MAXIME CHATTAM
LA THÉORIE GAÏA
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En 2007, la Fédération internationale de la Croix-Rouge
révélait que le nombre des catastrophes naturelles avait bondi
de 60 % en dix ans. Sur la période 1997-2006, il a été recensé 6
806 désastres, contre 4 241 pour la décennie 1987-1996. Le
nombre de morts a doublé, atteignant près d’un million deux
cent mille victimes.
Tout porte à croire que le phénomène est exponentiel. Le
pire reste donc à venir.
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Si au plaisir de la lecture vous souhaitez ajouter celui de
l’ambiance musicale, voici les thèmes principaux qui m’ont
accompagné pendant l’écriture :
-Le Parfum, de Tom Tykwer, Johnny Klimek et Reinhold
Heil.
-Alien, de Jerry Goldsmith.
-Zodiac – original score, de David Shire.
A présent, n’oubliez pas que cette aventure se situe... bientôt.
Aussi, toute similitude avec une situation actuelle ne serait
peut-être pas si fortuite que cela... À nous de décider de notre
avenir.
Edgecombe, le 27 janvier 2008
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L’horloge digitale du four était l’unique source de
luminosité dans toute la cuisine. De petites barres bleues
affichaient 5 : 27 en projetant un halo timide. Il faisait frais en
ce beau matin, le thermostat du chauffage central n’avait pas
encore réactivé les radiateurs. Sur le plan de travail, Le Monde
de la veille était couché dans l’ombre, la tribune à peine lisible :
« NOUVEAU TREMBLEMENT DE TERRE EN CALIFORNIE. »
Une ampoule illumina la maison au loin, en haut d’un
escalier, et quelques secondes plus tard ce fut la cuisine qui
sortit de sa léthargie. Les néons crépitèrent et firent courir un
frémissement
étincelant
sur
l’inox
des
appareils
d’électroménager. Emma DeVonck entra pour préparer le café
et deux bols de chocolat chaud. Elle était grande, brune, les
cheveux si épais qu’ils formaient une toison indomptable
tombant sur ses épaules. Emma était une attirante femme de
trente-cinq ans.
Pourtant son nez était tout ce qu’il y a de plus banal, ses
lèvres sans aucun ourlet sensuel ou forme appelant au baiser.
En fait, Emma avait même un menton un peu trop r ond pour
être tout à fait joli selon les critères esthétiques du moment. Ce
qui la rendait belle c’était un savant mélange d’attitudes de
femme sûre d’elle qui n’atténuaient pas sa grâce naturelle, un
pétillement de vive intelligence dans le regard, et cette féminité
de tous les instants qu’elle ne sacrifiait aucunement aux
exigences de sa vie de chercheuse scientifique.
Ce matin-là, Emma avait enfilé un jean et un petit haut qui
se nouait aux épaules et qui mettait ses seins volumineux en
valeur tout en masquant le petit ventre qui lui rappelait ses trois
grossesses.
Peter, son mari, apparut à son tour, fraîchement rasé et
élégant dans un costume marron dont il tenait la veste dans une
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main.
— Les enfants descendent ? s’enquit Emma.
— Ils sont tous sortis de la salle de bains, c’est déjà un bon
point, répondit Peter avec une pointe d’accent qui trahissait ses
origines néerlandaises.
Il était tout aussi grand que sa femme, châtain aux yeux
verts, encore athlétique bien qu’il approchât doucement de la
quarantaine.
Avant qu’il ne termine de nouer sa cravate dans le reflet du
micro-ondes, deux bols de chocolat chaud étaient apparus sur la
table de la cuisine, avec deux cafés et cinq verres de jus
d’orange.
Peter tira sur le ruban de soie et sans quitter des yeux sa
manœuvre millimétrée ironisa :
— Il faudra qu’on m’explique un jour comment tu fais pour
être une mère de famille opérationnelle, une épouse renversante
et un chercheur de renommée internationale !
— Tu veux dire : une chercheuse que ses prises de position
sulfureuses ont internationalement grillée ?
— C’est ce que j’aime en toi ! Ce côté sulfureux !
— Oui, eh bien crois-moi : le plus simple dans tout ça c’est
encore ce job ! (Sur quoi, elle s’empressa de crier depuis le seuil
de la cuisine :) Zach, Mélissa, Léa ! Le petit déj est servi !
Dépêchez-vous on va être en retard !
Un troupeau d’éléphants dévala les marches avant d’envahir
la cuisine où chacun trouva sa place à table.
— Quelle idée de se lever à une heure pareille, soupira Zach,
l’aîné, du haut de ses treize ans.
— Moi j’aime bien ! répliqua Léa, la benjamine, âgée de six
ans. Mélissa, l’enfant « du milieu », vit la une du journal et
gémit :
— C’est vrai que c’est la fin du monde ? Le père de Fabien il
lui a dit que c’était l’apoclassique !
— On dit apocalypse, corrigea Peter, mais ce sont des
âneries.
— Alors pourquoi il y a des catastrophes partout et tout le
temps ? contra Zach. Ma prof de maths a dit que si ça continuait
les intempéries provoqueraient plus de morts par an que les
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guerres du Golfe et du Vietnam réunies !
— Oui, eh bien je vais demander à la rencontrer ta prof de
maths !
— La Terre est en train de péter les plombs ! s’amusa à
dramatiser Zach.
— Alors c’est vrai ou c’est pas vrai ? insista Mélissa que la
peur gagnait.
Emma vola au secours de son mari :
— Non, Mélissa, c’est... c’est plutôt comme si... la Terre avait
un rhume, tout va s’arranger.
— Sauf que les microbes qui ont provoqué le rhume, c’est
nous, insista Zach, on est des microbes et si la Terre veut guérir
elle doit d’abord se débarrasser des micro...
— Zach !
Emma gratifia son fils aîné d’un regard noir qui le fit taire.
La petite Léa s’indigna :
— Pourquoi on va être morts ?
Emma retint un soupir et cette fois ce furent des éclairs que
Zach lut dans ses yeux.
— Mais non, c’est ton frère qui raconte des bêtises, intervint
Peter.
— On est obligés d’aller chez papy et mamie ? fit Mélissa
avec un air renfrogné.
Emma sauta sur le sujet salvateur :
— Ma chérie, il va falloir encore quelques années avant que
je te laisse toute seule dans la maison quand ton père et moi
devons nous absenter ! Tiens, mange tes céréales.
— Combien de temps vous partez ? s’inquiéta Léa.
— Je ne sais pas, ma puce, je te l’ai dit hier : c’est une
urgence. Ça peut prendre plusieurs jours.
— Mais d’habitude il y a papa !
Emma observa son mari qui lui rendit son regard, tout aussi
perplexe.
Pour eux, la situation était aussi excitante que confuse
depuis le coup de téléphone de la veille au soir. Leur
interlocuteur, un certain François Gerland, s’était présenté
comme membre de la Commission européenne. C’était Peter qui
avait décroché. Il avait écouté Gerland lui parler brièvement, lui
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dire qu’une urgence scientifique nécessitait sa présence dans le
sud de la France sans plus attendre, et ce pour quelques jours.
Urgent et ultra-secret, avait-il insisté. Au point qu’on ne pouvait
en discuter au téléphone. Le professeur DeVonck serait bien
entendu rétribué, mais devait impérativement se rendre
disponible dès le lendemain, et ne poser aucune question,
seulement lui faire confiance. Ils avaient besoin de lui sans
délai.
Ce Gerland assenait ses répliques comme s’il les avait
apprises par cœur : sans pause, sans hésitation, et pourtant
Peter avait perçu de la nervosité dans sa voix. Gerland avait
répété : « Pas de questions maintenant, vous comprendrez en
arrivant sur place. C’est dans vos cordes, et ça devrait vous
intéresser. Il me faut une réponse définitive tout de suite. »
Peter avait laissé planer un long silence avant de lâcher dans un
soupir :
« C’est bon, je viens. Je m’arrangerai avec mon labo.
Dites-moi où vous retrouver.
— Le professeur Benjamin Clarin passera vous prendre chez
vous à six heures demain matin, je lui ai donné les instructions.
Prenez des vêtements chauds, vous serez en altitude.
— Ben ? Le frère de ma femme ?
— Oui. À ce propos, pourriez-vous me passer votre femme,
le docteur DeVonck, s’il vous plaît ? »
Peter était resté sans voix avant de balbutier :
« Oui, bien sûr... Vous comptez la faire venir également ?
— Tout à fait. Mais sur un autre site, très loin d’ici. »
Plus tard, Peter et Emma en avaient longuement discuté au
lit, une fois les enfants couchés. L’un comme l’autre avaient
accepté par curiosité. Que pouvait bien leur vouloir la
Commission européenne ? Depuis que les dégradations
climatiques s’étaient transformées en catastrophes régulières,
l’Europe avait gagné en pouvoir. Chaque pays avait accepté de
ne plus travailler seul dans son coin, rejoignant un à un la
tutelle de l’organe générique. Et en huit mois à peine l’Europe
avait acquis plus d’autonomie et de contrôle que durant toute
son histoire. Des décisions cruciales étaient prises dans les
bureaux et amphithéâtres de la Commission avant d’être
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appliquées à tous, sans délai. L’urgence primait. La
communauté scientifique n’ayant aucune certitude sur ce qui
attendait la planète à moyen terme, il fallait agir rapidement.
Quel délicat problème scientifique pouvait donc requérir
leur présence ? Jamais auparavant on ne les avait appelés pour
une urgence. Il y avait là une dose de mystère aussi excitante
qu’inquiétante, et Emma avait plaisanté avant d’éteindre la
lumière :
« Tout cela ressemble à un film d’espionnage ou à un roman
de Michael Crichton. »
Ils s’étaient endormis avec difficulté, espérant seulement
qu’on leur confierait le bon rôle dans ce qui ne serait pas une
mission douteuse.
Les enfants couraient à présent dans l’escalier, leur sac à la
main, puis ils enfilèrent leur manteau. Emma tendit un verre de
jus d’orange à Zach :
— Tu n’as rien mangé alors bois-le, ordonna-t-elle.
— M’man, geignit-il, les grands-parents vont me faire un
mégadéjeuner tout à l’heure !
— Bois-le ! Au moins je serai sûre que tu as ça dans le ventre.
Peter les interrompit :
— Ben est là. Tout le monde dehors !
Ils investirent le monospace du jeune chercheur.
— Salut la jeune troupe !
Un chœur joyeux lui répondit.
Ben avait mis le chauffage à fond, mais il faisait presque
aussi froid que dehors, les nuits d’octobre rendaient la moindre
sortie matinale désagréable et tout le monde s’emmitoufla dans
ses vêtements.
Ils quittèrent le quartier résidentiel de Rueil-Malmaison
pour Saint-Cloud où ils déposèrent les trois enfants chez les
parents d’Emma et Ben. Le jour ne s’était toujours pas levé,
dans le ciel, aucune trace d’aube naissante, rien que les lumières
artificielles de la ville.
Lorsqu’ils repartirent, le véhicule avait retrouvé le silence,
et l’habitacle gagnait en chaleur. Peter, assis à l’arrière, se
pencha vers son beau-frère :
— Où va-t-on ?
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— Aéroport du Bourget.
— Alors, tu en sais plus que nous ? Le jeune homme secoua
la tête.
— Je comptais sur vous pour éclairer ma lanterne !
Ben avait ses cheveux noirs en bataille. Son piercing à
l’arcade sourcilière et le bout de tatouage qu’on apercevait sur
sa main et qui recouvrait en fait tout son bras droit lui
donnaient plus l’air d’un surfeur que d’un scientifique. À
vingt-sept ans il vivait en parfait célibataire, adepte de musique,
de concerts et de voyages, convaincu que partager son quotidien
avec quelqu’un était nuisible au développement personnel.
— Je vais vous dire, ajouta-t-il, j’ai accepté la proposition
uniquement parce que ça ne ressemble à rien de ce que j’ai pu
faire jusqu’à présent ! Le côté « type étrange qui m’appelle à
vingt heures pour m’offrir une mission spéciale », j’adore ! On
se croirait dans un film !
— Pareil pour nous, commenta Peter en riant.
Mais il n’y avait aucune joie dans ce rire. Rien que des
interrogations. Le paysage défilait : périphérique déjà chargé,
scintillant de globules rouges dans un sens et blancs dans l’autre.
Autoroute Al coiffée d’un halo de pollution brun, défilé des
ponts, des panneaux, des enseignes lumineuses au sommet des
talus. Artère de la civilisation encombrée jusqu’à la saturation.
L’arrêt cardiaque guettait.
Peter scruta Ben dans le rétroviseur. Quelle sorte de
recherche... vitale, semblait-il, pouvait nécessiter la présence
d’un sociologue spécialisé dans la dynamique comportementale ?
Il songea à sa femme : docteur en paléoanthropologie dont les
hypothèses sur l’évolution faisaient scandale. Et enfin à
lui-même : biologiste et généticien... Curieuse équipe. Sur un
coup de tête ils avaient tous trois sauté sur l’occasion de sortir
de leur train-train.
Mais que savaient-ils de tout cela ?
Urgence, répéta Peter in petto. Urgence comme...
catastrophe ?
E-mail envoyé depuis la station météorologique de Mizen
Head (Irlande) à l’Agence européenne pour l’Environnement.
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Monsieur,
En rouvrant cette station météo pour en faire le centre
d’étude du Gulf Stream et de ses perturbations, vous nous avez
demandé d’évaluer la situation et de dresser un bilan de nos
connaissances actuelles sur son influence.
Vous recevrez le rapport prochainement. Il n’est bien
entendu que la première ébauche d’un long travail. Nous
espérons à ce titre que le financement tant promis finira par
nous être octroyé. Inutile de vous rappeler l’importance de cette
étude.
Nous pouvons, dès aujourd’hui, prévoir avec certitude de
très fortes modifications des climats, à une vitesse encore
jamais connue sur la Terre. Toutes les balises atlantiques
montrent un repli progressif du Gulf Stream sous, semble-t-il, la
pression des fontes de glace aux pôles et au Groenland, ainsi
que de tous les petits glaciers du monde, faisant chuter la
salinité des océans.
Les conséquences à très court terme (déjà en action) sont
une chute des températures hivernales sur toute la façade
ouest-européenne et en partie sur les pays Scandinaves. En
revanche, nous ne sommes pas en mesure d’affirmer que la
hausse des températures estivales est liée. Mais les modèles de
prédictions reposent en grande partie sur l’analyse d’un
ralentissement survenu il y a 15 000 ans, et rien ne permet
d’affirmer que l’amplitude thermique sera du même ordre.
Bien que je ne dispose à ce jour que de ma seule intuition
pour l’étayer, mon opinion est que nous entrons dans une
période de bouleversements climatiques sans précédent. Pour la
raison objective que jamais, dans l’histoire de notre planète,
l’atmosphère (et donc les vents qui façonnent une partie de nos
climats) et les océans n’avaient été à ce point malmenés par des
agressions qui n’ont de cesse de les transformer. Pis encore,
c’est la première fois qu’un changement de cet ordre est en
grande partie provoqué par une espèce vivante : les humains !
