En effet. C’était une connerie, ça m’a échappé. Avec la
tempête j’ai cru que vous n’aviez rien entendu mais je n’étais
pas sûr. Je les ai perforés tous les deux avec ceci. (Il désigna le
fusil à harpon.) Je n’allais pas les laisser me piquer mon goûter
tout de même !
- 371 -
Son rire sonnait creux. Il se force, il n’a pas d’émotions, tout
est artificiel. C’est pour ça qu’il a besoin de cette mise en scène,
pour se mettre en condition, c’est seulement là qu’il éprouve
quelque chose !
Emma descendit son pantalon. Son cœur allait si vite qu’il
lui faisait mal. Elle ne savait plus quoi faire.
— À poil, fit Tim, plein de sous-entendus qui firent
frissonner Emma. Complètement à poil je veux.
— Tim, pardon, Yvan, il doit y avoir un moyen de s’arranger,
je peux...
— Tu peux fermer ta gueule à présent et te foutre à poil !
hurla-t-il. Tu crois que je me suis donné autant de mal pour
m’arrêter là ? Cinq jours sans dormir, à te surveiller, à surveiller
ces connards psychotiques, à jouer la comédie, cinq jours à
attendrir la viande pour finalement rester comme un con alors
que je crève la dalle !
Soudain Emma se demanda si toutes ces allusions à la
nourriture étaient innocentes. Qu’allait-il faire après l’avoir
violée ? La colère avait déformé ses traits, une veine palpitait
sur son front, et il était secoué de tics nerveux qu’elle ne lui avait
jamais vus auparavant.
Le bateau tangua brutalement et Tim s’accrocha tout en la
fixant. Impossible d’agir, de lui sauter dessus sans risquer qu’il
tue la fillette.
— Si tu ne vires pas cette culotte, dans trois secondes, elle
est morte, dit-il, plein de rage contenue. C’est fini, pas de fuite
possible. Et ne compte pas sur moi pour changer d’avis, tu te
rappelles ce que ton mari t’a écrit ? Je suis un tueur en série, je
suis l’avenir de l’humanité. Et crois-moi, depuis que je sais ça, je
le vis bien mieux ! Allez ! aboya-t-il.
Emma obtempéra et se recroquevilla.
Tim sortit une paire de menottes de sa poche. Où se les
était-il procurées ? Dans le hangar lors de sa fuite assurément...
— Mets-les. Si tu ne serres pas vraiment, je défonce la
gueule de la gamine.
Emma acquiesça, pleine de larmes, et se passa les menottes
aux poignets. Il était trop tard pour réfléchir. Elle le devinait au
bord de la rupture, prêt à massacrer Mathilde.
- 372 -
— Ils ont des prénoms, trouva-t-elle la force de dire
par-dessus les sanglots qui l’envahissaient. Depuis le début vous
ne dites que « gosses » ou « gamins », mais ils ont des prénoms.
Tim vérifia que les menottes étaient bien fermées et posa
son arme à côté de Mathilde.
— Tu es attachée, je suis beaucoup plus fort que toi, et j’ai
l’habitude, prévint-il. Si tu tentes quoi que ce soit, je te cogne, et
ensuite je viole la petite avec mon harpon. C’est clair ?
Emma n’avait plus la force de répondre.
Tim tendit la main vers ses seins et les caressa. La nausée
s’empara d’Emma.
Le piège s’était refermé sur elle sans qu’aucune idée ne la
sauve. Jusqu’à la dernière seconde elle avait prié pour que
survienne un deus ex machina salvateur.
Tim prit un ruban de soie et lui passa autour du cou.
Il respirait la bouche ouverte et semblait ailleurs.
Ses mains tirèrent sur le ruban et Emma eut la gorge
écrasée. Le pervers afficha un rictus quasi extatique. Il dégrafa
les boutons de son treillis et fit disparaître une main à
l’intérieur.
Sa langue traça un sillon humide sur le ventre d’Emma,
depuis ses seins jusqu’à son pubis. Elle trembla de dégoût et
Tim serra encore plus fort le garrot. Une écume blanche
s’accumula à la commissure de ses lèvres.
Emma ne parvenait plus à respirer, elle inspira un maigre
filet d’air en émettant un sifflement.
Puis Tim l’écrasa de tout son poids, il lui écarta les cuisses
sans ménagement et lui lécha le visage comme un enfant se jette
sur une glace. Ses odieuses mains lui malaxèrent les seins
pendant qu’il lâchait un râle de plaisir. La veine de son front
palpitait encore plus vite, son nez se retroussait et il écarquillait
les yeux pour ne rien perdre, dévoré par l’excitation. Emma
étouffait. Ses jambes tressautaient, elle porta les mains à sa
gorge pour tenter d’agripper le lien sans y parvenir, ses propres
ongles lui entaillaient la peau jusqu’au sang.
