que Caria, la femme d’Allan, le faisait bander ? Parce qu’il

n’avait pas voulu se dégonfler devant elle lorsque Allan avait

proposé cet « incroyable périple jusqu’en Nouvelle-Zélande » ?

Parce qu’il ne savait pas dire non ?

Un peu tout ça en vérité.

- 265 -

Josie l’avait presque émasculé le lendemain.

De toute façon elle n’était jamais contente. Même lorsqu’ils

étaient passés par Hawaï, elle avait trouvé le moyen de faire la

gueule parce qu’ils n’avaient pas de quoi se faire des mojitos à

bord ! Pourtant les premiers jours fleuraient bon la promesse

d’une aventure surprenante. Certes, Michael n’arrivait pas à se

départir de la boule au ventre, se savoir aussi isolé, vulnérable,

si loin de tout, et en même temps le gagnait une euphorie par

moments qu’il ne savait expliquer. Était-ce l’ivresse du grand

large ?

Allan sortit la tête de la cabine, il tenait le dernier bulletin

météo à la main et ne semblait pas s’en réjouir.

— C’est confirmé, la tempête se reforme, et on va droit

dessus.

— On ne peut pas l’éviter ?

— Non.

Michael crut qu’il allait rendre son dernier repas.

— C’est la faute à ce foutu pilote automatique ! s’énerva-t-il.

Si on ne l’avait pas mis on aurait ajusté notre trajectoire hier !

Allan eut un sourire plein de malice.

— Je ne crois pas que...

Il s’était tu d’un coup. Michael s’alarma.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ?

Allan pointa le doigt à bâbord vers un filament rose qui

brillait dans le ciel, surmonté d’une lumière vive.

— Une fusée de détresse ! File-moi la barre.

— Quoi, tu veux qu’on y aille ? s’étonna Michael.

— Mike, tu réalises ce que tu es en train de dire ?

— Mais il y a plein de navires plus gros, plus aptes à une

assistance et peut-être plus près qui s’en occuperont !

— Il n’y a personne à des miles à la ronde et c’est tout près

de nous !

Michael jura tandis qu’Allan changeait de cap.

Il leur fallut vingt minutes pour approcher le petit chalutier

sur lequel six hommes agitaient des vestes et des couvertures

pour attirer leur attention.

— On ne pourra jamais remorquer ce rafiot ! déclara

Michael.

- 266 -

— Et avec ce temps on ne va pas non plus l’aborder, c’est

trop risqué. Va chercher du bout avec de la longueur.

Pendant qu’Allan manœuvrait le voilier au plus près du

chalutier, Michael lança par-dessus bord une bouée attachée à

l’extrémité d’une corde. Les occupants du chalutier parurent

hésiter avant que l’un d’eux se jette à l’eau, avec son gilet de

sauvetage. Il nagea jusqu’à la bouée et Michael tira pour le

ramener à lui. L’homme hurla de joie lorsqu’il se releva, sain et

sauf. Il s’adressa à eux dans une langue que Michael ne

connaissait pas et qui ressemblait vaguement à de l’italien.

Allan et lui échangèrent quelques mots.

— C’est quelle langue ? demanda Michael.

— Ils sont français ! expliqua Allan. Nous sommes près des

Marquises, territoire français.

— Tu parles français, toi ?

— Un peu.

Aidé par le rescapé, Michael recommença et hissa un

deuxième homme.

Il ne sentait plus ses bras et transpirait à grosses gouttes

lorsque le sixième et dernier monta à bord. Ces types n’avaient

pas l’air de pêcheurs ou de marins, ils avaient tous des têtes de

cadres ou d’ouvriers, Michael n’aurait su le dire, mais en tout

cas des têtes préservées de la mer et des rides que le vent et le

sel creusaient habituellement.

Un des leurs se pencha vers lui, des cheveux blancs et courts,

le regard perçant, un nez fin et pointu et presque pas de lèvres.

— Vous êtes américains ? demanda-t-il.

Son anglais se teintait d’un fort accent allemand.

— Oui. Et vous, vous n’êtes pas français.

— En effet. Vous n’êtes que deux ?

— Nos femmes sont en bas, elles dorment.

— Ah, vos femmes...

Trois des hommes échangèrent un regard entendu qui

effraya soudain Michael.

— Dites, qu’est-ce qu’il vous est arrivé ? questionna-t-il.

— Un accident, répondit l’homme aux cheveux blancs.

Lequel de vous deux est le meilleur pilote ?

— C’est quoi cette question ? s’étonna Allan.

- 267 -

L’un des hommes sortit un long couteau et avant qu’Alan

puisse lâcher la barre, il avait la lame sous la gorge.

— Alors ? répéta Cheveux blancs.

— C’est moi ! répondit Alan, blême.

Michael avait la mâchoire pendante, il n’en croyait pas ses

yeux. C’était impossible. Il allait se réveiller d’un instant à

l’autre.

— Combien de temps pour aller à Tahiti ? Alan secoua la

tête.

— Je n’en sais rien...

Cheveux blancs fit une grimace contrariée et le porteur du

couteau enfonça lentement sa lame.

— Attendez ! hurla Allan. Je... attendez ! On doit être à mille

miles environ. Les vents sont forts, il faut... faut compter

trente-six ou quarante-huit heures maximum.

— Débrouillez-vous pour que ce soit trente.

Deux des hommes commencèrent à descendre vers la

cabine.

— Qu’est-ce que vous faites ? protesta Michael d’une voix

tremblante.

— Mes amis sont communistes, expliqua Cheveux blancs, ils

partagent tout. Et ils pensent que tout le monde devrait en faire

autant ! Alors, en bons communistes que vous êtes, ils espèrent

que vous allez partager vos femmes.

Sa bouche s’ouvrit sur de petites dents jaunes. Son sourire

était encore plus glaçant que son regard.

— Non, ne faites pas ça..., supplia-t-il.

Il pleurait à présent, ses jambes s’étaient remplies de

fourmis et lorsque les deux hommes disparurent dans la coque,

sa vessie se vida.

Cheveux blancs le fixa et perdit tout sourire.

— Quant à vous, vous êtes inutile.

Il bondit sur Michael et l’empoigna par les cheveux pour le

tirer vers l’avant du voilier. Michael hurla et tenta de se débattre

sans force, la peur le tétanisait.

Cheveux blancs lui écrasa le crâne avec le pied et lorsqu’il

fut assuré que Michael ne pouvait plus bouger la tête, il saisit la

petite ancre en acier, celle avec les bords pointus, et la leva.

- 268 -

— Je dois vous avertir, s’écria-t-il par-dessus le vent, je vais

devoir m’y reprendre à plusieurs fois, ça va faire très mal.

- 269 -

43

Dans la grotte le feu n’était plus qu’un tas de braise. Emma

rassembla leurs maigres affaires et alla secouer l’homme à la

moustache qui faisait office de leader.

— Nous allons partir, l’informa-t-elle. Il faut réveiller tout le

monde, c’est trop risqué de s’attarder ici.

— Non, attendez demain matin, nous vous accompagnerons,

nous devons nous ravitailler au village.

— Venez avec nous maintenant, demain soir nous allons

profiter de la marée pour tenter de fuir.

— Où ça ?

— Dans la baie d’Omoa, Tim a son bateau échoué. Il pense

que cela peut fonctionner. Ce sera dans le courant de la nuit.

— Alors restez, nous partirons tous dans l’après-midi.

Emma secoua la tête.

— Vivre au même endroit trop longtemps est dangereux !

insista-1-elle. Si la meute de chasseurs qui sillonnent l’île est

attentive, elle ne tardera plus à repérer le feu.

— Il n’est pas visible, nous sommes en hauteur.

— Détrompez-vous, je l’avais aperçu depuis le col sur le

sentier de Hanavave. Allez, réveillez-les tous.

L’homme refusa.

— Personne ne voudra sortir tant qu’il ne fera pas jour.

— C’est absurde ! On passe inaperçus avec l’absence de

lune !

— Vous pouvez leur demander, on ne quittera pas cette

grotte avant le lever du soleil.

— Bon sang ! fulmina Emma. Vous voulez crever ici ?

Plusieurs occupants se redressèrent, rongés par l’angoisse.

— Elle veut qu’on aille avec eux tout de suite ! commenta le

moustachu à l’assemblée émergeante.

— Il fait jour ? demanda une femme d’une voix rauque.

- 270 -

— Non, c’est le milieu de la nuit !

— Alors non ! C’est bien trop dangereux !

— Vous préférez jouer votre vie en restant ici ? intervint

Emma. En partant maintenant nous serons au village bien avant

l’aube, nous aurons assez de temps pour aménager un abri sûr.

Tous refusèrent. Emma était à la fois abattue et en colère

contre leurs préjugés. Mathilde se mit à gémir, elle faisait un

cauchemar.

— Comme vous voudrez, s’énerva Emma. Nous partons.

— Attendez-nous demain en fin après-midi, à l’église

d’Omoa, prévint le moustachu.

— Plutôt près de la baie, corrigea Emma qui se souvenait du

spectacle dans la nef.

Elle réveilla les enfants, qui eurent du mal à reprendre leurs

esprits, puis ils rejoignirent Tim et Mongowitz à l’extérieur.

— Vous leur avez demandé de nous accompagner ? lui

demanda le jeune homme sous forme de reproche.

— Ils ne veulent pas.

— Une chance pour nous ! Un troupeau comme ça dans la

forêt et nous étions morts !

Emma fixa le grand quinquagénaire au crâne dégarni.

— Et vous ? Nous partons pour Omoa, on y passe la journée

planqué et au crépuscule on rejoint l’embarcation de Tim en

espérant que la marée la sorte du sable.

— Je viens.

— Très bien. Ne tardons plus.

Ils redescendirent le coteau jusqu’à entrer dans la forêt. Là,

Tim sortit sa machette mais s’immobilisa après quelques

mètres.

— Je ne vois rien, avoua-t-il.

Emma alluma sa torche et la braqua vers le sol.

— C’est suffisant ?

— De toute façon on n’a pas le choix. Surtout, pointez-la

toujours vers nos pieds ! avertit Tim.

Ils reprirent leur marche lente, suivant le passage que le

jeune homme leur découpait entre les fougères et les lianes. La

végétation, encore humide, bruissait autour d’eux, elle semblait

déployer ses grandes feuilles comme des oreilles pour mieux les

- 271 -

épier. Mathilde et Olivier ne quittèrent pas Emma, chacun

arrimé à une main. Mongowitz fermait la file.

— Votre mari ne vous a rien dit à propos de Gerland ?

demanda-t-il.

— Non, pourquoi ?

— Je m’interrogeais sur leur présence au pic du Midi.

Qu’ont-ils trouvé là-bas. Qui est derrière tout ça ?

— N’est-ce pas cette société, le GERIC ?

— Vous connaissez la signification du sigle ?

— Aucune idée, dit Emma.

— Officiellement c’est le Groupement d’Étude et de

Recherche pour l’Innovation Cosmétique, c’est ainsi qu’ils se

sont présentés dans la région. Ils étudient les vertus des plantes

locales.

— Il y a une version officieuse ?

— Oui, Petrus lui-même me l’a confiée. En réalité GERIC est

l’acronyme de Gènes, Évolution et Recherche des Instincts du

Comportement. J’ignore en revanche si LeMoll n’était qu’un

pion à la solde d’industriels peu scrupuleux ou l’instigateur de

toute cette horreur. Et qui se cache derrière le GERIC. J’ai peine

à croire qu’une société si discrète jusque-là puisse faire surgir

autant de fonds pour bâtir ce site, au milieu du Pacifique.

La soif ne tarda pas à gêner Emma mais, puisqu’ils

n’avaient plus d’eau, elle préféra se taire.

Ils avaient quitté la grotte depuis une heure lorsqu’un cri si

aigu qu’il ressemblait à celui d’un oiseau résonna dans toute la

vallée. Pourtant nul dans le groupe ne douta de son origine. Un

hurlement, celui d’une femme, suivi, presque aussitôt, d’un

coup sec. Mongowitz s’arrêta et se tourna vers les monts qu’il ne

pouvait plus distinguer mais qu’il savait tout proches. Nerveux,

il se passa la main sur la bouche plusieurs fois. Emma l’appela :

— Venez, ça ne sert à rien.

Tim renchérit, sans même se retourner :

— Ils avaient le choix. Maintenant c’est trop tard, nous ne

pouvons plus rien pour eux, et nous n’avons qu’une heure

d’avance sur leurs agresseurs. S’ils sont aussi bons pisteurs que

tueurs, nous n’avons pas une minute à perdre.

Ils arrivèrent à l’extrémité est d’Omoa vers cinq heures et

- 272 -

demie du matin. Le ciel était toujours aussi noir. Leurs corps

étaient fourbus, les enfants ne parvenaient plus à marcher droit

et Emma désigna une des premières maisons qu’elle aperçut :

— Allons nous reposer, il devrait y avoir de l’eau et des

vivres. On dormira jusque dans la matinée et puis tour de garde

jusqu’au soir pour que personne n’approche.

— J’aimerais aller jeter un coup d’œil au bateau, fit Tim.

