Il décacheta l’enveloppe et en sortit un feuillet. On s’était servi

d’un normographe pour écrire :

« Le cerveau a un disque, 47-3/45-2 pour le lire. Soyez

discret. Ils sont dangereux. »

Cela ressemblait beaucoup à la méthode Georges Scoletti, le

pharmacien. Avait-il encore changé d’avis ? Peter eut un doute.

L’homme avait l’air vraiment effrayé la veille au soir, à tel point

qu’un revirement de sa part semblait peu envisageable. Alors

qui ?

Non, c’est Scoletti. La lettre sous la porte c’est son genre. Ils

ne sont pas deux à faire ça. Peter relut le billet. Il était hors de

question d’aller le voir, il risquait de lui faire changer d’avis une

fois encore.

Le cerveau a un disque ? Je ne vois qu’une chose qui puisse

- 134 -

correspondre...

Peter se souvint du macabre colis qu’ils avaient monté avec

eux. Il est à la passerelle, avec Gerland.

Peter enfouit le billet dans sa poche, photocopia les notes

d’Estevenard sur les fonds de la société GERIC, et s’empressa

d’aller rejoindre Ben qui était toujours au salon. Il lui montra le

papier :

— Je vais monter à la passerelle, pendant que j’occupe

Gerland tu mets la main sur le CD-Rom qui était avec le

cerveau.

— Pourquoi ne pas le demander directement à Gerland ?

— Je ne sais pas, mais... pas tout de suite.

— Tu deviens mystérieux, Peter, s’amusa le jeune sociologue.

Et ça me plaît !

Il bondit de son fauteuil et tous deux s’élancèrent vers

l’imposante tour qui dominait les installations du pic. Le

crépuscule tombé, la grande salle n’était plus éclairée que par la

myriade de boutons multicolores des différentes machines et

une demi-douzaine de veilleuses posées sur des bureaux. Il y

régnait un subtil mélange de calme et de tension.

Gerland était occupé devant un ordinateur, il entrait des

dizaines de mots de passe à la suite, en se référant à une longue

liste, pour tenter d’accéder au contenu du disque dur. Grohm,

de son côté, lisait sans se préoccuper de la situation, les pieds

sur une table. Un des trois gardes du corps que Gerland avait

emmenés avec lui était également présent, somnolant à moitié

sur son siège. A peine entré, Peter balaya la grande salle du

regard.

Il trouva aussitôt ce qu’il cherchait. Posé dans un coin bien

en vue, le colis en carton était ouvert, le bocal visible, et son

contenu immonde flottait dans la pénombre.

Mais aucune trace du CD-Rom.

— Ah ! messieurs, s’exclama Gerland – ce qui réveilla son

homme de main. Dites-moi que vous progressez !

Peter s’approcha et scruta le bureau du petit homme où

plusieurs boîtiers de CD s’entassaient en désordre. Il repéra

celui qu’ils cherchaient. Peter se positionna de manière à ce que

Gerland soit obligé de pivoter pour le voir et de tourner le dos à

- 135 -

la pile de CD.

— Nous avons mis la main sur quelques fichiers intéressants,

dont une note sur la répartition et surtout la provenance des

fonds, lança-t-il en tendant les photocopies qu’il avait faites.

Gerland fronça les sourcils, soudainement intéressé.

— Faites-moi voir.

— Voyez, la société GERIC est, semble-t-il, celle qui a

financé la caisse noire de LeMoll, de plus elle a payé la

construction d’un site sur Fatu Hiva. Cette opération est dotée

d’un budget colossal, plus de vingt millions d’euros.

— Formidable ! Il y a des détails sur les transferts d’argent ?

— Non, c’est une note, sans en-tête, sans précision, juste un

schéma pour la présentation générale. Mais il semble que la

caisse noire de LeMoll ait servi à graisser la patte, entre autres,

des autorités de Fatu Hiva. Le gros de la logistique passait

directement par le GERIC.

— Tout ce qui concerne l’argent c’est mon rôle, si vous

mettez la main sur d’autres documents faites-les-moi parvenir

et concentrez-vous sur votre domaine d’expertise.

Peter vit Ben faire mine de s’appuyer sur le bureau de

Gerland. Sa main se posa sur la pile de CD.

— Mais justement, nous n’avons rien qui puisse nous

concerner. Rien sur la génétique et à peine de quoi occuper

Benjamin.

Celui-ci se redressa, le CD-Rom disparut sous sa chemise.

— C’est forcément là, sous nos yeux, insista Gerland.

Poursuivez votre fouille des bureaux, encore une fois, je vous

aiderais bien mais j’ai déjà trop à faire ici, j’espère parvenir à

déverrouiller leurs ordinateurs.

Grohm se leva et vint vers eux. Sa barbe rousse était

devenue noire dans le clair-obscur.

— Puis-je poser une question, à mon tour ? demanda-t-il,

tout bas mais avec l’aplomb qui semblait le caractériser.

Gerland l’invita à poursuivre d’un geste.

— Que se passera-t-il dans deux, trois ou quatre jours,

lorsque vous n’aurez toujours rien ? fit-il en insistant

lourdement sur le mot.

— Ça n’arrivera pas, répliqua Gerland. Ces notes sur le...

- 136 -

GERIC, ça va vous coûter cher ! Vous pouvez toujours vous

murer dans votre silence, nous savons tous que vous n’avez rien

à faire dans ces installations européennes, ce n’est pas la CE qui

vous mandate ici, alors votre baratin de brevets médicaux, vous

pourriez au moins avoir la décence de ne pas nous le servir à

nous ! Voyez-vous, la Commission européenne, c’est moi qui la

représente ici, et je sais que vous n’en faites pas partie.

— Si tout est aussi simple, pourquoi ne pas nous dénoncer,

nous remettre aux autorités ? suggéra Grohm avec l’assurance

de celui qui sait détenir les meilleures cartes.

— Chaque chose en son temps ! Je suis l’éclaireur qui balise

le terrain avant l’arrivée des troupes ; on m’a demandé de

découvrir ce que vous maniganciez ici, c’est bien ce que je

compte faire.

Grohm eut un petit rire sec, étouffé. Il embrassa toute la

salle du regard.

— Bon courage. Cependant, si je peux vous donner un bon

conseil : abandonnez tout de suite vos investigations, monsieur

Gerland. Vous n’avez pas idée du lieu où vous avez mis les pieds.

Et pour la première fois Grohm avait l’air sincère lorsqu’il

tourna le visage vers ses interlocuteurs. Il se passa le bout de la

langue sur les lèvres, et Peter nota dans son regard une pointe

de ce qui ressemblait à de la peur.

— Rangez vos petites affaires, et reprenez le téléphérique

avant que la tempête soit trop forte. Rentrez chez vous, et dites

à vos supérieurs que vous n’avez rien trouvé. Nous détruirons ce

qui doit l’être avant qu’ils nous envoient la cavalerie.

Gerland pouffa.

— Bien entendu ! Pour que vous et le GERIC vous vous en

sortiez ! Je vous fais un chèque aussi si vous le souhaitez,

s’esclaffa le petit homme.

Avec la même sincérité, presque blessé, Grohm insista :

— Pour le bien de l’humanité, nous détruirons ce qui doit

l’être.

— Voilà enfin ce qui ressemble à un aveu ! triompha

Gerland. Vous vous décidez à parler ? Il était temps !

Grohm se referma aussitôt. Il secoua la tête, navré, et

retourna s’asseoir.

- 137 -

— Je me disais aussi..., railla Gerland.

Peter profita du malaise pour s’éclipser en promettant de

poursuivre ses recherches, et ils descendirent en direction des

bureaux. Chemin faisant, Ben lui fit remarquer :

— J’ai trouvé Grohm diablement convaincant quand il nous

a proposé de partir, ça m’a même foutu les jetons, pas toi ?

— En effet. Je n’ai pas aimé le ton qu’il avait. Il semblait...

effrayé.

— Franchement, tu crois qu’ils trafiquent quoi ? C’est quand

même bizarre...

— Aucune idée mais j’espère que le disque que tu as dans la

poche va nous en dire davantage.

Ils ouvrirent le cadenas et s’installèrent dans la pièce du

milieu, celle où Peter conduisait l’essentiel de ses fouilles. Le

CD-Rom dans l’ordinateur, une fenêtre demandant le mot de

passe s’afficha. Peter pianota 47-3/45-2 et le document s’ouvrit :

Dossier 27.

Patient : Mikael Heins.

Det : SS2/blc7.

Cat. Lupus.

154 jours.

Patient décédé par suicide (ouvert les veines en se rongeant

les poignets).

Note : les premiers tests sur l’inhibiteur de violence

neurologique ont été commencés sur ce patient.

Rappel sur le patient : nous avons constaté que l’activité du

cortex frontal était réduite comme chez beaucoup d’individus de

type violent-impulsif. À l’inverse de C. Colmaz (patient miroir)

dont le cortex frontal présente un fonctionnement tout à fait

normal, typique chez les individus au sang froid et au système

de planification élaboré. En revanche, la zone des amygdales

cérébelleuses réagissait un tout petit peu mieux aux stimuli chez

Heins que chez Colmaz mais restait néanmoins très largement

inférieure à la normale. Cette zone étant le centre de la peur, et

donc de la détection de la peur chez l’autre, il est apparu qu’un

dysfonctionnement de cette amygdale annihilait l’empathie,

- 138 -

parfois même la peur. Aucune trace de lésion n’est apparue chez

l’un comme chez l’autre sur cette zone lors des analyses par

imagerie.

Pour Colmaz il a été impossible d’obtenir des documents sur

l’évolution familiale. En revanche, pour Heins, il a été prétexté

une erreur médicale pour faire passer plusieurs tests en

imagerie aux parents et grands-parents. Aucune différence

significative n’a été notée entre les grands-parents et les parents

sinon une amygdale cérébelleuse plus petite chez le père que

chez le grand-père. De même, la taille de l’amygdale

cérébelleuse de Mikael Heins est apparue plus petite que celle

de son père. En revanche, dans les rares cas où la comparaison a

pu être menée chez les autres patients, cette atrophie

progressive n’a pu être mise en évidence. Le développement et

le fonctionnement complets de cette amygdale n’étant pas

encore connus, il est possible qu’à défaut d’atrophie, il y ait un

dysfonctionnement interne.

Les réponses de Heins aux benzodiazépines et alcools ont

été rapides et spectaculaires, ces substances ont immédiatement

activé la transmission GABAergique pour induire une violence

accrue et persistante.

En revanche, l’étude, trop courte, n’aura pu mettre en

évidence le lien entre l’apport constant en vitamines, minéraux

et acides gras oméga 3 et la baisse des pulsions de violence. De

même, l’absorption d’inhibiteurs d’activité des monoamines

visant à augmenter leur concentration pour jouer sur l’humeur

n’a pu être concluante.

Voici donc son cerveau pour dissection et examen in situ

des amygdales cérébelleuses, du cortex frontal, et un archivage

en lamelles de l’ensemble.

— J’ai comme une boule dans la gorge tout d’un coup, avoua

Ben. Tu penses à la même chose que moi ?

Peter se massa le menton, frottant sa barbe naissante.

— Ce colis était bien destiné à Grohm, n’est-ce pas ? Ici

même ?

— Oui.

— Alors on est passés à côté de quelque chose, rapporta

Peter en se levant.

- 139 -

— Comment ça ?

— Je n’ai vu nulle part d’instruments chirurgicaux, de

bocaux de formol, une table de chirurgie, enfin bref, tout ce qui

serait nécessaire pour découper ce cerveau.

— Ils attendent peut-être la livraison.

— M’étonnerait. Non, c’est ici, quelque part, et nous n’avons

pas su ouvrir les yeux.

— Peter, un tel équipement prend de la place, on l’aurait

forcément vu si c’était là.

Peter pointa son index vers Ben.

— Justement ! C’est ici mais nous ne l’avons pas vu. Il nous

faut... Viens !

Peter se précipita dans le couloir et entraîna Ben vers le

réfectoire. N’y trouvant personne, il se perdit dans le dédale de

l’observatoire, grimpant vers les coupoles avant de débusquer

Jacques Frégent au coronographe.

— Jacques, je suis navré de vous interrompre mais j’ai

besoin de vos lumières, fit Peter.

Jacques leva le nez de ses notes, l’air ailleurs.

— Ça ne me dérange pas, je relisais mes travaux du jour.

Que puis-je pour vous ?

— Qui dans votre équipe connaît le mieux les installations, y

compris celles auxquelles vous n’avez plus accès depuis que

Grohm est là ?

Jacques inspira profondément en levant les yeux au ciel.

— Moi, soupira-t-il enfin. Je pense que c’est moi, je suis le

doyen ici !

— Pourriez-vous venir ? J’ai besoin d’un service.

Le quinquagénaire ferma son carnet et enfila une casquette

sur son crâne dégarni avant de suivre les deux scientifiques vers

le couloir habituellement interdit. Une fois entré, Peter prit soin

de refermer la porte de l’intérieur et désigna la succession de

pièces :

— Seriez-vous capable de vous promener ici et de me dire si

chaque salle est de la même taille qu’elle l’était autrefois ?

Jacques Frégent écarquilla les yeux.

— C’est un architecte qu’il vous faut !

Néanmoins il se prêta au jeu de bonne grâce et entra dans

- 140 -

les bureaux.

A la moitié des visites il s’immobilisa :

— Franchement, je ne garantis rien. J’ai l’impression que ça

n’a pas changé, pourtant... l’atmosphère n’est plus la même.

Ben et Peter échangèrent un regard.

— Continuez, Jacques, il y a encore des salles toutes proches.

Frégent n’eut pas besoin d’aller plus loin. Il s’immobilisa à

nouveau et tendit la main vers l’armoire en métal pleine de

fournitures qui fermait le couloir.

— Ah, là au moins, je suis formel : ça n’y était pas et il y

avait un escalier à la place ! C’est par là qu’on accédait au

sous-sol, les réserves du musée.

Peter et Ben se précipitèrent vers le meuble et l’inspectèrent

de près. Le sol était éraflé à de nombreux endroits. Peter voulut

le tirer mais il était trop lourd.

— Attends, l’interrompit Ben en glissant sa main au bas de

la paroi.

Peter se rendit compte que l’armoire était surélevée

d’environ un centimètre. Ben détecta une excroissance et tira

dessus. Un « clac » résonna dans le rectangle métallique.

— Je crois que j’ai déverrouillé les roues, s’exclama Ben.

Et ils la firent coulisser sur le côté. Un rectangle noir béant

s’ouvrit. Ben actionna un interrupteur et deux lampes

illuminèrent l’escalier. D’une voix altérée par l’excitation, il

jeta :

- « Pour le bien de l’humanité nous détruirons ce qui doit

l’être », a dit Grohm tout à l’heure. Je ne sais pas ce que c’est,

mais c’est là, au bas de ces marches.

- 141 -

23

Emma ouvrit les yeux. Elle était toute courbaturée d’avoir

dormi quelques heures entre les balles de grain, et l’humidité du

petit matin la fit frissonner. Tim était recroquevillé comme un

enfant, mais il se réveilla dès qu’elle bougea pour se dégourdir

les membres.

— Le soleil se lève, chuchota Emma.

— Vous avez vu ou entendu quelque chose ? demanda-t-il

d’une voix encore enrouée par le sommeil.

— Pas pour l’instant.

Elle sortit la tête de leur abri et scruta les alentours. La

lumière de l’aube était grise à cause du voile de nuages sombres

qui recouvrait l’horizon. Des fougères bruissaient lentement

dans le vent. Le charnier ne brûlait plus, et il n’y avait aucun

autre bruit que les cris d’oiseaux et le ressac lointain de l’océan.

— Je ne vois rien, rapporta-t-elle.

Ils burent un peu d’eau qu’Emma avait emportée et

mangèrent des gâteaux secs avant de quitter leur nid.

Durant les premières secondes de marche à découvert,

Emma se sentit nue, vulnérable, puis elle s’habitua, sans pour

autant relâcher sa vigilance. Il lui avait semblé que la route se

trouvait près de la plage et pourtant Tim prit la direction du

fond de la vallée.

— On ne va pas à Hanavave ? s’étonna-t-elle.

— Si, dans cinq minutes. Je voudrais vérifier quelque chose

auparavant.