Dois-je ajouter que cela s’est fait à une vitesse si violente, à
peine deux siècles, que je me permettrais d’affirmer que notre
Terre est dépassée ? Il existe, c’est vrai, une urgence, mais elle
n’est plus environnementale.
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Elle est sanitaire. Car c’est l’espèce humaine tout entière qui
est menacée.
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2
Le monospace garé, le trio de scientifiques s’empara des
sacs de voyage et s’approcha de l’entrée.
— J’ai bouclé ma valise à la va-vite, j’espère qu’ils
fournissent les serviettes de toilette, plaisanta Ben pour
détendre ses camarades visiblement anxieux.
— Ils t’ont dit de prendre quoi ? interrogea Peter.
— Des vêtements chauds, on va en altitude.
— J’ai eu les mêmes instructions.
— Pas moi, intervint Emma. Au contraire, vêtements légers
pour supporter la chaleur et de quoi marcher.
— Je vais exiger un minimum de renseignements avant que
tu ne partes, répliqua Peter. Tout de même, on n’expédie pas les
gens à l’autre bout du monde sans explication !
Emma savait son mari tendu, elle pratiquait le décryptage
de Peter DeVonck depuis presque quinze ans et pouvait
interpréter chaque intonation, chaque geste, chaque regard qui
sortait du cadre de ses réactions normales. C’était ce qu’Emma
appelait « la phase 2 de l’Amour » : après la fusion-passion
venait l’apprentissage de l’autre, le véritable autre, celui qu’il
fallait apprendre à aimer sans se projeter, pour tenir la longueur.
La phase la plus délicate, car une telle familiarité entraînait en
général le relâchement, puis l’agacement, à moins d’un travail
quotidien sur soi. Emma était ainsi, à tout analyser. Et c’était ce
qui tenait son couple, ce qui le cimentait jusqu’à faire d’eux un
modèle que leurs proches jalousaient.
Un homme dans la quarantaine, relativement petit, un peu
rond, en chaussures de marche, pantalon de velours et col roulé,
les attendait devant une porte vitrée. Ses cheveux blonds
impeccablement coiffés, de fines lunettes sur le nez, il se frottait
les mains pour se réchauffer.
— Je suis François Gerland, de la Commission européenne,
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se présenta-t-il. Enchanté.
Ils échangèrent une poignée de main, avant que Ben ne
désigne son monospace :
— Je peux le laisser garé ici le temps de notre... séjour ?
— Donnez-moi vos clés, je vais le faire déplacer, ne vous en
faites pas. Je suis sincèrement confus pour tout ce mystère,
mais soyez assurés que nous allons éclaircir l’affaire. Nous
aurons tout le temps dans l’avion. Pour l’heure nous sommes un
peu pressés par le planning (il adressa un regard malicieux à
Emma) : surtout vous, docteur.
Sur quoi il les invita à entrer dans le bâtiment principal.
— Si j’ai bien compris, ma femme quitte le territoire français
tandis que nous partons pour les Pyrénées ? intervint Peter.
— Les Pyrénées, oui ! Je vous félicite pour votre esprit de
déduction, hier soir je n’ai parlé que du sud de la France et
d’altitude... Pour vous, docteur DeVonck, ajouta-t-il en se
tournant vers Emma, c’est un peu plus compliqué. Vous ne
quittez pas à proprement parler le territoire français mais...
Vous comprendrez une fois dans l’avion. (Il enchaîna aussitôt
sur un ton léger :) Ça ne doit pas être simple au quotidien de
s’appeler tous deux docteur DeVonck...
— On m’appelle plutôt professeur, dit Peter.
Ils remontèrent un long couloir éclairé par des ampoules
blanches. Aucune trace de vie nulle part, les locaux semblaient
déserts.
— Dites-moi, commença Peter sans se départir de son
flegme habituel, jusqu’à présent nous n’avons posé aucune
question, mais vous ne croyez pas qu’il serait temps de nous
dire où nous partons ? Je n’aime pas l’idée que ma femme
disparaisse sans savoir ni où elle va, ni pour quoi. Commission
européenne ou pas.
— Bien sûr ! Je vais y venir.
Ils s’arrêtèrent devant un comptoir où les attendait une
jeune femme en tailleur, fraîchement maquillée. Gerland lui
tendit les clés du monospace en indiquant qu’il fallait s’en
occuper. Elle collecta leurs pièces d’identité qu’elle scanna, puis
les remercia d’un sourire éclatant.
Gerland, d’un pas rapide, les entraîna dans un autre couloir,
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plus étroit.
— Je vais faire le voyage avec vous, assura-t-il. Soyez sans
crainte, j’aurai tout le loisir de satisfaire votre curiosité.
Peter s’immobilisa, posa une main amicale mais ferme sur
l’épaule du petit homme blond et changea de ton :
— Je m’apprête à sauter dans un avion pour je ne sais quelle
destination, et ma femme va en faire autant. Jusqu’à présent
nous avons été conciliants, alors arrêtez de faire durer le
suspense, voulez-vous ?
Emma ne put réprimer un ricanement. Depuis cinq bonnes
minutes elle se demandait combien de temps encore il allait
tenir. Les gens avaient tendance à vouloir mener Peter à leur
guise, abusés par l’attitude placide de ce grand scientifique
élégant, jusqu’à ce qu’il dévoile la véritable nature de son
caractère bien trempé.
Gerland cilla, surpris, balbutia quelques mots avant de se
ressaisir et de les inviter à le suivre. Il poussa une porte et ils
débouchèrent sur le tarmac. Les moteurs de deux jets privés
ronflaient et sifflaient à cinquante mètres.
— Elle part pour la Polynésie française, cria enfin Gerland
pardessus le vacarme.
— Je ne savais pas qu’il y avait des fouilles là-bas ! intervint
Emma.
— Des fouilles ? répéta Gerland. Ah ! Je vois. Ce n’est pas ce
que vous croyez, il n’y a aucune recherche de ce genre.
Emma fit une grimace d’incompréhension.
— Vous savez que je suis paléoanthropologue, alors s’il n’y a
pas de...
— Mon collègue sur place vous briefera, la coupa Gerland.
Il les invita à avancer en direction des Falcon où deux
couples en uniforme patientaient pour les accueillir. Gerland
désigna un des appareils à Emma.
— Soyez rassurés, s’écria-t-il à l’intention des DeVonck,
vous pourrez vous contacter une fois sur place, tout cela est un
peu brusque et énigmatique, j’en suis navré, mais c’est hélas
nécessaire.
Ben haussa les sourcils et lâcha ce qui ressemblait à un
sarcasme mais ses mots se perdirent dans le vrombissement des
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turbines tandis qu’il embrassait sa sœur.
Peter serra sa femme dans ses bras.
— Je t’appelle dès que je suis arrivée, le rassura-t-elle. Et si
la Commission européenne m’exaspère, je rentre, ne t’en fais
pas !
— Pas de bêtises, lui dit-il avec une pointe d’inquiétude.
Tout ça était très amusant hier soir mais maintenant j’aime
moins.
Ils s’enlacèrent une dernière fois pendant qu’un steward
montait le sac d’Emma. Gerland s’approcha d’eux alors qu’ils se
séparaient.
— Il y a une pochette avec votre nom à l’intérieur, cela
répondra à quelques questions pour commencer. Je suis désolé
de ne pas faire le voyage avec vous, mais quelqu’un vous
attendra à l’aéroport de Papeete. Faites un bon vol, docteur
DeVonck.
Et avant qu’Emma ait pu répondre, Gerland entraînait déjà
son mari à l’intérieur de l’autre appareil.
L’hôtesse grimpa avec elle pendant qu’on remontait la
passerelle et verrouillait la porte. Elle l’invita à s’asseoir dans un
confortable siège en lui proposant du Champagne.
— Non, il est encore un peu tôt. Merci.
Une enveloppe en papier kraft et un petit ordinateur
portable étaient posés sur la tablette face à elle. Par le hublot,
Emma chercha à apercevoir son mari et son frère. Tout avait été
si rapide. Gerland était soit pressé par le temps, soit cachottier
au point d’éviter les questions.
Un peu des deux, j’ai l’impression.
Ne distinguant que le nez de l’autre Falcon, elle retourna
aux documents.
« Docteur Emmanuelle DeVonck » était écrit au feutre noir
sur l’enveloppe, qu’elle découvrit cachetée de cire. On ne
plaisante pas, songea-t-elle en le brisant. L’unique objet à
l’intérieur glissa aussitôt entre ses doigts.
Un DVD sur lequel était inscrit : « Confidentiel
— Docteur E. DeVonck
— Projet GERIC »
Sans attendre le décollage, elle alluma l’ordinateur et
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enfourna la galette numérique dans son compartiment.
Les réacteurs se mirent à siffler.
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Peter vit le Falcon qui emportait sa femme prendre son élan
et lever le nez dans le nuage ondoyant de ses réacteurs.
Quelques secondes plus tard ils sentirent à leur tour la poussée
de leur appareil qui s’arrachait du sol. En entrant dans
l’habitacle il avait été surpris de découvrir qu’ils n’étaient pas
seuls. Trois hommes en tenue décontractée occupaient le fond
du jet. Ils avaient à peine répondu à son salut. Leur carrure, les
coupes de cheveux ainsi que les visages fermés évoquaient des
militaires. Le décollage effectué, Peter se pencha vers Gerland :
— Qui sont ces hommes au fond ?
— Je vous les présenterai tout à l’heure, ils sont là pour
assurer notre sécurité.
— Parce que nous sommes en danger ? s’étonna Peter en se
contractant sur son siège.
Gerland se fendit d’un large sourire qui se voulait
rassurant :
— Non, bien sûr que non ! En fait, ce sont mes collègues qui
m’ont obligé à les emmener. Mais maintenant que nous voilà
installés, laissez-moi vous expliquer toute l’affaire.
Ben se pencha pour mieux entendre. Le jeune homme était
le seul à avoir accepté le Champagne de l’hôtesse. Il porta la
coupe à ses lèvres pendant que l’avion amorçait son virage.
— Bien entendu, tout ce que je vais vous dire est et doit
demeurer confidentiel. C’est une situation de crise, et la
précipitation dont nous faisons preuve risque de vous
surprendre, mais il y va... de l’intégrité et de la réputation de la
CE, avec tout ce que cela implique. Je ne vous fais pas de dessin,
mais sachez que si quelque chose transpirait avant que nous
ayons découvert ce qui se trame, les répercussions pour nos
institutions seraient catastrophiques. Pour commencer, je suis
François Gerland, je travaille comme...
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— Coordinateur au BEPA, le coupa Ben. J’ai pianoté votre
nom sur Internet hier soir. D’ailleurs je vous trouve mieux en
vrai que sur la photo, vous aviez l’air coincé.
Quel petit hypocrite ! songea Peter qui connaissait assez son
beau-frère pour savoir quand celui-ci se payait la tête de
quelqu’un.
— Et qu’est-ce que le BEPA ? intervint-il. Désolé, ce n’est
pas ma culture.
Gerland ajusta ses lunettes, en un geste que Peter interpréta
comme un tic.
— Un sigle anglais. Ils sont tous tirés de l’anglais à la
Commission. Bureau des Conseillers de Politique européenne.
Notre rôle est essentiellement de prodiguer conseils et
recommandations sur les questions de politique européenne
auprès du président et des commissaires. Le BEPA est
directement placé sous leur autorité, ce qui fait que le grand
public n’en entend pas parler. Je travaille dans le domaine
institutionnel, je suis coordinateur entre les différents...
— D’accord, mais je ne vois pas le rapport entre la politique
européenne et nous, ici, dans cet avion privé en partance pour
les Pyrénées, interrompit Peter, agacé de le voir tourner autour
du pot.
Gerland plissa les lèvres en fixant ses deux voisins avant de
hocher la tête et de reprendre :
— Il y a cinq jours, FIAS, qui est notre service d’audit
interne, a soumis en urgence au président de la Commission un
rapport qui dévoilait l’existence d’une caisse noire à la Direction
générale Justice, liberté et sécurité. Cette caisse noire, dont le
montage très complexe et quasi indétectable aurait pu demeurer
longtemps dissimulé parmi les comptes, était gérée par un
certain Gustave LeMoll, directeur des services de sécurité
intérieure et de justice pénale. Bien entendu, il a aussitôt été
convoqué devant le président mais il a tout nié en bloc.
Craignant un scandale majeur, le président a décidé de garder
l’affaire secrète quelques jours, le temps de l’éclaircir. Du coup
LeMoll n’a pas été arrêté, ce qui... était une erreur. Une fouille a
été ordonnée dans ses locaux, mais un incendie s’est déclaré
dans la nuit. Pratique, n’est-ce pas ?
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— C’est LeMoll qui a tout fait cramer ? interrogea Ben.
— Probablement, c’est son accréditation qui a été utilisée
pour entrer dans les bâtiments ce soir-là. Quoi qu’il en soit, le
président a opté pour une enquête interne avant que la presse
ne s’en mêle. L’Europe a déjà du plomb dans l’aile, si en plus on
découvre qu’elle est corrompue et incapable de traquer
elle-même le ver dans sa pomme, je vous laisse imaginer les
conséquences !
— A quoi servait cette caisse noire ? demanda Peter.
Gerland leva la main :
— C’est là que j’interviens. Nous n’avons rien pu sauver
dans les bureaux de LeMoll, en revanche nous avons trouvé un
dossier intéressant chez lui, égaré dans des piles de paperasses.
Dans son grand ménage LeMoll n’a oublié que celui-là, maigre
mais mieux que rien. Il concernait l’utilisation d’une partie des
capitaux de la caisse noire – attention, nous parlons ici de
plusieurs millions d’euros ! – attribués au fonctionnement de
deux sites : l’un dans les Pyrénées, l’autre sur une île de
Polynésie française. Vous le savez peut-être mais depuis des
années on parle de la fermeture de l’observatoire du pic du Midi,
il coûte trop cher. Cette fermeture a failli devenir effective il y a
un an. C’est la CE qui a investi des capitaux pour sauver le site.
Officiellement, nous ne faisons que financer sans intervenir. En
réalité, il semblerait que LeMoll se soit servi de ce financement
pour justifier l’envoi d’un groupe de scientifiques financés par
sa fameuse caisse noire.
— Et cet argent, c’est celui de la Communauté européenne ?
s’enquit Peter.
— Non, et nous ne sommes pas parvenus à en identifier la
provenance.
— Je ne vois toujours pas le rapport entre nous et cette
histoire, fit Peter qui perdait patience.
Son ton le surprit lui-même et il réalisa à quel point il était
angoissé par ce contexte malsain dans lequel sa femme et lui
s’étaient engagés. C’est parce qu’elle n’est pas la, parce que je ne
peux pas veiller sur elle que ce type m’énerve. S’il m’avait tout
dit avant de partir je n’aurais pas laissé Emma s’envoler toute
seule.