Des taches noires apparurent à la place du corps convulsé
de Tim.
Elle n’était plus sûre de ce que subissait son corps, sa
- 373 -
conscience s’évadait, elle était aspirée par un siphon tout au
fond de son crâne. La lumière tombait peu à peu.
Elle vit Tim se cambrer et entendit comme un coup de
fouet.
Du liquide chaud gicla sur elle, aspergea son torse, sa
bouche.
La strangulation se relâcha.
Tim était figé, tous les muscles bandés.
La pointe du harpon traversait son cœur.
Olivier lâcha le fusil.
- 374 -
63
La Mongie était en ébullition. Des ambulances venaient
d’accourir depuis la vallée, et un hélicoptère survolait le pic du
Midi. Peter marchait sur les trottoirs enneigés de la station
touristique qui retrouvait une activité inhabituelle. Son bras le
faisait atrocement souffrir mais il avait plus important à faire. Il
avait commencé par appeler les renseignements depuis une
cabine téléphonique. Il s’était fait donner plusieurs numéros de
téléphone à Hiva Oa qu’il savait proche de Fatu Hiva. La plupart
n’avaient rien donné, les lignes étaient coupées à cause de la
tempête qui sévissait sur place ou il était trop tard – c’était le
milieu de la nuit là-bas. Il parvint enfin à joindre un avocat à qui
il expliqua que sa femme était en danger de mort, qu’il fallait
envoyer des secours immédiatement sur Fatu Hiva. L’homme
l’avait pris pour un fou en décrochant, avant de se raviser. A
présent, il devait s’occuper de la DGSE. Si Emma s’était
échappée, les services secrets français seraient son pire ennemi.
Ils en savaient trop.
Tout au long de la descente, il n’avait cessé de s’interroger.
Comment joindre la DGSE ? Grohm et Fanny faisaient partie
d’une cellule indépendante à n’en pas douter. Il ne pouvait
appeler le siège et dire qu’il voulait parler à un responsable de
l’opération GERIC. Personne ou presque ne devait en connaître
l’existence. Le temps que cela remonte aux oreilles concernées
(et si cela se faisait) Emma serait morte. Ben et lui également.
Non, il fallait entrer en contact avec les membres de la
cellule.
Sauf qu’ils étaient tous morts sous une avalanche.
Le début d’après-midi fit grogner l’estomac de Peter qui
l’ignora. Il n’avait rien avalé depuis la veille.
Il avait finalement eu l’idée en parcourant les rues de La
Mongie, transi de froid. Deux cafés bouillants, l’achat d’un
- 375 -
manteau et d’un gros marqueur avaient suffi pour mettre son
plan à exécution. Il commença par expédier Ben dans un taxi,
avec toutes les preuves.
Peter ne pouvait croire que la cellule en charge de
l’opération GERIC allait se désintéresser de ce qui s’était passé
ici. D’autant plus que tous ses agents sur place demeuraient
silencieux.
Ils enverraient quelqu’un au village. Il ne pouvait en être
autrement.
S’il n’était pas déjà là, à attendre le retour de Stéphane.
Qu’il vienne ou qu’il finisse par repartir, il n’y avait qu’une
seule route pour rejoindre le village depuis Lourdes, Pau ou
Tarbes.
C’est sur le bord de cette route que Peter s’installa. Il avait
ramassé un bout de carton sur lequel il avait écrit en gros :
« GERIC ».
Et il attendit ainsi tout l’après-midi.
Il vit arriver les camions de journalistes de télé, France
Régions 3 en tête. Puis les radios et enfin la presse écrite.
Personne ne manifesta le moindre intérêt pour ce pauvre type
avec son panneau. L’explosion de l’observatoire et la mort
présumée d’une dizaine de personnes focalisaient tous les
esprits.
Vers seize heures pourtant, un homme muni d’un calepin et
d’un stylo s’approcha de lui. Il avait des lunettes rondes et un
visage très fin, l’air nerveux.
— Vous devriez baisser ce carton, professeur DeVonck.
Peter s’exécuta et demanda :
— Vous êtes ?
— Quelqu’un qui sait ce que GERIC signifie.
— Prouvez-le.
— Vous venez de passer cinq jours là-haut, avec David
Grohm. La Théorie Gaïa. Ça suffit ?
— Je veux parler à un responsable de la DGSE.
— Vous êtes très culotté, professeur.
— Je sais que vous ne m’abattrez pas ici, en plein jour,
encore moins tant que vous ne saurez pas ce qui s’est passé avec
vos autres agents. Je veux donc parler à un responsable.
- 376 -
— C’est impossible.
— J’ai une proposition qu’ils ne peuvent pas refuser.