Etre sûr qu’il est toujours là.

— Je viens avec vous, lança Mongowitz. Emma accéléra

pour leur barrer le chemin.

— Le bateau est encore dans la baie, il n’y a aucune raison

pour qu’il en soit autrement. On est épuisés, Tim, on a besoin de

repos et de rester solidaires. Ne commençons pas à nous

séparer. (Elle ne le sentit pas convaincu et changea de ton, plus

doux, plus sincère :) J’ai besoin de vous savoir à nos côtés. S’il

vous plaît.

A contrecœur, Tim céda et ils investirent une grande bâtisse

à un étage. Emma n’en pouvait plus, elle avait besoin de souffler

et ne pouvait envisager de le faire seule avec les enfants. Elle fut

rassurée de voir Tim déposer son fusil et pousser des meubles

derrière chaque porte. Quand elle retira leurs chaussures

bricolées aux enfants, elle mit à nu leurs pieds couverts de sang.

Les chaussettes et les épaisseurs de scotch n’avaient pas suffi à

les protéger des brindilles pointues, des ronces et des pierres

tranchantes. Pourtant, pas une fois ils ne s’étaient plaints. Elle

les lava des pieds à la tête, trouva du désinfectant et des

pansements dans la salle de bains et prépara un repas avec les

restes du réfrigérateur et des placards. Quand ils furent repus,

les paupières se firent plus lourdes.

Soudain, le sac à dos d’Emma se mit à lancer des bips

réguliers. Elle en sortit l’ordinateur portable et l’alluma. Un

document venait de lui être expédié par la liaison satellite.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Tim.

— Mon mari a rédigé une synthèse de ce qu’ils savent,

rapporta-t-elle en même temps qu’elle lisait le message.

Elle cliqua pour ouvrir le document complet et plusieurs

pages s’affichèrent. Malgré la fatigue, Emma les avala d’une

traite, imitée par les deux hommes par-dessus ses épaules. Peter

- 273 -

résumait toute la Théorie Gaïa que Grohm leur avait exposée.

Elle eut à peine le temps de terminer que la batterie les lâcha.

— Merde..., fit Emma, dépitée. C’était notre unique lien avec

le continent.

— Je dois être dans un épisode de La Quatrième Dimension,

gloussa Mongowitz sans pour autant en rire.

— Vous... vous croyez vraiment que les tueurs en série sont

une sorte d’évolution à venir de l’Homo sapiens ? fit Tim,

stupéfait.

— Je crois surtout que je suis trop crevée pour réfléchir,

répliqua Emma.

Elle prit les enfants par la main et ils montèrent. Elle voulait

un peu de temps pour encaisser toutes les informations. Sa

première réaction était presque moqueuse, pourtant elle savait

que toutes les vérités scientifiques actuelles avaient été des

hypothèses risibles au départ. Jusqu’à ce qu’on y apporte les

preuves nécessaires. Elle s’allongea dans la chambre principale

avec Mathilde et Olivier dans le même grand lit, s’attendant à

méditer un bon moment cette Théorie Gaïa. Elle serra les

enfants contre elle, leurs corps chauds se blottirent, et elle

s’endormit aussitôt.

La pluie la réveilla.

Il faisait jour, une luminosité triste, grise. La maison était

silencieuse. Mathilde et Olivier dormaient toujours, mais ils

s’agitèrent dès qu’elle se leva.

Emma, suivie de ses petits gardes du corps, rejoignit la

cuisine en bas et s’étonna de ne trouver personne. Ni

Mongowitz ni Tim n’étaient entre ces murs.

— Ils nous ont abandonnés ? questionna Mathilde d’un ton

déjà résigné.

— Non, bien sûr que non. Ils sont sûrement partis voir le

bateau. Vous voulez petit-déjeuner ?

Emma leur prépara des bols de céréales et se servit un verre

de jus d’orange en s’efforçant de ne pas laisser paraître son

malaise.

Elle était plongée dans ses pensées quand elle remarqua que

Mathilde était debout devant la fenêtre.

— Ma chérie, ne reste pas là, lui ordonna-t-elle le plus

- 274 -

doucement qu’elle put malgré son angoisse.

— J’ai cru entendre quelqu’un appeler, révéla la fillette.

Emma reposa son verre.

— Mathilde, recule s’il te plaît, on peut te voir de l’extérieur.

— Il y a quelqu’un ! s’écria Mathilde. Pas Tim ou l’autre

monsieur, c’est une autre personne !

Emma bondit si brusquement qu’elle renversa son jus

d’orange et fit chavirer le lait d’Olivier. Elle poussa Mathilde sur

le côté et pencha très lentement la tête pour distinguer la rue

derrière la vitre.

Un homme marchait, suivi d’un autre un peu plus loin, en

retrait, ils appelaient en direction des maisons mais la pluie

battante empêchait Emma de les comprendre.

Deux gendarmes.

- 275 -

44

Emma s’écarta de la fenêtre.

— Les enfants, mettez vos chaussures, ordonna-t-elle.

— On part ? s’enquit Mathilde.

— On quitte l’île.

Emma les aida à enfiler leurs souliers sales et grossiers et se

précipita à la porte d’entrée.

Ils jaillirent dans la pluie et foncèrent vers le premier

gendarme. Celui-ci sursauta et fit aussitôt signe à son collègue

pour qu’il les rejoigne.

— Vous êtes blessée ? commença-t-il par demander.

— Non, mais arrêtez de hurler comme ça, vous allez attirer

l’attention.

— Combien êtes-vous ? Où sont tous les autres ? Il s’est

passé quoi ici ?

L’homme n’articulait pas et avait un débit trop rapide, il

paraissait effrayé.

— Je vous raconterai tout, mais éloignons-nous s’il vous

plaît. Pour la première fois, Emma l’observa de près à travers le

déluge qui les arrosait. Son cœur tressauta dans sa poitrine, il

n’était pas rasé depuis plusieurs jours. Était-ce réglementaire ?

Emma commença à s’imaginer le pire mais se reprit aussitôt.

Peut-être la discipline était-elle plus relâchée pour les

gendarmes des Marquises...

Le collègue fit signe aux enfants de venir.

Emma ne parvenait pas à se défaire de son malaise.

Quelque chose ne collait pas.

Les uniformes. Ils n’étaient pas ajustés. La chemise de l’un

bâillait, le pantalon de l’autre était trop juste. Emma repéra une

tache marron foncé sur le col du premier.

Du sang ?

Emma sentit son cœur lui battre aux tempes.

- 276 -

— Venez, venez, on va vous protéger ! lui répéta le

gendarme au débit rapide.

Emma l’entendait au travers d’un filtre, la voix était distante,

les mots presque syncopés, les gestes ralentis. Elle analysait tout.

Son cerveau, dopé par l’adrénaline qui se déversait en lui

comme un torrent, découpait chaque élément pour y glaner des

informations.

L’homme n’avait pas peur, comprit Emma. Il mentait. Il

jouait un rôle et n’y parvenait pas très bien, trop perturbé par

l’excitation.

DANGER ! hurla son cerveau.

Emma fit signe d’attendre et tourna le dos.

— Nous allons chercher nos affaires, dit-elle en prenant les

enfants par les épaules pour les forcer à faire demi-tour.

Emma pria pour qu’aucun d’eux ne proteste ou ne précise

qu’ils les avaient déjà toutes. Ils n’en firent rien, lui obéissant

docilement.

Le vacarme de la pluie ne permit pas à Emma de deviner ce

que faisaient les deux « gendarmes ».

Pourvu qu’ils attendent là. Qu’ils ne nous suivent pas.

S’ils lui emboîtaient le pas, Emma ne devait pas céder à la

panique, ne pas courir. Avec les enfants elle ne pourrait pas les

semer. Elle se souvint avoir vu une arme à la ceinture du

premier. Non, il faudrait marcher calmement jusque dans la

maison. Les entraîner dans la cuisine. Là, elle pousserait les

enfants dans le couloir, refermerait la porte et saisirait l’un des

gros couteaux à viande qu’elle avait remarqués sur le plan de

travail. Avait-elle une chance ?

C’est mieux que rien.

— Madame ! fit-on derrière elle. Madame ! Attendez !

Mais Emma ne put se résoudre à s’arrêter, elle continuait

d’aller en direction de la maison. Elle perçut alors un frottement

de vêtement juste derrière elle. Emma projeta les enfants en

avant et hurla :

— Courez ! Enfermez-vous ! Et elle fit volte-face.

L’homme était sur elle, matraque télescopique brandie

au-dessus de lui. Il déplia son bras pour la fouetter. Emma n’eut

que le temps de se laisser tomber dans la boue pour éviter le

- 277 -

coup. La chute lui coupa le souffle. Déjà, il était sur elle,

réarmant son geste.

Emma lança son pied sur le côté du genou.

Son agresseur cria de douleur et perdit l’équilibre, il

s’effondra juste à côté d’elle. Toujours en apnée, Emma roula

pour tenter de se relever. L’homme lui agrippa la cheville. Sa

matraque était juste devant elle. Elle s’étira au maximum, ses

yeux se voilèrent de taches noires. L’air revint dans sa poitrine

brusquement, la mécanique retrouvant son élan. Elle referma

les doigts sur l’arme et de toutes ses forces frappa l’homme au

visage.

Le sang jaillit du nez et de l’arcade, aussitôt dilué par la

pluie.

Emma entendit un sifflement.

Derrière elle.

Une autre matraque.

Et sa tête explosa.

- 278 -

45

À Paris, le niveau de la Seine avait déclenché des mesures

d’urgence, les pompiers ne pouvant suffire, l’armée était venue

leur prêter main-forte pour installer des . digues artificielles et

poursuivre le pompage des eaux. Six lignes de métro étaient

déjà coupées et une septième sous peu.

Pire, les pluies torrentielles n’allaient pas s’interrompre

avant au moins deux jours. C’était la seconde crue de cette

envergure en seulement cinq ans.

Fabien arriva rue d’Anjou avec vingt minutes de retard. Il

dégoulinait lorsqu’il pénétra dans le bureau de DeBreuil.

— Je suis navré, s’excusa-t-il, c’est devenu impossible de

circuler avec...

DeBreuil le fit taire d’un geste agacé :

— Épargnez-moi l’intendance, lâcha-t-il. Alors, où en est-on

de notre situation ?

Fabien retira sa veste mouillée et l’abandonna sur le

portemanteau.

— La tempête qui sévit sur le Pacifique Sud nous prive de

toute liaison avec Fatu Hiva. Et je ne peux envoyer personne

là-bas pour le moment.

— Et pour le pic du Midi ?

— Un espoir se dégage. Un de mes agents est parvenu à faire

un point.

— Je croyais que tous les moyens de communication étaient

coupés ?

— C’est le cas. Mon agent dispose d’un GSM par satellite

qu’il dissimule aux autres, il ne peut l’utiliser qu’avec précaution

et a attendu d’avoir suffisamment d’éléments pour me contacter.

Le responsable de la Commission européenne est un certain

Gerland, voici son dossier, et il n’est pas venu avec deux

chercheurs seulement, il est accompagné de trois agents du

- 279 -

BND.

DeBreuil rejeta la tête en arrière et inspira longuement.

— Il fallait s’y attendre. J’avais prévenu nos gars que nos

opérations avec le BND n’étaient pas parfaitement hermétiques,

qu’il y avait une traçabilité possible jusqu’à LeMoll ! Ils sont

remontés jusqu’à lui et ont attendu que ça bouge ! Comment

réagissent-ils ?

— Jusqu’à présent : neutralité forcée. Il y a trop de civils.

Sept astronomes, les deux chercheurs et Gerland, sans compter

l’équipe de Grohm. Mais ça risque de dégénérer. Le BND les a

désarmés en arrivant et les cantonne à des déplacements

minimes, ils sont inactifs.

— Les chercheurs avec Gerland, vous les avez identifiés ?

Fabien sortit deux autres pochettes de sa sacoche et les posa sur

le bureau de son supérieur.

— Les voici, aucun lien apparent avec le BND ou toute autre

organisation gouvernementale. Autre chose : un

des

scientifiques de Grohm est mort. Peut-être assassiné. Georges

Scoletti, et cela ne vient pas de nous.

— De mieux en mieux. Vos hommes peuvent-ils être

réarmés ? Peuvent-ils reprendre le contrôle du site ?

— Oui.

— Qu’ils se préparent. Le bulletin météo des Pyrénées

annonce une baisse des vents pour demain matin. Ils pourront

remettre en marche le téléphérique. Ils se débrouillent pour

évacuer d’abord les astronomes pour limiter les dommages

collatéraux, ensuite vos hommes reprennent le contrôle. S’il est

avéré que Gerland et ses deux compagnons ont trouvé des

éléments compromettants, on ne prend aucun risque, il faut les

éliminer. Que les types du BND ne redescendent pas. Je veux

envoyer un message à Berlin : vous n’avez pas voulu suivre nos

méthodes, maintenant c’est trop tard, tenez-vous à distance.

Qu’ils maquillent l’opération en accident si possible.

— Je sais déjà comment faire. Il reste le problème Fatu Hiva.