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— Le rapport ? répéta Gerland. Ce dossier trouvé chez
LeMoll contenait une note récente. Il effectuait des recherches
et celles-ci semblaient dans l’impasse. LeMoll proposait de faire
appel à vous deux pour le traitement et l’analyse des données au
pic du Midi tandis qu’il citait votre femme pour définir de
nouveaux axes de recherche sur le site de Polynésie.
— A qui était destinée cette note ? intervint Ben.
— Nous l’ignorons.
— Et qu’y a-t-il sur le pic du Midi ?
— Des gendarmes sont au téléphérique pour en bloquer
l’accès. Personne ne monte ou ne descend tant que nous ne
sommes pas sur place.
— Si je comprends bien, vous nous avez fait sauter dans un
avion sans rien nous dire, pour vous accompagner au sommet
d’une montagne dont vous ignorez tout ? résuma Peter sur un
ton étrangement calme.
— Ne le prenez pas mal, professeur DeVonck, nous nous
attendons à trouver des dossiers scientifiques dont le contenu
nous échappe et qui, selon LeMoll en personne, seraient de
votre ressort.
— Et pour ma femme ?
— Un collègue à moi est arrivé hier sur place, deux
gendarmes l’ont rejoint pour se rendre sur l’île en question. Ils
veilleront sur votre femme pour la conduire sur le site et lui
demander de décoder ce qu’ils trouveront.
— Là-bas non plus vous n’avez aucune idée de ce qui
l’attend ? insista Peter.
Gêné, Gerland réajusta ses lunettes :
— Rassurez-vous, il n’y a rien à craindre ! On ne parle ni de
mafia ni de je ne sais quel film d’espionnage. C’est une mission
spéciale de la Commission européenne pour sauver ce qui peut
encore l’être, dans un scandale sans précédent au sein de nos
institu...
— Vous êtes complètement irresponsable, gronda Peter en
dégrafant sa ceinture et en se levant.
— Professeur DeVonck, calmez-vous, je suis coordinateur
d’un bureau de conseil politique, croyez-vous qu’on me
nommerait en charge de cette affaire s’il y avait quoi que ce soit
- 21 -
de dangereux ?
— Alors que font les trois gorilles au fond ?
— Le BEPA est directement placé sous les ordres du
président, ça évite bien des problèmes et permet une discrétion
totale.
Peter avisa l’hôtesse et lui désigna la porte de sortie :
— Peut-on faire demi-tour s’il vous plaît ?
— Pardon ?
— Vous m’avez très bien compris, je souhaite rentrer à Paris.
Immédiatement. (Il se tourna vers Gerland :) Et si vous pouviez
contacter l’avion de ma femme et lui ordonner d’en faire autant,
je vous en saurais gré.
Gerland secoua la tête, déstabilisé.
— Non, je crains que ce ne soit pas possible. Je dois être
là-bas ce matin, le temps nous est compté avant que toute
l’affaire explose publiquement. Je ne vous réclame qu’un bref
instant, il y aura des fichiers de données sur place, rien que je
puisse décoder en une poignée d’heures. Tout ce que je vous
demande c’est d’y jeter un coup d’œil rapide, et de me dire ce
que LeMoll finançait. S’il vous a cités tous les trois c’est que
vous êtes capables de m’aider. Et s’il s’avère que rien ne
nécessite votre présence, vous repartirez aussitôt, je vous en
donne ma parole. Mais croyez-moi, l’affaire peut exploser d’un
moment à l’autre. Si la CE se fait prendre la main dans le sac,
c’est terminé ! Si au contraire nous pouvons livrer le scandale
LeMoll en sachant exactement de quoi il retourne, alors nous
sauvons les apparences. Je ne pouvais pas prendre le risque
d’attendre d’être sur place pour vous contacter. Vous pouvez me
considérer comme incompétent dans ma gestion de la situation,
je l’assume, mais s’il vous plaît accompagnez-moi sur place.
Peter soupira. L’hôtesse à ses côtés fronçait toujours les
sourcils, sans comprendre. Gerland abattit sa dernière carte :
— Si ça peut vous rassurer, je monterai avec nos gardes du
corps et, une fois au sommet, lorsque nous aurons fait le tour de
l’observatoire pour vous garantir toute sécurité, vous pourrez
nous rejoindre. Aussitôt votre expertise accomplie, je vous
trouve deux places sur le premier vol pour Paris.
Gerland le suppliait du regard.
- 22 -
— En ce qui me concerne je monte, fit Ben d’un ton enjoué.
Pour une fois qu’on a l’occasion de s’amuser un peu !
Peter le dévisagea. Puis il baissa les bras.
— D’accord. Mais je veux parler à ma femme dès qu’elle
arrive sur place.
Gerland s’essuya le front d’un revers de main.
— C’est promis. Peter revint s’asseoir.
— Encore une chose : ce LeMoll, c’est un scientifique ?
interrogea-t-il.
— Non, pas du tout. C’est un avocat qui a fait de la politique.
— Vous avez enquêté parmi son entourage et ses
connaissances, pour savoir s’il était lié d’une manière ou d’une
autre à des intérêts, des groupes pharmaceutiques ou je ne sais
quoi ?
— C’est en cours, nous faisons de notre mieux avec les
moyens limités que la discrétion nous impose.
— J’espère au moins que depuis l’incendie vous l’avez fait
incarcérer.
Gerland s’humecta les lèvres, son regard se déroba. Il
expliqua d’une petite voix :
— C’est que... Il est mort. Il s’est suicidé la nuit de l’incendie.
Au petit matin, sa gouvernante l’a retrouvé dans la baignoire. Il
s’était ouvert les veines.
- 23 -
4
Une grosse camionnette Mercedes les attendait à la sortie
de l’aéroport de Pau. La fraîcheur matinale se glissa sous leurs
vêtements, leur arrachant quelques frissons. Le ciel avait
disparu derrière un voile gris haut perché.
Dans le véhicule, Ben se pencha vers Peter :
— D’après toi, quel est le genre de recherches qui exigerait
une paléoanthropologue, ainsi qu’un généticien et un sociologue
de la dynamique comportementale pour l’analyse des données ?
— C’est ce que je me demandais. Une étude archéologique
des migrations humaines ? Pour retracer les différents flux
d’une région ?
— En Polynésie ? C’a été fait mille fois ! Et puis quel rapport
avec la CE ? Pourquoi prendre le risque d’une caisse noire pour
ça, franchement ?
Peter haussa les épaules.
— Je n’en sais rien, mais je ne reste ici que pour jeter un œil
sur des dossiers liés à la génétique, je fais mon rapport et je
rentre. C’est ce que tu devrais faire, Ben. Ne t’implique pas
là-dedans plus que de raison.
Le jeune sociologue baissa la voix :
— Tout est obscur, c’est vrai, mais détends-toi, Peter. Ce
Gerland n’est pas machiavélique non plus !
— Justement, je n’en suis pas sûr, chuchota Peter.
Franchement, tu ne trouves pas ça un peu gros, toi ? Si la CE a
vraiment découvert une brebis galeuse, qu’elle la dénonce, et
l’enquête publique prouvera que LeMoll agissait seul et que les
institutions européennes n’ont rien à se reprocher.
— Tu parles d’une opération de com ! Avec un coup comme
celui-là, Gerland a raison : c’est la cata, les gens n’ont déjà pas
confiance en l’Europe, ils voient ça comme un nid de politiciens
comploteurs et lobbyistes. Alors fais exploser ce scandale et c’est
- 24 -
terminé !
Peter s’enfonça dans son siège.
— Peut-être, mais... ça me paraît louche. J’ai comme
l’impression qu’il nous manque des pièces du puzzle.
— Alors pourquoi viens-tu ? Peter dévisagea son beau-frère.
— A ton avis ? Gerland expédie ma femme à l’autre bout du
monde et nous coince dans son avion privé ! Désolé de paraître
parano mais c’est une forme de prise d’otages. Habile,
intelligente, mais il n’empêche ! Ce type ne me plaît pas. Point à
la ligne.
Ben capitula :
— C’est vrai que c’est un peu... malicieux, mais en même
temps faut comprendre la situation. Il se bat pour garder son
job. Si la presse découvre de quoi il retourne avant que la CE ne
le sache elle-même, lui et ses camarades sont grillés à jamais !
C’est un technocrate à qui on a collé la pression. Nos trois noms
sur la note de LeMoll ont dû scintiller comme la promesse de
pouvoir sauver ses miches. Et si tu voyais le bon côté des choses ?
Sois flatté d’être sur la liste de ce LeMoll !
— Justement, pourquoi nous trois en particulier ?
Ben fit la moue en se retournant : l’aéroport s’éloignait
derrière eux. Il lança :
— Emma a des théories avant-gardistes, elle n’a pas peur de
sortir des sentiers battus. Toi et moi... on est plutôt
anticonformistes, non ? enfin, surtout moi ! Et on se connaît
bien, si l’un accepte, les autres peuvent suivre, ça crée une
dynamique de groupe. Particulièrement s’il faut bosser
ensemble sur un projet secret ! LeMoll était donc assuré de
notre collaboration et de notre loyauté, aucun d’entre nous
n’aurait planté les deux autres !
Et puis, on n’est pas mauvais dans nos disciplines
respectives, non ? Avec ce qu’il faut de renommée, bref, on est
les candidats idéaux pour ce genre d’opération.
Peter l’observa d’un air amusé, un rien protecteur :
— On dirait que ça te plaît, hein ?
— Ça m’intrigue ! En revanche, je comprends que tu sois
préoccupé à cause d’Emma. Ne t’en fais pas, tu la connais, c’est
une coriace ! A la maison c’était elle qui faisait régner l’ordre !
- 25 -
Même adolescent je n’ai jamais pu la mettre K.-O. !
— Justement ! Quand elle a une idée en tête elle est capable
de tout. Mais c’est surtout ce qui gravite autour de LeMoll qui
m’inquiète. Il n’a rien d’un avocat, ce type qui commandait des
recherches en génétique, anthropologie et sociologie ! Et puis...
La Polynésie française ? Qu’est-ce qu’il pouvait bien chercher
là-bas ? Non, quelque chose cloche dans toute cette affaire.
Son regard quitta Ben pour parcourir la cime des
montagnes qui les dominaient comme des colosses patients,
érodés par la sagesse du temps. Des capes blanches
recouvraient leurs épaules voûtées. Peter inspira lentement,
avant de murmurer :
— Je ne sais pas où on met les pieds, Ben, mais il va falloir
être prudents.
La camionnette quitta Pau pour prendre l’A64 pendant trois
quarts d’heure, puis des départementales, de plus en plus
étroites et sinueuses à mesure qu’ils gagnaient en altitude.
Le temps s’altéra, les nuages tombèrent et s’épaissirent
jusqu’à manger le sommet des montagnes.
Leur destination, La Mongie, apparut enfin, construite dans
la plus pure tradition des stations de montagne : les immeubles
bruns et blancs se disputaient l’horizon, barres droites ou en
paliers cernées par les chalets du village. Accrochée au flanc de
la montagne, à l’ombre des crêtes qui la surplombaient, la
Mongie semblait en hibernation. Les rues étaient désertes, les
volets fermés. Quelques rares voitures étaient garées ici et là,
mais pas une silhouette en vue. Le climat indomptable de ces
dernières années avait vidé la plupart des hôtels et, même en
pleine saison, peu de téméraires osaient désormais s’aventurer
sur les pistes skiables. Les blizzards avaient pris possession de
la région, les tempêtes de neige noyant sans relâche les
sommets de toute l’Europe. Même les habitants du pays avaient
fini par capituler, effrayés par dame Nature comme on ne l’avait
jamais été de mémoire de montagnard. Oui, on disait
qu’assurément, la Terre était en colère. Comme partout sur la
planète, les premières menaces avaient émergé au début des
années 2000 pour s’intensifier peu à peu. Aujourd’hui,
confronté au phénomène, l’Homme ne pouvait que hocher la
- 26 -
tête avec mélancolie, impuissant à agir sur son monde.
La camionnette abandonna les six voyageurs au pied du
téléphérique, une construction massive, tout en pierre, percée
de rares fenêtres minuscules qui lui donnaient des airs de
donjon. Une estafette blanche stationnait en face, avec trois
occupants. Gerland alla leur parler, pendant que Peter et Ben se
dégourdissaient les jambes.
— J’ai bien fait de prendre ma doudoune ! se félicita le jeune
sociologue en faisant le tour du panorama. C’est mort ici, on se
croirait dans un bouquin de Dean Koontz !
— Connais pas, commenta Peter qui guettait le manège de
Gerland avec les trois inconnus. Ils ont l’air très accommodants.
— Pardon ?
— Ces types là-bas, Gerland nous a dit que c’était la
gendarmerie qui gardait l’accès au téléphérique. Tu trouves
qu’ils ressemblent à des gendarmes, toi ? En civil ? À les voir, on
croirait que Gerland est leur supérieur. Ils n’arrêtent pas
d’acquiescer à tout ce qu’il dit.
— Qu’est-ce que j’en sais moi ? Fais-lui un peu confiance !
Gerland s’en revenait lorsque l’un des hommes lui tendit un
colis suffisamment grand pour contenir un ballon de football.
Gerland écouta les explications avant de rejoindre Peter et Ben.
— Personne n’est descendu ou monté depuis qu’ils sont en
faction, rapporta-t-il.
— Je croyais que personne n’était au courant, fit Peter en
désignant l’estafette.
— Ne vous en faites pas, le président de la Commission a le
bras assez long pour nous venir en aide.
Peter afficha une expression dubitative. Il eut soudain la
certitude que Gerland mentait. Rien dans son histoire ne
semblait crédible. Puis il songea à Emma, et cela l’aida à se
contenir, à prendre son mal en patience. Il jetterait un coup
d’œil sur ce qu’on voulait lui montrer, donnerait son avis et
repartirait aussitôt. Si tout ça ne prend qu’une journée ou deux
et qu’on ne s’implique pas personnellement, que risque-t-on ?
— C’est vous qui gérez, conclut-il.
Chacun prit son sac et ils rejoignirent la benne du
téléphérique après que Gerland eut échangé quelques phrases
- 27 -
avec le technicien. Les trois gardes du corps n’avaient pas
décroché un mot depuis l’atterrissage. Ils portaient des lunettes
noires, des gants en cuir, mais Peter n’avait pas repéré la
moindre arme.
Lorsque la cabine s’élança, il eut un pincement au cœur. Il
avait le sentiment de quitter la terre des hommes pour un
territoire lointain, isolé et perdu dans les nuages. L’ascension ne
fit que confirmer son impression, ils entraient dans une poisse
filandreuse qui peu à peu venait se coller aux vitres. Et si la
montagne lui était apparue une heure plus tôt telle une
assemblée de colosses en cape blanche, c’était désormais dans le
sillage de fantômes titanesques qu’il progressait, n’apercevant
leurs flancs creusés qu’en de rares moments.
Tous les passagers fixaient ce rideau blanc oppressant, dans
un silence que seul le roulis mécanique brisait lorsqu’ils
passaient un pylône.