L’homme aux lunettes rondes changea de ton, il devint plus
agressif :
— Vous vous prenez pour qui ?
— Pour celui qui a de quoi créer le plus grand scandale
depuis le Rainbow Warrior. Et à côté du séisme qu’il pourrait
provoquer, croyez-moi, celui-là c’était une bise sur la joue.
L’homme toisait Peter. Cherchant à cerner le personnage.
— Vous attendez que je vous croie sur parole ? demanda
Lunettes rondes.
Peter sortit une photo de sa poche. Avant que Ben ne parte,
ils étaient passés chez l’unique photographe pour se faire
imprimer un des clichés de la carte-mémoire.
— Regardez de plus près, vous verrez qu’on peut très bien
lire. C’est une des cinq ou six cents que j’ai en ma possession, les
archives de l’opération GERIC. Plus un enregistrement de
Grohm expliquant très clairement sa Théorie Gaïa. Le tout est
en sécurité, loin d’ici, et sera entre les mains de plusieurs
notaires et avocats ce soir, tous prêts à envoyer cette grosse
enveloppe cachetée aux journalistes s’il m’arrivait malheur,
ainsi qu’à ma femme et Benjamin Clarin.
— Je veux les récupérer.
Peter se pencha et d’un ton tranchant répondit :
— Non, vous ne voulez rien, parce que vous ne pouvez rien.
Maintenant la situation est simple : vous nous oubliez et ma
famille s’efforcera de vivre avec ce qu’elle sait et le poids des
morts. Un jour, lorsque je serai très vieux, je détruirai ces
documents, et même vos successeurs n’auront pas de souci à se
faire. C’est clair ?
Lunettes rondes prit le temps d’enregistrer et d’analyser les
données.
— Je ne prends pas les décisions, dit-il.
Il allait s’éloigner lorsque Peter lui saisit le bras – ce qu’il
sembla ne pas apprécier du tout.
— Une dernière chose : ma femme est quelque part sur Fatu
Hiva ou dans les environs, je veux que vous me la rameniez chez
moi.
- 377 -
L’homme se dégagea vivement.
— Ne poussez pas le bouchon, DeVonck. C’est pas police
secours non plus !
— S’il lui arrive quoi que ce soit, vous êtes tous foutus, tous,
vous m’avez compris ? Alors réfléchissez bien !
- 378 -
64
Allan était au bord de l’évanouissement.
Il n’avait pas dormi depuis deux jours et son cœur n’avait
pas retrouvé un rythme normal depuis qu’ils avaient embarqué
cette bande de malades. Il en était à un point où le suicide lui
semblait une solution. Ils ne le surveillaient pas vraiment, tant
qu’il ne quittait pas la barre, les types lui fichaient la paix. Ce
qu’ils voulaient c’était qu’on les conduise à Tahiti. Et ils
passaient le temps avec Caria et Josie. Les premières heures,
elles avaient hurlé, c’était insupportable. Même la tempête ne
couvrait pas leurs plaintes. Puis elles s’étaient tues. Allan avait
même cru à leur mort, jusqu’à ce qu’elles gémissent à nouveau.
C’était cyclique, à chaque fois qu’une de ces ordures voulait
s’amuser.
Avait-il le droit de se jeter par-dessus bord et d’abandonner
les deux femmes ? Elles n’étaient déjà plus tout à fait vivantes,
de toute façon. Ces dégénérés ne les épargneraient pas, il fallait
voir la vérité en face. Allan les avait surpris en train de discuter
en français. L’un d’eux disait pouvoir leur procurer des faux
papiers, il suffisait d’être discrets le temps de les obtenir et ils
pourraient partir où bon leur semblait. Être discrets et ne pas
laisser de témoins, avait compris Allan.
Sauf que depuis dix minutes, l’espoir renaissait.
Cheveux blancs s’approcha, c’était un Allemand et il
dirigeait plus ou moins le groupe.
— Alors ? dit-il.
— On doit être tout près, maintenant que le grain est tombé,
c’est plus facile, expliqua Allan. Je m’y retrouve, j’ai fait une
connerie, c’est vrai, mais à présent on est sur la bonne voie.
Il prenait le ton le plus suppliant possible, espérant ne pas
prendre de coups, il n’en pouvait plus d’être battu pour un oui
ou pour un non. Certes il leur avait fait perdre un sacré bout de
- 379 -
temps mais avec la tempête et la peur, c’était humain, ils
pouvaient bien comprendre ça au moins !
Cheveux blancs lui lança un coup de pied dans les reins qui
le plia en deux.
— Je t’avais demandé trente heures et tu vas le faire en
soixante ? Tu joues au plus malin avec moi ?
— Non, non, non, je vous jure que...