C’est là que sont tous les cobayes, si c’est découvert nous

sommes foutus.

— Fatu Hiva, je m’en occupe. J’ai demandé à la marine

qu’un de leurs navires s’en approche pour nous faire un point,

- 280 -

tout l’équipage sera tenu au secret défense.

— Et s’il y a eu des fuites ? Que le site est compromis ?

— Mon cher Fabien, nous avons pris soin de truffer nos

infrastructures d’explosifs dont les commandes peuvent être

actionnées à distance, ici même. Si je n’ai pas de réponse claire

demain matin, nos installations sur Fatu Hiva seront

vaporisées.

— On abandonne toutes les recherches ?

— Dites à vos hommes sur le pic du Midi de faire disparaître

tous les documents. Oui, nous stoppons nos recherches. C’était

une entreprise démente qui n’aurait jamais dû voir le jour. J’ai

suivi Grohm parce qu’il était très convaincant à l’époque et qu’il

dispose d’alliés haut placés, mais c’était une folie !

— S’il avait raison ? Si l’humanité était en train de courir à

sa perte ?

— De toute façon, si la théorie de Grohm est vraie, je

continue de croire que rien ne pourra l’en empêcher. Cinq

milliards d’années que cette fichue planète se développe, vous

croyez que notre espèce au final très ignorante pourrait

s’opposer à sa marche ? Moi pas.

Fabien considéra DeBreuil un moment. La pluie

tambourinait contre la fenêtre dans son dos pour lui rappeler

qu’ils n’étaient même pas capables de lutter contre les

inondations qui submergeaient la capitale. Les saisons

n’existaient plus, la couche d’ozone rétrécissait à vue d’œil, et

les bulletins sur la qualité de l’air étaient devenus aussi

importants que ceux de la météo.

Oui, DeBreuil avait peut-être raison, l’Homme n’était pas

très sage lorsqu’il s’agissait de comprendre la nature, et encore

moins lorsqu’il fallait agir pour la respecter. N’était-ce pas ce

qu’elle lui faisait payer depuis quelques années ?

Toutefois Fabien ne pouvait se résigner à baisser les bras.

Qu’allait-il dire à ses enfants ? Devrait-il leur conseiller de ne

surtout pas se reproduire, au risque d’engendrer des monstres ?

Et s’ils étaient « normaux », leurs enfants grandiraient-ils dans

un monde violent, voué à la destruction ?

DeBreuil le ramena à la réalité :

— Fabien, je ne vous demande pas de réfléchir. Je vous

- 281 -

ordonne d’appliquer les ordres.

Fabien acquiesça, et ses doutes s’estompèrent. Il avait été

formé pour cela. Obéir. Et naturellement le cerveau privilégiait

les réflexes rassurants aux angoisses de l’inconnu. Pourtant, au

fond de lui, Fabien savait que les incertitudes demeuraient.

Commence par appliquer les ordres, ça ira mieux ensuite...

— C’est comme si c’était fait, monsieur.

- 282 -

46

Peter avait bu trop de café, il faisait de la tachycardie. Il se

massa les paupières avant de se servir un grand verre d’eau.

— Fatigué ? devina Jacques Frégent.

Ils épluchaient les dossiers des archives depuis cinq heures,

la nuit était tombée, poussée par les vents inépuisables. Peter en

venait à se demander s’ils descendraient jamais de cet endroit.

Etaient-ils prisonniers ? Cela ressemblait de plus en plus au

purgatoire...

— Oui, un peu, avoua-t-il.

Toutefois ce travail se révélait payant. Non seulement ils

avaient pu définir les rôles de chacun, mais ils disposaient

d’assez de documents pour les incriminer. Au milieu de

l’après-midi, lassé de devoir répondre à des dizaines de

questions de la part de Jacques sur ce que signifiait telle ou telle

référence dans les pages qu’il traitait, Peter avait appelé Fanny

et décidé de tout leur raconter. La Théorie Gaïa, les enlèvements

que Grohm avait orchestrés avec l’aide de la DGSE et du BND.

Fanny n’y avait pas cru sur le coup, elle en avait même ri avant

de se figer face aux mines dépitées qui la dévisageaient.

— Oh, merde, alors vous êtes sérieux, c’est vrai ? avait-elle

lâché avant d’entrer dans un long silence dont elle n’était sortie

que bien plus tard, en compagnie de Ben.

Frégent, lui, avait acquiescé longuement avant de se

remettre à travailler.

Ben agita une pochette devant lui.

— J’ai lu la fiche du docteur Galvin Petrus, expliqua-t-il.

C’est lui qui supervise les expériences sur le site de Fatu Hiva. Il

est franco-américain et vous ne devinerez jamais sur quoi il a

bossé étant jeune ? Le projet MKULTRA !

— Jamais entendu parler, avoua Frégent.

— C’est de la culture underground, plaisanta Ben.

- 283 -

MKULTRA, c’est le nom de code donné par la CIA à son projet

de manipulation et conditionnement mental. C’est né dans les

années 50 sous l’impulsion du directeur de l’Agence, Allen

Dulles, un type que certains suspectent d’être à l’origine de

l’assassinat de JFK 2 . Avec MKULTRA ils ont étudié les

propriétés du LSD, de la mescaline, la psilocybine et j’en oublie,

ainsi que l’hypnose sur le cerveau. Privation sensorielle et

thérapie aux électrochocs étaient de la partie également. Le but

était d’élaborer des sérums de vérité, des méthodes de

reconditionnement et même de destruction sélective de

souvenirs !

— C’est fondé, tout ça, ou c’est encore un fantasme de la

théorie du complot ? railla Fanny.

— Détrompe-toi, c’est réel ! Bien que le directeur de la CIA

au début des années 70, Richard Helms il me semble, ait

ordonné la destruction des archives de ce projet, pas mal de

documents ont subsisté, et finalement on dispose de preuves

concrètes et même d’aveux de certains hauts dirigeants. Ça fait

partie des scandales politiques d’où sont nées les théories du

complot ! Au même titre que le Watergate ou l’affaire de la baie

des Cochons.

Peter revint à leur sujet :

— Petrus travaillait sur MKULTRA donc ?

— Oui, à la toute fin. Le projet sous toutes ses formes aurait

été arrêté en 1988, mais bien évidemment, c’est la version

officielle.

— Il ne doit pas être tout jeune ce Petrus, fit remarquer

Frégent.

Ben, qui consultait sa fiche, lut :

— Il vient d’avoir soixante-quatorze ans !

— Si Grohm s’est attaché ses services malgré son âge c’est

qu’il était bon dans son domaine, dit Peter qui réfléchissait tout

haut.

— Et Petrus n’est pas du genre à s’offusquer d’avoir à diriger

des expériences clandestines, ajouta Ben.

2 Voir Les Arcanes du chaos, du même auteur, Albin Michel,

2006.

- 284 -

— Résumons tout, demanda Peter à ses trois acolytes.

Grohm fait partie de la DGSE, ça, on ne peut pas le prouver,

mais on a plusieurs rapports où son grade de colonel est

mentionné.

— De même que ses quatre « techniciens », précisa Ben.

Tous militaires.

— Grohm nous a exposé sa Théorie Gaïa, j’ai rédigé tout à

l’heure ce qu’il nous a dit. Nous avons de nombreuses notes ici,

recoupées avec des listings de fonds, et des lignes « localisation

spécimen » ou « acheminement spécimen » à rattacher à

d’autres dossiers contenant les fiches de tous les tueurs en série

enlevés.

— Le BND est impliqué, dans ces documents ? interrogea

Jacques.

— Pas officiellement, tout ce qu’on a au sujet du BND ce

sont des notes manuscrites du personnel. Je suppose qu’il

n’existe aucun document administratif entre le BND et la DGSE

ou même le GERIC, ces gens sont bien trop prudents. Il y a en

revanche suffisamment de fax et de courriers expédiés depuis

Fatu Hiva pour prouver les liens entre ici et l’île.

— Les fax mentionnent ce qu’ils font sur Fatu Hiva ?

demanda Fanny.

— Ce sont des synthèses d’expériences, je n’ai pas le temps

de les lire en détail pour le moment mais, à ce que j’en ai vu,

c’est assez explicite pour envoyer tout ce beau monde en prison.

Tests sur le cerveau, privation de sommeil, tests de différentes

molécules sans respecter les règles de sécurité, mesure des

réactions cérébrales à l’électricité, il y a autant d’analyses

médicales que d’études du comportement, et c’est allé très loin !

En colligeant tout ce qu’on a, on peut lier la théorie de Grohm et

ces expériences sur cobayes enlevés qui visaient à comprendre

les mécanismes de la violence. Grohm espérait localiser

l’instinct prédateur dans le génome humain mais comme c’est

très long il tentait des méthodes plus archaïques pour

reconditionner les comportements... sans succès.

Petrus a dû tester tout ce qu’il avait appris lors de son

passage à la CIA.

— Et pour cause, les tueurs en série ne sont pas des gens

- 285 -

comme les autres, intervint Ben.

— Vous

voulez

dire

que

les

techniques

de

reconditionnement qui marchent sur des gens normaux ne

s’appliquent pas aux tueurs en série ? demanda Jacques.

— Personne, quels que soient les traitements médicaux, les

thérapies ou les emprisonnements à court ou long terme, n’est

jamais parvenu à en soigner ne serait-ce qu’un seul dans le

monde ! Et je dis soigner mais on ne peut soigner que ce qui est

malade, or les tueurs en série ne le sont pas, ils sont tout

simplement différents dans leur construction psychique.

— C’est à cause de leur enfance, non ?

Ben, qui s’était intéressé au sujet lors de ses études sur la

dynamique comportementale, leva les sourcils.

— A l’heure actuelle, et malgré plusieurs décennies

d’enquêtes et d’analyses, aucun expert ne peut définir avec

certitude les mécanismes qui conduisent un être humain à

devenir un tueur en série. On pensait au début que c’était un

traumatisme dans l’enfance, un viol, des maltraitances, qui

engendraient un repli sur soi, une perte des repères affectifs et

une déconstruction psychique, faute d’un environnement stable.

Mais force est de constater que la plupart des enfants qui

subissent ces horreurs ne deviennent pas des tueurs en série,

99,99% de ces victimes grandissent sans être des monstres.

Heureusement pour eux et pour nous. En même temps, il y a de

plus en plus de cas de tueurs en série dont l’enfance ne semble

pas comporter de violences particulières, quelques-uns vivaient

même dans un contexte privilégié et bon nombre de ceux qui se

sont dits victimes dans leur enfance ne l’ont-ils pas inventé pour

obtenir un peu de clémence ? Alors qu’est-ce qui fait qu’on

devient un de ces prédateurs ? Personne ne le sait. Et c’est là

que l’hypothèse de Grohm est troublante car elle pourrait

expliquer les tueurs en série.

Jacques Frégent haussa les épaules.

— Vous avez dit qu’on ne peut pas les soigner, mais on

pourrait chercher à les comprendre pour trouver une solution,

disons... thérapeutique !

— On ne change pas la nature d’un être. Vous le voudriez

que vous n’arriveriez pas à changer votre hétérosexualité pour

- 286 -

devenir homosexuel, même si on vous l’ordonnait, c’est un

comportement très profond, enraciné en vous. C’est comme

vouloir changer vos goûts du jour au lendemain, détester le bleu

et adorer le jaune alors que c’est l’inverse, c’est impossible ! Je

vais vous donner une statistique : ces dernières années, il y a eu

298 tueurs en série qui, pour une raison ou une autre, ont été

identifiés mais relâchés, peine purgée, libération pour vice de

forme, etc. Savez-vous combien ont récidivé ?

— Non, la moitié ?

— Les 298. Tuer est plus fort que leur raison, c’est viscéral,

c’est un besoin, c’est là, au plus profond d’eux, et ils ne pourront

pas s’arrêter.

Un silence pesant tomba sur le petit groupe, seulement

perturbé par le vent qui continuait de s’écraser contre les vitres.

Fanny se tourna vers Peter.

— Vous n’arrêtez pas de dire « Grohm faisait », « Grohm

espérait » ; pour vous, tout ça est terminé ? demanda-t-elle. Je

vais me faire l’avocat du diable en vous posant cette question

mais n’avez-vous pas envisagé de ne rien faire ? Si Grohm vous

a finalement exposé sa théorie, c’est parce qu’il croit que ses

travaux sont vitaux pour l’humanité, et que vous allez y réfléchir

à deux fois avant de tout faire capoter.

— Ses méthodes ne sont pas acceptables, Fanny. Et pour

tout vous dire, je pense que si sa théorie est envisageable, elle

doit être disséquée par des experts internationaux. Il n’y a

qu’ainsi qu’on pourra trouver une solution.

— Sauf que si demain on dit à tout le monde que nous

transportons tous les gènes de notre propre destruction, ce sera

l’anarchie !

— Ce n’est pas à nous d’en juger. Grohm a enlevé des êtres

humains, criminels ou pas, il les a torturés et je ne peux pas le

laisser faire. Pour le reste...

— On verra bien ? C’est ça ? compléta Fanny avec une

certaine déception.