Gerland portait toujours le colis volumineux sous un bras.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Peter.
— C’est pour l’observatoire. Un transporteur l’a apporté ce
matin, juste avant notre arrivée. Les gendarmes l’ont intercepté
avant qu’il ne le livre au technicien. Et vous ne devinerez jamais
d’où il provient !
— Polynésie ?
— Exact. Un certain Petrus de l’île de Fatu Hiva. Le site que
votre femme va visiter.
Gerland commença à tirer sur le scotch marron qui
enveloppait le paquet, peinant à le déchirer, jusqu’à ce qu’un
des hommes de main lui tende un couteau surgi de sa poche.
Gerland découpa un sillon sur le côté et ouvrit le carton. Il
dut lacérer un autre emballage avant de pencher la tête pour
distinguer le contenu.
Toute couleur déserta aussitôt son visage. Il déglutit puis,
très délicatement, plia les genoux pour déposer le carton sur le
sol, comme en un rituel sacré, avant de reculer.
Lorsqu’il croisa le regard de Peter, ce dernier fut étonné d’y
lire autant de peur.
Gerland avait perdu toute assurance.
La caisse trônait au centre de la nacelle, défiant quiconque
- 28 -
de s’approcher, telle la boîte de Pandore.
Et à en croire les yeux du petit homme, elle contenait tous
les maux de la terre.
- 29 -
5
Emma repoussa le plateau-repas et se cala dans son siège.
Ses yeux tombèrent sur la couverture du roman de Guillaume
Musso qu’elle avait emporté. Habituellement elle dévorait ses
livres, plusieurs décennies de fidélité littéraire à ce maître du
thriller romantique. Pourtant, elle était incapable de se
concentrer sur l’histoire.
Rien ne va plus. Si Musso ne me fait plus d’effet, alors..., se
moqua-t-elle.
La vérité était que son esprit flottait ailleurs. Six heures
qu’elle était dans cet engin, et autant de temps à se triturer les
méninges. Le DVD qu’elle avait visionné au décollage présentait
François Gerland, en chemise et cravate, face à une webcam. Il
avait révélé comment FIAS, sur un banal contrôle, avait eu un
soupçon avant de creuser davantage et de découvrir l’existence
d’une caisse noire au sein même de la Commission européenne.
LeMoll, son silence, son suicide, tout lui était expliqué
brièvement. Jusqu’à la révélation de leurs trois noms, et en
particulier du sien lié au site de l’île Fatu Hiva en Polynésie. De
ce lieu mystérieux, Gerland ne connaissait que le nom de code :
Projet GERIC. Il semblait être le centre opérationnel des
recherches de LeMoll, tandis que l’observatoire du pic du Midi
avait été réhabilité en tant que bureau d’études. Emma, grande
amateur de romans policiers – ils titillaient son esprit logique –,
avait de suite embrayé sur de folles hypothèses avant de revenir
à plus de réalisme. Si Fatu Hiva était le laboratoire,
l’observatoire était un quartier général idéal. Situé en France,
plus près donc de LeMoll, mais suffisamment éloigné de
Bruxelles et Strasbourg pour éviter toute perquisition.
Particulièrement isolé, l’observatoire était loin des curieux et
devait probablement disposer d’une piste d’atterrissage pour
hélicoptères, le rêve pour un type comme LeMoll, pressé et
- 30 -
obsédé par le secret.
Cependant, ce qui l’intriguait le plus, c’était le choix de leurs
noms, le sien et ceux de Peter et Benjamin. En six heures de vol,
elle avait soupesé les théories les plus loufoques qui pouvaient
expliquer leur présence, mais aucune ne la satisfaisait.
Que savait-elle des îles Marquises – là où se trouvait Fatu
Hiva – qui puisse se relier à sa profession ? Plusieurs sites
archéologiques témoignaient certes de la richesse culturelle des
civilisations pré européennes dans la région, mais ils n’étaient
pas entretenus, ou peu. La Polynésie était célèbre pour ses
pétroglyphes, ces étranges motifs gravés dans la pierre, dont au
final on ne savait pas grand-chose – fruit d’une culture orale
n’ayant pas traversé les siècles. Beaucoup évoquaient des êtres
anthropomorphes, ou des pieuvres, ou des formes géométriques
complexes, et Emma les avait aussitôt rapprochés, non sans un
certain amusement, de la mythologie fantasque chtonienne
chère au romancier H.P. Lovecraft.
Elle réfléchit à l’origine des migrations ayant peuplé les
archipels du Pacifique Sud. On estimait aujourd’hui que les
Polynésiens, les Maohis, descendaient des peuples du Sud-Est
asiatique, après avoir situé leur origine en Amérique du Sud.
Emma avait suivi de près ces polémiques, et en grande lectrice
qu’elle était, il lui restait des souvenirs palpitants de Thor
Heyerdahl, l’auteur-culte des amateurs de récits de voyages.
Mais elle était paléoanthropologue, son champ de recherche
concernait une époque bien antérieure à ces questions sur les
courants migratoires locaux. De plus, elle s’était spécialisée
dans l’adaptabilité des espèces vivantes, l’intelligence de
l’existence. Bien qu’intégrant une large amplitude, son champ
d’étude allait de la faune édiacarienne à l’Homo erectus – même
si elle donnait parfois des conférences sur Sapiens – et ses
ramifications, soit une époque remontant de 630 millions à 200
000 ans en arrière. Bien en deçà de ce qui pouvait concerner
aujourd’hui la Polynésie.
L’hôtesse interrompit sa réflexion en lui proposant une
boisson et ramassa le plateau.
- 31 -
— Nous allons avoir une courte escale à LAX1 pour faire le
plein de kérosène, précisa-t-elle, mais la météo n’étant pas très
bonne sur Tahiti, nous devrons repartir aussitôt pour arriver
avant l’orage.
— Encore un orage ! Décidément, quand j’étais gamine, ils
nous faisaient peur parce qu’ils étaient rares. Maintenant ils
éclatent à tout bout de champ !
L’hôtesse répliqua sur le même ton en récupérant un
morceau de pain qui traînait sur la tablette :
— Le pire c’est qu’on s’y habitue, c’est presque... normal !
Emma ne répondit pas. Elle ne s’y habituait pas, elle, parce
qu’ils étaient le symptôme violent de la maladie de la planète. Et
c’était cette planète-là qui servirait de berceau à ses enfants. Son
moral chuta en piqué.
Avisant le téléphone accroché à la paroi, Emma demanda :
— Il fonctionne ?
— Oui, bien sûr. Selon les conditions extérieures il peut y
avoir des parasites ou des coupures mais je vous en prie.
— Je dois glisser ma carte de crédit pour le faire
fonctionner ? L’hôtesse eut un regard indulgent.
— Non, c’est compris dans le forfait.
Emma composa le numéro de ses parents à Saint-Cloud ;
aussitôt, la voix de sa mère la rassura. Les enfants étaient à
l’école, chacun avait pris possession de sa chambre dans la
grande maison familiale, et leur séjour se passerait bien, insista
la vieille dame qui devinait l’anxiété de sa fille. Emma
l’embrassa et ne tarda pas à raccrocher.
Elle repensa au visage rond de Gerland sur l’écran de
l’ordinateur portable : « Prenez de quoi écrire, voici les
coordonnées et le nom du représentant de la CE présent sur
place, il doit être arrivé la veille. Il s’appelle Jean-Louis
Mongowitz, son numéro là-bas est le... » Emma avait tout noté,
ainsi que l’identité du chauffeur qui viendrait la prendre à la
descente du second avion, un certain Timothée Clemant. Se
rendre sur Fatu Hiva relevait du parcours du combattant. Son
jet privé la laisserait à l’aéroport de Papeete à Tahiti, de là un
1 L’aéroport international de Los Angeles.
- 32 -
autre avion, plus petit, la conduirait dans l’archipel des
Marquises jusqu’à l’île de Hiva Oa où ce Timothée l’attendrait
pour prendre un bateau jusqu’à Fatu Hiva, la plus reculée et la
moins peuplée des bandes de terre de toutes les Marquises.
Gerland lui avait présenté l’île en quelques mots. A peine plus
de cinq cents habitants répartis sur deux villages arrimés à la
côte. Fatu Hiva – quinze kilomètres sur cinq – émergeait de
l’océan par ses deux volcans endormis, recouverts d’une
végétation luxuriante. Elle avait tout de l’île déserte tropicale
qu’on voyait dans les films. Jean-Louis Mongowitz l’attendrait
sur le quai d’Omoa, le village le plus au sud, avec un guide local.
Ils ne savaient pas où se trouvait le site abritant le projet GERIC
mais doutaient qu’il soit difficile à localiser en pareil endroit.
Les « gens du coin » ne pouvaient manquer l’arrivée de
métropolitains sur leur minuscule paradis sauvage. Qu’il se
situe au cœur même d’un des deux villages ou au milieu de la
forêt, quelques questions suffiraient pour le repérer.
Emma reprit le téléphone et tendit la main pour saisir son
bloc-notes où était inscrit le numéro de ce Mongowitz. Ça ne lui
coûtait rien de s’annoncer et de tâter le terrain. Elle dut
attendre presque une minute avant que la tonalité puis la
sonnerie se déclenchent. Emma allait raccrocher lorsqu’on
répondit enfin. Ou plutôt respira dans l’appareil. Soudain la
chercheuse pensa au décalage horaire, dix heures de moins qu’à
Paris, il devait être une heure et demie du matin.
— Oh, je suis confuse, fit-elle, je vous réveille ? Je suis le
docteur Emmanuelle DeVonck, c’est François Gerland qui
m’envoie.
Mongowitz, si c’était bien lui, ne répondit pas. Il se contenta
de respirer lourdement dans le récepteur.
— Allô ? Allô ? répéta Emma. Monsieur Mongowitz ? Je... Je
vous rappellerai plus tard pour vous prévenir de mon arrivée. Je
vous souhaite une bonne nuit, avec toutes mes excuses.
Emma avait presque ôté le combiné de son oreille
lorsqu’une petite voix sifflante lança un timide :
— Attends...
— Pardon ? Avait-elle rêvé ?
— Vous êtes là ? demanda-t-elle, gênée d’insister en pleine
- 33 -
nuit. Un frottement désagréable lui fit brusquement écarter
l’appareil de son oreille, puis une sorte de ricanement, et on
raccrocha.
Emma demeura figée un moment, avant de regagner son
siège. Était-ce vraiment un ricanement ? Peut-être un
grincement ? Son lit ? Non... ça ressemblait tout à fait à un petit
rire étouffé, presque cruel.
Emma secoua la tête. Elle se faisait des idées. C’était
l’inconvénient de ses lectures policières ou fantastiques, cela lui
donnait des sensations négatives, orientées vers le pire.
Elle contempla la mer de nuages qu’ils survolaient. Le tapis
immaculé ressemblait à une écorce protégeant la Terre. Comme
si ce qui s’y passe devait rester secret, les actes honteux des
hommes. Et voilà qu’elle recommençait ! Elle était dans sa
phase blues.
En déjeunant un peu plus tôt, elle avait projeté une goutte
de sauce de coq au vin sur le capiton du hublot. Et la tache
rouge, en une curieuse association d’idées, fit ressurgir un pan
de sa culture des Marquises.
L’archipel avait longtemps abrité le cannibalisme.
Officiellement disparu dans la seconde moitié du XIXe siècle, il
restait néanmoins un vestige de l’histoire locale, autrefois
considéré comme un privilège et un moyen d’accroître ses forces.
Manger le vaincu était un rite sacré.
Emma n’apprécia guère l’idée, et soudain la vision de cette
île qui l’attendait entre deux orages et au milieu de nulle part ne
lui sembla plus aussi idyllique.
- 34 -
6
Peter écarta les bords et scruta le contenu du carton... Un
bocal empli d’un liquide ambré dans lequel flottait une masse
rose et grise. La forme générale et les stries le renseignèrent
aussitôt. Un cerveau.
Et sa taille laissait planer peu de doute quant à son origine.
Un cerveau humain. Peter avala sa salive. Il vit un boîtier de CD
scotché sur le côté, étiqueté « Pat.07 ».
Ben, qui avait tout suivi par-dessus l’épaule de Peter,
commenta d’une voix tremblante :
— C’est quoi ce délire ?
Les trois gardes du corps se regardèrent avant d’approcher.
Le premier lâcha ce qui ressemblait à un juron. En allemand,
devina Peter.
— Je crois..., murmura-t-il avant de se reprendre et
d’articuler plus distinctement : je crois qu’il est temps de
demander aux gendarmes de monter nous rejoindre.
Gerland demeura immobile, avant d’acquiescer mollement.
— C’est probablement un spécimen médical, fit-il, pour
analyse.
— Bien sûr, se rassura Peter, mais je ne vois aucun
document légal, aucune autorisation, et je doute que ce genre de
marchandise voyage librement.
— Nous allons lire ce CD et nous aviserons ensuite, se reprit
Gerland. S’il n’éclaircit pas la provenance de ce... cerveau,
j’appellerai la gendarmerie. Tant pis pour les conséquences.
Peter eut envie de le secouer, de lui dire que s’il n’y avait
aucune trace légale, il pouvait tout autant s’agir d’un homicide,
et là au diable l’image de la CE ! Mais il n’en fit rien. Ne cède pas
à l’imagination, c’est toujours le pire, elle ne sert que la
littérature. Ce qui lui fit penser à Emma, ses lectures avaient
déteint sur lui, pas de doute !
- 35 -
Au même moment, la cabine perça le cocon de nuages et le
ciel bleu apparut tout d’un coup. À cent mètres au-dessus d’eux
se découpait le sommet du pic du Midi, recouvert par les
installations de l’observatoire. L’ensemble était bien plus
important que Peter ne s’y était attendu. C’était un fort, haut et
vaste, coiffé de plusieurs dômes blancs, unique signe de sa
fonction première, surplombé par un immense bâtiment
moderne, un peu à l’écart. Ce dernier avait des airs de
plate-forme pétrolière échouée là après le déluge, avec ses
tourelles arrondies ou pointues, ses antennes si hautes qu’elles
évoquaient une tour de forage, et ses bâtiments de vie sur
plusieurs étages.
L’ouvrage en pierre s’accrochait au bord de la falaise, ses
fenêtres et ses terrasses suspendues dominaient un gouffre
béant sous le soleil aveuglant. On ne pouvait que ressentir une
première impression mêlée d’effroi et d’admiration. Une
promesse à la fois de vertige et de poésie.
Le téléphérique se mit à ralentir à l’approche de son hangar
sombre.
Deux hommes en anorak noir se tenaient penchés sur les
barrières, cherchant à distinguer les occupants de la nacelle. Ils
n’ont pas l’air enchantés, nota Peter. En quelques secondes ils
gagnèrent le terminus de cette impressionnante montée, les
baies vitrées furent enveloppées de tôle et de béton et les portes
s’ouvrirent automatiquement. Le froid les saisit, tétanisant
Peter dans son costume trop léger.