Il l’entraîna jusqu’à la maison qu’ils avaient occupée dans la

soirée et s’immobilisa avant la pelouse. La porte gisait sur le

perron, fracassée. Emma croisa les bras sur sa poitrine.

— Mon Dieu..., gémit-elle.

Tim s’approcha de l’entrée et pencha la tête à l’intérieur,

bientôt imité par Emma. Les meubles étaient renversés, les

- 142 -

placards vidés sur le sol, un sofa éventré, la vaisselle en

morceaux parmi les décombres.

— Celui qui a fait ça était enragé, commenta-t-elle tout bas.

— Maintenant on est fixés. Il y en a plusieurs. Seul, il n’est

pas parvenu à entrer, il lui aura fallu des renforts.

Emma allait demander ce que cela pouvait être mais elle se

retint. Tim n’en savait pas plus qu’elle et parfois le silence est

plus rassurant.

— On y va, déclara la chercheuse.

Ils redescendirent la grande rue et s’engagèrent sur la piste

qui serpentait vers l’ascension des falaises de végétation

verdoyante et dansante.

En contrebas l’océan battait l’écume sans relâche, aiguisant

les rochers de sa force saline.

Emma ne tarda pas à sentir la brûlure de ses cuisses. Ses

muscles souffraient. De temps à autre, elle se retournait pour

observer le village, sa rue déserte, ses sentiers envahis par les

herbes et ses maisons sans vie. Où pouvaient bien se cacher

leurs agresseurs nocturnes ? Ils n’attaquaient qu’à la nuit

tombée, et devaient par conséquent dormir toute la journée.

Dans une de ces constructions ? Elle et Tim étaient-ils entrés

sans le savoir dans la bâtisse qui les abritait en cherchant un

téléphone ? Ou bien disposaient-ils d’une cache dans la forêt,

dans cette impénétrable végétation tropicale qui dominait le

village et écrasait toute l’île ? Tim marchait devant,

imperturbable, son fusil à l’épaule. Emma suivait en

contemplant le paysage. Pour le randonneur lambda, ce devait

être idyllique, mais pour Emma, les incroyables roches

tranchantes qui jaillissaient de la forêt au sommet des monts

ressemblaient à autant de menaces. Elle vivait un cauchemar

éveillé depuis deux jours et tout ce qu’elle ressentait passait au

filtre de l’angoisse. Comme la luminosité tamisée par les nuages

qui la mettait mal à l’aise, ou la nature spectaculaire qui, autour

d’elle, l’oppressait. Elle s’efforçait de prendre de la distance.

Sans y parvenir. Elle suivait son guide, prête à bondir dans les

fourrés au moindre bruit.

Et ils gravissaient le sentier. Un peu plus haut à chaque pas.

Les toits en contrebas formaient une mosaïque rouge, blanche

- 143 -

et brune ; bientôt ils devinrent aussi petits qu’une maquette. A

l’inverse, plus l’océan s’éloignait, plus il gagnait en gigantisme.

Ce qui n’était qu’une baie devint un croissant plus large que le

champ de vision d’Emma ; il s’étalait au loin, sans fin, chape

grise se confondant avec l’horizon de nuages. Cieux et Océan

mêlés pour fermer le monde, songea Emma.

Une heure déjà qu’ils grimpaient.

La cadence l’avait hypnotisée, elle n’était plus tout à fait

lucide, fatiguée et bercée, en état second.

A sa demande, ils ralentirent l’allure et elle vit que Tim était

rouge et essoufflé, ce qui la rassura. Leurs jambes n’étaient plus

que muscles tétanisés.

Ils atteignirent un col où ils firent une pause pour boire.

Comme elle allait s’asseoir Tim la mit en garde :

— Ne faites pas ça ! Vous aurez encore plus de mal à repartir.

Emma leva la main pour signifier qu’elle n’en avait que faire, et

se laissa choir dans l’herbe.

— Je suis claquée ! J’ai besoin de me poser.

La végétation était moins dense ici, le côté ouest bordé de

falaises était exposé aux vents. Plusieurs centaines de mètres

d’à-pic.

— Impressionnant, avoua Emma.

— C’est plus haut que la tour Eiffel, et d’ici au moins la vue

est gratuite ! plaisanta Tim en contemplant le vide.

La halte s’éternisa et Tim dut tirer Emma par les bras pour

l’aider à se relever.

— Courage, encore une bonne heure et ce ne sera que de la

descente.

La route s’éloignait des falaises et entrait un peu plus dans

les terres.

Voilà plus de trois heures qu’ils avaient quitté Omoa. Emma

était toute poisseuse, le temps demeurait menaçant, la

température relativement fraîche, mais l’effort et l’humidité

suffisaient à couvrir la peau d’un film collant. La forêt tropicale

se redressait au fur et à mesure qu’ils gagnaient l’intérieur, les

arbres se haussaient, les fougères se déployaient et les lianes

dissimulaient des gouffres. Quelque part là-dessous pouvaient

se cacher des hommes à la bestialité exacerbée, des bêtes, pensa

- 144 -

Emma.

Est-ce que cela existe ? Des hommes capables d’une telle

sauvagerie ? Au point de décimer tout un village ?

Ce dernier point, Emma le corrigea. Ils n’avaient aucune

certitude, il était envisageable que les habitants aient fui...

Et le garçon du caméscope ? Pourquoi était-il resté ? On

l’avait... massacré ! Et les cartouches dans la rue, et les ongles

arrachés dans l’église...

Les troncs grinçaient en frottant les uns contre les autres,

répandant des plaintes lugubres appuyées par le bruissement du

vent dans la canopée.

Emma avait sillonné bien des lieux reculés, passait des

heures dans la nature, parfois des nuits dans des sous-sols à

étudier des fossiles, elle ne se laissait pas impressionner

facilement. Cette fois c’était différent, ce n’était pas la nature qui

l’effrayait, mais l’inconnu.

Au détour d’une courbe, la forêt apparut, à perte de vue,

puis Hanavave, en bas de la vallée, agrippé sur la pente d’une

montagne verte et brune et sous la menace d’un pic jaillissant à

plus de trois cents mètres de hauteur. Emma réalisa qu’ils

dominaient à tel point le panorama qu’ils allaient devoir

redescendre à la verticale sur le village.

Le serpentin de route dessinait un enchevêtrement de

boucles, disparaissant par moments dans les bouquets d’arbres

et de buissons, et il fallut tirer sur les cuisses et les mollets pour

ne pas se laisser emporter par la pente.

Une interminable crête sombre fermait toute la perspective

nord de l’île, à quelque mille mètres d’altitude, si abrupte qu’elle

semblait inaccessible. Les nuages aux teintes fuligineuses

venaient s’éventrer sur les pointes en passant. Emma baissa les

yeux et se concentra sur ses pas pour ne pas risquer une chute

qui, ici, serait fatale.

Hanavave s’étirait dans sa vallée, plus encastré encore

qu’Omoa. Les deux marcheurs parvinrent enfin au village par le

fond est de la vallée. Juste avant d’arriver sur ce qui servait de

route principale, Tim s’écarta pour suivre une trace dans la forêt.

Des branches étaient fracassées sur trois mètres de large.

— Quelque chose est passé par là, et c’était gros !

- 145 -

commenta-t-il sombrement.

Le sillon se poursuivait tout droit vers l’ouest. Emma vint le

tirer par la manche.

— Venez, le village...

Dès les premières maisons le cœur d’Emma s’était

recroquevillé dans sa poitrine. Tout était désert... Les portes

étaient ouvertes, les moustiquaires battant au gré des courants

d’air.

La rue principale était couverte des stigmates du drame qui

s’y était joué. La pluie n’avait pas suffi à laver le sang sur les

perrons, à balayer les armes improvisées dont on s’était servi.

Un chandail accroché dans une clôture en bois s’était déchiré.

Une demi-douzaine de maisons étaient noircies par le feu. De

nombreuses fenêtres étaient brisées et un drap claquait au vent

sur une pelouse, pris au piège d’un arbuste. Des vêtements, des

sandales, des baskets éparpillés jonchaient la rue. Les piquets

d’une palissade étaient arrachés sur dix mètres, les planches

brisées traînaient dans les herbes.

Un ouragan de violence s’était abattu sur Hanavave. Tout à

coup Tim repoussa Emma.

— Ne regardez pas par là, ordonna-t-il.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ? s’alarma-t-elle.

La peur d’imaginer pire encore la fit reculer et s’arracher à

l’étreinte du jeune homme.

Elle ne vit qu’une basket d’enfant. Puis le pied à l’intérieur.

Sans chaussette, rien qu’une cheville fragile, ambrée, et les

chairs arrachées qui grouillaient de vers. Emma se couvrit la

bouche et réprima un haut-le-cœur. Tim la prit par la main et

l’entraîna à l’écart.

— Allons-y, dit-il. Continuons.

Le spectacle était aussi sinistre partout. L’assaut avait été

d’une férocité primitive.

Tim et Emma remontèrent la rue en direction du port, en

silence. Ni l’un ni l’autre n’osait chercher d’éventuels survivants.

— Il y a environ cinq cents habitants sur l’île, c’est bien ça ?

fit Emma, la voix blanche.

— Oui, répartis sur les deux villages.

— Où sont-ils ? Ils ne se sont pas volatilisés ! Je veux bien

- 146 -

croire qu’il y a eu des... victimes, mais alors où sont les corps, et

où sont tous les autres ?

Ils avaient atteint l’extrémité de Hanavave, les derniers

bâtiments sur leur droite et un grand terrain de sport sur la

gauche, face à la plage.

— En tout cas je sais maintenant où sont passées les

voitures, dit Tim le visage fermé.

Il pointa le canon de son fusil à pompe vers l’océan. Emma y

découvrit cinq véhicules immergés jusqu’au toit. On les avait

précipités dans la baie depuis la jetée.

— C’est presque rassurant, confia-t-elle. Des animaux ou

des... monstres, comme vous dites, n’auraient pas su conduire

ces 4x4.

— Tout dépend de l’interprétation qu’on en a. Et si c’étaient

les derniers villageois qui, se sachant perdus, avaient noyé leurs

voitures pour que leurs assaillants ne puissent pas rejoindre

Omoa ?

— C’est donc qu’ils les pensaient capables de conduire, ça

revient au même. Rassurant, je vous dis. D’un certain point de

vue au moins.

De gigantesques pitons de basalte encadraient la baie,

projetant leurs ombres noires sur l’étendue d’herbe et le liséré

de rochers bordant l’océan.

Un paysage oppressant.

Les yeux d’Emma s’habituèrent aux mouvements des

vagues et elle remarqua que ce qu’elle prenait pour des paquets

d’algues avait des formes plus définies.

Elle pressa le pas.

Des masses d’algues partout. Avec des bras. Des jambes. Et

des faces livides aux lèvres bleues.

Les algues étaient des vêtements gonflés d’eau.

Des corps s’étaient échoués sur la grève, il y en avait partout,

sur les rochers, autour des voitures. Ils formaient de longues

grappes que le ressac ne parvenait pas à briser.

— Ils sont... ils sont attachés ensemble, murmura Emma.

Des larmes coulaient sur ses joues.

Il y avait des femmes, des enfants, des hommes, des

vieillards. Par endroits leur peau était arrachée, d’autres

- 147 -

n’avaient plus de visage, rien qu’une bouillie infâme que la mer

avait colorée de brun.

Plus d’une centaine. Peut-être davantage. Tout se mit à

tourner autour d’elle, et Tim, tout aussi blême, ne put la retenir.

Emma s’effondra sur l’herbe, le visage tourné vers les cieux.

C’est à ce moment qu’il se mit à gronder, un roulement

lourd et puissant.

L’orage pouvait bien se rapprocher, Emma n’en avait cure.

Elle était étendue au milieu des habitants de Hanavave.

Quelque chose avait tué plus de deux cents personnes.

- 148 -

24

Peter et Ben descendirent l’escalier qui donnait sur une salle

où s’alignaient de nombreuses armoires métalliques. Des

lampes rondes tombant du plafond suffisaient à créer des bulles

de clarté dans un long couloir austère, digne d’une prison, qui

traversait les installations du pic de part en part.

Jacques Frégent, tout en haut des marches, s’écria :

— Je ferais bien de venir, on a tôt fait de se perdre

là-dessous ! Peter voulut l’en dissuader mais le scientifique était

à ses côtés en dix secondes.

— Jacques, je vous fais confiance, insista Peter, tout ça doit

rester entre nous.

— Je suis un éternel bavard mais j’aime encore mieux me

taire que d’avoir des ennuis avec Grohm !

Des portes se faisaient face dans le corridor, une douzaine

en tout. Peter parvint à la première, un chariot chromé était

rangé devant et il dut le pousser pour entrer. Des classeurs

étiquetés couvraient les étagères d’une pièce aveugle. Peter et

Jacques s’en approchèrent pendant que Ben, curieux, s’éloignait

pour explorer la suite.

Peter passa son index sur les tranches multicolores. Pas de

poussière.

— Ce sont leurs archives, les vraies je veux dire.

Peter s’aperçut que les classeurs comportaient un numéro et

il chercha les premiers pour les sonder dans l’ordre. Sur les cent

sept premiers figurait un nom de famille, un nom différent pour

chacun, et ils occupaient à eux seuls tout un pan de mur. Peter

fut interpellé par des patronymes qu’il connaissait : « Ménart »,

« Palissier », « Scoletti » ou même « Estevenard », rien que des

membres de l’équipe de David Grohm. Il en conclut que ces cent

personnes devaient être celles qui travaillaient avec le GERIC.

Ce qui faisait beaucoup de monde.

- 149 -

Ben a dit qu’ils disposaient d’un budget conséquent,

plusieurs dizaines de millions d’euros.

Il passa aux classeurs suivants. Une série concernant les

budgets, puis tous les autres, marqués seulement d’un chiffre et

d’une lettre.

Peter s’arrêta au dernier et le tira à lui. Il était léger. A

l’intérieur trois chemises de couleur : « Presse », « Commandes

matériel à régler » et « DeVonck/Clarin ».

En lisant ces noms Peter reçut un coup à l’estomac. Il

s’empressa d’ouvrir. Des photos d’Emma, de Benjamin, de lui et

même de leurs enfants glissèrent au sol. Pour les trois, une fiche

biographique était dressée, renseignements administratifs et CV,

les professeurs ayant dirigé leurs travaux d’étudiants, leurs

collègues actuels et passés, et des notes sur chaque membre de

leur famille. Peter reçut le coup de grâce en découvrant les

photocopies de ses relevés de comptes. On les avait faites

d’après des feuilles froissées et il n’eut aucune peine à

comprendre : on avait fouillé leurs poubelles. Et plus d’une fois !

Un simple Post-it concluait le rapport :

Intérêt scientifique Pression sur famille ?

Ils avaient étudié le meilleur moyen de faire appel à eux et

s’assurer qu’Emma, Ben et Peter ne pourraient pas refuser.

C’était la note que LeMoll avait reçue. Celle que Gerland avait

trouvée.

Pourquoi eux ? Quels travaux menait-on dans la

clandestinité sous l’égide du GERIC ?

La voix de Ben le fit sursauter :

— Peter, faut que tu viennes voir !

Jacques lisait les étiquettes des classeurs et échangea un

bref regard avec Peter. Ils sortirent. Ben se tenait trois portes

plus loin.

— Jusque-là ce sont des bureaux déserts, expliqua-t-il, ils

devaient travailler au-dessus, mais en revanche cette salle-là...

Peter pénétra dans une grande réserve, dont Ben n’avait pas

allumé les lumières. Les murs étaient couverts de bocaux, des

congélateurs dressés au centre, et dans les armoires en acier que

Ben avait laissées ouvertes, des instruments chirurgicaux

brillaient. Deux soupiraux diffusaient la lueur bleutée de la nuit.

- 150 -

Au fond, une paillasse carrelée renvoyait les reflets des lampes

du couloir.

— C’est ce que tu cherchais, non ? interrogea Ben.

Peter acquiesça lentement. Jacques se tenait en retrait,

n’osant approcher.

— Et ce n’est pas tout, en face c’est pas mal non plus,

commenta le jeune sociologue.

Il s’effaça pour dégager la vue sur un rack à fusils. Deux

mitraillettes, un fusil à pompe, quatre armes de poing, et des

paquets de munitions en nombre suffisant pour tenir un siège

pendant une semaine.