Nouveau coup de pied, dans le flanc, cette fois. Allan sentit
qu’une côte se brisait.
— Pourtant je te traite bien, je ne t’ai pas arraché les couilles
ou coupé la langue, alors ?
Allan pointa le doigt sur son équipement.
— Regardez, je vais vous montrer, fit-il en grimaçant, on y
est presque, avant la nuit, on y sera, je vous le garantis ! Avant
la nuit !
Il pleurait à présent.
Cheveux blancs secoua la tête, dégoûté.
— Je te ferai boire de l’essence et j’y mettrai le feu si tu me
mens. Prie pour que je voie la terre avant le crépuscule.
Allan attendit qu’il s’éloigne et remit le radar en marche.
L’écho se rapprochait toujours, à présent, Allan pouvait même
dire qu’il leur fonçait dessus.
Les secours. Il faut tenir jusque-là.
Une heure plus tard, un bâtiment de la marine surgit sur
l’horizon, et il se passa un bon quart d’heure avant qu’un des
tueurs ne le remarque.
— Merde ! C’est l’armée ! Cheveux blancs accourut.
— C’est toi qui les as appelés ?
— Non, non ! supplia Allan. J’y suis pour rien, il faut se
conduire normalement et ils passeront en nous ignorant !
Il n’en croyait pas un mot. En fait, il espérait tout le
contraire.
Cheveux blancs n’ajouta rien mais la promesse d’une mort
lente et douloureuse s’afficha dans son regard, Allan en était
certain.
La corvette se rapprocha jusqu’à leur niveau.
Un haut-parleur se mit à rugir : « Mettez en panne et
préparez-vous pour accueillir un canot ! » Le message se répéta
- 380 -
plusieurs fois.
— Si on n’obéit pas, ça va dégénérer, avertit Allan dont les
nerfs ne tenaient plus, partagé qu’il était entre espoir et terreur.
Trois des violeurs s’y opposèrent et Cheveux blancs les fit
taire en intervenant :
— Si on prend la fuite ils n’auront aucune peine à nous
arrêter, bande d’abrutis ! On n’a pas le choix ! Alors toi tu
descends et tu me planques les gonzesses, fais en sorte qu’elles
la ferment. (Il se tourna vers Allan.) Et toi, si tu lèves le petit
doigt je t’égorge, même si c’est la dernière chose que je dois
faire.
Allan acquiesça et fit stopper son voilier.
La corvette s’immobilisa à trois cents mètres.
— Pourquoi ils sont si loin ? demanda un des agresseurs.
— Je ne sais pas, murmura Allan avec franchise.
Ce qui l’intriguait encore plus c’était l’absence d’activité sur
le pont, aucun canot en vue, personne ne semblait prêt à les
aborder.
Soudain les tourelles avant se mirent à pivoter dans leur
direction.
Allan fut pris d’un terrible pressentiment. Les six canons
pointèrent leur gueule noire droit sur lui. La dernière chose qu’il
vit fut les flammes gigantesques qui en sortaient.
- 381 -
65
Peter retrouva Emma à la base aérienne de Villacoublay.
Elle était méconnaissable lorsqu’elle descendit de l’avion ; pâle,
le regard blessé, elle se jeta contre lui et s’effondra. Peter la
serra jusqu’à l’engloutir en lui malgré l’attelle qui lui tenait le
bras droit. Il voulait sentir son cœur, sa chaleur, lui dire qu’il
l’aimait et lui faire oublier toute l’horreur qu’elle avait affrontée.
Il se rendit compte que ses yeux s’embuaient également.
Deux enfants accompagnaient Emma, un garçon et une fillette
dans une chaise roulante que poussait un soldat.
— Je te présente Mathilde et Olivier, fit-elle en séchant ses
joues.
Peter s’accroupit pour les saluer. Mathilde était blême, une
perfusion accrochée au-dessus de sa tête.
— Les médecins militaires se sont occupés d’elle, expliqua
Emma, elle a deux vilaines plaies et aura besoin de soins tous
les jours mais ça va aller, pas vrai, Mathilde ?
La fillette hocha la tête et l’esquisse d’un sourire se peignit
sur son visage.
Olivier prit la main d’Emma.
— Et voici mon sauveur.
— Bonjour sauveur, fit Peter.
Le garçon ne répondit pas et jeta un œil inquiet vers Emma.
— Il va avoir besoin de temps, dit-elle tout bas.
— On va tous en avoir besoin.
Un homme en civil s’approcha, c’était celui qui avait conduit
Peter jusqu’ici.
— Un monospace vous attend pour vous ramener chez vous,
dit-il.
— N’oubliez pas, avertit Peter, au moindre problème, les
enveloppes partent.
— Nous avons un accord.
- 382 -
— J’ai quelque chose à vous demander, intervint Emma.