Gerland se racla bruyamment la gorge et sortit le premier
pour s’adresser au deux solides gaillards.
— Bonjour. Je voudrais voir le responsable, s’il vous plaît.
— Vous êtes ? fit le plus costaud.
— François Gerland de la Commission européenne. Celle-là
même qui finance ce site, si vous voyez ce que je veux dire.
Face au ton tranchant et plein de sous-entendus, l’armoire à
glace hocha lentement la tête.
— Je vais vous le chercher. Loïc, fais-leur visiter la terrasse
en attendant.
— Non, je vais plutôt vous suivre, trancha Gerland avec une
autorité dont Peter ne l’aurait jamais cru capable.
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Le technocrate meubla le flottement qui suivit d’un sourire
factice, fixant son interlocuteur dans les yeux.
— Bien, capitula ce dernier. Puisque vous payez, vous êtes le
patron je suppose.
Gerland tendit un index dans sa direction, comme pour
souligner qu’il avait en effet cerné la problématique et sa
solution, après quoi tous s’élancèrent dans un dédale de couloirs
étroits et mal éclairés. Après cinq minutes de descentes et
montées d’escaliers, de couloirs et de bifurcations, Peter fut
complètement perdu. Il y avait un côté surréaliste à errer ainsi
au sommet des Pyrénées, dans ce bunker improbable, avec une
telle compagnie. Tous les hommes demeuraient silencieux et
pourtant la tension semblait vriller l’air ambiant. Peter restait
en alerte. Leurs deux « hôtes d’accueil » ne les lâchaient pas du
regard, leurs énormes mains dans les poches.
Ne pas se fier à ce genre d’impression ! Tu es bien placé
pour le savoir, Emma ne ressemble pas à un docteur en
paléoanthropologie ! Et Ben a le physique d’une rock star !
Tout de même. Dans quoi s’étaient-ils embarqués ? Peter
avait l’impression d’être une souris coincée sur un radeau au
milieu du règlement de comptes entre deux bandes de chats
sauvages. Il tourna la tête pour distinguer Ben qui les suivait,
l’air tout aussi intrigué. Lorsqu’ils poussèrent une dernière
porte, ce fut pour entrer dans une vaste pièce entourée aux deux
tiers par des baies d’où ils dominaient tout le complexe de
plusieurs dizaines de mètres. Au-delà s’étendait le panorama
molletonneux dont émergeaient quelques sommets. Ben ne put
retenir un long sifflement d’admiration qui fit se retourner les
trois occupants de la pièce. Au centre, l’homme roux, cheveux
courts et barbe fournie, témoigna le plus vif étonnement. Vêtu
d’un gros pull en laine sur une salopette bleue, il regarda le
guide des nouveaux venus d’un air courroucé. Celui-ci ne put
que hausser les épaules.
— Je suis David Grohm, se présenta-t-il, responsable de
l’observatoire. Et vous êtes...
— François Gerland, de la Commission européenne, dit le
petit homme en lui tendant un document officiel. Puisque ce
site est désormais financé par la CE, nous avons décidé de faire
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une visite de courtoisie afin de nous assurer que tout va bien.
Vous n’avez pas reçu notre fax ?
Grohm haussa un sourcil. Son visage déjà peu aimable se
contracta. La colère crispait ses mâchoires.
— Non, lâcha-t-il sèchement.
— Vous m’en voyez désolé, j’espère que nous ne tombons
pas au mauvais moment.
— C’est que nous sommes en pleine étude et nous n’avons
guère le temps d’ace...
— Ne vous en faites pas, nous n’aurons pas besoin de
baby-sitter, la CE nous a demandé de vérifier que son
financement était intelligemment utilisé, ne laissons donc
aucune chance à nos détracteurs de nous blâmer. Nous aurons
bien entendu accès à toutes les installations, nous étudierons
vos rapports, bref, c’est un peu comme un audit, précisa
Gerland avec le sourire.
— Vous... Vous nous fliquez en somme ?
— Oh non, répliqua le haut fonctionnaire en insistant un
peu trop sur le mot. Tenez, voici d’autres papiers officiels. Nous
sommes tous les quatre de la Commission et ces deux messieurs
sont des scientifiques qui nous aideront à comprendre votre
jargon.
Peter ouvrit grands les yeux. Il n’était absolument pas
compétent en astronomie ou en astrophysique ! Pas plus que
Ben ! Cette fois, Gerland y allait un peu fort. La surprise passée,
Peter trouva la présence d’esprit de ne rien dire. Grohm et
Gerland se faisaient face, avec la même intensité dans le regard
que s’ils étaient en train de se livrer un duel.
Peter pouvait lire deux mots dans les pupilles de Grohm :
fureur et frustration. Gerland poursuivit :
— J’ai étudié mon dossier avant de venir, je sais que de
nombreuses chambres avaient été aménagées à l’époque où
l’observatoire accueillait des touristes, nous ne dérangerons
donc personne.
Stéphane, le plus proche des deux costauds en anorak noir,
s’écarta, et Peter surprit le regard qu’il lançait à Grohm. Ce
dernier répondit d’un signe « non », très subtil.
— Si vous voulez bien les indiquer aux scientifiques de mon
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équipe, insistait Gerland.
Grohm acquiesça nerveusement et demanda à Stéphane de
les accompagner.
— Moi, je vais rester ici avec vous, docteur Grohm, ajouta
aussitôt Gerland. J’ai tellement de questions à vous poser qu’il
est préférable de s’y mettre tout de suite.
En sortant, Peter vit que les trois gardes du corps qui les
accompagnaient depuis Paris avaient les mains dans les poches
de leurs épais manteaux. Bien campés sur leurs jambes, ils ne
manquaient pas un détail de ce qu’il se passait dans la pièce.
Leurs regards passaient d’homme en homme, d’ombre en
ombre, comme s’ils craignaient un coup fourré. Peter eut
l’impression qu’ils allaient dégainer. La tension, déjà palpable
dans le couloir, était maintenant à son comble et il sentit sa
poitrine écrasée par l’angoisse.
Peter et Ben avaient été conduits de l’autre côté du site, à
l’opposé du centre de commandement – c’était ainsi que Ben
nommait la grande salle au sommet du bâtiment en verre. Ils
n’étaient que trois à rejoindre les chambres, les deux autres
gardes du corps s’étaient invités auprès de Gerland. Peter avait
tendu la main à celui qui les accompagnait, il s’appelait Mattias,
parlait avec un fort accent allemand et semblait plus préoccupé
par les faits et gestes de Stéphane, leur guide, que par le décor.
Ben de son côté n’en revenait pas de la taille de l’observatoire.
Immense, des couloirs à l’infini, des portes partout, et des
escaliers dans chaque angle. Plus de trois cents mètres de long,
estima-t-il.
Ils arrivèrent devant une porte blindée que Stéphane ouvrit
en tapant un code.
— C’est la séparation entre les quartiers de vie et les
installations scientifiques, on va vous donner un code d’accès.
— Dites-le-nous tout de suite, qu’on ne reste pas coincés de
l’autre côté tout l’après-midi ! quémanda Ben.
— Impossible, les codes sont nominatifs, il faut les générer
et les entrer dans le système de sécurité d’abord. Ne vous en
faites pas, si vous avez besoin de repasser la porte il y aura du
monde pour vous aider, et sinon un téléphone est relié
directement à la passerelle.
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— La passerelle ?
— C’est la grande salle, elle ressemble à la passerelle d’un
porte-avions. Si vous vous perdez quelque part, il suffit de
décrocher un des téléphones qu’on voit partout et vous
tomberez directement sur la passerelle. Il y a toujours
quelqu’un.
— De toute façon vous et moi n’allons plus nous quitter, lui
lança Mattias.
Les deux armoires à glace étaient à deux doigts de s’étriper.
Ben et Peter se consultèrent du regard. Quel genre
d’observatoire disposait d’une pareille sécurité ?
Ils débouchèrent dans un autre couloir puis dans un
réfectoire dont les fenêtres dominaient la mer de nuages. Trois
hommes et une femme étaient attablés devant des cahiers de
notes et des tasses de café fumant.
Stéphane indiqua un corridor à la peinture défraîchie :
— Les chambres au fond sont libres, mettez-vous où vous
voulez. Il y a des draps et des serviettes dans le débarras, près
des salles de bains. Pour nous joindre, vous avez un téléphone
sur le mur, près de la porte. A plus tard.
Sans un geste pour le groupe à table, il fit demi-tour,
aussitôt talonné par Mattias, ce qui entraîna un long face-à-face
silencieux. Ben crut que cette fois ils allaient vraiment en venir
aux mains, mais Stéphane eut un ricanement moqueur et se
résigna à devoir promener son roquet. Ils disparurent derrière
le battant blindé.
— La conciergerie n’est pas aimable, railla Ben en lâchant
son sac de voyage.
Il salua les quatre scientifiques d’un signe de tête.
— Bonjour, je suis Benjamin Clarin, voici le
professeur DeVonck et... là-bas, le mec qui vient de partir, c’est
Mattias, un copain de voyage.
— Docteur dans quelle discipline ? interrogea le plus âgé des
quatre, un homme dégarni d’une cinquantaine d’années en jean
et pull.
— Je suis biologiste, spécialisé dans la génétique, précisa
Peter. A son grand étonnement personne ne releva. Ben jeta un
rapide coup d’œil aux notes éparpillées et vit des brouillons de
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calculs, des orbites grossièrement tracées et des dizaines de
noms complexes.
— Vous êtes astronomes, déduisit-il à voix haute.
— Parmi les sept présents ici. Je suis Jacques Frégent, voici
Cédric, le moustachu là c’est Paul, et enfin notre petite Fanny.
Les deux hommes qui l’accompagnaient avaient entre trente
et quarante ans, tous décontractés mais habillés chaudement.
Ben arrêta son regard sur la femme : jolie blonde,
approchant de la trentaine, aux formes généreuses...
— Soyez les bienvenus, dit Jacques, et ne vous en faites pas,
nous serons discrets.
Ben haussa les sourcils :
— Discrets ? C’est plutôt à nous de l’être, pour ne pas vous
déranger !
Jacques eut un sourire doux mais qui trahissait une certaine
fatigue.
— C’est... gentil à vous. Pour une fois qu’on ne nous fait pas
remarquer qu’on dérange !
Peter s’approcha.
— Nous ne travaillons pas pour la Commission européenne
si ça peut éclaircir la situation, annonça-t-il.
— Ah ? J’ai peur que ça ne l’éclaircisse pas, au contraire. Le
site est financé à 90% par la CE et à 10% par la Région. Si vous
n’êtes pas envoyé par la première alors...
— Nous n’avons rien à voir avec l’un ou l’autre. C’est un peu
compliqué, disons que c’est une mission brève.
— Vous êtes là pour quoi ? interrogea Fanny d’une voix
particulièrement suave qui acheva de séduire Ben.
— Une sorte d’assistance technique, synthétisa Peter, et si
tout se passe comme prévu nous serons partis avant la fin de la
semaine. Enfin, s’ils nous laissent redescendre ! Quand je vois
les mesures de sécurité !
Personne n’esquissa le moindre sourire et Cédric, le plus
jeune, annonça la couleur :
— Vous allez vous rendre compte qu’ici, c’est pas
franchement la camaraderie, enfin, sauf si vous restez parmi
nous. Sinon les gars là-bas, c’est pas des rigolos ! Pour tout vous
dire : on ne se mélange pas. Il y a les astronomes d’un côté, nous,
- 41 -
et le Groupement de Recherche Européen de l’autre.
— Groupement de Recherche Européen, c’est leur nom ?
releva Peter. C’est vague !
— GRE, oui, à prononcer « Grrrrr », intervint Paul en
mimant le grognement d’un félin. Ils le portent bien ! Ça veut
dire ce que ça veut dire : curieux s’abstenir !
Paul avait un accent très prononcé du Sud-Ouest.
— Ils ne se sont même pas présentés ? s’étonna Cédric. Vous
n’avez pas signé le contrat et la clause de discrétion ?
— Grands dieux, non ! s’exclama Peter. Qu’est-ce que c’est ?
— On s’engage à ne rien dévoiler sur les activités
scientifiques conduites ici par le GRE.
— Attendez, l’Europe ce n’est pas l’armée ! Ils n’ont rien à
cacher et ne peuvent certainement pas vous faire signer ce genre
de clause !
— D’après ce qu’on nous a raconté, commença Cédric, c’est
ici que l’Europe valide les brevets, essentiellement médicaux,
pour leur application à l’échelle européenne. Ce sont des études
sensibles et ce site isolé est idéal. Aucun journaliste, aucun
espion industriel. Rien d’illégal, rassurez-vous ! Enfin, c’est ce
qu’on nous dit !
— Oui, je vous rappelle que nous on l’a signée cette clause,
gronda Jacques.
Peter acquiesça et sortit son téléphone portable pour
vérifier s’il n’avait pas un message de sa femme ou de ses
beaux-parents. Il ne captait aucun réseau.
— Les portables ne fonctionnent pas ici ?
— On nous avait mis une antenne-relais il y a plusieurs
années, révéla Jacques, mais depuis que Grohm et ses amis sont
arrivés avec leurs tonnes de matériel elle ne marche plus. Il
nous a promis maintes fois de la faire réparer, on attend
toujours.
— Comme c’est pratique ! ironisa Ben. Belle coïncidence, ces
types débarquent et dans la foulée vous perdez vos moyens de
communication...
Fanny leva vers lui ses grands yeux noisette avec une
expression qui semblait dire « On ne vous a pas attendus pour
penser à ça ! », et ses lèvres pulpeuses se retroussèrent sur un
- 42 -
sourire.
— Vous allez vite découvrir qu’il y a plein de choses bizarres
ici, messieurs.
- 43 -
7
Les chambres étaient Spartiates, mais équipées d’un lit
confortable et d’un petit bureau face à la fenêtre. Le paysage, de
ce côté du bâtiment, laissait sans voix, avec la sensation d’être
ailleurs que sur Terre, dans un paradis vierge au-dessus des
nuages ; Ben constata que ces derniers se rapprochaient de
l’observatoire, on ne distinguait plus les sommets au loin.
Le jeune homme vida son sac de voyage avant de rejoindre
Peter – qui avait troqué son costume contre un jean et un pull
en laine – au réfectoire. Jacques Frégent était dans la pièce
suivante, une immense cuisine, occupé à faire sa vaisselle.
— Pour les repas, les frigos et les placards sont pleins,
servez-vous. Fanny passera en début d’après-midi pour vous
faire visiter si vous le souhaitez. En cas de besoin, il y a des
téléphones sur les murs, les raccourcis vers tous les postes sont
indiqués sur la plaquette murale, je serai au coronographe qui
n’est pas très loin. Bon appétit.
Une fois seuls, Peter et Ben cuisinèrent deux steaks avec des
haricots verts et partagèrent leur inquiétude. Ben était stupéfait
d’apprendre que l’Europe possédait un laboratoire d’analyse au
sommet d’une montagne !