— Alors ça..., lâcha Jacques Frégent.

— Le reste est désert, affirma Ben. Des salles vides.

— Tout ce qu’il nous fallait ce sont ces archives, dit Peter.

Maintenant on ne devrait plus tarder à y voir clair. Cependant,

procédons comme si nous n’avions rien découvert.

Officiellement on trie les dossiers de brevets, personne ne doit

savoir.

— Pourquoi ça ? Vous vous méfiez même de votre collègue

Gerland ? s’étonna Jacques.

Peter hocha la tête et pointa son pouce vers l’armurerie.

— Mais surtout, je me dis que des gens qui cachent si bien

leurs documents et qui sont si bien armés sont prêts à tout pour

garder leurs secrets à l’abri. Ne prenons aucun risque.

— Comment... comment puis-je vous aider ?

— Nous allons remonter ensemble, dîner avec tout le monde

et vous vaquerez à vos occupations habituelles. La suite nous

concerne, Benjamin et moi.

— Je peux vous...

— Non, le coupa Peter, vous éveilleriez les soupçons. Si c’est

nécessaire je ferai appel à vous, Jacques, en attendant, pas un

mot et ne changez rien. Merci pour tout.

Et tandis qu’ils remontaient, Ben profita de l’avance

qu’avait Frégent pour chuchoter à l’oreille de son beau-frère :

— Je t’ai menti tout à l’heure en disant qu’il n’y avait rien

d’autre.

— Quoi ?

— La dernière pièce a été aménagée. Une cellule, avec porte

- 151 -

renforcée et chaînes aux murs. Je ne sais pas ce qu’ils

manigancent mais je commence à regretter d’être venu.

Peter resta silencieux un moment, avant de murmurer :

— Nous allons le savoir. Cette nuit nous saurons.

- 152 -

25

Assise dans l’herbe, face à l’océan, Emma reçut les

premières gouttes de pluie, mais ne bougea pas. Tim était

descendu sur les rochers de la grève, il revint en soupirant.

— Toutes les pirogues ont été coulées, on les voit près du

bord. Emma ne répondit pas, les yeux fixés sur le plafond gris

qui commençait à s’épancher sur le village.

— Je ne comprends pas pourquoi ils ont fait ça, continua

Tim. Endommager toutes les pirogues une fois le village décimé

ne servait à rien. A présent ils ne peuvent plus quitter l’île !

Emma ouvrit enfin la bouche, une voix plate, sans émotion :

— C’est donc ce qu’ils veulent, ne plus la quitter. Et que

personne n’en parte non plus.

Après un long silence, Tim s’approcha d’elle.

— Ne restons pas là, allons, venez.

— Il faut les enterrer..., chuchota Emma, sans force.

— C’est impossible. Il y en a trop. Venez. Et puis ne laissons

pas de traces.

Il se pencha et lui tendit le bras. Elle s’y appuya pour se

relever, se passa la main sur le front, en évitant de regarder les

corps que les vagues animaient.

— C’est un cauchemar, fit-elle, si bas que Tim ne put

l’entendre.

Il la poussa doucement vers les palmiers et la rue qui

traversait Hanavave.

— Nous devons trouver un moyen de communication avec

l’extérieur, annonça-t-il.

— Aucun bateau n’accoste ici ?

— Pas des touristes en tout cas, la mer est trop mauvaise

depuis quelques années. Il y a bien le cargo de ravitaillement,

mais il ne vient qu’une fois tous les deux mois. Sinon, pour les

produits frais, ce sont les habitants de l’île qui partent faire leurs

- 153 -

emplettes de temps en temps à Hiva Oa.

— Autant dire qu’on peut rester sans secours pendant un

bon moment.

— C’est pour ça qu’il nous faut un moyen de

communication.

— Si les téléphones étaient coupés à Omoa je ne vois pas

pourquoi ils fonctionneraient ici !

— Non, mais peut-être une radio... Allons, venez.

Ils s’éloignèrent sans un regard de plus vers la mortelle

offrande de la marée.

Près de là, une grosse antenne parabolique était fixée sur un

mât de deux mètres. Tim se pencha pour étudier le boîtier à sa

base.

— C’est pour la télé, dommage.

Plus loin, Emma remarqua une petite église blanche au

portail bleu qu’elle n’avait pas vue à l’aller. Elle se demanda s’il

y avait à l’intérieur le même genre de spectacle que dans celle

d’Omoa. Les églises sont l’endroit où vont s’abriter les gens en

cas de catastrophe...

Elle fit signe à Tim de la suivre.

— C’est idiot mais je voudrais m’assurer qu’il n’y a plus

personne.

Elle poussa le battant et se pencha pour scruter l’intérieur

de la petite nef.

— Passez-moi votre lampe, chuchota-t-elle.

Le faisceau blanc balaya les bancs, l’autel, les statues, sans

rien révéler de suspect. Aucun signe de violence. Ils n’ont pas eu

le temps de venir s’y cacher...

Après quoi Tim les conduisit au cœur du village, vers une

maison blanche coiffée d’un long mât métallique au sommet

d’une butte devant laquelle s’agitait le drapeau français. Les

gouttes qui les arrosaient maintenant étaient épaisses, mais peu

nombreuses.

— S’il y a une radio quelque part, c’est ici ! s’exclama-t-il

plein d’espoir.

Emma insista pour qu’il y aille seul. La vérité était qu’elle

n’en pouvait plus de cette violence et craignait de tomber sur

une autre horreur qui l’achèverait.

- 154 -

Elle s’assit au sommet des marches qui dominaient le coin

de la rue et laissa son regard errer parmi les manguiers, les

palmiers et les bouquets d’hibiscus rouges qui envahissaient

Hanavave.

Elle se sentait vide. Désarmée. La gorge douloureuse et les

tempes bourdonnantes, elle se mit à pleurer. D’abord contenus,

ses sanglots firent céder les vannes et elle libéra

progressivement la terrible tension.

Il ne resta bientôt d’elle qu’une enveloppe vide. Sans énergie.

Sans joie.

Sa vision périphérique capta alors un mouvement. Sa tête

pivota d’instinct et ses yeux sondèrent le secteur. Elle chassa les

dernières larmes avec ses doigts.

Rien. Aucune présence.

Ce qui ressemblait à un pantalon s’agitait doucement dans

le vent, plus loin c’était une affiche partiellement arrachée qui

tremblait. Emma se détendit un peu. La pluie lui faisait du bien,

elle se sentait moite, rêvait d’une bonne douche chaude. C’était

déjà un premier point, un désir, une lueur d’envie vers quelque

chose. Le tonnerre claqua quelque part au-dessus de l’océan.

Tim ressortit en traînant les pieds et Emma comprit.

— Il y a bien un poste, mais il est détruit, commenta-t-il

d’une voix sombre. On s’est acharné dessus.

— Alors, que fait-on ?

— Il faut continuer, on ne sait jamais. De toute façon on n’a

rien d’autre.

Leur ennemi, maintenant, serait le découragement. Emma

le comprit.

Ils regagnèrent la rue et se mirent en quête d’un autre

bâtiment avec une antenne sur le toit. Sans y croire. Tim

s’arrêta plusieurs fois pour effectuer un tour sur lui-même.

Après deux cents mètres, tandis qu’ils approchaient de la sortie

du village, il se pencha vers Emma :

— Continuez de marcher, ne vous retournez pas, nous

sommes suivis.

— Je m’en doutais. J’ai cru voir quelque chose tout à

l’heure !

— Pour l’instant j’ai l’impression qu’il est tout seul. On va

- 155 -

l’entraîner sur ce chemin et dans le virage je m’écarterai dans

les fourrés. Ne vous arrêtez pas, je m’en occupe.

Avant qu’elle puisse répondre, Tim s’engageait dans un

sentier broussailleux. Il se jeta dans la végétation épaisse et

Emma poursuivit sa route. Elle fit encore trente mètres sans

rien entendre, puis commença à s’inquiéter. Ne te retourne pus.

S’il est derrière il va savoir que tu l’as repéré. Elle passa une

main dans ses cheveux pour en chasser la pluie qui ruisselait

maintenant sur son front, dans ses yeux.

— NE BOUGEZ PLUS ! hurla-t-on dans son dos.

Elle fit volte-face pour découvrir Tim qui braquait son fusil

à pompe sur un homme à la peau bronzée, vêtu d’un pyjama.

Elle accourut vers lui.

— NE TIREZ PAS ! implora l’inconnu en levant les mains.

Emma se posta au côté de Tim. Pendant un instant personne ne

broncha. Un silence cocasse et terrifiant à la fois plana sur le

trio, puis Emma demanda à Tim :

— Vous le connaissez ? C’est un habitant du village ?

— Je n’en sais rien, je suis loin de les connaître. Je ne viens

presque jamais à Hanavave !

Sa voix trahissait une tension qui fit craindre le pire à

Emma.

— Oui ! s’écria l’homme. Oui ! J’habite ici ! Je m’appelle

Oscar Lionfa ! Je vis ici ! Je vis ici !

— Baissez votre arme, commanda Emma à Tim.

— Quoi ?

— Faites-le, ce type est aussi terrorisé que nous. Rangez ça

avant qu’un drame n’arrive.

A contrecœur, Tim abaissa son arme et l’homme s’affaissa

pour le compte sur ses genoux. Ses épaules ployèrent et sa

bouche aspira l’air longuement. A n’en pas douter, sous la pluie

qui couvrait son visage la sueur devait ruisseler.

— Mon Dieu merci, souffla-t-il. Vous êtes les secours ?

Emma secoua la tête. Elle vit qu’il avait les yeux rouges

comme s’il avait pleuré toute la nuit.

— Vous avez vu ce qui s’est passé ici ? demanda-t-elle. Oscar

grimaça de terreur et secoua la tête.

— Mais j’ai entendu... Vous avez un bateau ? Il faut quitter

- 156 -

cet endroit tout de suite, je vous raconterai mais il faut d’abord

s’en aller !

— Nous n’avons plus d’embarcation, rétorqua Tim. Elle est

échouée. Qu’avez-vous entendu ? Qui a fait ça au village ?

Oscar se releva et sonda rapidement la forêt tropicale

autour d’eux. La pluie continuait de battre les feuilles, leurs

vêtements étaient à présent trempés et le tonnerre grondait

encore, plus longuement, plus près que jamais.

— L’orage arrive..., commenta Oscar.

Emma avait l’impression qu’il était sur le point de

s’évanouir, submergé par les émotions.

— Qui a massacré le village ? répéta Tim.

Oscar les fixa, avant de tendre vers eux un doigt vengeur et

de lancer froidement :

— C’est vous.

- 157 -

26

La pluie s’intensifia d’un coup. Elle se mit à crépiter si fort

sur la terre et la végétation qu’Emma dut crier pour se faire

entendre :

— Comment ça « nous » ?

Peu à peu, elle vit la peur céder la place à la colère sur le

visage d’Oscar.

— C’est vous ! Oui, c’est vous qui avez détruit nos vies ! En

venant sur notre île, avec vos machines, et tout ce bruit que vous

avez fait pendant des semaines et des semaines à creuser la

terre là-haut, maintenant la porte est ouverte !

— De quoi parle-t-il ? fit Tim.

— De nous, les gens de la métropole, comprit Emma.

— C’est vous qui avez creusé, là-haut dans nos montagnes,

insista Oscar, là où nous n’avons jamais dérangé la terre

pendant des centaines d’années ! Vous êtes venus et vous avez

tout détruit en quelques jours. Et vous avez ouvert un trou sur

l’enfer ! Les démons sont descendus sur toute l’île ! C’est à cause

de vous !

— Calmez-vous, répliqua Emma en s’approchant de lui. Elle

remarqua qu’il avait les yeux pleins de larmes.

— Ma fille ! Ils ont pris ma fille ! Et ma femme ! Tout le

village ! J’ai vu les corps sur les rochers ! Ils ont massacré tout le

monde !

Il se cacha le visage dans les mains, et Emma s’avança vers

lui.

— Oscar, je... je suis désolée pour votre famille.

Elle demeura ainsi, silencieuse, tandis qu’il pleurait. Les

nuages devinrent charbonneux et la luminosité tomba d’un

coup.

— Oscar, répéta Emma, nous ne pouvons pas rester ici sur

ce chemin, il faut retourner au village. Venez.

- 158 -

Constatant qu’il ne bougeait pas, Emma l’attrapa par le bras

et le tira, ce qui suffit à le sortir de sa bulle. Ils retrouvèrent les

premières maisons et Tim les conduisit vers celle qui lui

semblait la plus grande. Au moment d’entrer dans le jardin,

Oscar s’immobilisa.

— Non, pas ici. On ne peut pas. C’est chez Pierre, il n’aime

pas qu’on entre chez lui quand il n’y est pas.

Emma eut envie de rappeler que ce n’était plus vraiment un

problème, mais s’en garda.

— Très bien, alors où pouvons-nous aller ? interrogea-t-elle

avec toute la douceur dont elle était capable, entre peur et

fatigue.

— J’habite là-bas.

Ils le suivirent dans la rue. La pluie tombait si fort qu’elle

limitait le champ de vision à une trentaine de mètres. Tim

marchait en collant son fusil contre lui pour le protéger de l’eau.

— Ce n’est pas étanche ? s’écria Emma par-dessus le

vacarme.

— Aucune idée, je préfère ne prendre aucun risque ! Vous

croyez qu’on peut lui faire confiance ?

— A-t-on le choix ?

Oscar les fit entrer dans une petite bâtisse en bois de

plain-pied et referma derrière eux. Il leur apporta des serviettes

pour se sécher et des couvertures pour se réchauffer. Tous ses

gestes étaient mécaniques, ce n’était plus la conscience qui le

gouvernait. Emma l’observait.

Il alluma une lanterne à huile – indispensable, comprit-elle,

à tout habitant de l’île où l’électricité devait être d’humeur

versatile – et mit à chauffer une bouilloire sur le réchaud à gaz.

Lorsqu’ils furent secs, emmitouflés dans leurs couvertures,

une tasse de thé chaud à la main, Emma se sentit mieux. Moins

fragile nerveusement. Elle savait qu’il était dangereux de

craquer en pareille situation, il fallait au contraire garder son

sang-froid, se focaliser sur les événements afin de trouver une

solution aux problèmes. Cependant, savoir et faire étaient

décidément deux choses différentes. Elle pensa très fort à ses

enfants et à Peter. À l’idée de les serrer dans ses bras, elle trouva

la force de rester sereine.

- 159 -

Oscar n’avait plus cette énergie. Il n’avait plus d’espoir.

Emma se pencha vers lui :

— Je sais que c’est dur pour vous, mais nous devons vous

poser ces questions, Oscar. Nous sommes coincés ici et... ces

démons, comme vous les appelez, pourraient revenir. Est-ce

que... vous les avez vus ?

Il secoua la tête lentement.

— C’est arrivé très vite. Je dormais... je dors toujours

profondément quand j’ai bu un peu le soir, et ce soir-là j’avais

bu beaucoup. Quand je me suis réveillé ma femme n’était plus

dans le lit. Je suis allé voir dans la chambre de la petite et il n’y

avait personne. J’ai entendu les cris dans la rue. Tous ces cris.

Son regard était perdu dans le néant qui dissociait sa

mémoire de ses émotions.

Emma lui posa une main sur l’épaule.

— La porte était ouverte, poursuivit-il du même ton

monocorde. Ça faisait longtemps que les démons étaient dans le

village, je n’avais rien entendu à cause de l’alcool mais ça faisait

longtemps ! Ils avaient déjà massacré la plupart des amis, je

voyais dans la rue les maisons en feu, et j’entendais surtout les

hurlements. J’ai voulu sortir, il y avait des silhouettes qui

couraient en criant, ils giclaient le sang de partout, de la tête,

des bras, du ventre, comme s’ils avaient des tuyaux d’arrosage

dans le corps ! Je suis sorti pour aller vers eux, pour les aider,

pour trouver ma femme, mais... j’ai fait trois pas et je suis tombé

dans les fougères.

Cette fois son menton fut pris de tremblements alors qu’il

luttait contre les larmes.

— Vous ne les avez pas vus, ces... démons ? interrogea Tim.

alors comment savez-vous que c’en est ?