C’est à propos de ces enfants, ils me disent que toute leur
famille était sur Fatu Hiva. Je vais me renseigner, mais si c’est
vrai vous vous débrouillerez pour nous permettre de les adopter
officiellement.
— Je ne suis pas sûr que...
— C’est dans votre intérêt, ajouta Emma. Nous saurons les
choyer pour que les traumatismes s’estompent et vous n’aurez
pas deux orphelins gênants sur les bras.
L’homme finit par acquiescer.
— Je verrai ce que je peux faire.
— Et les recherches de Grohm ? voulut-elle savoir. Vous les
abandonnez ?
— Vous n’avez pas à vous en soucier.
— Et s’il disait vrai ? Ses méthodes étaient barbares mais si
vous rendez au moins publique sa théorie, des groupes de
recherche pourraient se former un peu partout, étudier la
génétique humaine, et peut-être parvenir à comprendre ces
instincts et à les brider !
— La sécurité nationale c’est notre boulot, faites le vôtre et
tout se passera bien.
— C’est de l’avenir de l’humanité dont nous parlons.
— J’ai la garantie de mes supérieurs qu’on vous laissera en
paix à condition que vous oubliiez tout, je vous le rappelle.
Peter approuva :
— Je vous l’ai promis : une amnésie totale.
L’homme observa Emma comme pour dire à Peter qu’il
fallait mettre tout le monde d’accord. Il les raccompagna
jusqu’au monospace et tendit une carte à Peter :
— Je m’appelle Fabien, c’est tout ce que vous avez besoin de
savoir. Voici un numéro au cas où, laissez-y un message et je
vous recontacterai si c’est réellement nécessaire. Mais en ce qui
me concerne, tout ça est terminé et nous ne devrions plus nous
revoir.
Lorsque la voiture s’éloigna, Peter prit sa femme dans ses
bras. Elle regardait le paysage dénier sans un mot.
— C’est fini, on rentre à la maison, dit-il en lui baisant le
front.
- 383 -
— Ils ont acheté notre conscience, murmura Emma. Peter
répondit tout aussi bas, de l’émotion plein la voix :
— Je n’avais pas le choix.
— Je sais.
Elle lui prit la main et la pressa contre elle.
- 384 -
Extrait du journal de bord
du docteur David Grohm
L’instinct du prédateur n’a fait que dormir en l’homme.
Avec quelques pics d’activité, des réveils brefs, violents, mais
nous n’avons encore jamais vu cet instinct parfaitement éveillé
depuis que nous sommes civilisés. C’est pour bientôt. Le
déchaînement de la violence depuis plusieurs décennies (les
deux guerres mondiales ont-elles été l’amorce ? jamais
l’humanité n’avait connu boucheries d’une telle envergure,
faisant régner sur la planète une aura belliqueuse et effrayante
pour des générations et des générations) et le nombre
exponentiel des tueurs en série me laissent penser que notre
instinct le plus vil est en pleine sortie d’hibernation. Et comme
tout ce qui dort longtemps, il est affamé, puissant.
Dès lors que la violence sera un facteur omniprésent parmi
notre population, le phénomène va littéralement exploser. Et ce,
pour une raison toute biologique.
Car l’homme va s’habituer à cette agressivité, il a déjà
commencé, il va même devoir évoluer, car la violence engendre
la violence, on ne peut toujours la fuir, au risque de finir acculé
et de disparaître (n’est-ce pas ce que le docteur Emmanuelle
DeVonck disait lors de sa conférence à laquelle j’ai assisté sur
l’extinction de Neandertal ?). Même si certains hommes ne
montrent pas un caractère particulièrement guerrier,
l’humanité devra donc s’adapter ou périr sous les assauts d’un
petit
nombre ;
notre
taux
d’agressivité
montera
inéluctablement, une réponse évolutive pour conforter notre
sécurité individuelle.
Et cela va se transmettre. Pas seulement par l’oral,
l’éducation, mais viendra un moment où l’organisme lui-même
intégrera ces variations de comportement, considérées comme
- 385 -
positives puisque assurant la survie de l’espèce. Car nous
savons que les comportements se transmettent bien par les
gènes. Il suffit de regarder les saumons qui remontent les
rivières où ils sont nés, ou bien les oiseaux qui migrent ; même
s’ils sont seuls, s’ils n’ont pas « reçu une éducation », c’est inné.
Le comportement répété d’une espèce, si celui-ci permet sa
survie, finit par s’inscrire dans l’unique base de données
transmissible dont disposent nos êtres : l’ADN.
Au fil des générations, la montée des instincts de prédation
deviendra une norme adaptative, intégrée au pool génétique
de certains membres de notre espèce. Et la sélection naturelle
fera son travail, elle appliquera ses mécanismes connus : une
construction supérieure entraîne la victoire dans la guerre
pour la survie. L’humanité mutera, comme tout organisme
vivant, pour résister, elle intégrera au plus grand nombre ces
gènes nouveaux.