Peter la toisa. Ben intervint pour casser la tension :

— On a encore pas mal de boulot avant d’aller dîner, si on

s’y remettait ?

Jacques approuva mais Fanny se leva pour sortir.

- 287 -

— J’ai besoin d’une pause toilettes, s’excusa-t-elle.

Peter lut surtout la colère sur ses traits et le besoin d’aller se

calmer en s’aspergeant le visage d’eau froide. Il reprit son tri.

Cela faisait cinq minutes qu’il travaillait quand Fanny

revint.

Lorsqu’elle passa le seuil de la pièce, elle tenait une arme

dans la main.

- 288 -

47

La douleur ressemblait à un son. Un puissant coup de basse

qui partait de l’arrière de son crâne pour se propager sur le cuir

chevelu et envahir son cerveau. Plus il s’enfonçait dans sa

matière grise, plus il résonnait, et Emma crut qu’une force

surnaturelle lui pinçait l’intérieur de la tête. Une piqûre d’abord

diffuse qui puisait et s’intensifiait pour se focaliser sur un point :

le cœur de sa cervelle. C’était si douloureux qu’elle en avait mal

aux yeux. Ses paupières ne pouvaient s’ouvrir.

Même les sons étaient déformés, lointains. Le monde

tournait, Emma avait l’impression d’être dans la roue d’un

hamster, les voix se déplaçaient de haut en bas, d’avant en

arrière et recommençaient.

« ... tu vois que c’est utile, je t’avais dit de prendre les

uniformes sur les deux macchabées... »

Soudain Emma pensa à Mathilde et Olivier. Elle voulut

bouger, lutter contre cette souffrance, mais le supplice la

terrassa.

Elle resta inconsciente un moment.

Des bruits plus intenses que la pluie, des claquements secs,

la firent réagir, mais elle ne put revenir à elle.

Jusqu’à ce qu’une voix plus chaude glisse dans ses oreilles et

réactive les connexions sensorielles.

Emma sentit la pluie sur son visage. On lui parlait.

Cette voix... Elle la connaissait...

« ... ne me faites pas une hémorragie interne ou un

traumatisme crânien ! Allez, réveillez-vous ! »

Tim. C’était Tim qui s’adressait à elle.

Emma ouvrit les yeux, la lumière du jour, pourtant faible,

relança le bourdonnement atroce et elle ne put réprimer un

gémissement.

— Emma ! Vous pouvez parler ?

- 289 -

— Doucement, parvint-elle à articuler. Tim la serra contre

lui.

— Ce que je suis content de vous entendre !

— Les... les enfants ?

Elle perçut un subtil changement dans le corps de Tim qui

la tenait.

— Pris par les deux types en uniforme.

— Vous... vous ne les avez pas... stoppés ?

— J’avais laissé mon fusil à Mongowitz, j’ai surpris celui qui

vous portait, je l’ai bien amoché mais l’autre a couru pendant ce

temps, avec les gosses. J’ai à peine pu m’assurer que vous

n’étiez pas morte qu’ils s’étaient enfuis tous les deux.

— Par où ? La forêt ? Le hangar... ils vont... vers le hangar ?

— Ils avaient une pirogue avec un petit moteur, s’il n’y avait

pas eu cette foutue flotte on les aurait entendus approcher !

Une pirogue ! Les enfants étaient perdus.

Emma fut secouée d’un frisson. Elle grimaça, autant de

désespoir que de douleur. Sa mâchoire s’ouvrit pour poser une

question mais aucun mot n’en sortit. Elle sombra à nouveau

dans l’inconscience.

Emma revint à elle.

Le lancinement s’était altéré, une névralgie térébrante et

ondoyante comme une vague. Chaque poussée enfonçait son

flot loin dans le cortex mais elle se contractait aussitôt pour

repartir et laisser l’esprit d’Emma à peine touché par cette brève

étreinte. La lumière fut plus supportable.

Tim lui tendit un verre d’eau qu’elle avala tout entier.

— J’y ai mis quatre cachets d’aspirine, ça devrait aider.

Ils étaient dans une maison tout en bois.

Emma garda le silence le temps de maîtriser le ressac qui

partait depuis l’arrière de son crâne. Anticiper chaque

déferlement pour l’accompagner le rendait moins vif. Ça

marchait quand elle avait le hoquet, et curieusement là aussi.

— Sont-ils partis vers le large ? questionna-t-elle. Tim

baissa la tête.

— Ils sont sortis de la baie et ont viré au sud, relata-t-il

d’une voix triste.

— Quand était-ce ? Combien de temps suis-je restée

- 290 -

inconsciente ?

— Trois heures.

— Ils contournent l’île. Ils retournent au hangar.

Tim posa une main délicate sur l’épaule d’Emma, pour

l’inviter à se calmer, à ne pas se lever.

— Vous ne pouvez plus rien y faire, dit-il.

— Je leur ai donné ma parole que je ne les abandonnerais

pas. Tim lui prit le menton et la força à le regarder en face.

— Emma, c’est trop tard. S’ils ne sont pas déjà morts, ils le

seront, le temps que vous alliez vous faire massacrer.

— J’ai donné ma parole à une petite fille et à son frère, Tim.

Je ne vais pas les oublier.

— C’est du suicide, je ne vous laisserai pas faire.

— Restez ici, ce soir vous faites repartir votre bateau et vous

venez nous chercher sur le quai du GERIC à minuit.

Tim secoua la tête.

— Hors de question. Vous ne pouvez même pas marcher. Je

ne vous laisserai pas vous tuer. Ne m’obligez pas à vous ligoter à

une chaise, s’il vous plaît.

Emma chercha du soutien autour d’elle et vit Mongowitz qui

assistait à la scène sans rien dire.

— Où étiez-vous ce matin ? demanda-elle sèchement, à la

manière d’un reproche.

— Il m’a accompagné au bateau, exposa Tim en montrant

Mongowitz du pouce. C’est un bon bricoleur et ensemble nous

avons pu remettre la pompe à eau en marche, pour écoper tout

ce qui est entré pendant la tempête. Nous étions dans un atelier

derrière une maison de la plage quand j’ai voulu rentrer vous

prévenir. C’est là que je suis tombé sur les deux... tueurs.

— Ils étaient déguisés, souffla Emma.

Elle s’en voulait tellement d’avoir été aussi naïve. Elle avait

sauté sur le premier espoir sans se poser de questions, elle avait

entraîné Mathilde et Olivier dans l’horreur.

— Ils ont certainement dépouillé les gendarmes de la

permanence sur l’île.

— Ils paraissaient normaux, leur visage était presque doux,

rapporta Emma d’une voix brisée par l’émotion. Rien à voir avec

ceux qui nous ont attaqués jusqu’à présent. Ceux-là n’étaient

- 291 -

pas... bestiaux.

— Mais ils sont repartis vers le hangar ! intervint

Mongowitz. Comme tous les autres. C’est leur nid. Je suis sûr

qu’ils se sont rapidement établi une sorte de hiérarchie, à la

manière d’une fourmilière, avec des ouvriers, des gardes...

— Et une reine ? termina Tim. En tout cas ceux qui nous

sont tombés dessus l’autre nuit voyaient dans le noir ! Ça, c’est

pas humain !

— Ils ont infesté les sous-sols du hangar, poursuivit

Mongowitz, ils vivent comme des insectes, et ces tueurs ne sont

pas des humains ! Ce sont des monstres !

— ASSEZ ! s’écria Emma entre deux vagues de douleur. On

s’en tient au plan, on se tire d’ici ce soir à marée haute.

Tim la scruta attentivement.

— Et pas de détour, lança-t-il, je sauve nos peaux, ce sont les

seules qui peuvent encore l’être.

— Peut-être que Carlos, Henri et les autres nous rejoindront

en fin de journée, annonça Mongowitz sans y croire.

Tim le moucha aussi sec :

— Arrêtez, vous avez entendu les hurlements cette nuit, ils

sont morts, et à une heure près nous y passions aussi je vous

rappelle.

Emma se laissa retomber sur le canapé. Elle avait besoin de

recouvrer ses forces. Tim avait raison, elle ne pouvait pas partir

dans la forêt dans cet état, elle ne tiendrait jamais. Elle devait

dormir, recharger les batteries.

L’alarme de sa montre la réveilla à treize heures. Elle se leva

tout doucement, alla s’asperger le front d’eau et prit encore trois

aspirines. En passant ses doigts sur l’arrière de son crâne elle

découvrit une énorme bosse et du sang séché dans lequel

s’étaient emmêlés des cheveux. Elle avait mal mais c’était

nettement plus tolérable.

Tim et Mongowitz étaient dans la cuisine, en train de

manger des mangues, des cernes mauves et un teint blafard

témoignaient de leur épuisement. Ils n’avaient pas fait une vraie

nuit depuis bien longtemps.

— Comment allez-vous ? s’enquit Mongowitz.

— A peine mieux. J’ai encore des vertiges, mentit-elle.

- 292 -

— Retournez vous coucher, lui dit Tim. On s’est occupés du

bateau, il est prêt.

— Personne dehors ? s’inquiéta Emma.

— Non. C’est désert. J’ai craint que les deux de ce matin ne

nous envoient leurs amis, c’est pourquoi nous avons changé de

maison. Mais non, rien du tout. La mer est de plus en plus

mauvaise, je doute qu’ils puissent reprendre leur pirogue dans

ces conditions, et s’ils viennent à pied, le temps qu’ils traversent

l’île... avec un peu de chance nous serons déjà en train de

partir !

— Vous avez une sale gueule, lui répondit Emma. Vous

devriez vous reposer, si cette nuit vous vous endormez cela nous

fera une belle jambe.

Tim acquiesça.

— C’est prévu.

Emma se rallongea et ferma les paupières. Sa respiration se

ralentit, et elle finit par émettre un petit sifflement, plus faible

qu’un ronflement.

Les deux hommes vérifièrent que les portes étaient bien

calées par les meubles les plus lourds et allèrent se coucher sans

faire de bruit.

Emma attendit une heure de plus. Elle ne voulait surtout

pas que Tim la surprenne. Il fallait être sûre qu’il dorme.

La maison était silencieuse, seule la pluie rythmait cet

après-midi gris en courant sur le toit et contre les vitres.

Emma rédigea un mot à l’intention de Tim.

« Pardonnez-moi. Une promesse à un enfant vaut tous les

risques du monde. A minuit sur le quai, je croirai très fort en

vous. E. »

Elle fouilla les tiroirs de la cuisine en prenant soin d’être

aussi discrète que possible et s’empara d’un gros couteau qu’elle

enveloppa dans un torchon avant de le faire tenir dans une des

poches latérales de son treillis. Elle chargea son sac à dos de

bouteilles d’eau, puis ramassa la machette de Tim et sortit par la

fenêtre qu’elle prit soin de repousser derrière elle pour ne pas

attirer l’attention.

D’ici, le chemin lui semblait évident, mais en serait-il de

même une fois dans la forêt ? D’abord plein est, je sors du

- 293 -

village, je suis la pente en visant le col, celui à côté de la grotte.

Ensuite je redescends dans l’autre vallée, tout le temps plein est,

jusqu’au hangar.

Elle scruta la rue pour s’assurer qu’il n’y avait personne et

s’y engagea en tournant le dos à la baie.

La dernière maison ne tarda pas à disparaître sur sa droite.

Un éclaboussement brutal derrière elle la fit s’immobiliser.

Elle se tourna et vit Mongowitz qui se hâtait pour la

rejoindre.

— Je ne vous connais pas encore, fit-il, essoufflé, en arrivant

à son niveau, mais j’en sais assez sur les gens pour reconnaître

une tête de mule lorsque j’en vois une. Et vous n’êtes pas du

genre à lâcher Mathilde et son frère.

— Vous pouvez dire ce que vous voudrez, ma décision est

prise. Il lui tendit la main.

— Je m’appelle Jean-Louis. Déstabilisée, Emma resta sur la

défensive :

— Je vais les sauver. Il faudra me tuer si vous comptez me

ramener à la maison.

Mongowitz lui passa devant.

— Vous êtes motivée. Tant mieux parce que je viens avec

vous.

- 294 -

Mémo en attente de lecture sur le bureau

présidentiel, palais de l’Elysée.

La situation environnementale doit être une priorité dans

les allocutions du président. Outre l’accumulation des rapports

catastrophiques sur l’état de la planète et sur l’accélération de

cette dégradation dont nous avons connaissance, il ressort que

les Français sont extrêmement préoccupés par les

bouleversements climatiques et l’explosion des catastrophes

naturelles. Dans un contexte de panique générale, la croissance

de 1,8 nécessaire au maintien des budgets sera un objectif

inenvisageable.

Nous proposons donc deux mesures à court et moyen

terme :

1/ Tout d’abord rassurer les Français. Plusieurs discours

rapprochés pour manifester l’engagement du président.

2/ Profiter de la situation pour favoriser toute l’industrie

dite « bio », ou « écologique ». Nos partenaires économiques

sont prêts, en particulier dans le secteur automobile. Afin de les

satisfaire, il faudra appuyer plusieurs points :

— Le GPL a fait son temps, il émet autant de CO2 que

l’essence.