— Quand je me suis réveillé au petit matin j’ai vu le carnage !

Et aucun homme ne pourrait faire ça ! J’ai cherché ma fille et

ma femme... J’ai nagé au milieu des corps, mais il y en a tant ! Il

faudra m’aider ! Il faudra venir avec moi, à trois nous pourrons

nous relayer, il faut plonger, parce qu’il y en a encore plus sous

l’eau, attachés ensemble !

Emma frissonna. L’homme délirait. Tim enchaîna :

— Vous avez parlé de travaux dans la montagne tout à

- 160 -

l’heure, de quoi s’agit-il ?

— C’est de l’autre côté, vers la pointe Matakoo, dans une

cuvette près de la baie d’Ouia. Ils ont creusé la montagne et

construit un temple au diable !

— De quoi parlez-vous ? insista Tim.

— Il y a environ un an, des bateaux sont venus, ils ont

contourné l’île, et puis les hélicoptères ont bourdonné au-dessus

de la forêt pendant plusieurs mois. On est allés voir avec des

copains. Les gens de la ville sont venus pour bâtir leur temple.

Au début on pensait que c’était pour les touristes. Puis il y a eu

des cris effroyables qui en sortaient ! Le jour et la nuit, des

hurlements ! C’est là qu’on a compris qu’ils faisaient quelque

chose de mauvais !

— Et vous n’avez rien rapporté aux autorités ? s’étonna

Emma.

— Le gendarme nous a dit qu’on se faisait des idées. Le

maire a dit que ces gens avaient bien payé et que ça allait nous

apporter beaucoup de progrès sur l’île. Personne n’a voulu nous

écouter. Après, les hurlements ont cessé, quand on marchait

jusque là-bas, on n’entendait plus rien, ce qui ne veut pas dire

que c’était terminé. Ils ont juste fait plus attention.

— Et depuis le... l’attaque ? s’enquit Tim. Vous avez revu ces

démons ?

— Non, personne jusqu’à vous... Personne...

Tim et Emma se regardèrent, et cette fois Oscar s’effondra.

Il se mit à sangloter en répétant les noms de sa fille et de sa

femme. Tim s’écarta et fît signe à Emma de le rejoindre.

— Vous en pensez quoi ? lui demanda-t-elle.

— C’est un vieil alcoolo ! Cependant je pense qu’il a raison

sur un point : c’est du côté de ces installations que tout est parti.

— Vous sauriez y aller ?

— Là-bas ? Vous avez entendu ce qu’il a dit ? M’est avis que

nos agresseurs nocturnes se terrent dans ce coin, je ne vais pas

aller me jeter dans la gueule du loup !

— Il a parlé de bateaux et d’hélicoptères, il y a peut-être un

quai et de quoi quitter cet enfer ! Au pire on y trouvera

sûrement une radio ! Ça vaut le coup d’essayer plutôt que de

moisir ici, non ?

- 161 -

— Je ne sais pas, je ne le sens pas. Et puis s’ils ont détruit la

radio et les pirogues dans le village, je ne vois pas pourquoi ils

en auraient épargné d’autres ailleurs.

— C’est tout ce qu’on a. Combien de temps d’après vous

pour y aller ?

Tim soupira en réfléchissant.

— La baie d’Ouia est sur le versant est de l’île. Je ne sais pas,

je dirais au moins cinq heures.

Emma examina sa montre.

— On peut y être avant la tombée de la nuit, mais on ne

pourra pas rentrer.

— Alors c’est non. Je ne prends pas le risque d’y passer la

nuit. Emma le fixa. Tim était déterminé, elle ne pourrait pas lui

faire changer d’avis.

— Bien, on dort ici et on avise à l’aube. Oscar a dit qu’il n’y a

personne depuis deux jours.

— S’il a noyé son chagrin dans toutes les bouteilles qu’il a

trouvées je veux bien croire qu’il n’a rien entendu !

— Au moins ça nous apprend qu’en étant discrets nous

avons plus de chances de nous en sortir, donc on ne calfeutre

pas les entrées. Si les volets sont fermés ou s’il y a des planches

aux fenêtres, les... démons, comme dit Oscar, sauront que nous

sommes là. On ferme à clé, mais rien de plus qui pourrait attirer

l’attention sur la maison.

— Les démons ? Vous y croyez maintenant ? s’étonna Tim

avec un soupçon de dérision.

— Non, mais il faut bien leur donner un nom !

Réalisant qu’ils n’avaient rien avalé depuis le matin, Emma

s’en alla dans la cuisine pour préparer de quoi calmer la faim

que la peur et le stress, en recul, libéraient à nouveau.

Ils mangèrent des sandwiches en observant la rue par la

fenêtre de la cuisine. Il faisait presque nuit à cause de l’orage.

Des éclairs illuminèrent le village et redonnèrent, l’espace de

quelques secondes, des couleurs à ce qui était devenu terne sous

la pluie.

Oscar refusait de s’alimenter. Recroquevillé sur son canapé,

il fixait les ongles de ses pieds.

— Qu’est-ce qu’on va faire de lui ? questionna Tim entre

- 162 -

deux bouchées.

— C’est à lui de décider. S’il veut venir avec nous, ou s’il veut

rester ici. Laissons-lui jusqu’à demain avant de lui proposer.

Elle but une gorgée de soda. Tim en profita pour revenir sur

ce qui le tourmentait :

— Je sais que ça vous semble absurde cette hypothèse de

démons ou de... monstres, mais vous êtes comme moi, vous

avez vu ce qui s’est passé ici, aucun homme ne pourrait faire

une chose pareille ! Et la nuit dernière, ce qui s’en est pris à la

maison ne se comportait pas non plus comme un homme.

Alors... scientifique ou pas, n’y a-t-il pas une petite parcelle de

vous capable d’envisager qu’on soit face à une créature que nous

ne connaissons pas ? Quelque chose qui vivait ici, et qui a été

libéré par les types dans la montagne.

Emma le toisa un instant avant de reposer son sandwich.

— Pourquoi, vous y croyez, vous ? répliqua-t-elle. Il haussa

les épaules.

— Peut-être, j’avoue que je n’en sais rien. Je suis... paumé.

— Je vais vous dire pourquoi je n’y crois pas : les

« monstres » n’existent pas, c’est un fait. En revanche vous

faites sûrement allusion à une espèce animale évoluée au même

titre que l’Homo sapiens. Une espèce que nous n’aurions pas

encore découverte.

— Oui, c’est exactement ça. Elle secoua la tête.

— Non, impossible. Pourquoi ? Parce que ce qui a attaqué

cette île est intelligent, le fruit d’une longue évolution. Et ça

n’aurait pas pu passer inaperçu aussi longtemps. Nous vivons

une ère où la Terre a été parcourue, fouillée, sondée, à part les

profondeurs abyssales, nous en connaissons les moindres

parcelles. Et ce que l’homme n’a pas conquis, les satellites l’ont

étudié.

Conway

Morris

et

Whittington,

deux

paléoanthropologues célèbres, ont développé une théorie selon

laquelle la tendance de la vie est à l’enrichissement de peu

d’espèces au détriment de beaucoup d’autres. La vie enrichit ce

qui existe, elle aide à l’adaptation pour la survie. Donc la vie ne

favorise pas la stagnation, ou la régression. Vous voyez où je

veux en venir ? Tim fit une grimace gênée.

— Pas du tout...

- 163 -

— La vie se développe, elle avance, elle prospère, elle se

répand. Une espèce animale ne serait pas restée prostrée ici,

sans quoi elle ne serait pas évoluée ! Si une autre espèce avait

grandi en même temps que nous sur cette planète pour

atteindre un degré de sophistication semblable au nôtre nous ne

pourrions pas l’ignorer aujourd’hui. Si j’applique la théorie de

Conway Morris et Whittington à l’extrême, du macro au micro,

cette espèce aurait probablement nui au développement

d’autres espèces dans son environnement proche, nous aurions

constaté la disparition d’espèces mineures, la fuite d’autres pour

échapper à leur prédateur... Bref, la vie, particulièrement si elle

est très évoluée, donc dominante, ne peut passer inaperçue. Et

si on ne la remarque pas directement, on ne peut échapper aux

remous qu’elle provoque inexorablement dans le grand bain de

l’existence. Et nous n’avons jamais noté ce genre d’incidents.

— Peut-être que c’était une espèce souterraine ? C’est pour

ça que nous n’avons jamais rien découvert !

Leurs visages furent fouettés par le flash d’un éclair.

— On a dit « intelligente », Tim ! Suffisamment pour faire

sauter des voitures dans l’eau et pour détruire une radio ! Non,

c’est grotesque ! Ce sont des hommes qui attaquent cette île, et

rien d’autre !

Emma retourna auprès d’Oscar et insista pour qu’il mange,

et boive un peu d’eau. Elle était inquiétée par ses lèvres

craquelées. Il finit par accepter la nourriture et l’avala sans y

penser. Puis il apporta un cadre qu’il tendit à Emma. Une

grande photo d’une fillette souriante sur les genoux d’une

femme vêtue de couleurs vives et tout aussi joyeuse.

— C’est Pauline et ma femme, Lorette. Elles sont belles,

n’est-ce pas ? Je n’en parle pas au passé, ça ne vous dérange pas ?

Moi je n’en ai pas envie.

Emma bavarda avec lui un moment, plus pour jauger de son

état psychique que par politesse. Elle nota qu’il alternait les

moments de lucidité, les passages à vide, proches de la catatonie,

et les bouffées de délire, quand il préférait parler de sa famille

en « vacances ». Et il insistait sur le mot. Elles étaient parties

« pour des longues vacances ».

— Ce qui me chagrine, vous savez, insista-t-il, c’est qu’elles

- 164 -

soient parties si vite, sans me prévenir. Je n’ai même pas pu

embrasser Pauline ! Mais c’est tout Lorette, ça ! Elle décide

d’une chose et il faut que ce soit fait dans la minute !

En fin d’après-midi, Oscar dormait sur son lit, dans une

chambre toute proche. L’orage n’avait pas faibli et Tim semblait

contrarié. Emma vint vers le jeune homme.

— Ça n’a pas l’air d’aller. Tim fit la moue.

— Ce temps ne va pas nous aider ! Aucun bateau ne viendra

tant qu’il fera aussi mauvais. Et si nous souhaitons quitter le

village... les sentiers seront noyés, impraticables.

— Ce qui est valable pour nous l’est pour nos ennemis. Tim

eut un sourire.

— Vous parlez comme un militaire. Vous avez ce côté Sarah

Connor, maintenant que j’y pense !

— Sarah qui ?

— Vous n’avez pas vu Terminator ?

— Mon truc c’est plutôt les livres. Il n’empêche que cet

orage nous dessert autant qu’il nous protège.

— Je l’espère, soupira Tim.

Le soir, ils s’installèrent autour de la lampe à huile et

dînèrent. Oscar semblait lucide, néanmoins il ne se lamentait

pas. Il n’y avait plus de larmes en lui. Il leur parla du village, du

bonheur pour les enfants d’aller jouer au foot sur le terrain face

à la baie, de son frère qu’il n’aimait pas et de son amour du

rhum. Pourtant, à aucun moment de la journée Emma ne l’avait

vu boire de l’alcool, et il n’en manifesta pas l’envie. La tragédie

l’avait sevré.

Lorsqu’il alla se coucher, Emma se prit à espérer qu’il puisse

désormais rester lucide. S’il devait être leur compagnon de route,

il valait mieux qu’il soit apte à se maîtriser.

Tim s’éclipsa pour revenir avec une pile de romans dans les

bras.

— J’ai trouvé ça dans la remise du fond. Je me suis dit qu’ils

pourraient vous aider à dormir...

— C’est gentil, merci Tim.

Elle observa les tranches et s’arrêta sur Malraux, La

Condition humaine, qu’elle n’avait jamais lue. Après s’être lavée

à l’eau froide, elle s’installa sur le canapé avec une couverture et

- 165 -

son livre.

— Vous avez une chambre de libre, l’informa Tim.

— Je sais, mais j’aimerais autant qu’on dorme dans la même

pièce, si ça ne vous dérange pas.

Elle n’osa pas préciser : « Mais pas dans le même lit. » Tim

l’observa, puis hocha la tête.

— Si je peux vous rassurer.

Il improvisa une couche avec les deux fauteuils qu’il disposa

face à face, et la fatigue ne tarda pas à les expédier tous deux

dans les limbes des cauchemars.

Emma se réveilla souvent, en sueur, sans savoir de quoi elle

avait rêvé, sinon que c’était effrayant.

Elle eut le sentiment qu’il était déjà très tard dans la nuit

lorsqu’elle ouvrit les yeux à nouveau. Aucun souvenir vaporeux

en tête, aucune bribe de peur dans la traîne de son sommeil.

Emma se demanda pourquoi elle s’était réveillée, cette fois. La

pluie avait cessé, elle n’entendait plus le froissement des gouttes

sur la végétation. Il y avait de la lumière autour d’elle. Elle prit

appui sur ses coudes pour se redresser. Ce n’était pas la lampe à

huile du salon, celui-ci était plongé dans la pénombre. Cela

provenait de l’extérieur. Emma s’enveloppa dans sa couverture

et marcha jusque dans la cuisine.

Par la fenêtre, elle vit Oscar debout sur le perron, une lampe

électrique à la main qu’il agitait en direction du village. Deux

lanternes dans lesquelles brûlaient des bougies étaient

suspendues au-dessus de l’entrée.

Oscar entendit le plancher grincer dans la maison et se

retourna. Quand il aperçut Emma, il lui sourit à pleines dents,

avant de désigner la forêt et la rue d’un geste ample :

— Tout va bien. Je les ai prévenus que nous étions là ! Le

sang d’Emma se glaça.

- 166 -

27

Tard dans la nuit, le vent autour du pic du Midi avait forci.

Il battait les flancs de la montagne en soulevant des vagues de

neige qui grimpaient dans le ciel en s’enroulant sur elles-mêmes

avant d’exploser contre les éperons noirs. De gigantesques gifles

impactaient la montagne.

Dans les sous-sols de l’observatoire, traversés par un long

couloir sinistre, à l’éclairage blanc sur des murs bruns, la

plupart des lourdes portes étaient fermées. Sauf une. Derrière

celle-ci, un bureau poussiéreux, une lampe de banquier allumée,

et Peter DeVonck, affalé dans son fauteuil, compulsant une pile

de classeurs. L’horloge murale indiquait minuit et quart.

Peter avait commencé par parcourir les dossiers du

personnel qu’il connaissait. Estevenard, Ménart, Palissier,

Scoletti... pour terminer par Grohm lui-même. Celui-ci était

docteur en biologie, spécialisé en réorganisation cérébrale liée à

l’évolution. Il était passé par l’INSERM, en tant que directeur

adjoint de recherche du département de biologie, supervisant

les programmes de génétique, biologie du développement et de

l’évolution, et biologie végétale. Peter nota un lien entre Grohm

et Louis Estevenard, ce dernier ayant travaillé dans le même

département,

au

programme

Neurosciences.

Ils

se

connaissaient donc depuis presque dix ans.

C’est bon à savoir. Ils sont probablement amis, en tout cas

ils se connaissent bien. Ça pourra servir...

Grohm avait quitté l’INSERM trois ans plus tôt pour

rejoindre une société privée dont Peter n’avait jamais entendu

parler. Là-bas il avait été en charge du département Recherche

et Développement et conduisait en particulier une étude sur la

« Plasticité du cerveau ». Peter s’était rendu compte que cinq

des six chercheurs présents sur le pic étaient passés par ce

laboratoire privé en même temps que Grohm. Il n’y était resté

- 167 -

que deux années avant d’incorporer la société GERIC avec son

équipe.

Peter s’intéressait à présent à la copie d’un rapport

expliquant brièvement les mécanismes de la génomique

fonctionnelle, et il s’étonna de cette vulgarisation. Les

scientifiques qui travaillaient ici n’avaient nul besoin de ce

genre de simplification. Ce rapport était donc destiné à un

néophyte. Mais le souci du détail, des justifications de tel ou tel

achat de matériel lui firent comprendre qu’il était destiné à un

commanditaire. LeMoll ? Quelque haut responsable du GERIC

qui n’aurait aucune formation en génétique... ?