Ainsi nous serons tous dotés de ces instincts agressifs
réveillés et d’une facilité à les utiliser.
Il est ironique de finalement constater que le
développement d’un comportement ultraviolent ne sera pas
une « régression » comme nos esprits éduqués peuvent
l’affirmer aujourd’hui mais bien un progrès, selon les lois de la
nature qui nous a faits en tout cas.
Et en ce sens, nous ne pouvons l’en empêcher.
- 386 -
66
Huit mois plus tard, Peter sortit profiter de la tiédeur du
début de soirée.
Ils avaient loué un chalet à la campagne pour y passer l’été.
Leurs premières longues vacances en famille depuis le drame.
Une famille agrandie. Peter s’étira en contemplant les étoiles.
La porte s’ouvrit dans son dos, laissant échapper les cris des
enfants qui chahutaient ensemble. Mathilde et Olivier s’étaient
rapidement accoutumés à leur nouveau foyer, à leur nouvelle
vie. Même Zach, dont Peter avait craint la réaction, s’était
employé à faciliter leur intégration. C’était comme si les deux
enfants dégageaient une aura bienveillante. Olivier éprouvait
plus de difficulté que sa sœur, il parlait moins, cultivait sa
solitude. Ses cauchemars étaient encore fréquents, et il s’était
mis à faire pipi au lit peu après son arrivée.
Mais Peter était confiant. C’était dans son tempérament.
Olivier était un cours d’eau que la vie avait obstrué, le
contraignant à devenir souterrain. Mais son eau était vive,
pleine de ressources, se répétait Peter. Il suffisait de l’aider à
creuser la surface et tôt ou tard, elle ressurgirait à l’air libre.
Emma vint se blottir contre lui.
— Besoin de calme ? devina-t-elle.
— Envie d’une promenade pour digérer. Tu m’accompagnes ?
Il la prit par la main et ils s’approchèrent de l’étang qui bordait
la forêt.
Un hibou s’invita de son chant, tout proche. Les milliers de
points blancs qui brillaient dans le ciel se reflétaient à la surface
de l’eau.
— C’est magnifique, murmura Peter.
— Quand la Terre nous offre des moments d’accalmie
comme celui-ci.
— J’ai pas mal réfléchi à tout ça, dit-il en sortant une clé
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USB de sa poche.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Toutes les archives de Grohm et son témoignage. La
dernière copie.
— Il n’y a plus d’enveloppes chez les notaires ? comprit
Emma.
— Il n’y en a jamais eu.
Peter contempla la nature, puis regarda sa femme avec
tendresse.
— Qu’est-ce que tu as en tête ? lui demanda-t-elle.
— Si cette planète a décidé de se débarrasser de nous, il n’y
a pas grand-chose à espérer.
Emma, bercée par la chaleur de son mari, se voulut plus
optimiste :
— Elle a peut-être sous-estimé notre résistance.
— C’est pourquoi le mal vient aussi de l’intérieur. Contre
nos instincts, contre ces pulsions de destruction qui grandissent,
viendra un jour où nous ne pourrons plus rien.
— C’est pour ça qu’ils n’ont pas abandonné les recherches,
j’en suis sûre. Grohm a été remplacé par un autre, et ils ont
recommencé, différemment j’espère.
— Tu crois vraiment qu’on peut quelque chose contre nos
propres gènes ?
— La recherche c’est l’espoir. Je voulais rendre publics les
travaux de Grohm pour cette raison. Tous ensemble nous
pourrions peut-être y parvenir.
— Non, tu peux t’acharner à triturer la génétique d’une
espèce, la vie est plus forte que cela. Elle trouve toujours un
chemin pour reprendre ses droits. C’est exactement la leçon
qu’est en train de nous donner la Terre.
Peter soupesa la clé USB. Puis il s’approcha du bord de l’eau,
prêt à la lancer. Emma anticipa son geste :
— Tu veux priver nos enfants d’un espoir ?
— Je veux leur préserver encore un peu d’innocence.
— Mais ce qui est sur cette clé pourrait changer bien des
choses.
— Ce n’est pas de l’espoir, c’est de l’illusion. Nous n’y
changerons rien, c’est écrit.
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— Tu cites les Écritures, maintenant ? plaisanta sa femme
d’un ton grave et doux à la fois.
— C’est dans nos gènes que c’est écrit. Mais l’Apocalypse
religieuse me fait dire que tout au fond de nous, depuis le début,
nous savons que c’est inéluctable.
Emma posa sa paume contre la sienne et enferma la clé.