— Les biocarburants (pour lesquels aucun de nos

partenaires n’est prêt) ont un taux d’octane supérieur à celui de

l’essence.

— Le tout-électrique n’est pas au point, batteries trop

faibles et coût important.

Cela afin de favoriser leurs produits hybrides, rassurant à

la fois nos partenaires des secteurs pétrolier et automobile.

Pour chaque secteur économique une étude nous sera

fournie par les industriels. Nous appuierons nos partenaires en

sous-main par différentes annonces...

- 295 -

Non seulement le président rassurera les Français mais en

comptant sur l’engagement de nos concitoyens (campagne de

sensibilisation), c’est un moyen de relancer une économie

moribonde et d’atteindre nos prévisions de croissance.

La pression populaire autour de l’environnement est telle

que nous pourrons nous en servir pour lutter contre les

éventuelles accusations de jouer le jeu des lobbies. Il faudra

forcer l’indignation et répondre aux questions par une question

type : Croyez-vous que face à l’urgence mondiale, ces

insinuations soient acceptables ? Le peuple a rarement été

aussi soudé derrière une préoccupation. Elle sera l’enjeu

électoral des décennies à venir, il faut l’utiliser dès à présent

pour prendre de l’avance sur l’opposition.

Nous préconisons donc des annonces rapides pour gagner

la bataille de l’image, même si celles-ci ne sont pas faisables ou

profondément utiles, il sera temps ensuite de les modifier.

Dans le même temps il faut lancer la création d’un pôle

d’experts qui rassureront l’opinion publique, pôle constitué de

proches du président, et d’indépendants pioches dans les listes

fournies par nos partenaires industriels.

Ce pôle aura pour objectif de déterminer les mesures à

prendre, ces mêmes mesures que nous avons évoquées plus

haut.

La situation est inespérée et peut permettre de relancer

l’économie, favoriser nos partenaires et enfin assurer une

stabilité, voire une avance nette, du président dans les

sondages en vue des prochaines élections.

- 296 -

48

Fanny tenait un Beretta 92 entre les mains. Elle le leva vers

Peter, Ben et Jacques, le tenant par la crosse, canon pointé vers

le sol.

— J’ai trouvé ça en cherchant les toilettes, dit-elle, et il y en

a d’autres !

Peter s’approcha et lui prit l’arme.

— Oui, nous les avons vus. La réserve des quatre

« techniciens » de la DGSE je suppose.

— Il faudrait les détruire, non ? proposa Jacques. Les jeter

par la fenêtre !

— Ce sont des preuves, jamais un groupe scientifique

n’aurait dû disposer d’un tel arsenal. On ne touche à rien.

— Vous ne craignez pas qu’ils forcent la chaîne à l’étage et

descendent s’équiper ? rétorqua Fanny.

— Ils auraient pu le faire il y a longtemps, mais nos amis du

BND les surveillent, je doute qu’ils puissent enfoncer la porte

sans être surpris.

Peter alla ranger l’arme de poing avec les autres. Jacques

l’interpella à son retour :

— Dites-moi, ces gars de la DGSE, à quoi servaient-ils

vraiment ? Ils auraient pu intervenir à votre arrivée, vous

renvoyer de force ou vous... Enfin, vous voyez ce que je veux

dire.

— Il y a eu une sacrée tension au début, c’était à deux doigts

de dégénérer, et maintenant qu’on en sait plus je n’ose imaginer

ce que cela aurait donné. Je présume qu’ils assuraient la

sécurité du site, au cas où le BND ou tout autre groupe intéressé

par les recherches de Grohm se serait amusé à les envahir pour

les voler. Ils ne s’attendaient certainement pas à la Commission

européenne ! Je me souviens d’avoir vu Grohm faire signe à l’un

de ses hommes de ne pas intervenir, il s’est probablement dit

- 297 -

qu’il gérerait la crise lui-même. Il doit s’en mordre les doigts

désormais.

— C’est bien sympa mais qu’est-ce qu’on fait concrètement

pour assurer nos arrières ? demanda Ben.

Peter sortit son appareil photo numérique :

— D’habitude j’immortalise la fin d’une mission en prenant

une photo des collègues, cette fois on se contentera de

documents. Tout ce qu’on a mis de côté, ce qui est important, je

vais en faire des gros plans.

— Et ensuite ? demanda Fanny.

— Il faut s’assurer qu’on quitte l’observatoire vivants. La

DGSE est sous l’autorité des types du BND, donc c’est d’eux

qu’il faut se méfier ; si quelqu’un doit s’en prendre à nous, ce

sera Mattias et ses copains. Alors on va rassembler toutes les

notes, les allusions au BND pour les enlèvements et on va leur

faire une pochette-cadeau.

— Tu crois qu’ils nous foutront la paix ensuite ? s’étonna

Ben. Ils peuvent tout aussi bien nous flinguer en guise de

remerciement !

— Je pense au contraire qu’avec ce gage de bonne conduite

de notre part on s’ouvre un chemin vers la sortie. Des cadavres

c’est bien trop embarrassant, ça attire les autorités et les

journalistes, non, au contraire, je pense qu’ils seront satisfaits

de s’en tirer à si bon compte.

— Si Scoletti ne s’est pas suicidé, et, à en croire Grohm, ce

sont les types du BND qui l’ont buté ! Ils n’avaient aucune

raison objective de l’éliminer !

— Ils patrouillent dans les couloirs la nuit et le jour, ils

peuvent l’avoir vu glisser l’enveloppe sous ma porte, ou l’avoir

surpris la nuit de son suicide lorsqu’il rentrait dans sa chambre.

Ils l’ont questionné sur ce qu’il nous avait dit, ça a dégénéré, et

ils ont maquillé le crime en suicide.

— Machiavélique. Tu as encore plus d’imagination que ma

sœur !

— Vois le bon côté des choses, ils n’ont pas augmenté leur

vigilance à notre égard, ça veut dire que Scoletti n’a rien dit !

— Ou qu’il s’est vraiment suicidé. Jacques entra dans la

conversation :

- 298 -

— Un suicide, passe encore, mais quatre ou cinq ? Non ! Ça

devrait vous rassurer.

Peter conclut :

— Je ne vois pas ce qu’on a de mieux sinon. Une fois dehors

on balance toutes nos photos à la Commission européenne et à

la presse, à l’instant où ce sera public, nous serons protégés

vis-à-vis de la DGSE. Allez, dépêchons-nous.

Il régla le mode le plus adéquat sur son appareil photo pour

de très gros plans et commença à numériser toutes les pages.

Jusqu’à l’heure du dîner ils se relayèrent pour disposer chaque

fiche du personnel, chaque note, mémo, analyse, et rapport qui

mentionnait les activités de Grohm, ici ou sur Fatu Hiva. Puis

Peter enchaîna sur les livres de comptes.

A vingt heures passées, les yeux éblouis, il décréta une

pause et ils rejoignirent le réfectoire, prenant soin d’arriver

séparément. Peter fut surpris d’y trouver les autres astronomes,

l’équipe scientifique de Grohm mais aussi les quatre techniciens

ainsi que les trois agents du BND. Gerland et Grohm en

personne occupaient le fond de la salle.

Tout le monde était rassemblé.

Maintenant qu’il en savait un peu plus sur chacun, Peter

s’émerveillait qu’autant d’intérêts à ce point opposés aient pu

cohabiter sans explosion. Ils savent tous que le premier qui

s’énerve entraîne tout le monde avec lui. Chacun avance ses

pièces en espérant la faute de l’autre, tout en sachant qu’à un

moment ou un autre il faudra en finir. Il y a des civils, c’est un

lieu contrôlé par une institution importante, Grohm avait bien

prévu son coup !

Un autre élément était venu perturber la situation, réalisa

Peter. Le temps. Non seulement il les avait bloqués sur place,

mais c’était un peu comme s’il avait figé chaque clan. Nul ne

pouvait sortir, et il ne fallait surtout pas prendre de décision

hâtive, en sachant qu’il n’y avait pas de retraite possible.

Dès que la tempête s’arrêterait, on tenterait l’échec et mat,

d’un côté ou de l’autre.

Peter se servit des spaghettis dans l’énorme marmite qu’un

des astronomes avait fait chauffer et slaloma entre les tables

pour rejoindre Ben, déjà assis à l’écart, tout seul. Gerland

- 299 -

semblait déprimé et Grohm abattu.

— Tu as vu la tête qu’ils tirent ? s’amusa Ben.

— Le message d’Emma les a cueillis à froid, rappela Peter

sans sourire.

La présence de sa femme sur une île infestée de tueurs en

série n’avait rien pour le réjouir. Au moins est-elle vivante et

cachée. Elle avait un plan pour s’enfuir. La nuit suivante,

avait-elle précisé avant que la communication ne se brouille.

Avec le décalage horaire cela faisait... demain midi pour lui.

Ben perdit sa spontanéité en songeant à sa sœur.

— Pour Grohm c’est terminé et il le sait, commenta-t-il. S’il

espérait vaguement qu’on puisse l’aider après son petit exposé,

maintenant qu’il sait l’île aux mains de ses propres cobayes,

c’est foutu.

Gerland vint s’asseoir avec eux.

— J’attends la clémence de la météo et je préviens Bruxelles,

les informa-t-il. Notre rôle ici est dépassé. Des tueurs en série !

Il ne manquait plus que ça. La gendarmerie va être saisie et ils

vont monter arrêter tout le monde. Ne vous inquiétez pas, je

vous ferai rapatrier sur Paris par le premier vol, moi je dois

rester.

— Avec vos trois colosses ? questionna Peter.

— Je n’en sais rien, c’est à mon supérieur d’en décider, je

ferai le point avec lui dès que les réseaux reviendront.

— Et si cela doit durer encore plusieurs jours comme ça,

avec ce blizzard ?

Gerland leva les bras au ciel.

— Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ! Je ne suis pas

magicien ! Je sais que la situation est invivable pour vous, pour

votre femme, je vous garantis que la première chose que je ferai

sera de lui envoyer les secours. Mais je ne maîtrise pas le

climat !

— Je voudrais vous poser une question et j’attends une

réponse franche, répliqua Peter. Les types en bas au

téléphérique à notre arrivée, il s’agissait véritablement de

gendarmes ?

Gerland avala sa salive et se mordit la lèvre inférieure.

— Non, finit-il par avouer. Des détectives privés. Nous ne

- 300 -

pouvions pas mettre la gendarmerie dans le coup sans que ça

prenne une tournure officielle. En quelques heures l’affaire

serait arrivée aux oreilles des journalistes.

— Pourquoi nous avoir menti ?

— Avais-je le choix ? Je savais que ce que nous faisions était

juste, que LeMoll avait beaucoup à se reprocher, mais aurais-je

réussi à vous embarquer avec moi aussi rapidement si je vous

avais dit : Nous allons opérer discrètement, sans prévenir ni la

police ni votre gouvernement ? Déjà que je ne savais rien, que je

n’avais aucune donnée concrète à vous présenter ! Au final

personne ne vous reprochera rien ! Nous sommes venus faire

une visite de contrôle, vous étiez présents parce que LeMoll

citait vos noms, à titre d’assistance technique, et nous avons mis

au jour toute cette machination. Ne vous faites aucun souci.

— Et à ma femme, vous lui direz quoi ? demanda sèchement

Peter.

Gerland secoua la tête, confus.

— Je n’avais aucune raison d’imaginer une horreur pareille,

je suis profondément navré et...

— Vous nous avez manipulés dans le sens qui vous

arrangeait, sans vous poser plus de questions, il n’y a rien

d’autre à ajouter. Si vous le voulez bien, j’aimerais dîner en paix.

Gerland les considéra un moment, blessé, et se leva. Ben

l’observa s’éloigner et ironisa :

— Il est la parfaite incarnation du modèle de... comment

s’appelait-il déjà ? Ah, oui, Adam Smith ! Un calculateur

rationnel. Il n’agit qu’en fonction de ses intérêts. Assurer la

mission que ses supérieurs lui ont confiée, pour lui, pour sa

carrière, peu importent les moyens !

— Gerland va faire son rapport à la Commission, un rapport

plein de trous, d’interrogations, il ne sait presque rien. C’est

parce que Emma a parlé de tueurs en série et du GERIC qu’il a

compris que Grohm utilise des cobayes singuliers, et qu’il sait

que la situation a déjà explosé. Ils en ont perdu le contrôle.

Maintenant il va prier pour pouvoir rentrer le plus vite possible.

Et quand j’enverrai tout ce qu’on a à ses supérieurs il passera

pour un con.

— Il va comprendre qu’on s’est foutu de lui, cela ne va pas

- 301 -

lui plaire.

— Il l’aura bien cherché.

Peter et Ben terminèrent leur repas et retournèrent aux

sous-sols pour finir les photos et constituer la pochette pour le

BND. En fin de soirée, Peter laissa Jacques, Fanny et son

beau-frère pour livrer la pochette à Mattias. Il trouva l’homme

dans un couloir en train de patrouiller. Peter lui tendit le

document.