La génomique fonctionnelle servait tout simplement à

comprendre le fonctionnement des composants du génome, ce

dernier étant le matériel génétique d’une espèce, encodé dans

son ADN, donc sa carte d’identité et le mode d’emploi de tout le

corps à la fois. Ce qui étonna plus encore Peter, ce fut de lire

qu’ils travaillaient sur des organismes... humains. Il n’avait

jamais entendu parler du GERIC auparavant et pourtant l’étude

du génome humain ne pouvait s’effectuer sans ressources

conséquentes, avec publications à la clé, travaux collégiaux avec

d’autres programmes, d’autant que depuis l’accord des

Bermudes, en 1995, tout fragment de séquence déchiffré se

devait d’être aussitôt communiqué sur Internet. Bref, rien qui

puisse se faire dans la discrétion.

Peter trouva enfin une information sur cette mystérieuse

entreprise, à la dernière page. La signification de l’acronyme

GERIC : Groupement d’Étude et de Recherche pour

l’Innovation Cosmétique. En soi, cela ne voulait rien dire. Qui

était derrière cette supercherie ? Un rassemblement de sociétés

cosmétiques ayant monté une structure anonyme sans lien

direct avec leur nom prestigieux, afin de conduire des

opérations douteuses dans la plus grande discrétion ? Quel

rapport entre la génomique fonctionnelle de l’homme et la

cosmétique ? Trouver le parfum parfait ? La molécule de

maquillage suprême ? Quelle mascarade !

Où en était Ben ? Le jeune sociologue avait emporté de la

lecture qu’il avait glissée dans un dossier sans importance du

rez-de-chaussée pour donner le change, et il était monté le lire

- 168 -

dans le salon, fidèle à son habitude. Avait-il craqué pour aller se

coucher ?

La porte en haut des marches se referma assez fort pour que

Peter l’entende.

Quand on parle du loup !

Il se leva, les jambes engourdies, le cerveau groggy par la

concentration.

Les pas qui descendaient l’escalier se voulaient discrets

mais ils résonnaient tout de même dans le long couloir.

Cette précaution alarma Peter. Ce n’était pas Ben. Il

s’approcha de la porte.

La chaîne n’est pas mise. Lorsque je suis revenu tout à

l’heure je n’ai pas fermé le cadenas ! Peter maudit sa confiance

naturelle, alliée redoutable de la négligence.

Qui cela pouvait-il être ?

Un des hommes de Grohm ?

Jacques. Jacques Frégent peut-être...

Peter glissa un œil par l’entrebâillement de la porte.

Une haute silhouette longiligne apparut dans la pénombre.

— Professeur DeVonck ? Vous êtes là ?

Peter eut un doute, cette voix lui était familière. Il sortit de

sa cachette et reconnut Georges Scoletti.

— Que faites-vous ici ?

— Je vous cherchais ! C’était ouvert là-haut, donc je me suis

permis, et quand j’ai vu l’armoire déplacée, j’ai compris que

vous aviez découvert nos installations. Vous ne l’avez pas dit à

David Grohm ?

— Non, je ne suis pas sûr d’en avoir envie.

— Surtout n’en faites rien !

L’expression qui passa sur son visage crispa Peter. Scoletti

avait une peur panique de Grohm.

— Ne vous inquiétez pas, ce n’était pas dans mes intentions.

— Sortons d’ici, je ne peux pas rester, si on me voit sortir de

là, ils sauront. Venez, nous serons plus en sécurité dans les

cuisines.

Peter s’estimait au contraire à l’abri ici, mais préféra ne pas

contredire son unique informateur, lunatique de surcroît. Pour

rejoindre les cuisines, Scoletti demanda à Peter de passer

- 169 -

devant et de lui faire signe s’il n’y avait personne après chaque

porte.

Une fois dans la grande pièce froide, Scoletti alla prendre

une bouteille de whisky, deux verres et deux tabourets et ils

s’installèrent à l’arrière, près du coin à pâtisserie. L’unique

éclairage était la lampe électrique que le pharmacien avait posée

entre eux.

Maintenant qu’il était sur les lieux, Peter comprenait mieux

la lubie du pharmacien : plusieurs accès étaient proches, et si

quelqu’un arrivait Scoletti pouvait disparaître en cinq secondes.

Ce type aurait fait un bon agent secret ! s’amusa Peter.

Mais la tension raidissait Scoletti.

— Merci pour le mot de passe du CD-Rom, commença

Peter.

— Vous l’avez lu ?

— Oui. C’était court et assez peu clair à nos yeux de profanes.

J’avoue être un peu perdu. Que recherchez-vous ? Au début j’ai

pensé à une cartographie cérébrale pour identifier les

mécanismes de la violence et développer des inhibiteurs, mais

depuis cette nuit je commence à douter. Vous êtes en quête d’un

parfum annihilant les pulsions agressives ?

Scoletti emplit généreusement les deux verres et porta le

sien à ses lèvres.

— Non, pas exactement, souffla-t-il après s’être brûlé la

gorge d’un long trait. Je vais commencer par le début mais,

avant ça, vous devez me promettre de m’aider.

— C’est-à-dire ?

— Tout d’abord, tant que nous sommes ici, sur le pic, vous

faites comme si je ne vous avais rien dit. Rien du tout. Au

moindre sourire ou regard complice c’est terminé. C’est moi qui

viendrai vers vous quand je m’estimerai en sécurité. C’est moi

qui fixe les règles, c’est à prendre ou à laisser. Ensuite, quand

toute cette affaire éclatera, vous ne manquerez pas d’intercéder

en ma faveur. J’ai fait une connerie monumentale en me lançant

dans ce projet, c’est vrai, mais je le regrette. Je ne cautionne

plus du tout ce qu’ils font, je ne veux plus y être associé.

— Pourquoi ne les avez-vous pas quittés ? C’est ce qu’on

risque de vous reprocher une fois dehors...

- 170 -

Scoletti secoua la tête vivement.

— Impossible. Une fois intégré au projet, on ne peut plus en

sortir.

— Tout de même, vous êtes libre...

Scoletti lui posa la main sur le bras pour l’interrompre.

— Nous savons des choses qu’ils ne peuvent pas se

permettre de divulguer à la population ! Si ça se savait, ce serait

l’anarchie ! La terreur sur terre !

— Mais de quoi parlez-vous ? Scoletti but une autre gorgée.

— Par le début. Il faut commencer par le début. J’ai travaillé

treize ans pour un groupe pharmaceutique...

— Kinkey & Praud, je sais, j’ai lu votre dossier. Scoletti le

fixa dans les yeux.

— Il y a deux ans j’ai été débauché par l’équipe de David

Grohm pour incorporer une petite structure avec beaucoup de

moyens et des projets ambitieux sur l’étude du cerveau, en

particulier sa plasticité. J’ai appris au fil des mois que nos

travaux étaient revendus en grande partie à l’armée française. Il

y avait beaucoup d’argent à la clé, et une grande urgence pour

battre nos concurrents. En recherche, cette équation est souvent

celle du diable, si vous me permettez l’expression. Précipitation

multipliée par des millions d’euros égale : prêt à tout. Après

avoir soudé notre équipe en utilisant tous les artifices possibles :

fatigue, succès collégial et travail en autarcie six jours sur sept,

Grohm nous a mis peu à peu la pression pour nous faire

accepter de dévier des protocoles réglementaires. Avec le recul,

ça semble stupide, mais quand vous le vivez de l’intérieur c’est

tout à fait différent : la dynamique de groupe, du succès, c’est

une spirale. Ajoutez à cela l’adrénaline de la réussite, et vous ne

pouvez plus vous arrêter. Votre équipe est la meilleure, elle a

tout donné, tout sacrifié pour en arriver là, elle est à deux doigts

de terminer, d’être la première à y parvenir au monde, mais le

concurrent va nous coiffer sur le poteau, pas parce qu’il est plus

fort que nous, juste parce qu’il a des moyens supplémentaires et

qu’il a bénéficié de nos premières découvertes pour gagner du

temps. Ça, c’est insupportable. Alors on accélère, on rogne un

peu sur ce qui est autorisé, puis un peu plus, et encore plus. On

termine par des expériences totalement illégales sur des cobayes

- 171 -

humains qu’on paye grassement, d’abord des étudiants sans le

sou, puis des clochards parce qu’ils sont moins bavards et que

de toute façon personne ne les croira.

Peter sentit à son tour le besoin d’être réchauffé par l’alcool.

— Il y a eu un accident ? demanda-t-il.

— Nous maîtrisions parfaitement la situation. Tout était

sous contrôle. Jusqu’à la semaine dernière.

Son regard tomba d’un coup. Il se perdit dans son verre.

— Nous avons été trop vite. Nous étions épuisés, personne

ne rentrait plus chez soi depuis presque un mois, nos vies

étaient dans ce labo, obsédés par la quête du résultat. Certains

ont perdu leur famille ainsi. Un soir, un de nos patients a payé

le prix fort. Lésions irréversibles du cerveau. On l’a transformé

en légume. Après ça le projet s’est effondré, on a été battus par

la concurrence et nos vies étaient détruites.

— C’est là que LeMoll est venu vous chercher ?

— LeMoll ? Non, lui c’est un pion ! Au moment où nous

nous estimions finis, Grohm est revenu nous chercher. Il avait

une porte de sortie pour nous. Un travail particulier, le seul que

nous pouvions encore conduire. Très bien payé. Je m’en

souviens parfaitement, il nous a dit : « Mais attention, ce n’est

pas passionnant, non, pas passionnant, c’est mieux : c’est vital.

Pour l’humanité. C’est le type de recherche que chacun d’entre

vous rêvait de mener un jour pendant ses études, un fantasme

pur, improbable et pourtant bien réel. Si vital et si urgent que

personne ne peut s’en charger. Et vous savez pourquoi ? Parce

qu’on ne peut se permettre d’attendre des validations politiques,

de suivre des protocoles légaux interminables. Il faut aller vite.

Il faut bien faire. Parce que l’humanité en dépend. C’est une

folle course contre la montre qui s’est engagée. Et cette fois, on

va nous donner les moyens de réussir. Pour la survie de notre

espèce. »

— Et forcément, vous ne pouviez refuser, compléta Peter.

Scoletti tendit son index noueux :

— Vous savez ce que je pense maintenant ? Que toute cette

histoire, auparavant, la lobotomie de ce pauvre type, tout ça

n’était qu’un coup monté de Grohm et des hommes au-dessus

de lui pour nous préparer. Pour se former une équipe

- 172 -

compétente et prête à travailler dans la clandestinité, parce

qu’elle n’aurait plus le choix. Ils nous ont manipulés. Ils nous

ont détruits, puis reconstruits grâce à leurs actions, pour que

nous soyons serviles !

Une porte grinça non loin dans un couloir. Scoletti se

redressa, prêt à bondir de son tabouret.

— C’est probablement Ben, voulut le rassurer Peter. Il n’y a

que lui qui ne dorme pas à cette heure de la nuit.

— Ne croyez pas ça !

Scoletti se leva et approcha du réfectoire, suivi par Peter. La

lueur d’une lampe se glissa sous l’accès principal.

— Je ne crois pas que votre ami se déplace avec une lampe

torche ! s’affola le pharmacien en se précipitant vers le fond de

la cuisine.

— Attendez !

Peter ne put le retenir, Scoletti ouvrait déjà la porte opposée

et se retourna pour l’empêcher de venir.

— On ne doit pas nous voir ensemble ! siffla-t-il entre ses

dents.

— Il y a une cellule en bas, à quoi sert-elle ?

— À rien, elle n’a jamais servi, finalement nous avons

conduit toutes nos expériences sur l’île. Je dois filer.

— Georges, dites-moi ce que vous faites avec le GERIC.

— Trop long à expliquer. Je reviens vers vous demain si

possible, j’ai beaucoup à vous raconter.

Peter l’attrapa par la manche.

— Georges, s’il vous plaît. Dites-le-moi. Vous faites des tests

sur des cobayes humains, n’est-ce pas ? Des expériences

génétiques sur l’homme, c’est ça ?

Scoletti scruta Peter dans la pénombre, son regard se fit

bienveillant, et il hésita, comme s’il ne souhaitait pas l’abîmer,

le corrompre.

— C’est bien pire que cela, j’en ai peur, lâcha-t-il.

La poignée de la porte du réfectoire tourna doucement.

Scoletti s’arracha à l’étreinte de Peter et s’éloigna. Il prit

cependant le temps de murmurer :

— Mettez la main sur le dossier « Théorie Gaïa », c’est de là

que tout est parti !

- 173 -

28

À minuit et quart cette nuit-là, Benjamin Clarin avait les

paupières en plomb. Il épluchait des pages de statistiques

depuis plus de deux heures et n’en pouvait plus. En fouillant les

archives secrètes de Grohm, Peter et lui avaient mis la main sur

cette étude des dynamiques de la violence au fil des siècles. Bien

qu’enchaînant des tonnes de statistiques, il s’agissait d’une

étude sociologique et Ben se l’était aussitôt accaparée.

Il sortit de sa torpeur lorsque la porte s’ouvrit sur le géant

islandais, le moustachu du Sud-Ouest et la jolie Fanny.

— Bonsoir ! salua Olaf en passant sans s’arrêter.

Paul en fit autant et Fanny leur fit signe de continuer sans

elle. Elle vint s’asseoir en face de Ben. Tous trois portaient de

gros anoraks, bonnets et gants.

— Vous étiez dehors ? s’étonna Ben. Par ce temps ?

— Il y a moyen de rester à l’abri, ça fait du bien de prendre

l’air. Alors ce boulot, il avance ?

Fanny lui avait tenu compagnie la veille pendant qu’il

décodait péniblement ses lectures. Ils avaient bavardé entre

deux chapitres, elle-même plongée dans un roman de Christian

Lehmann. Ben avait appris qu’elle était fraîchement divorcée,

une histoire de jeunesse qui n’avait pas su devenir celle de deux

adultes. Grande sportive, elle se passionnait pour le VTT,

courait les semi-marathons et avait pratiqué la boxe française

avant d’arrêter après un nez cassé qui lui avait coûté une

fortune en chirurgie esthétique. Intellectuelle, dynamique et

jolie. Ben était tombé sous le charme.

Détectant une odeur très singulière, Ben leva le nez et

inspira profondément.

— Le cannabis, s’écria-t-il. Tu sens le joint ! Voilà qui

explique tes escapades !

— Piégée ! avoua-t-elle, amusée. Olaf et Paul ont besoin de

- 174 -

leur petit pétard pour bien dormir. Moi je ne fume pas, mais j’en

profite pour me rafraîchir. Cependant tu ne m’as pas répondu !

— Oui, ça avance. A son rythme. Dis, tu ne voudrais pas

m’emmener dehors ? J’étouffe ici.

Fanny se fendit d’un large sourire.

— Équipe-toi bien !

Vingt minutes plus tard ils se tenaient sur une terrasse, près

d’une haute coupole, partiellement protégés par une marquise.

Fanny avait mis en marche des projecteurs sur le flanc droit de

leur bâtiment et ils contemplaient la neige qui surgissait du vide,

soufflée vers le ciel comme une vague contre une digue. Plus

loin, Ben distinguait à peine les lueurs de la passerelle, au

sommet du grand immeuble de verre qui dominait le complexe.

Des flocons venaient se perdre sur eux, glissant sur leurs

écharpes jusque dans leur cou. Il faisait un froid mordant, qui

pénétrait les vêtements et s’insinuait lentement dans le corps.

Un froid mortel à long terme. Au-delà du rideau de lumière

fouetté par cette écume glaciale, les ténèbres s’étaient coulées

sur le monde.

— C’est impressionnant, s’écria Ben par-dessus les

hurlements du vent. J’ai le sentiment d’être perdu sur une autre

planète !

— Tu vois, pas besoin de joint pour s’éclater ! Regarde !

Elle lui attrapa le bras et de son autre main désigna un

tourbillon qui développait sa spirale de neige sous un des

projecteurs. La tempête les heurtait, et soudain une rafale

rugissante vint littéralement les plaquer contre le mur arrière.

Ils crièrent autant de surprise que d’amusement. S’il n’y avait eu

la rambarde, Ben aurait craint d’être emporté dans le vide, vers

cet abîme insondable.