— Viens, dit-elle, je voudrais t’enseigner la plus belle
histoire que cette Terre nous ait jamais contée. Et après m’avoir
écoutée, tu feras ton choix.
Elle l’entraîna vers l’herbe et l’allongea sous la lune.
— C’est une histoire sans mots. Une histoire de sens.
D’instincts.
Et elle se déshabilla.
- 389 -
ÉPILOGUE
Lauren DuBreuil traversa le hall de la gare de l’Est, à Paris.
Il était tard, les quelques voyageurs encore présents
s’empressaient de rejoindre le métro ou les taxis pour rentrer
chez eux. Une balayeuse mécanique passa à toute vitesse devant
elle tandis qu’elle s’approchait du banc où l’attendait son
contact qui lisait un journal.
Elle s’assit et lui déposa sur les cuisses une petite enveloppe
blanche.
— Tout est là, dit-elle. J’ai copié tous les fichiers de mon
mari.
— Parfait. Ça nous mettra sur un pied d’égalité avec la
DGSE. Il ne s’est rendu compte de rien ?
— Non, je suis prudente.
— La DGSE a tout nettoyé, il ne reste plus rien nulle part ?
— Plus rien. Un groupe de cobayes s’était enfui de l’île, mais
en analysant les photos satellites ils s’en sont rendu compte,
heureusement avant de les perdre dans la nature. La
chronologie des photos a permis de retracer leur parcours et
finalement de les repérer, ils avaient pris en otage un voilier qui
a été détruit.
— Radical. Je reconnais les méthodes de DuBreuil. Et vous
êtes sûre que les travaux de Grohm ne seront pas poursuivis ?
— Certaine. Mon mari commanditait toute l’opération, il a
décidé d’arrêter les frais. « Peine perdue », écrit-il dans ses
notes, vous lirez.
— Bon boulot.
— Le BND est satisfait ? demanda-1-elle avec sarcasme.
— Ne le prenez pas sur ce ton, Lauren, je vous rappelle
qu’ils nous ont bien enculés. Pour nous demander notre aide ils
sont forts, mais au moment de partager les infos, ils savent se
faire oublier ! Sécurité nationale mon cul ! L’armée espérait
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surtout parvenir à des applications militaires des travaux de
Grohm sur la violence ! Ça, ils ne partagent pas...
— Bon, je peux partir maintenant ?
L’homme jeta un coup d’œil à son interlocutrice.
— Vous allez comment ? Je vous trouve tendue.
— Bien. J’ai une vie confortable, beaucoup de gens
pourraient m’envier.
— Beaucoup de gens ? Prêts à vivre avec quelqu’un qu’ils
n’aiment pas ?
— Je connais François DuBreuil mieux que tout le monde à
présent. Je connais ses petits secrets, ses manigances et les
cadavres qu’il entasse dans ses placards. Au début il me
dégoûtait. Mais aussi cruel soit-il dans son métier, il reste
humain. Et lorsqu’on vit auprès d’un être humain pendant
longtemps, on ne peut le haïr totalement. Je vais même vous
dire, je me suis attachée à lui.
— Tâchez de ne pas trop verser dans l’empathie. Un jour il
est possible qu’on vous demande de partir, pour qu’on puisse
régler le problème.
— Régler le problème ? C’est assez brutal comme
formulation. Ne m’en demandez pas trop, j’ai une fille avec lui je
vous rappelle. Ça vous a bien servi que je m’attache, non ?
— Nous. Ça nous a bien servi. N’oubliez pas de quel bord
vous êtes, Lauren. Et arrêtez de dire « mon mari », c’est déjà un
bon début pour prendre vos distances.
Elle pouffa :
— Un jour il faudra que les services comme les vôtres se
souviennent que même leurs agents restent des êtres humains.
Elle se leva et s’éloigna sans rien ajouter.
L’homme rangea l’enveloppe dans la poche intérieure de sa
veste et plia son journal qu’il abandonna sur le banc. Il n’avait
plus qu’à rentrer à Berlin tout mettre en sécurité. L’information,
toujours l’information, même quand celle-ci concernait une
opération terminée, il était préférable d’en savoir autant que son
ennemi. C’était là l’équilibre du pouvoir.
Tôt ou tard, des politiciens pour qui ces dossiers ne
représenteraient que des noms sur des mémos sauraient en
faire bon usage pour obtenir des services auprès de leurs
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« alliés » européens.
Il sortit dans la cour devant la gare, son hôtel était juste en
face. Les quelques passants défilaient sans lui prêter attention.
C’est comme ça que j’aime les gens ! songea-t-il. Le nez sur
leurs pompes. Continuez de regarder où vous marchez, nous on
s’occupe de ramasser la merde bien en amont.
Il traversa la rue et sentit une petite sueur sur son front.