— C’est un organe législatif ! Depuis quand l’Europe
dispose-t-elle de ses propres labos ? s’était-il indigné. Je vais te
dire : si je n’avais pas reconnu Gerland d’après le
trombinoscope je te dirais que tout ça est un vaste canular.
— Tu as vu la réaction du responsable, David Grohm, à
notre arrivée ? Il était livide. Ce qu’ils font ici n’est pas clair.
— Pourquoi Frégent et les autres ne disent rien ?
— Pour ne pas perdre leur job ! Combien d’astronomes
rêveraient de travailler ici ? Des centaines ! Et il n’y a que sept
places ! De leur point de vue, la CE valide ici des brevets
médicaux. C’est tout. Pourquoi iraient-ils chercher un
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journaliste pour lui raconter qu’il règne une ambiance
d’espionnage industriel et qu’on leur a fait signer un contrat
avec une clause de discrétion ? Dans les bouquins que vous lisez,
toi et Emma, peut-être, mais dans la réalité les gens sont
beaucoup plus prudents et peu curieux quand ça les arrange !
Fanny vint les prendre et leur fit visiter les coupoles abritant
télescopes, lunettes astronomiques et coronographe. Ils
rencontrèrent les trois autres membres de l’équipe : Olaf, un
géant blond originaire d’Islande ; Myriam, une femme tout en
rondeurs qui ne décrocha les yeux de son matériel que pour les
saluer ; et Fabrice, le responsable technique des équipements.
Après quoi Fanny les entraîna vers un salon en bois : de lourds
fauteuils rembourrés étaient disposés sur un épais tapis, devant
une cheminée en pierre qu’on devinait de facture récente, le
tout faisant face à une longue baie que les nuages
commençaient à aveugler.
— Ce salon est la seule chose de bien que les gars de la
Commission européenne nous ont apportée en s’installant. Ça et
la salle de sport.
— Ils sont ici depuis combien de temps ? s’enquit Peter.
— Presque un an.
— Ils sont arrivés du jour au lendemain ?
— Oui, enfin moi je n’étais pas encore là, je terminais mon
doctorat à Toulouse, mais c’est ce que Jacques m’a raconté. Un
beau matin il a reçu la visite d’un député, ou d’un chercheur je
ne sais plus, d’un type de la CE en tout cas. Il lui a annoncé que
c’étaient eux qui finançaient le site désormais et qu’ils allaient
procéder à des modifications. C’était ça ou ils le fermaient, trop
cher à l’usage. Un mois plus tard, ils débarquaient avec des
tonnes de matériel et repoussaient les astronomes dans le fond
du bâtiment pour s’accaparer tout le reste. Notez que c’est grand,
donc mis à part les coupoles qu’ils nous ont bien sûr laissées, on
n’a besoin de rien d’autre. Il n’empêche, ça leur a fait tout drôle.
— Personne n’a protesté ? demanda Ben.
— Pour qu’ils nous virent ? Qu’ils diminuent le
budget – déjà serré – de fonctionnement ? C’est la crise
financière dans la plupart des pays de l’Union. Si la CE veut
rentabiliser au maximum ses dépenses, ça doit passer par
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l’optimisation de toutes ses surfaces, je suppose.
— En ouvrant un laboratoire ?
— Je sais, c’est bizarre, mais je vous avais prévenus. Un jour
Jacques a posé la question à David Grohm, le responsable du
GRE. Il a répondu que la CE avait trop longtemps perdu de
l’argent et du temps en passant par des laboratoires
indépendants, que le moment était venu de constituer sa propre
flotte. « Cela limiterait la corruption des labos privés », ce sont
ses mots. On n’a jamais pu lui en faire cracher un de plus à ce
sujet ! C’est pas un comique celui-là, autant vous le dire.
— J’ai cru remarquer, souffla Ben. Et vous, ça ne vous
dérange pas ?
— Moi j’ai la chance d’avoir un poste ici, je le prends comme
il est, si vous voyez ce que je veux dire ! Cela fait sept mois que
je suis là et je ne compte pas faire foirer cette chance. On peut
circuler librement entre nos bureaux, c’est suffisant pour moi.
— Vous n’avez pas le droit au reste ? fit Peter.
— Non, strictement interdit. Le respect des règles d’hygiène
et du secret industriel, selon eux.
— Et vous n’y êtes jamais allée ?
— Puisque je vous dis que c’est interdit ! Je suis entrée une
fois dans les bureaux des cadres, c’est près de l’ancien musée,
mais c’est tout.
Ben jeta un rapide coup d’œil vers les portes pour s’assurer
qu’il n’y avait personne et s’approcha de Fanny :
— Des types comme celui qui nous a accompagnés tout à
l’heure, ce Stéphane, vous n’allez pas me dire que ce sont des
chercheurs ?
Fanny toisa les deux hommes, soudain mal à l’aise. Elle
entrouvrit les lèvres mais ne répondit pas.
— Nous ne sommes pas ici pour vous créer des problèmes,
je suis désolé, rectifia Peter.
Mais Ben insista :
— C’est juste qu’on aimerait savoir où on a mis les pieds.
Elle soupira et lança tout bas, d’une traite, comme soulagée de
l’exprimer enfin :
— Ils sont quatre, baraqués et pas commodes. Souvent
fourrés à la salle de sport. Une fois j’ai aperçu le tatouage de l’un
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d’eux. Un blason avec 1er RPIMA en dessous. J’ai regardé sur
Internet, c’est le 1er Régiment de Parachutistes d’Infanterie de
Marine, pas des tendres apparemment.
— La CE recrute dans l’armée maintenant ? De mieux en
mieux ! s’esclaffa Peter.
— Et ils sont armés, précisa Fanny avec toujours le même
soulagement. Je vous jure, j’ai vu qu’ils portaient des flingues.
Ce fut au tour de Peter de soupirer longuement. Ben lut
l’anxiété sur son visage, il lui tapota amicalement l’épaule.
— Je sais que tu penses à Emma, ne t’en fais pas. De toute
façon tu pourras lui dire de rentrer si tu ne le sens pas, quand
arrive-t-elle ?
— Demain matin. C’est un long voyage jusqu’en Polynésie.
J’espère qu’au moins elle pourra me joindre.
— Votre femme ? devina Fanny. Peter acquiesça. Il lui
sourit.
— Conduisez-nous jusqu’à la passerelle, voulez-vous ?
— Je vais vous guider jusqu’à la prochaine porte, au-delà je
n’ai pas le droit, il vous faudra les appeler pour qu’ils viennent
vous chercher. Autant vous y habituer tout de suite, ce sont eux
qui ont le contrôle de tout.
— C’est légal ça ? En matière de sécurité, s’il y a une urgence,
un feu par exemple, et qu’il faut retourner au téléphérique,
comment ferez-vous s’ils ne vous ouvrent pas ?
Fanny ne souriait pas lorsqu’elle répliqua aussi sec :
— On grille vivants ou on se jette dans le vide. Vous voyez,
c’est pas si terrible ici, on a le choix.
Lorsqu’il poussa les battants ouvrant sur la passerelle, Peter
éprouva une sensation de douche froide.
Une douche glacée. Il dut faire un effort pour avancer.
Dans un coin de la salle, David Grohm répondait lentement
aux questions de Gerland et chaque fois qu’il fallait aller
chercher des documents, le petit technocrate blond faisait
accompagner le personnel du site par l’un de ses gardes du
corps. Peter comprit qu’il se méfiait de tout le monde et
redoutait la destruction des informations. Si on laissait Grohm
seul pendant deux heures il s’empresserait de brûler des kilos de
dossiers et d’effacer des gigabits de ses ordinateurs. En
- 47 -
surgissant sans prévenir Gerland avait limité la casse, et cette
histoire de fax pour les prévenir de leur arrivée était à coup sûr
un mensonge.
Dès qu’il vit Ben et Peter, il abandonna Grohm et vint à leur
rencontre, pour les entraîner à l’écart.
— Il se fout de nous pour l’instant mais ça ne tiendra pas
longtemps, exposa-t-il directement.
Ben fit une grimace peu convaincue :
— Je ne voudrais pas avoir l’air parano mais si tous les types
de cette base apprennent que nous sommes là, et je pense que
l’info a eu le temps de circuler depuis ce matin, ils sont en train
de tout détruire pendant que vous faites la causette avec ce mec.
— C’est pourquoi j’ai fait fermer tous les bureaux et
laboratoires par mes hommes, répliqua sèchement Gerland qui
ne semblait pas apprécier qu’on le prenne pour un débutant. Et
si vous voulez mon avis, les documents importants,
l’administratif, sont ici, dans cette pièce. C’est le centre
névralgique du pic, ces ordinateurs sont pleins à craquer de
données et il y a quinze mètres cubes d’archives papier derrière.
Il montre son vrai visage, nota Peter. Dans l’avion il avait
revêtu la façade « gentil garçon » pour les amadouer, désormais
l’impitoyable politicien était à l’œuvre.
— Vous avez pu lire le CD qui accompagne le cerveau ?
s’enquit Peter.
— Il est protégé par un mot de passe.
— Et vous pouvez le craquer ? demanda Ben.
— Je ne sais pas, on va étudier la question mais ce n’est pas
une priorité.
— Pas une priorité ? releva Peter. Vous trouvez un cerveau
humain dans un bocal et vous n’appelez pas ça une priorité ?
Nous n’avons pas les mêmes, j’ai l’impression. Écoutez, si vous
voulez que je reste, il va falloir appeler la gendarmerie
maintenant. J’ai attendu parce que vous sembliez convaincant
dans une cabine qui se balançait au-dessus du vide, mais j’ai
bien réfléchi depuis et je n’aime pas la tournure que prend
l’affaire.
Gerland acquiesça avec un soupir excédé.
— Bien, fit-il en faisant traîner le mot en longueur. Nous
- 48 -
allons prévenir la gendarmerie pour qu’ils nous envoient du
monde, ça vous va ? En échange de quoi, vous allez nous aider.
Gerland était las, il ne veut pas perdre de temps sur ce qui
ne concerne pas directement son affaire, devina Peter.
— Si les gendarmes montent, je reste.
Gerland hocha la tête, déçu de ne pouvoir tout maîtriser
mais cependant rassuré d’avoir Peter et Ben à ses côtés.
— En attendant, je peux vous demander de rencontrer les
scientifiques qui travaillent pour Grohm ? J’ai préparé un petit
questionnaire rapide que vous pourrez leur soumettre afin de
déterminer leurs champs de compétence. N’hésitez pas à
prendre des initiatives, et ne vous faites pas marcher sur les
pieds, rappelez-leur s’il le faut que leur salaire tombe grâce à
nous.
— Je ne suis pas là pour jouer le méchant flic, l’arrêta Peter.
Gerland leva la main :
— Je comprends, voyez si vous pouvez déterminer qui fait
quoi. Ils sont six, tous rassemblés dans la pièce du dessous.
— Vous avez listé tout le personnel ? demanda Ben.
— Oui, six chercheurs donc, plus quatre techniciens dont je
vais m’occuper, et enfin Grohm pour les superviser. Tenez, voici
le questionnaire. Ah, et à partir de maintenant vous circulez
librement, sans escorte.
Il leur tendit un minuscule ordinateur portable ainsi que
deux documents sur lesquels était inscrit un code pour chacun.
En s’éloignant, Ben se pencha vers Peter pour lui
murmurer :
— Tu connais beaucoup de labos de recherche, toi, où il faut
presque autant de « techniciens » commandos de l’armée que
de scientifiques ?
Peter ne répondit pas mais n’en pensait pas moins. Il avait
très envie d’aller faire un détour par les laboratoires avant de
rencontrer l’équipe en question.
Rassuré que Gerland laisse monter la gendarmerie, son
esprit allait pouvoir se focaliser sur sa tâche. Après tout, il ne
demandait pas grand-chose sinon la présence des forces de
l’ordre pour se couvrir. Maintenant, l’affaire allait prendre une
tournure plus officielle. Ben, Emma et lui seraient
- 49 -
politiquement protégés. Si Gerland avait changé d’avis aussi
facilement c’était parce qu’il pensait pouvoir tenir les
gendarmes, devina Peter, en tout cas s’assurer qu’ils resteraient
discrets quelque temps. En avait-il la capacité ?
Chacun son problème. Ce n’est pas à moi lie couvrir un
scandale...
Peter repensa aux hommes en civil qui avaient attendu dans
leur camionnette au pied du téléphérique. Certes la CE avait le
bras long pour les faire venir ici et servir Gerland, mais pas au
point de museler les militaires français ; la CE pouvait peut-être
leur demander un service, mais était incapable de leur imposer
quoi que ce soit. Le bocal à cerveau allait être saisi et ils
conduiraient leur enquête pour s’assurer qu’il s’agissait bien
d’un organe destiné à des études médicales.
On allait également faire la lumière sur la présence ici de
quatre individus armés. Rompre le poids du secret qui régnait
sur l’observatoire. Oui, les gendarmes allaient faire tomber les
masques tout en concédant à Gerland la discrétion de leur
enquête... et tout le monde serait content.
Du moins Peter l’espérait.
- 50 -
8
Au moment de sortir du jet, Emma observa la première
marche qui l’accueillait à Papeete. Elle sortit la tête de
l’habitacle et d’un seul petit pas, remonta le temps de dix heures.
Pour elle, il était cinq heures du matin, elle avait quitté son mari
et ses enfants depuis un jour entier, mais ici, c’était encore la
veille. Il était dix-neuf heures à Tahiti. Heureusement, elle avait
profité du confort de l’appareil pour dormir durant une large
partie du trajet depuis l’escale de Los Angeles, et n’éprouvait
d’autre fatigue que celle d’un trop long voyage.
Catherine (Emma avait sympathisé avec l’hôtesse et se
permettait de l’appeler par son prénom) l’invita à descendre et
l’accompagna jusqu’à une petite Jeep en portant sa valise. La
voiture les conduisit tout droit vers un bimoteur déjà chargé de
ses passagers de l’autre côté de la piste.
— Nous nous sommes arrangés afin que l’avion pour Hiva
Oa vous attende, ça vous évite de perdre une nuit ici, lui
expliqua Catherine.
L’hôtesse confia la valise à un grand type dont la peau hâlée
trahissait les origines locales et tendit la main à Emma.
— Bon voyage. J’ai été ravie de vous rencontrer.
Avant qu’Emma puisse répondre, celui qui devait être le
copilote la poussa gentiment mais fermement vers la passerelle
sous prétexte qu’ils étaient très en retard, et il ordonna qu’on
relève la porte aussitôt.
Emma trouva sa place parmi la douzaine d’autres passagers
et put saluer Catherine par le hublot avant que celle-ci ne
s’éloigne. Les hélices se mirent tout d’un coup à ronfler et un
bourdonnement entêtant envahit l’avion.