Il comprit que derrière leurs cris et leurs rires se cachait la

peur. A bien y réfléchir, ce lieu n’était pas si amusant que ça. Il

était terrorisant. Aucun homme ne pouvait se dresser ici, face à

la furie de la nature, et ne pas en être effrayé. Il suffisait que la

tempête s’énerve brusquement et il s’envolerait vers le néant.

Personne ne pouvait résister. Au final, se tenir là et survivre

apprenait l’humilité et le respect de notre matrice.

— Ben ? Tu veux rentrer ?

- 175 -

Le jeune homme observa les mèches blondes qui s’agitaient

sous le bonnet.

— Je crois que c’est plus prudent.

Ils étaient sur le point de franchir la porte lorsque Ben

aperçut le ballet d’une lampe électrique derrière les fenêtres du

bâtiment le plus proche.

— C’est normal, ça ? hurla-t-il.

— Les costauds de Grohm... Ils font des rondes la nuit. Ne

me demande pas pourquoi, je n’en sais rien ! Allez, viens.

Une fois à l’intérieur ils prirent une minute pour souffler et

se remettre de leurs émotions.

— Fumer devient un sport ici ! se moqua Ben.

— Ça remet l’homme à sa modeste place ! Ben la regarda,

soudain sérieux.

— C’est marrant ce que tu dis. J’y pensais tout à l’heure.

Quand on voit ça et qu’on pense à tout ce qui se passe sur terre

en ce moment, les courants qui ralentissent, la température qui

monte là où elle devrait baisser et inversement, les

tremblements de terre, les tsunamis, les éruptions volcaniques...

Tout ça n’a commencé qu’avec le changement des saisons, et

regarde où on en est désormais.

— Je sens le coup de déprime qui pointe, glissa Fanny en

retirant son bonnet.

Ses cheveux se déployèrent sur ses joues rougies, ses

prunelles scrutant Ben.

— Non, c’est plus... du cynisme ? Que peuvent des êtres

aussi fragiles que nous face à une rage comme celle qui

s’acharne dehors ?

— Notre nombre peut faire la différence, dit-elle. Le nombre

de cerveaux, cette ingéniosité qui nous est propre, non ?

— Celle-là même qui nous a conduits là ? À saccager la

planète, à détruire ses défenses, à affaiblir ses ressources ?

Fanny, soyons lucides, depuis la fin du vingtième siècle

l’homme sait qu’il est en train de tout foutre en l’air ! Qu’a-t-il

fait ? Pour ne pas heurter l’économie, pour ne pas déplaire aux

lobbies qui financent les partis politiques, on a pris des mesures

symboliques, qui n’ont rien changé. Quand j’étais gamin on

m’apprenait que je vivais en démocratie et que l’homme était

- 176 -

bon. Or je découvre que c’est la lobbycratie qui est au pouvoir et

que l’homme est avide.

Fanny demeura silencieuse, bâillonnée par l’exposé aussi

cruel que lucide.

Ben fit la moue.

— Désolé d’avoir plombé l’ambiance, s’excusa-t-il.

Fanny s’approcha de lui et l’embrassa. Ben resta les yeux

grands ouverts, totalement surpris. Puis il se laissa emporter et

lui rendit son baiser avec la même application. Ils descendirent

vers les quartiers des chambres et s’arrêtèrent devant celle de

Fanny.

— Tu es sûre que c’est ce que tu veux ? lui demanda Ben.

Elle eut un rire tendre et poussa la porte en se collant contre lui.

Leurs manteaux s’ouvrirent, les corps dansant l’un contre

l’autre. Ben s’abandonna à cette fougue et y perdit toute raison,

ses mains passèrent sous le pull et sous le chemisier de la jeune

femme, il dégrafa le soutien-gorge et caressa ses seins ronds et

doux.

Le désir avait cessé de monter, à présent il explosait et se

répandait dans les artères du jeune homme. Le corps gouvernait

l’esprit, les instincts prenaient le relais de l’éducation et ils

disparurent dans la chambre pour s’étreindre, en quête d’une

extase primitive.

Aveuglés par le plaisir, ils n’entendirent ni les pas dans le

couloir, ni la porte qui s’ouvrait un peu plus loin.

Et pendant qu’ils jouissaient, le visage de Scoletti gonflait,

ses yeux jaillissaient de leurs orbites, ses lèvres bleuissaient, et

d’horribles gargouillis crépitaient dans sa gorge.

Des dizaines de veines explosèrent autour de ses pupilles.

A chaque ruisseau de sang qui se répandait, un peu plus de

vie quittait son corps.

Son regard fut rapidement inondé d’un marécage pourpre.

Le marais rouge de la mort.

- 177 -

29

Emma ne quittait pas Oscar des yeux. Elle cria :

— Tim ! Tim ! Debout ! On a un sérieux problème ! Tim

accourut, torse nu, le visage et la conscience encore fripés de

sommeil. Il retrouva ses moyens en découvrant Oscar et les

lumières qu’il avait allumées pour attirer l’attention sur la

maison.

— Il faut se tirer d’ici ! lança-t-il en courant vers ses affaires.

Emma laissa tomber la couverture qui l’enveloppait et fonça

s’habiller. Elle enfila son sac à dos et désigna le perron.

— Et lui, qu’est-ce qu’on en fait ?

— Hors de question qu’il nous accompagne, ce type est

dangereux pour lui et pour nous ! Il se débrouille.

Oscar vint se coller à la fenêtre pour les informer :

— Je les ai prévenus ! s’écria-t-il au travers du verre qui

déformait sa voix. Ma femme et ma fille ! Elles vont rentrer !

Elles arrivent, je les entends !

Tim ouvrit la porte et se tint immobile dans la nuit, les sens

aux aguets.

Des cris aigus où se mêlaient rage et frénésie descendirent

de la forêt.

— Ils sont là, avertit Tim.

— On peut encore s’enfuir ? s’enquit Emma.

Tim jaugea la situation avant de faire « non » de la tête.

— Ils sont déjà là, j’ai cru voir une forme. Faites rentrer

Oscar ! Pendant qu’Emma tirait le pauvre fou à l’intérieur, Tim

soufflait les bougies et les jetait dans les fourrés avant de

refermer la porte à clé derrière lui.

— Aidez-moi à tirer l’armoire jusqu’ici, qu’on barricade

l’accès ! commanda-t-il à Emma.

Oscar vint se mettre entre eux quand ils commencèrent à

déplacer le meuble.

- 178 -

— Non ! Que faites-vous ! Ma femme ne va pas apprécier ! Il

ne faut pas tout casser !

Tim le repoussa brutalement, la lampe torche qu’il tenait fit

chavirer la pièce et Oscar tomba à la renverse. Il se mit à gémir.

Les plaintes et les rugissements se rapprochaient.

La porte renforcée, Tim pointa sa lampe vers la salle de

bains.

— C’est l’unique endroit sans fenêtre, exposa-t-il, il n’y a

qu’une petite lucarne par laquelle ils ne passeront pas.

Emma désigna Oscar sur le sol :

— Si on le laisse là il est mort.

— Il est dément.

Emma se précipita dans la cuisine et revint en tenant un

objet lourd dans une main.

— Que faites-vous ? s’affola Tim.

— Quelque chose d’horrible mais c’est pour son bien.

Elle ouvrit la bouteille de rhum qu’elle tenait et la passa

sous le nez d’Oscar.

— Sentez ! lui dit-elle. Vous reconnaissez ? C’est ce que vous

adorez. C’est la tranquillité, c’est l’oubli. (Oscar tourna la tête

vers elle et examina la bouteille.) Mais si vous la voulez, il faut

vous taire et venir avec nous.

— Et ma femme ? Quand est-ce qu’elle rentre ?

— Bientôt, bientôt, mentit Emma en se détestant.

Maintenant levez-vous, Oscar, dépêchez-vous.

Les cris dehors cessèrent.

— Ils sont sur la pelouse ! chuchota Tim.

Il coupa sa lampe et plongea l’habitation dans la nuit.

A l’extérieur, la lune était masquée par l’épaisseur des

nuages, si bien qu’il était impossible de distinguer quiconque à

présent. Les lattes du perron grincèrent à la cadence d’un pas

prudent.

Immobile, Emma pivota vers Tim. Elle ne le discernait plus

dans cette obscurité totale.

— Ils n’ont pas de lumière ! murmura-t-elle. Ils ne peuvent

pas nous voir non plus !

La bouteille lui échappa des mains, Oscar venait de la lui

arracher et elle l’entendit boire goulûment.

- 179 -

Une fenêtre explosa, puis une seconde sur le côté. Emma

bondit en arrière pour se protéger et s’encastra dans un

vaisselier dont le contenu vint se briser dans un vacarme

assourdissant.

— EMMA ! hurla Tim. LA SALLE DE BAINS ! TOUT DE SUITE !

Comme elle se redressait, l’épaule douloureuse, elle perçut un

mouvement du côté des fenêtres. Quelque chose était entré dans

la pièce.

— Emma, répéta Tim plus doucement. Dépêchez-vous, je ne

peux pas tirer, je ne vous vois pas !

Emma préféra garder le silence plutôt que d’attirer

l’attention sur elle. Elle tendit les bras et palpa le vide à la

recherche d’Oscar.

Un nouveau froissement et des craquements lui indiquèrent

qu’un autre de leurs agresseurs venait de se glisser à l’intérieur.

Cinq personnes dans un grand salon de cinquante mètres

carrés, combien de temps avant qu’ils ne se frôlent ? se

demanda Emma.

Elle avait toutes les peines du monde à retenir son souffle,

son cœur battait trop vite pour qu’elle puisse respirer en silence.

Tim aussi se faisait discret. Il ne parlait plus.

Emma pensait être au niveau d’Oscar lorsqu’elle se pencha.

Au même moment, un objet fouetta l’air à l’endroit précis où se

trouvait sa nuque une seconde plus tôt. Elle cria.

Elle hurla de toute sa peur, toute sa colère, et roula sur le

côté. En s’arrêtant, elle effleura ce qui devait être une lampe sur

pied qu’elle lança de toutes ses forces droit devant. Son arme

heurta un obstacle et roula sur le parquet.

Oscar se mit à pleurer, les sanglots de qui a perdu la raison,

incontrôlés, un son qui raclait ses cordes vocales. Emma devina

qu’il s’était redressé et qu’il courait.

Brusquement, ses sanglots se transformèrent en un

beuglement de panique. Et Emma crut le voir passer par la

fenêtre. Ses cris s’éloignèrent...

Tim aboya de toutes ses forces :

— EMMA ! A TERRE !

Puis deux détonations ravagèrent la pièce, le plancher sous

les genoux d’Emma se souleva. Respirant à pleins poumons, les

- 180 -

tympans anesthésiés, elle rampa à toute vitesse. Pour sa survie.

Elle fonça vers la salle de bains, priant pour ne pas se tromper

de direction dans cette nuit infernale.

Un troisième coup de feu termina de la rendre sourde et

Tim la saisit par le bras pour la tirer sur le carrelage près de la

douche. Il pressa la détente à nouveau et verrouilla la porte

derrière lui.

Emma se recroquevilla dans un coin. Un sifflement atroce

résonnait dans son crâne.

— ... ou... n......te ... a... é ?

Tim insista :

— ... ou... né... te ... pa... ssé ?

Emma réalisa qu’elle fermait les yeux. Elle les rouvrit et

constata qu’il avait allumé sa lampe, pointée vers le sol pour

n’offrir qu’un soupçon de lueur. Elle secoua la tête.

« Je n’entends rien », voulut-elle dire, sans savoir si elle

l’avait pensé ou vraiment articulé.

De longues minutes passèrent. Tim braquait toujours la

porte. L’insupportable bruit s’estompait dans les oreilles

d’Emma. Lorsqu’il fut assez bas pour qu’elle puisse s’entendre,

elle dit dans un souffle :

— Merci, Tim. Merci.

Il se contenta de lui frotter amicalement l’épaule.

— Ils sont encore là ? demanda-t-elle.

— Je n’entends plus rien.

— Oscar ?

Tim ne répondit pas tout de suite.

— Ils l’ont eu, avoua-t-il enfin.

— Vous êtes certain ? Il est peut-être dehors...

— Il a braillé pendant plus de cinq minutes, à mesure qu’ils

l’emportaient, dans la forêt je pense. Il n’y a aucun doute.

Emma perçut l’émotion dans la voix de son compagnon. A

son tour elle posa sa main sur la jambe du jeune homme.

— Vous tenez le coup ? Tim acquiesça.

— C’était comme si... ils voyaient dans le noir, balbutia-t-il.

D’abord ils sont arrivés sans aucune lumière, pourtant on n’y

voyait absolument rien ! Ensuite ils sont entrés et ont pris Oscar

en sachant où il était, j’en ai senti un qui fonçait sur moi, j’ai eu

- 181 -

un doute, croyant que c’était vous, j’ai juste fait un pas de côté et

il m’a effleuré avec... avec une arme qui sifflait, une lame

sûrement ! Alors j’ai frappé avec mon fusil mais il a esquivé ! Il a

esquivé mon coup dans le noir complet ! C’est là que j’ai tiré...

ils étaient déjà en train de battre en retraite.

— C’est impossible, Tim, personne ne voit dans...

— Je vous le dis !

Emma se souvint du coup qui avait failli la décapiter. Son

assaillant savait exactement où frapper...

— A ce rythme, on ne tiendra pas trois jours..., s’affola Tim.

— Tim, Tim ! (Emma vint prendre son visage entre ses

paumes.) Vous ne devez pas craquer, on a besoin l’un de l’autre

pour s’en sortir. Vous les avez fait fuir, ne l’oubliez pas !

— Ils ne devaient pas s’attendre à une opposition armée,

voilà tout. Ils reviendront.

— Pas avant d’être sûrs de pouvoir nous déloger, d’avoir un

plan et d’être plus nombreux. Ça nous laisse le temps de nous

reposer et de fuir au petit matin. Je compte sur vous, Tim, ne

craquez pas, pas maintenant.

Tim renifla et se reprit aussitôt.

— Oui... Oui. C’est bon. Je suis désolé.

— On va attendre le lever du soleil. Ensuite direction ces

installations derrière la montagne. On ne peut plus rester à

Hanavave, il nous faut un moyen de quitter l’île.

Tim expira longuement.

— Je vais monter la garde, décida-t-il. Essayez de vous

reposer. Emma se rassit sur le carrelage, une épaule

douloureuse et un sifflement désagréable dans les oreilles. Elle

doutait fortement qu’ils puissent dormir. Une nuit sans heures.

- 182 -

30

Gerland vint frapper à la porte de Peter, ce dimanche matin.

Il était à peine plus de sept heures. Peter terminait de s’habiller.

— Il y a eu un accident cette nuit, exposa Gerland à travers

la cloison. Peter ouvrit.

— Quel genre d’accident ? Gerland avait des cernes violets.

— Un des membres de l’équipe de Grohm est décédé.

— Vous plaisantez ?

— Georges Scoletti. Son collègue vient juste de le trouver, il

s’est pendu.

Peter sentit son énergie le quitter, ses jambes refusaient de

le soutenir.

— Il a laissé un mot ? demanda Peter d’une voix blanche.

— Je ne sais pas, je viens de l’apprendre. Je m’y rends et j’ai

préféré vous en informer immédiatement avant que la rumeur

ne se répande.

— Je viens avec vous.

Peter ne laissa pas à Gerland l’occasion de protester. Il

attrapa son gros pull en laine qu’il enfila en chemin. Son corps

lui semblait loin de son esprit, et il était certain de s’effondrer

s’il tentait de courir.

Dans le couloir occupé par les scientifiques de Grohm, un

attroupement s’était formé devant la porte de Scoletti. Peter

reconnut Sophie Palissier qui pleurait sur l’épaule de Ménart,

tout aussi ému. L’inexpressif Estevenard était présent aussi, et

enfin Grohm. Gerland les écarta pour atteindre le seuil en

compagnie de Peter.

La longue silhouette maigre de Scoletti défiait les lois de la

gravité, ses pieds ballant à cinquante centimètres du sol. Une

simple corde le retenait. Peter n’en croyait pas ses yeux. Il avait

discuté avec lui quelques heures plus tôt.

Je suis probablement le dernier à l’avoir vu vivant...