Minuit passé et il fait encore une chaleur à crever ! C’est la
pollution...
Sur le trottoir il tomba sur une immense publicité illuminée.
Ce qui ressemblait à un voleur, avec un masque noir sur les yeux,
tenait un nounours adorable et le menaçait d’un pistolet. En
très gros était écrit : « Si tu veux sauver ton nounours, mange
du DANOS ! »
L’homme trouva l’accroche plutôt bien faite et ricana. Avec
un truc pareil, se dit-il, les gamins n’avaient pas fini de faire des
cauchemars.
« A l’échelle des temps géologiques, notre planète saura
prendre soin d’elle-même, elle laissera le temps effacer la trace
des coups portés par l’homme. »
Stephen Jay Gould,
« The golden rule – a proper scale
for our environmental crisis ».
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REMERCIEMENTS
Fin d’un cycle.
Lorsque j’ai entamé la rédaction des Arcanes du chaos,
j’avais en tête trois histoires très différentes qui convergeaient
vers le même but : dresser un portrait de l’Homo sapiens
moderne dans ce qu’il a de plus troublant, sans fard ni
mensonge, cet Homo entropius dont il est sujet ici. Les Arcanes
m’ont permis de gratter le vernis historique, pour souligner la
démence de quelques hommes prêts à tout pour le pouvoir,
l’argent. Bien sûr, ce n’est qu’une fiction, quoique...
Avec le suivant, Prédateurs, c’est l’essence du crime qui m’a
intéressé. De quoi sommes-nous tous capables finalement ? La
guerre des hommes, celle de l’intérieur. Lorsque Peter fait cette
analogie entre un cours d’eau et la personnalité de Olivier, c’est
un renvoi à Prédateurs, où cette analogie est développée pour
décrire l’enfance d’un tueur en série...
Vous venez donc de lire la conclusion thématique de cette
réflexion. Evidemment, l’homme ce n’est pas que ça. Mais c’est
aussi ça.
Bien sûr, nous pouvons nous rassurer en répétant : ce ne
sont que des romans.
Je présente toutes mes excuses à la communauté de Fatu
Hiva pour avoir fait de son île un enfer. C’était pour les besoins
d’un roman ! De même, je me suis permis de réinventer un peu
l’observatoire du pic du Midi dans cette « anticipation » pour lui
conférer cette atmosphère parfois pesante ; l’équipe scientifique
dépeinte dans cette histoire n’a rien à voir avec les scientifiques
qui œuvrent là-bas en réalité, aucune ressemblance n’est à noter
et, pour ce que j’en sais, la DGSE n’y a pas (encore) élu domicile.
La théorie développée dans ce roman est le fruit de ma
petite cervelle. Cependant, il aura fallu bien des lectures pour en
arriver là, et donc, je voudrais remercier tous ces spécialistes qui
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m’ont alimenté de leurs travaux.
Je ne peux que citer et remercier Richard Leakey dans les
ouvrages de qui j’ai puisé pour découvrir la paléoanthropologie,
et la rendre vivante dans ce roman.
Pour ce qui est de l’évolution, merci à Elisabeth Vrba,
Stephen Jay Gould, Simon Conway-Morris, Harry Whittington,
Allan Wilson, et bien sûr à Charles Darwin !
J’ai repris les informations de la préhistorienne Marylène
Patou-Mathis à propos de Neandertal, pour y ajouter la vision
« prédatrice » d’Emma DeVonck.
Merci à Sébastien P. pour les notes sur Adam Smith.
Merci
aussi
à
Stéphane
Bourgoin
(www.au-troisieme-œil.com) dont Ben cite la statistique
édifiante sur la récidive des tueurs en série.
C’est en terminant un ouvrage de Richard Leakey alors que
je rédigeais le roman que j’ai découvert James Lovelock. Je vous
laisse imaginer ma surprise quant aux similitudes.
Écrire c’est un peu comme se construire un bateau avec des
mots et naviguer sur des mers inconnues. Par chance, j’ai la
sécurité d’avoir toujours la lumière d’un phare pour m’orienter.
Ce phare c’est mon éditeur. Merci à toi, Françoise, experte es
charpenterie et étanchéité, mon bateau flotte sur la distance
grâce à toi ! Merci également à Richard qui, nul ne sait
comment, maîtrise les vents et les oriente jusque dans mes
voiles.
Enfin merci à toute l’équipe d’Albin Michel, je poursuis mon
voyage et vous êtes la preuve que pour bien réussir une
traversée en solitaire, il faut un travail d’équipe !
Enfin, merci à mes proches, à ma famille, à J. qui me
soutiennent. Et croyez-moi, c’est très méritoire !
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Table
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Mémo en attente de lecture sur le bureau présidentiel, palais de l’Elysée. .................295
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