— Tout ce qui vous concerne est là, expliqua-t-il. Les rares

informations qui pouvaient compromettre le BND sont à

présent entre vos mains. Moi, je n’ai rien vu, je ne veux pas

d’ennuis. Bonne nuit.

Mattias ne broncha pas et Peter put regagner les sous-sols,

les jambes tremblantes.

Ben vint à sa rencontre dans le couloir.

— Je sais que tu ne vas pas aimer, dit-il, mais je préfère

couvrir mes arrières.

Il leva son sweat-shirt sur la crosse d’un des Beretta

dépassant de son pantalon.

— En effet, tu ferais mieux de le remettre à sa place tout de

suite avant de te tirer dans le pied.

— Sauf qu’en cherchant les munitions je n’ai pas trouvé que

des balles. Viens voir.

Ben l’entraîna dans la petite réserve et souleva les boîtes de

9 mm pour atteindre un carton qu’il ouvrit.

— Je voulais mettre la main sur des chargeurs vides pour

m’équiper quand j’ai trouvé ça.

Il sortit un coffret en métal sur lequel était peint « DANGER

C-4 » en rouge. D’autres rectangles identiques remplissaient le

carton.

— C’est de l’explosif, il y en avait au moins dix kilos, vu le

nombre d’emballages. Et ils sont tous vides.

- 302 -

49

Emma ouvrait le chemin à coups de machette.

La pluie, en partie contenue par la densité de la végétation

au-dessus de leurs têtes, et l’absence de soleil visible ne

rendaient pas l’orientation aisée.

Emma continuait d’avancer depuis une heure, tout en se

demandant si elle n’avait pas dévié de sa trajectoire.

La sueur et l’eau lui collaient les vêtements à la peau et elle

marqua un premier arrêt pour s’hydrater.

— On est toujours dans la bonne direction ? s’enquit

Mongowitz.

— Je l’espère. J’attends que la forêt s’ouvre un peu pour

repérer le col. Déjà on est sur une pente, c’est un point positif.

Mongowitz s’inonda le visage pour se rafraîchir.

— Vous êtes paléoanthropologue, n’est-ce pas ? Alors cette

Théorie Gaïa, comme Grohm la présente, vous en pensez quoi ?

— D’abord, l’hypothèse n’est pas de lui. Il s’en est approprié

une partie et l’a revue à sa manière, mais elle date de la fin des

années 70 et est de James Lovelock, un chimiste britannique et

Lynn Margulis, une micro biologiste américaine. A la base de

cette hypothèse il y a deux questions : à quelle échelle doit-on

parler de biosphère plutôt que d’organisme ? et : si la Terre était

perçue comme un organisme ?

— Vous adhérez à cette vision ?

— Que l’écosystème a développé une autorégulation, oui,

mais pour la forme d’harmonie globale, j’ai mes nuances.

— Ce qui me dérange le plus c’est cette idée de boucle :

l’Homme finit par se détruire et tout cela est logique parce que

les mécanismes qui l’ont conduit à dominer le monde sont les

mêmes qui vont provoquer sa chute ! Ce n’est pas un peu

fantaisiste ?

— L’Homme est apparu à une époque où la diversité

- 303 -

biologique était considérable. Et malgré ça, c’est cet être fragile

en apparence, bien plus que des milliers d’autres espèces

robustes ou plus nombreuses, qui s’est imposé. Parce que nous

avions des capacités hors norme.

— Vous ne prêtez pas à notre évolution une destinée un peu

mystique pour une scientifique ?

Emma eut un sourire indulgent, elle avait l’habitude de

cette remarque. Elle incita Mongowitz à reprendre la marche et

répondit :

— Jusqu’à présent, la seule explication sur laquelle tous les

paléoanthropologues s’accordent pour expliquer l’incroyable

survie et finalement l’improbable succès de l’Homo sapiens,

c’est la chance ! Nous aurions eu une « chance prodigieuse »,

presque incroyable. Et s’il était temps d’inclure d’autres facteurs

dans cette équation ? Un regretté confrère, Allan Wilson, disait

que le cerveau pilote sa propre évolution à travers la lignée qui a

conduit à l’Homme, il pensait que la sélection naturelle favorise

les prédispositions génétiques à l’innovation et à l’apprentissage.

Pourquoi aurions-nous eu ces prédispositions s’il n’y avait une

logique à cela ?

— Alors admettons que nous, Homo sapiens, ayons eu cette

destinée spectaculaire parce que la Nature nous a donné un

petit coup de pouce au départ, parce que la Nature voulait

s’assurer que la vie se propagerait par le moyen d’une espèce

évoluée, admettons. Vous ne croyez pas qu’après autant de

progrès, avec nos civilisations et notre intelligence actuelles,

nous ne serions pas à même de prendre le recul nécessaire pour

éviter de nous entre-tuer ? Une sorte d’émancipation : nous

sommes grands maintenant, merci maman, mais il est l’heure

pour nous de devenir autonomes !

Emma éclata de rire.

— Vous trouvez que nous sommes émancipés de nos

instincts ?

L’histoire ne regorge-t-elle pas d’exemples, même récents,

où nous avons essayé de nous entre-tuer ? Mais je vous suis,

vous placez notre raison éduquée au-dessus de nos instincts.

Heureusement qu’il n’en est rien ! Pardonnez-moi d’être triviale

mais qu’est-ce qui continue de gouverner le monde encore

- 304 -

aujourd’hui sinon le sexe ? Dans le genre instinct ancestral on

ne fait pas mieux ! Plus sérieusement, vous voudriez faire de

notre espèce celle d’êtres modérés et raisonnables sous prétexte

que nous sommes civilisés ? L’homme est un chasseur-cueilleur

depuis 150 000 ans, et nos premières civilisations datent d’il y a

5 000 ans. Soit à peine plus de 3% de vie « civilisée » contre

97% de chasseur primitif, de vie animale, gouvernée par nos

instincts ! Et encore, je ne tiens pas compte du tout début de

notre apparition sur terre. On n’efface pas une telle ardoise en si

peu de temps !

Les coups de machette hachuraient son débit tandis qu’elle

ne ralentissait pas au milieu des hautes fougères.

— Oui, bon, sous cet éclairage peut-être, cependant la

théorie du docteur Grohm nous réduit à de simples entités

calculatrices, c’est réducteur ce raisonnement !

— Pourquoi ? Parce qu’une fois encore nous savons

réfléchir ? Mongowitz compléta avec emphase :

— Oui, nous nous adaptons, l’intelligence et la raison

prédominent.

— Pourtant, nous détruisons les forêts tropicales du monde

entier, alors qu’on connaît leur importance, sans compter la

biodiversité qu’elles recèlent et qui se perd jour après jour,

toutes les vertus pharmaceutiques que nous aurions pu y

trouver ; 25% de nos médicaments sont à base d’extraits de

plantes et on les ravage. De même qu’on continue de polluer, de

saccager la Terre, c’est la logique économique que l’on privilégie,

et non celle de l’avenir. C’est ça l’homme civilisé ?

Mongowitz ne répondit pas, laissant à Emma le temps de

reprendre son souffle ; la pente commençait à s’accentuer.

— Une espèce ne peut pas disparaître ainsi, finit-il par dire,

regardez les dinosaures, il aura fallu un astéroïde ! Ce n’est pas

la Terre qui détruit ses propres créations !

— L’extinction à la fin du Crétacé est une exception. Je vais

vous raconter une autre anecdote de notre planète : quelque

cent cinquante millions d’années avant la fin des dinosaures, la

baisse du niveau des mers a mis à l’air libre des plateaux

continentaux couverts de matière organique. Celle-ci a subi une

oxydation qui a absorbé l’oxygène de l’atmosphère pour la

- 305 -

remplacer par du carbone. On pense que l’oxygène

atmosphérique a pu diminuer de moitié, entraînant la mort de

nombreuses espèces. Voilà une autre extinction qui a entraîné la

disparition de près de 95% des espèces, et celle-ci n’a pas eu

besoin d’intervention extérieure.

— C’est l’exception qui...

— Non, c’est une des cinq grandes extinctions massives qui

ont jalonné l’histoire de cette planète. Mis à part la dernière,

celle des dinosaures, toutes ont plus ou moins eu les

mêmes-symptômes : changement brutal du niveau des océans,

modifications climatiques globales, une bonne dose de

prédation et une compétition acharnée et sans merci entre les

espèces.

— Charmant, à vous écouter la vie est d’un sordide !

— Je vous rappelle Darwin, le père de la théorie de

l’évolution : « La nature est tout entière en guerre, les

organismes luttant les uns contre les autres. » Une construction

meilleure conduit l’organisme supérieur à la victoire dans la

course à la vie. La pitié est une notion d’homme civilisé, se

moqua Emma, la nature ne la connaît pas.

— Vous avez dit quoi comme symptômes avant chaque

grande extinction ?

— Changement brutal du niveau des océans, modifications

climatiques globales, une bonne dose de prédation.

Mongowitz siffla.

— Ça ressemble pas mal à ce que nous vivons depuis

cinquante ans.

— La sixième extinction a déjà commencé, lança Emma en

s’accrochant à une branche pour franchir une rampe de boue

glissante. Et pour la première fois dans l’histoire de notre terre,

elle est le fait d’une seule et unique espèce : l’Homo sapiens.

Environ 50% des espèces vivantes, depuis notre avènement, ont

disparu à cause de notre activité. C’est la plus grosse

catastrophe biologique depuis 65 millions d’années. Et il ne

nous aura fallu que 5 000 ans de civilisation, comme vous dites.

Alors, l’« Homme », toujours un modèle de sagesse ?

— Je n’en savais pas autant. Vous êtes très calée sur ce sujet

en particulier, c’est votre spécialité ?

- 306 -

Il y avait subitement de l’humilité dans son ton.

— Je me suis en effet intéressée aux extinctions,

haleta-t-elle. Je suppose que c’est pour cette raison que mes

travaux ont attiré l’attention de Grohm. Mais... je ne fais pas

l’unanimité dans ma communauté, loin s’en faut.

— Pourquoi ? Sur quoi travaillez-vous ? Emma inspira

longuement et répondit :

— J’essaye de définir les différentes forces qui permettent à

la Terre de vivre en homéostasie.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Que la Terre parvient à maintenir une certaine stabilité

dans son fonctionnement malgré les variations que lui impose

l’extérieur. En particulier nous, les êtres humains.

— Vous voulez dire qu’elle compense ? Comme un

organisme vivant ! Voilà pourquoi vous connaissez l’hypothèse

Gaïa de Lovelock !

La pluie frappait les hautes cimes, l’humidité avait réveillé

toutes les odeurs de la forêt qui enivraient les deux marcheurs.

— Je ne suis pas d’accord avec tout, mais quand on étudie

l’histoire de notre planète à travers les fossiles et la géologie, on

peut se poser des questions. En particulier cette constance avant

chaque grande extinction, changement du niveau des océans et

des climats, cela semble correspondre à un mode opératoire

chronique, une réaction de la planète.

— Une réaction à quoi ?

— A un manque ou un surplus de dynamisme des espèces,

une mauvaise trajectoire générale ; provoquer une extinction

permet de donner un coup de fouet pour relancer la vie !

— En éradiquant 95% des espèces vivantes ?

— Cinq pour cent, c’est plus qu’il n’en faut pour repartir.

Regardez, nous en sommes la preuve !

— Vous êtes... surprenante ! Et d’après vous, ce qui se passe

depuis quelques décennies, toutes ces catastrophes naturelles à

répétition, c’est quoi ?

— L’Homme, avec son industrialisation massive et son

agressivité vis-à-vis de sa matrice, n’a fait qu’accélérer un

processus déjà amorcé. Si mon fils aîné était là il se plairait à

dire que si la Terre a un rhume, nous sommes les microbes.

- 307 -

— La cellule que nous avons infectée est en train de se

défendre ? Ce qui se produit dans nos corps appliqué à grande

échelle ?

— Pourquoi pas ? L’univers n’est finalement fait que de ça :

une répétition de la même logique, de l’infiniment petit au

gigantesque. Tous les êtres vivants vivent en homéostasie,

pourquoi pas la Terre ?

— Mais cela impliquerait une sorte de... conscience !

— Pas du tout, chaque cellule d’un être vivant fait son travail

et s’adapte, parfois évolue, et elle n’a pas besoin de conscience

pour cela. Les mécanismes de l’existence l’animent. C’est ce que

Grohm considère comme une sorte d’énergie suprême, l’essence

même de la vie qu’il appelle Gaïa.

— Alors comment la Terre saurait-elle qu’il est temps de

réagir contre nous ?

— C’est ce que je vous disais : notre activité est devenue trop

lourde, nous ne respectons plus la Terre, nous tentons de la

soumettre. Ce qui se produit à très grande échelle est encore

une fois ce qui arrive des milliards de fois chaque jour à l’échelle

microscopique. C’est une règle de la vie : prenez les bactéries

que nous avons dans les intestins, en petit nombre elles ne nous

dérangent pas, elles nous rendent même de précieux services.

Lorsqu’elles se mettent à pulluler, elles nous rendent malade.