- 183 -

Peter remarqua que la corde était attachée à un gros crochet

planté dans une poutre. La plante suspendue dont c’était

l’emplacement était posée sur le bureau. Un « miracle » que le

corps ait tenu sans tout arracher.

L’odeur parvint à ses narines. Un relent acide, écœurant.

Les fluides corporels s’étaient répandus sur le sol, sous le

cadavre, pour former une mare immonde. Peter inspecta le

bureau dans l’espoir d’y découvrir une note. Il se tourna vers les

scientifiques :

— Qui l’a trouvé ? Ménart leva la main.

— Il y avait un message ?

— Je n’en sais rien. Georges est un lève-tôt, comme je

n’arrivais plus à dormir j’ai voulu lui proposer d’aller prendre

un thé ensemble. La porte était ouverte.

Ménart ne dissimulait pas son chagrin, les yeux rougis, le

visage blafard.

Peter le remercia et entra dans la pièce, au grand

étonnement de Gerland.

— Sortez de là, l’incita-t-il. Je vais demander à mes gars de

s’en occuper, ils vont le décrocher.

Peter fit comme s’il n’entendait rien et sonda le bureau, le lit

et les étagères sans rien trouver. Scoletti était parti en silence.

Pourtant il n’avait pas fini. Le remords t’a emporté ? C’est

ça ? Alors pourquoi ne pas avoir fini ce que tu avais commencé

avec moi ?

Peter inspecta le pendu. Son visage blanc-gris, ses yeux

exorbités, sanglants. Tout autour de la corde la peau de son cou

était violacée mais elle portait également des marques étranges

plus bas, horizontales, près de la pomme d’Adam.

L’odeur lui montait à la tête. La nausée le gagnait.

Il vit l’auriculaire droit du mort en position anormale. En le

palpant il découvrit qu’il était cassé.

— Peter ! gronda Gerland. Que faites-vous ?

Le généticien capitula et ressortit sans un mot pour

retourner vers sa chambre. Là il se savonna longuement les

mains et le visage pour se débarrasser du parfum de la mort.

Assis dans le salon boisé en compagnie de Ben, Peter se

réchauffait avec une tasse de café.

- 184 -

— Tu crois vraiment que ça pourrait être... un meurtre ?

insista Benjamin.

— Je ne dis pas que le suicide est impossible, il avait l’air

dépressif, c’est vrai, pourtant il y a des détails qui ne collent pas.

Ce doigt cassé et les marques sur le cou sous la corde.

— Ni toi ni moi ne sommes légistes, il y a probablement une

explication ! Il a pu se casser l’auriculaire en cherchant à passer

les doigts sous la corde dans un sursaut de survie, et pour le

cou... la corde est remontée peu à peu au fil de la nuit... Je n’en

sais rien ! Mais un meurtre ?

— Scoletti est venu me parler cette nuit. Ben se figea.

Peter s’assura que les accès étaient fermés et il se pencha

vers son ami :

— Sa conscience le torturait et il savait que leur petite

entreprise allait bientôt être démasquée, il voulait couvrir ses

arrières. Il pensait à l’avenir. Cette nuit il a commencé à tout me

raconter et il allait continuer ce soir ou demain ! Et soudain,

alors qu’il n’a même pas fini de nous aider, que nous ne savons

presque rien, il décide de se foutre en l’air ? J’ai du mal à le

croire...

— Que t’a-t-il dit ?

Peter lui exposa tout ce qu’il avait entendu, et aussi

comment Grohm avait peut-être manipulé toute son équipe

pour les forcer à accepter ce boulot très particulier. Ben en fut

abasourdi.

— Si c’est vrai, alors Grohm est d’un machiavélisme

exceptionnel !

Peter ne réagit pas, plongé dans des pensées préoccupantes.

— A quoi songes-tu ?

— Si c’est vrai, ce n’est pas Grohm qui m’inquiète, avoua

Peter. Plutôt la structure qu’il a derrière lui. Tu imagines une

seconde ce que ça implique ? Fomenter ce plan, le préparer, le

financer sur la durée, pour rien du tout, juste pour « former »

des scientifiques, s’assurer que leur sens moral sera mis de côté,

qu’ils travailleront dans la clandestinité...

— Tu penses qu’ils élaborent une molécule odorante capable

d’annihiler les pulsions violentes mais quel lien alors avec

Emma ? Moi, le sociologue, pour l’étude de la dynamique

- 185 -

comportementale, je peux comprendre à la rigueur, même si le

boulot est plutôt de type « documentation », mais une

paléoanthropologue ! Qu’est-ce que son nom vient faire ici ?

— C’est pour ça que nous devons trouver ce dossier :

« Théorie Gaïa ». Et surtout, sois prudent, je suis peut-être en

train de virer parano, mais je m’attends au pire. On pourrait,

par exemple, se déplacer ensemble...

— Arrête ! s’amusa Ben. Là tu vas trop loin ! Gardons les

mirettes grandes ouvertes, ça suffira. Et puis... pour te rassurer :

je ne dors pas tout seul.

Le visage de Peter se détendit une seconde.

— Fanny ? Ben acquiesça.

— Reste discret, même avec elle. Ne lui parle pas du

sous-sol.

— Bien sûr. Hier j’étais avec elle sur le toit et on a vu des

lampes torches s’animer à l’intérieur. Il paraît que les gars de

Grohm, ses fameux techniciens, font des rondes la nuit.

— Plus maintenant, Gerland les a consignés. Un couvre-feu

pour toute l’équipe de Grohm. Par contre les trois molosses de

Gerland ont pris le relais.

— Ils surveillent les couloirs ?

— J’en ai croisé un cette nuit, lorsque Scoletti s’est enfui. Il

patrouillait avec sa lampe. Je pense que Gerland le leur a

imposé, pour s’assurer que personne ne cherche à détruire des

preuves pendant qu’on dort.

— Ils ont peut-être vu le meurtrier de Scoletti dans ce...

— Non, Gerland l’aurait su, ce n’est pas le genre

d’information qu’il nous cacherait. Il nous veut vivants et en

sécurité pour l’aider !

— Et si c’étaient eux les assassins ?

Le regard de Peter sonda Ben pour s’assurer qu’il plaisantait.

Le jeune homme avait son air pétillant, moqueur. Peter ne

releva pas. Ils terminèrent leur café et s’enfermèrent dans le

couloir des bureaux. Là, méthodiquement, ils entreprirent de

fouiller chaque classeur, chaque pochette, en quête de la

« Théorie Gaïa ».

Craignant qu’il soit dissimulé entre deux documents, ils ne

se contentaient pas seulement de secouer les classeurs, ils les

- 186 -

feuilletaient rapidement, pour s’assurer qu’il ne manquait rien.

En début d’après-midi, ils attaquèrent le sous-sol, la salle

des archives. Sans plus de succès. Ils avaient presque tout

inspecté quand Ben laissa tomber une liasse de pages. Il les

ramassa, en constatant qu’il s’agissait des fiches du personnel

employé par Grohm. Un nom accrocha sa rétine.

Lionel Chwetzer.

— Je le connais celui-là..., murmura-t-il.

— Pardon ?

— Non, je... ce nom me dit quelque chose.

— Il y a normalement une photo en page 2 ou 3. Ben ouvrit

la fiche et lâcha un juron.

— Un problème ? consulta Peter.

— C’est Lionel Chwetzer. Grohm l’a employé !

— Je ne sais pas qui est ce Lionel.

— Tu n’as pas entendu cette histoire, le type suspecté d’au

moins cinq crimes dans la région de Strasbourg ? On n’a jamais

pu le coincer, il est tombé il y a cinq ou six ans pour viol, tout le

monde est persuadé qu’il aurait tué la fille si elle n’était pas

parvenue à s’enfuir.

— S’il est en taule, Grohm n’a pas pu lui filer un job !

— Non, il a dû sortir, probablement cette année. La plupart

des peines prononcées pour viol sont deux à trois fois

inférieures à ce que la loi prévoit. Il n’aura pas passé plus de

cinq ans derrière les barreaux s’il s’est bien conduit.

— Quel intérêt aurait eu Grohm à engager un type pareil ! À

moins qu’il ait ignoré à qui il avait affaire.

— Ça m’étonnerait. Et si c’était justement pour faire le sale

boulot ?

— Tu penses à quoi ?

— Quand tu te lances dans des expériences douteuses, tu as

besoin d’un chef de la sécurité peu regardant. Chwetzer pourrait

correspondre à ce profil.

Peter prit un moment pour réfléchir, puis se mit à chercher

parmi les classeurs du personnel.

— Ben, tu peux regarder dans son dossier s’il est encore

payé ?

— Tu penses à quoi ?

- 187 -

— Je n’ai pas vu cette tête ici, donc, s’il bosse toujours pour

Grohm, j’aimerais savoir où. En espérant que ce n’est pas sur

une île du Pacifique.

Ben s’immobilisa tout d’abord, puis se mit à chercher

fébrilement.

Peter tira une pochette cartonnée qu’il parcourut.

— Je n’ai aucune trace de fiche de paie ! révéla enfin Ben,

rassuré.

Peter s’interrompit et d’un ton mi-pensif, mi-contrarié :

— Moi non plus, elles ne sont pas là. En revanche j’ai

peut-être le début d’une réponse.

Ben s’approcha. Son beau-frère avait récupéré les dossiers

des quatre techniciens de Grohm présents sur le pic. Ceux que

Fanny pensait être d’anciens militaires. Peter souligna une

phrase de son ongle :

« Le sergent Maillard et ses trois soldats sont rattachés aux

installations sur le pic du Midi sous la supervision du colonel

Grohm pour en assurer la sécurité. »

— Non seulement ils sont toujours dans le rang, fit Peter,

mais on dirait bien que c’est l’armée qui tire les ficelles de tout

ça.

- 188 -

Extrait du blog de Kamel Nasir sur Internet

Le monde est contrôlé par à peu près six mille individus,

soit 0,0001% de la population mondiale. Ce sont eux qui

décident des marchés, des tendances, des dépenses, des besoins,

des priorités. Bref, ils façonnent le système. Il s’agit de quelques

politiciens, certains militaires, et quelques milliardaires

essentiellement.

Pour accéder à ces fonctions, il faut beaucoup d’ambition et

un amour immodéré du pouvoir, qui permet de supporter les

sacrifices nécessaires et la pression démesurée. Ces deux

facteurs sont les moteurs de ceux qui contrôlent le monde. Des

moteurs pervers, car il s’agit de névroses. De déviance de

personnalités déséquilibrées d’une certaine manière. Ainsi le

monde est façonné par des déviants puissants. Comment notre

planète ne pourrait-elle pas prendre une trajectoire de

destruction ? Il faut se rendre à l’évidence. Il n’y a aucune

fatalité religieuse. Rien qu’une logique animale.

Ce sont les êtres les plus agressifs de notre meute qui ont

pris les rênes et nous les suivons aveuglément. Vers le précipice.

- 189 -

31

La pluie s’était remise à tomber juste avant l’aube,

dissimulant l’île de Fatu Hiva derrière un écran gris et noir.

Lorsqu’elle se réveilla à nouveau, Emma avait mal partout. Elle

n’avait dormi que deux heures depuis l’attaque. Tim s’était

assoupi à plusieurs reprises, jamais longtemps, le fusil en appui

sur la cuisse, visant la porte de la salle de bains seulement

fermée par le verrou.

Ils se décidèrent enfin à sortir pour constater que, si le salon

était en désordre, les murs ravagés par les impacts de balles, il

n’y avait en revanche aucune trace de sang. Ni celui d’Oscar, ni

de leurs agresseurs.

Préférant ne pas s’attarder plus longuement, Emma

récupéra deux vêtements imperméables, et Tim dénicha une

machette. Ils sortirent dans la rue principale.

Des volutes couleur de cendre sortaient de la forêt alentour

et Emma ne sut dire si c’était la brume ou la pluie.

— Ça va aller ? demanda-t-elle à Tim qu’elle trouvait

marqué par la longue nuit.

— On fera des haltes régulières. Avec ce temps on risque de

mettre un bon moment avant d’arriver.

Emma lui emboîta le pas et lui tendit des gâteaux secs, de

quoi constituer un petit déjeuner frugal. Tim les avala puis

s’écarta pour cueillir des mangues.

— C’est tout de même meilleur, lança-t-il.

Malgré leurs vêtements il ne fallut que quelques minutes

pour qu’ils soient trempés. Les gouttes chaudes inondaient la

terre en jouant une musique lancinante.

Ils parvinrent à l’extrémité est du village. Tim pointa sa

machette vers le sillon ouvert dans la forêt.

— Ils sont passés par là, j’en suis sûr.

— C’est pas un peu large ? Une voiture peut-être ?

- 190 -

— Non, elle ne pourrait pas aller bien loin, les pentes sont

trop abruptes. Les démons – ou ce que vous voulez – ont ouvert

ce passage. Ils ont emporté des habitants du village.

Emma avisa les traces et la largeur irrégulière du chemin.

Tim avait raison, c’était le plus probable. Ils n’ont pas massacré

tout le monde. Il y a des survivants, quelque part derrière ces

montagnes. Elle songea à Oscar. Malgré l’horreur qu’il

affrontait et s’ils ne l’avaient pas tué, il était possible qu’il

retrouve sa femme et sa fille...

— Nous allons passer par là, on dirait bien qu’ils ne sortent

que la nuit, mais soyez vigilante.

— Vous êtes certain que c’est sage ?

— Aller où nous allons n’est pas sage, Emmanuelle. Alors

autant prendre le chemin le plus direct. Si j’essaye de nous

guider par d’autres sentiers il est probable que nous nous

perdrions plusieurs fois avant d’atteindre notre objectif.

Emma approuva, elle le suivit dans la pénombre et l’abri

que créait la canopée. La pluie se fit lointaine, et sa litanie

hypnotisante perdit en intensité. La voie était toute tracée :

feuilles écrasées, branchages brisés, fougères retournées. Mais

la fatigue les alourdissait. Plusieurs fois, Emma se prit les pieds

dans des racines et manqua trébucher.

Ils grimpèrent à l’assaut d’un abrupt, la terre gorgée d’eau

compliquait l’ascension, il fallait s’arrimer aux broussailles et

aux troncs, certains plans particulièrement glissants se

transformaient en rampes dangereuses. Tim passait devant, il se

hissait en cherchant des appuis, des roches en saillie sur

lesquelles il posait les pieds, puis tendait le bras vers Emma

pour l’aider à progresser.

L’eau dévalait les pentes en une multitude de ruisselets qui

ajoutaient une note cristalline aux clapotements sur la cime des

arbres.

Après une éternité d’efforts ils parvinrent à une longue

corniche et se posèrent, haletants et en sueur. Ils mangèrent du

jambon sec et des fruits frais. Tim en profita pour montrer à

Emma comment charger le fusil à pompe et comment s’en servir.

C’était le genre de chose qui pouvait leur sauver la peau à tous

deux. Emma lui demanda de recommencer, et, l’œil attentif,

- 191 -

retint chacun de ses gestes.

En fin de matinée ils franchirent le col. De là, ils

surplombaient une bonne partie de l’île, coincés entre deux

immenses escarpements de roche noire et beige. Les

intempéries limitant leur champ de vision, la vallée en

contrebas n’était qu’une masse informe noyée sous les

cataractes. Emma tentait de percer cette brume, espérant

apercevoir enfin les lumières d’Omoa – ils n’avaient pas éteint

le groupe électrogène avant de partir –, lorsqu’elle capta un

scintillement au loin.

— Cette lueur là-bas, dit-elle, ça ne peut pas être Omoa,

n’est-ce pas ? C’est trop haut.

Tim chercha des yeux ce qu’elle voyait, avant de secouer la

tête.

— Non, en effet. Il y a quelqu’un au pied de ces parois.

— C’est un coin à grottes ?

— Je l’ignore. On dirait.

— Et s’il s’agissait des survivants d’Omoa ?

— Je ne sais pas, Emma. Il faut se décider tout de suite. Soit

on va vers les installations, soit on va vers eux, ce n’est pas du

tout le même chemin, et ils sont loin. Si vous voulez mon avis, il

faut privilégier la chance de quitter l’île. Donner l’alerte.

Emma approuva, non sans un pincement au cœur.

Rencontrer un groupe de rescapés lui aurait fait du bien, l’aurait

rassurée.