Lorsqu’ils eurent atteint l’altitude de croisière on leur servit
une boisson et c’est à peine si Emma entendit l’hôtesse. Elle ne
parvenait pas à penser à autre chose qu’à ce voyage. Mille et une
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questions se superposaient dans son esprit sans qu’elle puisse
dégager la moindre réponse. Elle se demandait où se trouvaient
Peter et Ben. En savaient-ils plus qu’elle à présent ? Assurément.
Ils avaient déjà passé leur première après-midi et leur première
nuit sur le pic du Midi. Le contraste était amusant, elle sous le
soleil des tropiques, eux dans le froid des montagnes. Ses
pensées dérivèrent jusqu’à Zach, Mélissa et Léa. Comment
allaient les enfants ? Bien, sans aucun doute. Ses parents
avaient été très stricts avec elle et Benjamin, pourtant, depuis
qu’ils étaient grands-parents leur intransigeance en matière
d’éducation s’était grandement adoucie. Leurs petits-enfants
étaient gâtés et enveloppés d’affection. Tout va bien, relax. Je
fais un voyage vers les Marquises pour une mission originale,
je ferais mieux d’en profiter !
Sauf qu’elle ignorait la teneur exacte de sa mission.
Par le hublot, elle remarqua l’horizon de nuages peu à peu
vernis d’une pellicule carmin tandis que le soleil s’enflammait
pour célébrer l’approche de la nuit.
Sa voisine, une grosse femme très bronzée couverte de
bijoux en or, était plongée dans un roman. Emma ne put
résister à l’envie de lui demander :
— C’est un bon livre ?
Sans quitter sa lecture, la lourde tête surmontée d’une
imposante toison couleur cuivre dodelina.
— C’est idiot, mal écrit, mais ça parle d’amour,
gloussa-t-elle avec l’accent traînant des îles.
Emma éclata de rire.
— Si le héros est beau en plus..., plaisanta-t-elle.
— C’est bien ça le problème, beau à mourir.
La grosse femme reposa son roman pour saluer Emma.
— Je m’appelle Josiane.
— Emmanuelle.
— Vous faites du tourisme ?
— Non, pas vraiment. Je n’aurai pas le temps j’en ai peur. Je
suis là pour le travail.
— Moi aussi ! Je suis propriétaire de deux commerces sur
Hiva Oa, mais je dois venir à Papeete deux à trois fois le mois.
Et vous ? Non ! Attendez, laissez-moi deviner. Hum... vous êtes...
- 52 -
professeur !
— Pas tout à fait. Je suis chercheuse.
— Belle comme vous êtes ? Emma esquissa un sourire.
— L’un n’empêche pas l’autre ! répliqua-t-elle. Vous lisez
bien un roman pour célibataires, et pourtant vous avez une
alliance, n’est-ce pas ?
Josiane fit la moue, un rayon de soleil couchant posa
subitement sur son visage un masque d’or.
— Oh, cette breloque ? Je ferais bien de la retirer. Je suis
divorcée.
— Désolée, je ne voulais pas...
— Ne vous en faites pas, c’est le troisième, je commence à
avoir du métier. (Elle agita son annulaire...) Ceci explique cela
(... et leva le roman d’amour).
— Je vous présente mes excuses. Je sais être maladroite.
Emma termina le gobelet de Coca qu’on lui avait servi.
— C’est rien, je vous dis. Un de perdu dix de retrouvés, il me
reste donc encore sept bonshommes à épouser !
Désireuse de ne pas s’enfoncer dans cette conversation
minée, Emma demanda :
— Savez-vous combien de temps devrait durer le voyage ?
— Trois heures, c’est ce qui est prévu. Mais ce soir on va le
faire en moins que ça !
— Pourquoi donc ?
— À cause de la tempête ! On sera dans le sens du vent ; le
pilote nous a expliqué ça tout à l’heure pendant qu’on vous
attendait. (Elle perdit toute légèreté pour ajouter :) Ça va
bientôt cogner. Pire qu’il y a deux jours si on en croit le bulletin
météo !
— Il y a déjà eu une tempête ?
— Et pas une petite ! Elle a soulevé l’océan ! Heureusement,
c’est passé au large des îles. Mais celle qui s’annonce pourrait
être moins clémente. Vous avez eu de la chance d’attraper ce vol,
ils annulent tous les suivants jusqu’à nouvel ordre.
Emma fronça les sourcils.
— Je dois me rendre à Fatu Hiva en arrivant tout à l’heure,
vous croyez que ce sera possible ?
— Fatu Hiva ? répéta la passagère avec une sorte de recul,
- 53 -
tandis que la traîne du crépuscule quittait son visage.
— Qu’y a-t-il ? Vous m’inquiétez tout d’un coup.
— C’est que... vous feriez bien d’oublier, la tempête va taper
en plein sur l’île de Fatu Hiva. Vous connaissez cet endroit ?
— Non, mais...
— Il n’y a rien là-bas. Pas de restaurant, pas d’hôtel, pas
même d’hôpital. Imaginez une tempête sur place ! Et dans le
coin, depuis quelques années, les tempêtes c’est quelque chose.
Les colères de Dieu ne sont qu’un caprice d’enfant en
comparaison ! Croyez-moi, d’ici quinze à vingt heures, vous
préférerez être en enfer que sur Fatu Hiva.
Les nuages engloutirent le soleil et, pendant un instant,
cette mer céleste fut recouverte d’un tapis violet et bleu. Puis
l’horizon aspira toute lumière, et les ombres de la nuit
tombèrent sur la Terre d’un seul coup.
- 54 -
9
Peter et Ben prenaient leur petit déjeuner en compagnie des
astronomes tandis qu’un peu plus loin David Grohm était
attablé avec trois de ses collègues. Cette première nuit sur le pic
avait été agitée pour Peter, qui ne savait pas s’il fallait en
accuser les vents incessants qui sifflaient à sa fenêtre ou la
tension qui régnait sur le complexe. Le souffle puissant grondait
à l’extérieur et pourtant un sarcophage de nuages ne quittait
plus le pic. Privée de toute profondeur, la grande baie vitrée
ressemblait à d’immenses néons blancs soulignant les ombres
des visages. Ben s’était assis à côté de Fanny.
— Bien dormi ? s’enquit-elle en tartinant une petite brioche
de miel.
— Il faut un temps d’adaptation j’imagine, entre l’altitude et
le boucan que fait le vent !
Jacques Frégent, le doyen du groupe, se pencha vers Peter :
— Alors, cette « assistance technique » ça se passe bien ?
Peter sourit en se servant du café à la Thermos posée sur la
table :
— Je vous présente mes excuses, nous n’avons pas été très
polis hier. Pour être plus précis, nous accompagnons François
Gerland qui procède à une sorte d’audit de l’installation pour le
compte de la CE. Nous sommes ses « conseillers scientifiques »
si vous préférez.
— Il y a un risque de fermeture ? s’inquiéta soudainement
Jacques.
— Non, non, enfin je ne le crois pas. Nous ne sommes pas là
pour vous mais pour Grohm et les siens.
Les astronomes échangèrent un sourire amusé. Cédric, le
trentenaire mal rasé, intervint :
— Ça va leur faire bizarre, c’est pas le genre à partager leurs
travaux ! Bonjour l’ambiance !
- 55 -
— Remarquez, votre Gerland, là, il n’a pas l’air commode
non plus ! fit remarquer Paul avec son accent chantant.
Gerland était venu dîner avec Peter et Ben la veille, à peine
plus d’un quart d’heure, le visage fermé par la concentration,
avant de repartir vers la passerelle. Il avait à peine salué les
astronomes.
Myriam, la scientifique taciturne de l’équipe, demanda, sans
lever les yeux de son bol :
— Maintenant qu’on a un contact avec des gens de la CE,
vous pourriez nous expliquer en quoi consiste exactement la
validation de brevets médicaux ? Ils ne font pas de tests sur des
animaux au moins ?
— Non, pas ici, la rassura Ben. Je serais le premier à ouvrir
les cages sinon ! J’ai été militant de Greenpeace pendant deux
ans au début de mes études universitaires !
— C’est essentiellement de la lecture de rapports, coupa
Peter. Examen des protocoles de tests, recoupements de tous les
rapports de développement du produit, détail des molécules
employées, et s’il ne manque rien, si tout est conforme aux
normes imposées par l’Europe, alors il y a validation.
— Aucun test sur les produits eux-mêmes ? s’étonna
Jacques.
— Pas ici, j’ai vu un chromatographe pour l’analyse mais il
ne sert que pour pousser les vérifications.
Peter et Ben se comprirent d’un regard.
La veille en fin d’après-midi ils avaient eu le temps de
passer dans les laboratoires, constitués pour la plupart de
bureaux avec ordinateurs, tableaux et armoires pleines de
dossiers, mais quelques-uns étaient plus équipés : négatoscope
pour l’étude de radios, vidéoprojecteur pour visionner les
données sur grand écran ou batteries de téléphones. Peter avait
même remarqué un microscope binoculaire de comparaison, et
s’interrogeait encore sur son utilisation ici. Mais ce qui avait le
plus intrigué les deux hommes, ce n’était pas tant le
matériel – bien que le chromatographe, couvert de poussière,
n’ait visiblement pas fonctionné depuis longtemps – que les
documents qui couvraient les tables et les murs.
Plusieurs dizaines de radios de crânes, de plaquettes de
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scanner montrant des cerveaux humains en coupe remplaçaient
le papier peint d’une pièce tout en longueur. Dans le bureau
voisin, des kyrielles d’imprimés affichaient le génome humain,
et dans le suivant, plus la moindre trace de documents
médicaux, mais des montagnes de livres historiques et de thèses.
Ben en avait extrait deux au hasard : La Dynamique agressive
au XIIIe siècle. L’explosion des crimes liés aux comportements
systémiques et Criminologie par les statistiques dans l’histoire
française prérévolutionnaire. La fiabilité des données
historiques pénales.
Les deux chercheurs ne s’étaient pas attardés, ce n’était
qu’un premier contact avec les installations, mais ils n’avaient
pas été déçus. Ils étaient tombés d’accord sur un point : trop tôt
pour savoir ce qu’on étudiait vraiment ici, mais ils ne
manqueraient pas de travail dans les jours à venir.
Ils avaient pris soin de bien refermer la porte d’accès au
couloir des laboratoires avec la chaîne et le cadenas que Mattias
avait installés au préalable. Gerland, Peter et Ben étaient les
seuls à disposer d’une clé. Gerland était formel sur ce point :
tant qu’ils ne sauraient pas ce qui se tramait, le personnel de
Grohm ne pourrait pas réinvestir ses bureaux.
— Vous avez fait leur connaissance ? interrogea Fanny en
montrant du menton l’équipe de Grohm aux tables les plus
éloignées.
— C’est le programme de ce matin, confia Peter. Et vous ? Je
suis étonné de vous voir ici de si bonne heure, je pensais que
vous veilliez tard la nuit pour observer les étoiles.
— Ça arrive, et en général on tourne, mais on a aussi du
boulot durant la journée, expliqua Jacques en lissant les rares
cheveux qui lui restaient. Nous étudions notamment le soleil.
Passez me voir à l’occasion au coronographe, si ça vous
intéresse je vous en expliquerai les grands principes.
Peter le remercia et ils ne tardèrent pas à rejoindre la table
de David Grohm. Le scientifique triturait sa barbe rousse en
fixant les deux hommes.
— Vous allez encore nous empêcher longtemps d’accéder à
nos bureaux ? Je ne suis pas sûr que ce soit très réglementaire...
— Pour toutes les doléances voyez M. Gerland, moi ça ne me
- 57 -
regarde pas, trancha Peter.
Il avait surtout envie de jouer cartes sur table et de lui dire
d’arrêter de se payer leur tête. Si Peter se doutait qu’ils ne
validaient aucun brevet médical, il se demandait si Grohm
savait qu’ils n’étaient eux-mêmes liés ni à Gerland ni à la CE.
— Nous allons devoir nous entretenir avec les membres de
votre équipe, expliqua Peter. L’un après l’autre.
Grohm désigna les six chercheurs avec agacement :
— Ils sont à vous.
Les quatre « techniciens » que Fanny avait identifiés
comme étant des militaires n’étaient pas présents.
Ben tendit la main vers la femme du groupe, une brune
d’une quarantaine d’années :
— Honneur aux dames.
Ils s’entretinrent ainsi pendant toute la matinée dans une
pièce ouvrant sur le vide occulté par les nuages. Peter et Ben
suivaient le questionnaire établi par Gerland sur l’ordinateur
portable qu’il leur avait confié la veille. Chacun devait décliner
son état civil en entier, son niveau d’études, sa fonction sur le
site et en quoi consistait exactement son rôle au quotidien.
Peter fut surpris par le manque, voire l’absence, de réticence ou
d’indignation. On les interrogeait comme les suspects d’un
crime et ils se prêtaient au jeu sans rechigner. Ils étaient
laborantins, pharmaciens ou médecins rattachés à la CE depuis
seulement quelques mois et décortiquaient tous les documents
qu’on leur envoyait pour la validation des brevets aux normes
européennes. Certes l’endroit était atypique, mais on leur avait
dit que la Commission devait optimiser ses installations, et ici
au moins ils n’étaient pas ralentis par tous les tracas du secret
médical ou de l’espionnage industriel. Un discours parfaitement
rodé.
Peter voulut savoir qui les avait recrutés et s’ils avaient
rencontré des représentants politiques de la Commission ; on
lui répondit David Grohm chaque fois. Leurs salaires ? Versés
par la Commission également, ils avaient les fiches de paie pour
le prouver. C’était à se demander s’ils n’ignoraient pas la
supercherie. Une caisse noire vous alimente ! Pas la CE ! avait
envie de hurler Peter pour les secouer. Il n’en fit rien, c’était à
- 58 -
Gerland de gérer cela, pas à lui.
Néanmoins, quelque chose le contrariait. Tous les six
donnaient le sentiment d’avoir été formatés, leurs réponses se
ressemblaient trop, comme la distance qu’ils manifestaient, le
peu d’émotion, ils ne faisaient que réciter en attendant que
l’orage passe.
Lorsque Peter demandait ce qu’étaient les scanners de
cerveau on lui répondait : documents confidentiels confiés par
un laboratoire pour démontrer les avantages d’une molécule. Il
en était de même avec les radios de crânes ou les notes sur le
génome humain, et faute d’avoir étudié en détail ces documents,
Peter ne pouvait que noter les réponses.
Quand Ben les interpella sur la pièce pleine de thèses et de
livres historiques, il enregistra plus d’hésitations, mais on lui
expliqua dans l’ensemble que c’était une bibliothèque destinée à
compléter les rapports, et qui se constituait au fil des produits
qu’ils devaient valider.
Les six scientifiques n’apportaient aucune précision qui ne
soit demandée et n’exprimaient aucune curiosité. Tous sauf un,
le dernier, Georges Scoletti, pharmacien de son état. Il était plus
hésitant, scrutant le moindre geste de ses interlocuteurs, se
frottant nerveusement le cou entre chaque réponse. Il demanda
à Peter et à Ben qui ils étaient, si la CE avait vraiment décidé de
procéder à un audit ou si c’était une « magouille politique ».