Un trop grand nombre de bactéries engendre fatalement une

plus grosse activité, qui nous nuit, et nous n’avons d’autre choix

que de les détruire, du moins de réduire drastiquement et

rapidement leur nombre. Notre corps active ses systèmes de

sécurité.

— Nous sommes des bactéries..., répéta Mongowitz avec

ironie.

— Une extinction massive que nous avons débutée est sur le

point de s’achever. Et la nature est si bien faite qu’elle agit

toujours partout en même temps : pendant que la planète

s’énerve, nos instincts primaires, destructeurs, remontent à la

surface, pour entrer en harmonie avec la Terre.

— Vous êtes en train de me dire que cette débauche de

violence que Grohm prédit, ce retour vers des instincts primitifs

à la puissance vingt, l’explosion des tueurs en série, c’est une

- 308 -

démonstration de l’homéostasie du monde ?

Emma s’arrêta pour reprendre son souffle, avant de

répondre :

— Si la nature est si bien faite, si la Terre est à considérer

comme un organisme plus qu’une biosphère, et s’il y a une

logique à la vie, alors peut-être que la théorie de Grohm est juste.

Et le clou de cette sixième extinction que nous avons orchestrée,

ce sera nous.

- 309 -

50

La nuit tomba sur Fatu Hiva en quelques minutes ; aidée

par les nuages, l’obscurité s’empara des moindres recoins,

conférant à la forêt tropicale une profondeur d’abysse marin.

Emma dut se résoudre à allumer sa lampe électrique.

Elle était épuisée, l’incessant martèlement des gouttes sur

les feuilles, l’humidité poisseuse et l’angoisse de ne pas arriver à

temps avaient eu raison de ses forces et de son moral.

Toutefois elle n’avait pas ralenti. De courtes haltes pour

reprendre haleine et ils engloutirent les kilomètres pour

franchir le col et redescendre dans la vallée. Jean-Louis

Mongowitz suivait sans rechigner. Alerte, il guettait le moindre

bruit suspect qui leur parvenait derrière celui de la pluie.

Les cieux se mirent à gronder, le vent gonfla et les premiers

éclairs firent trembler l’horizon.

Emma avançait avec rage. Celle de sauver Mathilde et

Olivier. Les ampoules de ses pieds se mirent à saigner, des

brûlures qui s’intensifièrent peu à peu. Jusqu’à devenir

insupportables.

Elle pensait aux enfants. A ce qu’ils pouvaient endurer. À la

terreur qui devait les écraser. Ses petites blessures ne pouvaient

pas la ralentir, dût-elle en perdre le pied.

L’orage les rattrapa. Il dégringola entre les monts, ruisselant

sur les falaises et les troncs. Les palmiers grinçaient,

entrechoquant leurs corps fins et interminables. Le tonnerre

cogna, brutal, aussitôt suivi d’une autre rafale d’éclairs qui

griffèrent l’obscurité de la petite île. Le fracas qui les

accompagnait résonnait d’un pic à l’autre jusqu’à se perdre

au-dessus de l’océan.

Ils étaient partis depuis presque six heures lorsque

Mongowitz lui tapota l’épaule :

— On ne devrait plus être loin, non ?

- 310 -

Il était obligé de crier pour se faire entendre.

— Nous sommes dans la vallée, mais je n’ai toujours rien vu.

Il faudrait que la forêt s’éclaircisse, avec ce temps c’est l’enfer

pour se repérer.

— Vous avez élaboré un plan pour entrer ?

Emma réalisa qu’elle n’avait rien prévu. Elle était partie

avec la certitude de devoir les sauver, peu importait le moyen, sa

conviction lui avait suffi, persuadée qu’elle improviserait. A

présent que l’intervention se précisait, les choses lui

paraissaient moins simples.

— Non, avoua-t-elle, j’ai réussi à pénétrer le hangar sans

accroc avec Tim la première fois.

— Maintenant que des prisonniers se sont enfuis une fois,

ils auront peut-être disposé une garde !

— Ça n’a pas l’air d’être le genre.

Un nouvel éclair illumina les troncs noirs et Emma crut

apercevoir un dégagement dans la végétation. La salve de

flashes suivante se refléta sur le grand mur du hangar blanc.

Emma saisit le bras de Mongowitz pour l’arrêter.

Elle coupa sa lampe et ils approchèrent, accroupis, jusqu’à

l’orée de la clairière. La clôture restait ouverte sur le côté.

Emma ne repéra aucun signe de vie, pas la moindre activité.

— Soit ils sont à l’intérieur, soit ils sont partis, analysa-t-elle

en se redressant pour foncer.

— Soit ils sont bien cachés, fit Mongowitz en la retenant à

son tour.

Il tendit l’index vers le baraquement en tôle d’où était

régulée l’électricité de la base. Un nouvel éclair permit à Emma

de voir brièvement un individu assis dans l’ombre, le visage

mutilé. Une masse proéminente et noire lui déformait le haut de

la tête.

— Je ne l’avais pas vu, confia-1-elle. Il n’a pas l’air normal.

Mongowitz demeura concentré, essayant d’en localiser

d’autres.

— C’est le seul que j’aie repéré, finit-il par dire. Mais ils

peuvent être ailleurs, dissimulés, notamment là-haut, dans les

miradors.

— La porte du hangar est dans son champ de vision, il ne

- 311 -

pourra pas me manquer.

— Il faut attendre un peu, ils vont se découvrir. Emma

resserra sa poigne sur le manche de la machette.

— Non, les gamins sont à l’intérieur, Dieu seul sait ce qu’ils

souffrent, on ne peut pas se permettre de les laisser plus

longtemps.

— Si vous foncez maintenant, vous ne leur serez pas d’une

grande utilité, Emma. Faites-moi confiance. Mieux vaut perdre

une demi-heure et localiser nos ennemis que de courir au

massacre gratuit.

Emma soupira et, de colère et d’impuissance, planta la lame

dans la terre.

Des trombes d’eau se déversaient sans discontinuer sur le

site du GERIC. Aucun autre garde que celui qu’ils avaient repéré.

Au bout de vingt minutes, Emma explosa :

— J’y vais. J’essayerai de passer derrière son abri pour le

surprendre. A nous deux on peut le neutraliser.

— Avec votre machette ? Vous êtes sûre de pouvoir y arriver ?

C’est... difficile, même si le type en face est un monstre, c’est

difficile de tuer quelqu’un, encore plus à l’arme blanche.

— Ne sous-estimez pas ma fureur.

Mongowitz étudia encore le terrain et grinça ses dents. Sa

chemise était déchirée tout comme son pantalon, il était couvert

d’écorchures mais ne s’était jamais plaint, ni n’avait ralenti. Il

avait tout du bureaucrate, à peine une couronne de cheveux, le

front haut, les mains habituellement manucurées, et pourtant il

répondait présent à l’appel du danger. Il ne l’avait pas lâchée.

— J’ai une autre idée, déclara-t-il. Je suis sûr qu’il n’est pas

tout seul à faire le guet. Je vais les faire sortir et les attirer dans

la forêt, pendant que la voie est libre vous entrez et faites ce

qu’il faut pour récupérer les enfants.

— Jean-Louis, c’est de la folie, ces types sont des animaux,

ils voient dans le noir, ils vous rattraperont.

— Ça reste à prouver. A minuit si je ne suis pas au quai, c’est

que vous aviez raison.

Avant qu’elle puisse le retenir, Jean-Louis Mongowitz sortit

de leur cachette et courut vers la clôture. Emma la regarda

s’éloigner avec une boule dans la gorge. Ce type qui ne devait

- 312 -

pas payer de mine dans les couloirs de la Commission

européenne avait plus de cran que la plupart des hommes.

A peine parvint-il au niveau du mirador que la sentinelle du

baraquement électrique se jeta hors de sa tanière. La créature

déplia ses longs bras, si longs qu’ils touchaient le sol, et se mit à

courir vers lui. Emma tremblait, parcourue d’un frisson.

Comment était-ce possible ? Jean-Louis était encore dans la

pénombre, il semblait difficile de le repérer si vite.

Une seconde créature surgit d’un bungalow et s’élança dans

le sillage de la première. Elles couraient en lançant des

jappements lugubres.

Ce n’étaient pas des hommes. Emma s’était trompée.

Jean-Louis les entendit et s’immobilisa avant de s’enfuir dans la

forêt.

Emma ne sut s’il hurlait pour les attirer à lui ou s’il venait

de comprendre sa folie.

Lorsqu’ils eurent tous les trois été avalés par les feuillages,

Emma s’empara de sa machette et bondit en direction du

hangar.

Créatures ou pas, Mathilde et Olivier ne mourraient pas

entre ces murs.

Emma se faufila, à couvert le plus possible, et sonda la

clairière aménagée pour être sûre que personne ne l’avait prise

en chasse. Puis elle entra dans le hangar.

- 313 -

51

Peter avait du mal à s’endormir, il venait d’avaler des

cachets, et à une heure du matin il continuait de se retourner

dans son lit. Il ne pouvait s’empêcher de penser à Emma. Que

faisait-elle ? Etait-elle restée cachée comme il le lui avait

demandé ? Dans quelques heures elle tenterait de s’enfuir sur le

bateau d’un de ses compagnons. Peter se rongeait les sangs

d’impatience. Quand aurait-il des nouvelles ? Pas avant de

quitter cet endroit lui-même...

Et l’explosif manquant ! Ni lui ni Ben n’étaient en mesure de

dire si le carton était plein les jours précédents ou s’il venait

d’être pillé. Si c’était le cas, cela voulait dire que quelqu’un était

parvenu à s’introduire dans les sous-sols. Ni Peter ni Ben ne

s’étaient séparés de leur clé. Gerland ? Cela semblait peu

crédible... Seuls les scientifiques de Grohm et les quatre

hommes de la DGSE devaient connaître l’existence et

l’emplacement du C-4. Or, ils étaient tous sous surveillance. Les

couloirs étaient sillonnés par les colosses allemands.

Les gars du BND ne sont que trois, en activité nuit et jour...

avec les relais, ils n’ont pu être totalement imperméables...

Pour finir, Peter se rassura en se disant que le carton était

probablement vide depuis longtemps, peut-être n’avait-il jamais

contenu d’explosifs... Il se l’était répété sans y croire. De toute

façon qu’y pouvaient-ils ? Personne ne ferait sauter quoi que ce

soit tant qu’ils étaient ensemble. Et puis il était impensable

qu’on déclenche une telle opération ici, c’était injustifiable. Déjà

le suicide de Scoletti était limite, si en plus on y ajoutait un

attentat au C-4, tous les journalistes du pays s’empresseraient

d’accourir. La DGSE était assurément plus subtile.

Malgré les somnifères, Peter se réveilla tôt. Le soleil n’était

pas encore levé.

Un grand changement se profilait à sa fenêtre. Le vent ne

- 314 -

hurlait plus et la ouate aveuglante qui ne les avait pas quittés

pendant quatre jours s’était dissipée. Peter ne put distinguer

d’étoiles dans le ciel, en revanche les ombres massives des

montagnes environnantes se devinaient dans la lueur du petit

matin.

L’espoir l’envahit et il s’habilla sans prendre de douche ni se

raser. Il fallait vérifier tout de suite si les communications

passaient à nouveau.

Il fit néanmoins demi-tour pour prendre son appareil photo

numérique. Il contenait de précieuses données et il jugeait

préférable de ne pas s’en séparer.

Il traversa tout l’observatoire plongé dans le silence, pianota

son code personnel pour franchir le sas de sécurité entre les

installations scientifiques et l’extrémité nord, occupée par le

donjon d’acier et de verre qui surplombait le fortin.

Il arriva devant la double porte de la passerelle, fermée par

une chaîne et un cadenas à chiffre.

Gerland avait tout bouclé. Pour lui, son enquête était

terminée, il n’attendait plus que de faire son rapport à ses

supérieurs avant que les autorités ne prennent la relève.

— Gerland, vous m’emmerdez, murmura Peter, agacé.

Il hésita. Si les lignes téléphoniques étaient rétablies il n’y

avait pas de temps à perdre. La vie d’Emma pouvait en

dépendre.

Peter dévala les marches et fonça jusqu’au couloir de sa

chambre. Inutile de réveiller Gerland, il ne se montrerait pas

coopératif, Peter en était convaincu. Il frappa à la porte de Ben.

— Benjamin, c’est moi Peter. Ouvre.

Ben apparut presque aussitôt, torse nu, son immense

tatouage tribal contrastant avec la peau pâle de son bras.

— T’as du bol que je ne dorme plus...

Peter jeta un coup d’œil et s’étonna de ne pas voir Fanny,

avant de se souvenir qu’elle préférait finir la nuit dans ses

appartements.

— J’ai besoin que tu m’aides, fit Peter. A trouver un

pied-de-biche ou un truc dans le genre pour forcer une chaîne.

— Rien que ça ? A sept heures du matin ?

— Gerland a collé un cadenas à code sur l’entrée de la

- 315 -

passerelle. Je n’ai pas la combinaison et je veux y entrer. La

tempête est tombée, les liaisons sont peut-être revenues.

Ben prit son téléphone portable sur la table de chevet et

secoua la tête.

— Pas pour moi en tout cas, je ne capte pas.