La descente en direction du versant fut tout aussi

compliquée que la montée. Les coulées de boue se succédaient,

qu’il fallait enjamber ; jusqu’à ce que Tim glisse et bascule

brutalement. Il n’eut pas le temps de crier et disparut aussitôt

dans la forêt, happé par la pente.

Arrimée à deux lianes, Emma se précipita dans les fougères

pour tenter de lui porter secours, mais il était invisible. Elle finit

par l’appeler, aussi fort que possible.

— Je vais bien ! répondit-il, et sa voix venait de très loin en

contrebas. Suivez le chemin, je vous attends.

Emma hésita. Il l’avait dévalé un peu trop vite à son goût.

Elle y mettrait plusieurs minutes de plus et pas mal d’énergie.

Avec tous ces arbres c’est une chance s’il n’a pas de

- 192 -

fracture ! Hors de question que je me jette là-dedans !

La descente fut longue et fastidieuse. Emma suait et haletait

sous la pluie quand elle retrouva son compagnon couvert de

bleus et d’écorchures.

— Vous auriez pu vous tuer, le gronda-t-elle comme s’il

avait voulu jouer au toboggan. Vous êtes abîmé de partout !

— Je m’en serais passé, croyez-moi. Emma lui toucha le

bras.

— Je suis désolée, j’ai eu très peur. En pleine nuit, même s’il

ne pleuvait pas encore, beaucoup de prisonniers ont dû tomber

ici.

Ils ne purent repartir avant qu’Emma ait inspecté les

blessures de Tim, pour s’assurer qu’il n’avait rien de grave.

Lorsqu’ils se remirent en marche, les déductions d’Emma se

révélèrent tristement exactes. Trois corps gisaient dans des

positions incongrues entre les buissons. Un quatrième les

attendait un peu plus loin. Avec un énorme trou à la place du

cou, toute sa gorge s’était vidée sur les feuilles, des filaments de

chair et des lambeaux de peau tremblaient sous les gouttes.

— Ils l’ont achevé, murmura Tim avec recueillement. Ceux

qui n’étaient pas en état de repartir ont été exécutés.

Il tira Emma pour l’éloigner et ils accélérèrent l’allure.

Après une demi-heure de marche intensive, ils arrivèrent enfin

dans une plaine.

— Ça n’arrête jamais sur votre archipel ? grommela Emma

en désignant les nuages.

L’eau était tiède et la température restait au-dessus des

vingt degrés, néanmoins l’orage la rendait nerveuse, d’abord à

cause du bruit puis de cette eau qui n’en finissait pas de

ruisseler sur le visage, dans le cou... elle en perdait patience.

Le sillon creusé dans la végétation s’élargit d’un coup et un

autre cadavre apparut sur la route. Semblable à une borne, sa

tête dépassait des herbes, trop verticale par rapport au corps

étendu. On lui avait brisé les cervicales. Une plaie s’ouvrait dans

son dos, large et profonde, et la colonne vertébrale luisait au

fond des replis, où un escadron de fourmis se relayaient.

Emma détourna le regard.

En tout début d’après-midi, ils distinguèrent enfin les

- 193 -

premiers signes d’approche. La forêt se clairsema et des murs

blancs se détachèrent au loin entre les feuilles.

Bientôt, Emma nota la présence de hauts grillages

surmontés de fils barbelés. Tim repoussa les dernières branches

et se planta au pied d’une clôture de cinq mètres de hauteur sur

laquelle se répétaient de petites pancartes : DANGER.

ELECTRICITE. DANGER. Quatre miradors fermaient le site.

Au-delà s’élevaient une demi-douzaine de préfabriqués et un

immense hangar blanc sur lequel était peint : GERIC. Emma

constata qu’une piste pour hélicoptères était aménagée et qu’un

sentier disparaissait entre les rochers, à l’opposé de leur

position.

— Je doute que la clôture soit encore sous tension, mais on

ne passera jamais par-dessus, dit Tim.

— Il y a forcément un passage puisqu’ils sont venus jusqu’ici

avec leurs prisonniers.

En sondant le sol il fut facile de repérer et de suivre leurs

traces jusqu’à un trou béant dans le maillage d’acier.

— A partir de maintenant vous me collez, ordonna Tim. Je

ne sais pas ce qu’on va trouver là-dedans mais il faut craindre le

pire.

Ils marchèrent sur les plaques de grillage découpées et se

faufilèrent jusqu’au bungalow le plus proche. Tim gravit les

marches, penché en avant, et entra. Un couloir desservait six

chambres avec des lits superposés.

— Il n’y a rien, dit-il après un rapide tour, sortons.

Emma l’arrêta pour fouiller les placards et se procurer des

vêtements secs qu’elle enfila en toute hâte. Elle avait mis la

main sur un pantalon de treillis beige comme celui de son

compagnon, un tee-shirt propre, à sa taille cette fois, et un gilet

bardé de poches dans lequel elle glissa une lampe torche et des

barres de céréales qui traînaient.

Dehors, Tim les conduisit vers un baraquement en tôle, sans

fenêtre, dont s’échappaient plusieurs gros tuyaux. La porte était

entrouverte, il la poussa de la pointe du fusil. Des pupitres

constellés de boutons commandaient l’alimentation électrique

des différents secteurs de la base. Certains étaient allumés,

d’autres éteints, la plupart étant inactifs. Emma remarqua que

- 194 -

le tableau dominé par l’écriteau PUISSANCE PRINCIPALE était

celui qui ne fonctionnait plus. Une hache était fichée à la base

du système.

— Ne touchez à rien, fit Emma en désignant l’arme. C’est un

coup à s’électrocuter. Le courant passe encore à certains

endroits, reste à espérer qu’on puisse brancher une radio.

— Pour ça il faudrait en trouver une intacte, rétorqua Tim

en cherchant des yeux. Tenez, là-bas, il y a des antennes !

Il prit la direction d’un autre préfabriqué entouré de trois

grosses antennes paraboliques et d’un mât métallique. Ils

refermèrent derrière eux et réprimèrent une envie de hurler de

joie en découvrant radio, téléphones et ordinateurs. Différents

cadrans clignotaient, indiquant qu’ils étaient sous tension.

Emma s’empara aussitôt d’un téléphone et composa le numéro

de portable de son mari. Aucun son ne sortit de l’écouteur. Il n’y

avait pas de tonalité. Elle essaya avec les autres combinés, sans

plus de résultat.

De son côté Tim avait trituré la radio avant de la retourner

pour en inspecter l’arrière. Plusieurs câbles avaient fondu.

— C’est réparable ? s’enquit Emma.

— Pas par moi en tout cas. Emma pesta tout haut.

— A deux doigts...

Tim lui indiqua le fond du bâtiment où brillait un écran. Un

grand poste creusé de moniteurs permettait la surveillance de

l’île via une douzaine de caméras. Tous étaient éteints sauf trois :

neige tressautante pour les deux premiers et vue sur ce qui

ressemblait à un quai pour le dernier.

— Un bateau ! s’exclama Tim en pointant l’index sur un

navire assez grand. Il faut trouver où c’est.

Des silhouettes s’agitaient sur le quai, sur le pont, tandis

que les remous de l’eau à la poupe témoignaient de l’allumage

des moteurs.

— Merde, ils se barrent ! lâcha-t-il.

Deux hommes sur la berge pointèrent des fusils en direction

du bateau et firent feu. Les flammes jaillirent des canons à

plusieurs reprises. Les cordes d’amarrage se tendirent

brutalement, l’une d’elles céda net, comme tranchée, avant que

la suivante rompe à son tour sous la puissance des machines.

- 195 -

— Trop tard..., gémit Emma. Ils partent.

— C’est curieux je n’entends pas les coups de feu, dit Tim.

— Si c’est loin, avec la pluie ça n’a rien de surprenant.

Les tireurs vidèrent leurs magasins et une fumée épaisse se

matérialisa à l’arrière du navire qui continua cependant de

s’éloigner tout en perdant de la vitesse. Tim s’appuya sur la

console.

— Ce sont les démons d’Oscar qui s’enfuient. Ce sont eux,

j’en suis certain, affirma-t-il.

— Et les types sur le quai ? Des gens d’ici ? S’ils les ont

repoussés c’est une bonne chose pour nous, mais la situation

devient urgente alors.

— Pourquoi ? Au contraire, on est peut-être à l’abri

maintenant ! Et ces... monstres sont à la dérive, les moteurs ont

été criblés de balles !

— Sauf qu’il y a quelque part un chalutier plein de je ne sais

quoi qui pourrait finir par accoster sur une autre île, ou être

dépanné par un cargo, et je vous laisse imaginer le carnage ! Il

faut trouver un moyen d’alerter les autorités au plus vite.

— Calmez-vous, avec la tempête ils ont plus de chances de

couler que de dériver jusqu’à la terre.

— Ne comptons pas trop sur la chance.

A ce moment l’image se brouilla et le bateau réapparut à

quai. Les ombres s’agitaient à nouveau et les deux tireurs

surgirent.

— Oh, non, c’est un enregistrement qui tourne en boucle,

comprit Emma. Ils sont en mer depuis un moment déjà.

— Il faut localiser ces quais. S’il y a un canot c’est là qu’il

sera.

— Et le hangar ? interrogea Emma. La réponse est sûrement

dedans. Vous n’avez pas envie de savoir ce que sont ces

démons ?

— J’ai plus envie de partir que de savoir.

Emma hocha la tête et le suivait déjà vers la sortie lorsqu’un

objet rectangulaire attira son attention. Un ordinateur portable

avec une grosse antenne recouverte de caoutchouc.

— Attendez ! s’écria-t-elle.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Tim en se rapprochant.

- 196 -

— Je crois que c’est un ordinateur avec liaison satellite. J’en

ai déjà vu dans des régions isolées.

Emma déplia l’écran et pressa le bouton Power. Le

feulement du disque dur lui redonna l’espoir dont elle

commençait à manquer.

Elle navigua parmi les menus jusqu’à trouver le logiciel de

communication.

— C’est bien ça, confirma-t-elle tout bas. Il n’y a plus

beaucoup de batterie, alors mieux vaut ne pas se planter.

La fenêtre des paramètres de liaison remplit l’image et les

autorisations s’égrenèrent. La check-list de connexion se

compléta automatiquement et un message les avertit qu’ils

pouvaient transmettre.

— Quoi ? C’est tout ? s’étonna Tim. Il n’y a pas le choix du

numéro ?

— C’est un circuit fermé, mais c’est mieux que rien. Reste à

croiser les doigts pour que quelqu’un en face nous entende.

Emma tira une chaise et se pencha pour parler :

— Je suis le docteur Emmanuelle DeVonck, nous sommes

sur l’île de Fatu Hiva, est-ce que vous me recevez ? Je répète, je

suis sur l’île de...

- 197 -

32

L’armée. Peter et Ben s’étaient longuement concertés pour

savoir quelle devait être leur réaction. Savoir l’armée derrière

ces expériences changeait la donne.

D’un côté cela ne légitimait en rien la clandestinité de leurs

travaux, de l’autre, on touchait au secret défense derrière lequel

ni Peter ni Ben ne pouvait deviner ce qu’ils risquaient. Quelle

était l’ampleur de ces recherches ? Était-il envisageable qu’en y

mettant leur nez, tous deux compromettent des informations

sensibles pour la sécurité française ?

Ben avait répliqué :

— Il ne faut pas oublier que dans tout ça on se sert de la

Commission européenne pour blanchir l’argent servant à payer

des pots-de-vin ! A en croire les notes laissées par Estevenard,

chaque fois que le GERIC avait besoin de s’accorder les faveurs

d’un décisionnaire, il passait par LeMoll et sa caisse européenne

pour le rassurer en payant grassement !

— Attends une seconde ! s’était excité Peter. Estevenard est

au courant du montage financier entre le GERIC et LeMoll ! Il

est donc forcément dans la confidence de Grohm ! Les deux

hommes se connaissent depuis l’INSERM, c’est peut-être même

un militaire lui-même. Un de plus sur qui il ne faut pas compter

pour nous aider !

— Ce qui n’a pas de sens c’est que l’armée utilise un

montage financier privé tout en manipulant un haut

fonctionnaire européen ! C’est improbable ! Un coup à suicider

tout le pays !

— Sauf que ça n’aurait jamais dû sortir. La caisse noire de

LeMoll a été découverte par hasard, rappelle-toi ce que Gerland

a dit ! C’était un montage financier complexe et presque

indétectable.

— Je n’y crois pas. L’armée n’aurait jamais pris ce risque. Tu

- 198 -

imagines deux secondes les répercussions du scandale ! Par

contre, si tu me dis « services secrets », là, je veux bien.

— Comment ça ? DGSE, DST ?

— On sait qu’ils emploient des militaires pour leurs

opérations spéciales, ce qui expliquerait la présence de Grohm

et des quatre soldats, et puis une cellule indépendante, on peut

la désavouer en cas de plantage public. Sans compromettre

l’armée ou l’État.

Peter avait sifflé, partagé entre l’incrédulité et la pertinence

de la déduction.

— Alors qu’est-ce qu’on fait ? Là, je me sens un peu dépassé.

Si c’est une affaire d’Etat j’aimerais autant qu’on ne s’en mêle

pas.

— C’est un peu tard...

— Je voudrais tellement m’assurer qu’Emma va bien !

Écoute, voilà ce qu’on va faire : jouons cartes sur table avec

Grohm, et à partir de sa réaction on avisera. OK ?

Ben avait gardé le silence un long moment avant de secouer

la tête, dubitatif.

— Je ne sais pas. En frontal avec la DGSE... je ne suis pas

chaud.

— Il faut avancer ! Sans lui on ne fera que piétiner. Ben se

triturait le piercing.

— Bon, on n’a pas le choix ? Alors va pour Grohm,

capitula-t-il.

Ils avaient dîné avec tout le monde dans le réfectoire,

guettant Gerland, mais il ne se montra pas. L’équipe de Grohm

était abattue, le suicide de Scoletti plombait les visages, et Peter

se demanda s’il n’y avait pas de la peur sous ces gestes agacés,

ces phrases courtes, crispées. Envisageaient-ils également que la

mort de leur collègue soit un meurtre ? Aucun d’eux n’oserait

les approcher désormais. Que savaient-ils vraiment de leur

employeur ? Que devinaient-ils au fil des mois ? Assurément, il

y avait parmi eux des esprits raisonnables, bourrelés de doutes,

prêts à tout dire pour libérer leur conscience, pour se rassurer.

Scoletti n’était pas le seul. Sauf que sa mort venait de sceller les

lèvres pour un bon moment.

Lorsque les uns et les autres s’éclipsèrent, Peter et Ben

- 199 -

montèrent à la passerelle. Grohm était debout et allait sortir,

escorté par Mattias.

— Où allez-vous ? s’enquit Peter. Grohm le dévisagea,

comme s’il l’insultait.

— Me coucher. Est-ce un délit sous votre autorité ?

— Je crois que vous aimeriez entendre ce que nous allons

exposer, monsieur Grohm, pardon, colonel Grohm.

Le rouquin se raidit et fixa Peter. De l’électricité jaillit de ses

prunelles.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? intervint Gerland. Grohm est

un militaire ? Vous sortez ça d’où ?

Peter invita le colonel à regagner la grande salle plongée

dans la lumière tamisée des veilleuses et des ordinateurs.

— Le fait est qu’il est colonel, et ses quatre « techniciens »

sont des soldats de l’armée française.

Gerland était hébété. Sidéré.

— Et que ces travaux sont probablement une opération

clandestine des services secrets, ajouta Ben.

Grohm fronça le nez et applaudit mollement.

— Bravo, bravo messieurs. Et maintenant, est-ce que vous

allez nous présenter vos excuses pour avoir compromis la

sécurité de la nation ou est-ce que votre cinéma va continuer

encore longtemps ?

Peter lui fit face.

— Jouons franc jeu. Vous nous dites tout et nous aviserons

quant à ce qui doit être fait.

— Non, mais vous plaisantez ! s’indigna Gerland. Je vous

rappelle que la Commission européenne a été instrumentalisée

pour des malversations financières par cet homme et les siens.

Je suis pour qu’on se dise tout, ça oui ! Mais je ne peux rien

garantir ensuite. Je dois rendre des comptes, et vous aussi,