Peter et Ben s’efforcèrent d’esquiver les questions pour se
concentrer sur l’homme. Mais comme les autres, il récita son
texte, avec seulement moins d’assurance.
A midi, ils avaient terminé les auditions et Peter voulut aller
voir Gerland.
— Moi je vais refaire un tour dans les bureaux, l’informa
Ben, je voudrais vérifier deux ou trois points dans ce qu’ils ont
dit. Tu en penses quoi ?
Peter mit le petit PC en veille et se leva.
— Qu’ils se foutent de nous, lâcha-t-il. Ils ont accordé leurs
violons, et ils l’ont très bien fait, mais c’est du flan tout ça. Si on
veut en savoir plus il faut oublier les hommes et s’occuper des
documents. Voilà ce que je vais dire à Gerland. On se retrouve
pour déjeuner dans une heure.
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Peter déambula dans les couloirs déserts en cherchant son
chemin vers le grand bâtiment qui dominait l’observatoire. Il se
perdit à deux reprises avant de retrouver l’escalier en question.
Fidèle au poste, Gerland trônait dans la grande salle. Les
baies vitrées là aussi étaient masquées par l’épaisseur des
nuages qui conféraient à la peau une teinte spectrale. Grohm
était assis face à lui, les bras croisés sur la poitrine.
— Ah, professeur DeVonck, de bonnes nouvelles ? (Il
s’écarta pour que Grohm ne puisse entendre la suite.) Vous y
voyez plus clair ?
— Pas encore, sinon qu’ils sont tous calibrés comme des
œufs. On dirait qu’on leur a appris un comportement type et
qu’ils l’appliquent en attendant que nous repartions. On
n’avancera pas grâce à eux. Nous allons éplucher les données
dans les bureaux. Dites, je suis étonné de ne pas voir la
gendarmerie.
— Nous avons un petit contretemps, docteur. Les vents se
sont levés cette nuit et comme vous pouvez le voir, les nuages
sont de la partie. Le téléphérique ne peut pas fonctionner dans
ces conditions.
— Gerland, le coupa Peter, vous n’êtes pas en train de vous
foutre de moi, j’espère ?
— Bien sûr que non ! Je vous garantis qu’à l’instant où les
vents tomberont vous verrez débarquer les gendarmes.
— En uniforme.
Peter se méfiait des types en civil qu’il avait aperçus dans
l’estafette.
Gerland soupira.
— En uniforme, très bien.
— Je n’aime pas cette atmosphère de mensonge, ce jeu du
« qui manipule qui » empeste à plein nez. Ben et moi allons
faire ce pour quoi vous nous avez appelés, mais tâchez de
respecter votre part du marché sinon c’est terminé. Vent ou pas
vent nous redescendrons.
Peter allait lui tourner le dos lorsqu’il ajouta :
— Et je veux parler à ma femme dès que possible ! Gerland
mit un temps avant de hocher la tête, et cette courte hésitation
déplut profondément à Peter.
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10
Emma était groggy de fatigue lorsqu’elle sortit de l’aérogare,
son bagage à la main. Il était vingt-deux heures passées – huit
heures du matin en France – et ce dernier vol l’avait
littéralement assommée.
Le minuscule aéroport de Hiva Oa était désert à cette heure,
les quelques passagers de son avion s’étaient empressés de
quitter les lieux et Emma était parmi les derniers à faire
résonner ses pas dans le hall.
Un homme blanc, cheveux châtain clair très courts,
pommettes hautes et regard d’un bleu séduisant, était accoudé à
une barrière et patientait en observant la croupe rebondie d’une
passagère qui s’éloignait. Il tenait une pancarte – qu’il avait
laissée s’incliner – sur laquelle était écrit « Docteur DeVonck ».
Emma s’approcha et sortit l’homme de sa contemplation.
Son expression fermée se métamorphosa en un large sourire :
— Docteur DeVonck ? Je suis Timothée Clemant,
appelez-moi Tim. Et laissez-moi vous débarrasser de ce bagage.
Vous avez fait bon voyage ?
— Long, mais agréable.
— Je suis navré car ce n’est pas fini, mais ce petit coin du
bout du monde vaut tous les efforts, croyez-moi !
— Dites, on m’a dit qu’une tempête risquait de s’abattre
sur...
— Je viens juste d’écouter le bulletin, ils ne savent pas. A
présent, ils pensent qu’elle pourrait passer au large des
Marquises.
En tout cas cela nous laisse tout le temps de faire le voyage
jusqu’à Fatu Hiva. Venez, on va prendre le taxi jusqu’au port.
— On y va en bateau ? Maintenant ?
— Ne vous en faites pas, je connais le trajet, c’est plutôt
simple : toujours tout droit !
- 61 -
Timothée semblait plein d’énergie, il marchait à toute allure
en portant le sac d’Emma.
— Mais il fait nuit..., insista-t-elle.
— Faites-moi confiance. Et puis les gars que vous rejoignez
ce sont des impatients !
— Vous les connaissez ? Ils sont comment ?
— C’est à moi que vous demandez ça ? s’amusa-t-il. Désolé,
je ne suis que le chauffeur, c’est tout. On m’a dit de vous
déposer à l’embarcadère d’Omoa, c’est là qu’ils vous attendent.
Le taxi les abandonna dans la pénombre d’une jetée où
mouillait un vieux chalutier réaménagé en petit cargo. Timothée
le prépara au départ en quelques minutes et le moteur se mit à
vrombir.
Il faisait encore bon pour un début de nuit en mer, aussi
Emma quitta-t-elle la cabine qui sentait l’huile pour profiter de
l’air frais. La masse noire tachetée de lumière qu’était Hiva Oa
s’éloigna peu à peu, tandis qu’ils s’enfonçaient dans l’obscurité
mouvante. Emma n’y connaissait rien en navigation mais
trouvait imprudent de quitter un port la nuit, de surcroît à
l’approche d’une tempête, néanmoins elle s’en remettait à Tim
qui semblait sûr de lui. Les technocrates de la CE ne
prendraient pas le risque de la confier à un inconscient !
Rien n’est moins sûr ! songea-t-elle avec amertume.
Les feux de navigation ouvraient la nuit de leurs lueurs
rouges et vertes, qui ne faisaient qu’ajouter à l’ambiance
envoûtante.
Emma se massa les tempes, elle espérait que Jean-Louis
Mongowitz n’avait rien prévu pour ce soir, elle n’avait plus
qu’une envie : s’allonger dans un vrai lit et recharger ses
batteries.
Le vent s’était intensifié et battait à ses joues comme sur un
drapeau au mât. Les embruns sur sa peau la tenaient éveillée
mais,
après
plus
d’une
demi-heure,
elle
perçut
l’engourdissement et le froid qui commençaient à l’envahir. Elle
rentra dans la cabine.
— On est encore loin ?
Tim agita la tête, un peu hésitant, le visage aussi fermé que
lorsqu’elle l’avait aperçu à l’aéroport. Plus aucune trace de
- 62 -
jovialité, rien qu’un masque impassible, le regard fixant
l’obscurité. Elle se demanda s’il était lunatique ou si c’était juste
la concentration.
— On devrait y être dans une bonne heure. Vous pouvez
vous reposer si vous le voulez, il y a une couchette en bas des
marches.
— Je préfère attendre d’être sur l’île, sinon je serai
complètement désorientée en me réveillant. Vous êtes de là-bas ?
Je veux dire : de Fatu Hiva ?
— Non, mais j’assure les ravitaillements et les navettes pour
l’île, je connais bien l’endroit. De nuit ce sera impressionnant,
autant vous prévenir, par contre au petit jour vous serez sous le
charme de ce paradis sauvage.
Le tangage la berçait, de même que le ronflement des
machines et le sifflement du vent. Emma dut lutter pour ne pas
s’assoupir, ses paupières se refermaient toutes seules, comme si
elles voulaient entraîner le reste du corps.
Ce fut une heure sans fin, longue comme une nuit.
La lune apparut pendant quelques minutes, entre deux
rubans de nuages noirs. Elle souligna les milliers de creux que
formait la mer devant eux et soudain, l’immense masse de Fatu
Hiva déchira l’horizon jusque-là aveugle. L’île était tout sauf
accueillante. Ses falaises dominées par des crêtes acérées la
faisaient ressembler à une mâchoire sortie des flots. Une
mâchoire monstrueuse vers laquelle ils fonçaient.
Une corolle de nuages dansa autour de la lune avant de se
replier dessus tel le clapet d’une plante Carnivore.
Frappée par cette vision morbide, Emma fut aussitôt en
alerte.
Il fallut vingt minutes pour approcher les hauts pics qui se
déversaient brutalement dans la houle. Et lorsqu’ils entrèrent
dans la baie d’Omoa, Emma se sentit écrasée par les
proportions du décor. Adossés à la nuit, deux murs colossaux
semblaient se refermer lentement sur elle, les parois de pierre
nue se perdaient dans les nuages noirs. Elle était soudain
Jessica Lange dans King Kong, et cette île, assurément, serait le
pire de ses cauchemars.
En frissonnant, elle tenta de réagir.
- 63 -
Je suis crevée, voilà ce que je suis ! Pas Jessica Lange, rien
qu’une mère de famille à Vautre bout du monde et avec huit
heures de décalage horaire dans les dents.
Pourtant le clapotement des vagues sur la proue n’était pas
normal, elles résonnaient à la manière de ricanements secs et
moqueurs. La mer était bien plus agitée qu’à leur départ et le
vent gagnait en force. Emma se tourna vers Tim dont la
silhouette baignait dans le halo du tableau de bord. Elle lut la
tension sur son visage. Cette manœuvre devait être délicate, une
zone de récifs pointus, probablement.
— Omoa devrait être juste devant.
Il n’avait pas terminé sa phrase que des lumières
apparurent sur ce qui devait être une pente au creux de la baie.
Ils ralentirent bientôt et le bateau s’approcha de l’unique
quai en bois.
Emma se tordit le cou pour tenter de distinguer quelqu’un,
mais il n’y avait personne, rien qu’un vieux hangar et plusieurs
constructions plongées dans l’ombre.
Le moteur gronda une dernière fois et ils touchèrent les
pneus qui servaient à amortir l’amarrage. Emma vacilla et se
rattrapa à une poignée tandis que Tim giclait de sa cabine pour
enrouler une corde et arrimer le navire au débarcadère.
Personne ne vint les aider ou les accueillir.
Lorsque Emma remonta le petit quai, elle longea une longue
plage de sable et de galets mélangés, surprise par la petitesse du
village. Quelques habitations s’enroulaient autour d’une rue en
terre battue qui se perdait dans la végétation luxuriante.
Quelques lampes aussi, accrochées ici et là à des constructions
servaient d’éclairage public.
Et bien plus que l’absence de Mongowitz, ce fut le silence
étrange qui régnait dans ce village qui la mit mal à l’aise.
Avant qu’elle ne remarque un autre élément.
Et cette fois, sa surprise se mua en peur.
- 64 -
11
Face à l’une des trois grosses armoires d’un bureau, Peter
contemplait près de vingt-cinq mille pages de documents. Les
pochettes cartonnées étaient étirées au maximum, les pliures
près de se rompre. Les noms du laboratoire, du produit final et
des principales molécules étaient inscrits sur la couverture de
chaque dossier ainsi qu’un numéro répété sur la tranche. Il y en
avait partout.
La plupart étaient en attente de validation, d’autres, classés
à l’écart, comportaient un tampon rouge « Autorisation n° »,
auquel on avait ajouté un chiffre à la main. Peter sortit sur le
seuil de la pièce. Le couloir en L ouvrait sur une enfilade de
pièces réduites au silence. On ne percevait que le chuintement
du vent au loin. Deux puits de lumière diffusaient un semblant
de clarté, un voile bleuté. En se concentrant, Peter perçut le
bourdonnement d’un néon depuis l’un des bureaux, mais
aucune trace de vie. Où que soient les occupants de
l’observatoire, ils étaient très silencieux.
Peter ne savait par où commencer.
— Par ce que je sais faire, murmura-t-il pour lui-même.
Et il prit la direction de la salle où le génome humain
recouvrait les murs. Dans la pièce mitoyenne qu’une porte de
communication desservait, Ben était affalé dans un siège
confortable et parcourait les thèses. Il leva à peine les yeux à son
entrée.
Peter s’intéressa brièvement à un dossier en anglais qui
vantait les mérites de ce qui ressemblait à un nouvel
anticoagulant. Les armoires étaient pleines à craquer. Pleines de
poussière aussi. Il passa l’index sur une liasse d’imprimés et
suivit un sillon dans le duvet gris. Depuis combien de temps
attendaient-ils d’être traités ? Grohm et son équipe avaient du
retard, beaucoup de retard. Il alla s’asseoir face à l’ordinateur.
- 65 -
Une configuration dernier cri équipée de tous les lecteurs de
cartes possibles, d’une tour de disques durs externes et d’un
onduleur, d’un scanner, d’une palette graphique et d’une
imprimante laser très grand format... Un classeur était ouvert
sur le bureau, visiblement des rapports et quelques schémas.
Son regard glissa dessus mais accrocha soudain à des lettres
familières. Il lut la phrase : « Les causes de l’aberration
chromosomique qui conduit au syndrome XYY demeurent
inconnues à ce jour, ce qui la distingue du syndrome de
Klinefelter par exemple. Est-elle criminogène ? La question
demeure intacte. »
Peter se cala dans son fauteuil.
XYY ? Il connaissait cette anomalie qui touche environ un
homme sur mille et qui, dans la plupart des cas, n’est jamais
diagnostiquée car difficile à cerner. La plupart des patients
présentent une taille au-dessus de la moyenne, mais surtout une
tendance à l’impulsivité, l’anxiété voire l’agressivité. Le
caryotype – la cartographie génétique – de ces individus affiche
une constitution chromosomique de 47 XYY. Un chromosome Y
de trop.
Beaucoup d’hommes XYY éprouvent de réelles difficultés à
s’adapter à la vie sociale. Peter se souvenait de ce qu’on avait
écrit au sujet du syndrome XYY dans les années 60 : on le disait
responsable de bien des comportements déviants, et certains
chercheurs en avaient fait le chromosome du crime tant
recherché. Dès lors, les études s’étaient succédé, pour prouver
qu’il n’y avait pas plus de criminels porteurs du XYY que de XY
« normaux », tandis que d’autres s’efforçaient de démontrer
l’inverse. Dans les années 70 une étude avait rapporté que la
population des quartiers de haute sécurité renfermait un excès
de XYY. Faute de preuves et de statistiques fiables, cette théorie
avait finalement sombré dans l’oubli. Tous les généticiens
connaissaient ce mythe du chromosome du crime.
Peter feuilleta le lourd document et découvrit de
nombreuses références aux anomalies chromosomiques.
Chaque fois, on les rattachait à la violence, aux crimes. Sa
curiosité professionnelle éveillée, il bascula à la couverture pour
voir de quel médicament il pouvait s’agir : « ÉTUDE
- 66 -