— C’était déjà le cas à notre arrivée, rappelle-toi, ce que

Frégent nous a raconté, les réseaux publics sont tombés « en

panne » lorsque Grohm s’est approprié les lieux. Mais il y a des

lignes terrestres là-haut, ça vaut le coup d’essayer. Pour Emma.

Ben fronça les sourcils.

— Attends une seconde. Tu as bien dit que c’était un

cadenas à code ? Les gros machins ronds avec une molette

qu’on tourne ?

— Exactement.

Un sourire illumina le visage du jeune homme.

— C’est pas d’un pied-de-biche dont on a besoin mais d’une

canette et d’une paire de ciseaux !

Ben enfila un tee-shirt et son sweat à tête de mort, revissa

son piercing sur l’arcade et s’empara d’un paquet de tissu que

Peter ne put identifier et qui disparut à l’intérieur du sweat. Puis

Ben fonça vers les cuisines. Là il vida une canette de soda dans

l’évier et découpa un M dans le métal souple. En rabattant les

pattes il obtint une pointe qu’il leva devant lui.

— Voilà comment l’ingéniosité triomphe de la force,

chuchota-t-il, fier de lui. Quand tu es très motivé pour ouvrir les

casiers des filles au lycée, tu tentes de jolies expériences !

— Je colle mes enfants chez les curés dès que je rentre.

De retour au sommet de la tour, Peter regarda Ben arrondir

son sésame sur son pouce avant de l’enfoncer contre l’arceau

maintenu dans le cadenas par une clenche. Il força à peine, le fit

coulisser, et un petit déclic lui découvrit les dents de joie.

— Gerland a cru mieux faire avec un modèle à code plutôt

qu’à clé, raté...

Tout ce qui pouvait nuire à Gerland semblait satisfaire Ben.

Ils investirent la passerelle. Les ordinateurs étaient éteints,

les imprimantes et autres appareils en veille. Peter fonça sur les

téléphones. Il les essaya tous avant de vérifier le fax et

l’ordinateur portable à liaison satellite.

- 316 -

— Rien, lâcha-t-il, déçu.

— Et pas de message d’Emma ?

— Non, mais elle a dit qu’ils n’avaient plus de batterie.

Une puissante sonnerie retentit dans tous les couloirs,

toutes les salles de l’observatoire.

— Merde, on a déclenché une alarme, s’affola Peter.

— Non, ce n’est pas nous. Il n’y a rien ici, pas de détecteurs

sur les battants de porte ou dans la pièce. C’est autre chose.

Peter se précipita contre la baie vitrée d’où il put inspecter

les dômes, terrasses et façades de pierre en contrebas. Des

ampoules s’illuminaient ici et là. Les projecteurs du hangar au

téléphérique projetèrent leurs feux ensemble.

— Je crois qu’ils se barrent, rapporta-t-il. Ben s’élança dans

les escaliers.

Il ne connaissait pas le chemin le plus court pour se rendre

à la gare du téléphérique, il ne l’avait pris que le jour de leur

arrivée et il se perdit en route.

Ils durent faire demi-tour et emprunter un autre accès

terminé par une lourde porte fermée. Ben tambourina dessus

sans que personne vienne.

— Il faut retourner vers le réfectoire, ragea-t-il.

Peter le suivit et pendant qu’ils couraient, un roulement

mécanique puissant se mit en branle. La cabine venait de

quitter son quai.

Ils trouvèrent Gerland, affolé, juste avant de franchir le sas.

Il courait presque.

— Vous êtes là ! s’écria-t-il. On vous a cherchés partout,

venez, dépêchez-vous !

Gerland avait enfilé son manteau et portait une sacoche

pleine de documents.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta Peter.

Mais trop occupé à porter ses affaires tout en accélérant,

Gerland ignora la question. Peter et Ben lui emboîtèrent le pas.

Un des militaires de Grohm les attendait à un embranchement.

Il leur fit signe de prendre sur la gauche et ils débouchèrent au

grand air, sur la passerelle du téléphérique, surplombant le vide

de la montagne. L’air froid les saisit aussitôt, transformant

immédiatement chaque respiration en un nuage éphémère.

- 317 -

Stéphane, le sous-officier, se tenait devant un pupitre de

commande. Grohm, Jacques Frégent et Fanny attendaient

devant la grille d’embarquement qu’une autre cabine remonte.

— Il ne manquait plus que vous ! s’exclama Stéphane. Vous

avez raté le premier départ.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Peter.

— Vous n’avez pas senti ? s’étonna le petit costaud.

— Senti quoi ?

— Le gaz ! s’écria Gerland. Ça pue le gaz autour des cuisines

et dans les chambres !

— Une canalisation a dû péter, précisa Stéphane, il faut

évacuer d’urgence.

— Et vous êtes en charge de la manœuvre, souligna Ben.

— Je vous rappelle que je suis le chef de la sécurité ici, que

ça vous plaise ou non, et de toute façon, tout le monde évacue.

Personne ne reste.

Tout allait trop vite pour Peter, son esprit analysait les

données et ne parvenait pas à se concentrer, bousculé par les

questions qui ne cessaient de jaillir.

— Tous les autres sont déjà descendus ? s’enquit-il.

— Mon équipe de travail ainsi qu’une partie des astronomes,

intervint Grohm.

Les machines vrombissaient derrière eux et les câbles

sifflaient au-dessus de leurs têtes.

— Et tout remarche ? s’étonna Peter en désignant les

immenses roues. C’est assez sûr ?

— On n’a pas le temps de faire des tours de chauffe, si vous

voyez ce que je veux dire, s’énerva Stéphane.

Le cerveau de Peter était en ébullition malgré le froid

piquant.

Son métier lui avait appris à détester le hasard. En

génétique rien ne se faisait par hasard. Un être humain entier

naissait d’une cellule, celle-ci se multipliait jusqu’à ce que, du

même patrimoine de départ, environ deux cents types de

cellules différentes émergent, chacune bien spécifique, celles du

foie, des poumons, de la peau... et chaque fois qu’une cellule se

spécialisait, elle éteignait ses gènes inutiles pour être efficace,

chacune ne gardant que les matériaux nécessaires à son ouvrage

- 318 -

pour ne pas risquer d’accident. C’était comme si chacune devait

régler un gigantesque tableau de bord avant d’être en état de

marche. Toute l’opération se répétait ainsi des milliards de fois

jusqu’à aboutir à un être vivant. Si le hasard avait dû intervenir,

alors jamais les cellules n’auraient pu reproduire deux fois un

être humain avec les mêmes critères d’espèce. Ce qui engendrait

ensuite les disparités de chacun n’était que le résultat d’une

fusion de deux patrimoines génétiques différents et, même là,

Peter supposait des lois et des mécanismes encore

insoupçonnés.

Peter avait acquis la conviction que bien souvent le hasard

servait d’explication pratique pour boucher les trous dans les

connaissances humaines – n’avait-on pas déjà prouvé que la

couleur des yeux répondait à certaines règles et non à la chance ?

Le hasard était l’équation magique qu’on faisait surgir lorsque

nos limites ne nous permettaient pas de comprendre.

Et Peter se méfiait autant du hasard qu’il le détestait.

La fuite de gaz pour évacuer tout le site le jour où la tempête

se levait activait toutes ses alarmes internes.

L’explosif disparu.

Les pièces du puzzle s’assemblèrent. La DGSE avait trouvé

un moyen de s’en sortir à moindre coût.

La cabine vide apparut au loin ; suspendue sur son filin, elle

se balançait à plusieurs centaines de mètres au-dessus des

gouffres.

A peine seraient-ils parvenus dans la vallée que

l’observatoire tout entier exploserait, volatilisant toutes les

preuves.

- 319 -

52

François DeBreuil raccrocha le téléphone de son bureau, à

son domicile.

Il ne perdit pas de temps à réfléchir, la décision s’imposait.

Il composa le numéro du portable de Fabien et lui donna

rendez-vous au siège du GERIC une heure plus tard.

Lorsqu’il sortit, Camille, sa petite derrière, manqua le faire

trébucher, allongée sur le sol derrière la porte avec ses poupées.

DeBreuil se rattrapa à la rampe et se racla la gorge avant de

parler. Il ne s’énervait plus avec ses enfants, plus depuis qu’il

avait refait sa vie avec Lauren, sa seconde épouse. Ses grands

enfants, il y avait presque vingt ans, auraient pris une bonne

gifle pour ça. Mais plus maintenant. Était-ce la douceur de

Lauren ou le poids des années qui ramollissait ses instincts ?

Probablement Lauren..., songea-t-il. Pour son travail il avait

rarement été aussi impitoyable.

— Ne joue pas ici, Camille, la réprimanda-t-il sans aucune

colère. D’ailleurs tu ne devrais pas être à l’école ?

— Non, y a pas école aujourd’hui ! Y a un arbre qu’est tombé

dans la classe !

— Il y a un arbre et pas « y a un arbre » ! Allez, file. Non,

attends !

Il lui déposa un baiser sur le front et d’une tape sur les

fesses l’envoya jouer ailleurs. Il rejoignit le grand salon de leur

villa sur les hauteurs de Saint-Cloud et ajusta le nœud de sa

cravate dans le miroir près de la cheminée.

Lauren entra dans la pièce, souriante et radieuse, comme à

son habitude.

— Tu pars bien tard aujourd’hui, fit-elle remarquer.

— J’attendais un coup de fil. Par contre, je ne rentrerai pas

pour le dîner, j’ai une grosse journée en vue.

Lauren ne manifesta aucune contrariété, elle avait

- 320 -

l’habitude. DeBreuil l’embrassa. Même après huit ans de vie

commune il ne parvenait pas à se lasser de sa beauté. Quinze

ans de moins que lui, cela jouait-il ? Etait-il si futile en fin de

compte ? Il s’était toujours demandé ce qu’elle pouvait lui

trouver. Les premières semaines il s’en était même méfié

comme de la peste ! Persuadé de flairer un coup des services

étrangers. Les Ricains en étaient capables. Les Anglais aussi.

Ceux-là, pour la monarchie ils pouvaient sacrifier leur existence,

former un joli agent et le coller dans les pattes d’un directeur de

cabinet pour lui subtiliser des informations. Lui, il n’avait rien

dit. Jamais. Lauren était restée. Malgré sa méfiance, malgré ses

sautes d’humeur, ses absences à n’en plus finir lorsqu’il y avait

des crises à gérer. Sans jamais demander d’explications. Un jour

elle lui avait dit qu’elle était prête à tout supporter pour peu

qu’il soit lui, vraiment lui, lorsqu’il était présent. Entier, sans

mensonge. Il s’y était efforcé. Souvent il s’était attendu à trouver

un mot un matin, même après la naissance de la petite. Un mot

pour lui dire qu’elle le quittait, qu’elle n’y arrivait plus. Lauren

était encore là ; huit ans déjà.

Il l’embrassa et sortit sur le perron. Le chauffeur était au

volant, en train d’écouter la radio. Il remarqua son patron du

coin de l’œil et s’empressa de jaillir de l’auto pour lui ouvrir la

porte.

— Au bureau, se contenta de dire DeBreuil.

Une heure plus tard, lorsque Fabien entra, DeBreuil fixait

les flammes dans la cheminée.

— Asseyez-vous, commanda-t-il. Une frégate de la marine a

croisé ce matin même autour de l’île de Fatu Hiva. Le capitaine

en personne a sondé la côte à distance, en particulier le flanc est,

que nous lui avions indiqué. À six heures ce matin, huit heures

du soir heure locale, il n’a décelé aucune activité humaine. Pire,

les deux villages semblent abandonnés. La tempête qui fait rage

les a empêchés d’approcher mais la situation est très

préoccupante.

— Le site du GERIC pourrait être compromis ? DeBreuil

darda ses prunelles sur le jeune homme.

— Vous ne m’avez pas écouté ? demanda-t-il froidement.

Les deux villages sont désertés. J’ai ordonné au navire de

- 321 -

s’éloigner, qu’on ne l’aperçoive surtout pas dans le secteur. (Il

regarda sa montre.) Dans moins d’une heure un de nos avions

va survoler la zone et y larguer une bombe au phosphore qui

incendiera toute l’île. Avec la tempête, il n’y aura pas de témoin.

En face, Fabien déglutit bruyamment.

— Comment va-t-on justifier un acte pareil ?

— On ne justifie rien. Dans les prochaines vingt-quatre

heures les statuts et tous les dossiers de la société GERIC seront

remplacés pour faire du GERIC une entreprise chimique qui

avait installé ses laboratoires en toute discrétion sur Fatu Hiva

pour s’éloigner des concurrents curieux. Le laboratoire

expérimentait des innovations à base de phosphore, nouveaux

engrais, dentifrices, additifs, tous les domaines d’application.

Compte tenu de l’isolement, d’énormes quantités de cette

matière étaient conservées, sans respect des normes de sécurité.

La tempête aura provoqué un dysfonctionnement entraînant

l’explosion du site. Le phosphore a tout brûlé, les analyses le

confirmeront. Une tragédie pour les cinq cents et quelques

habitants, un scandale industriel. Procès, dédommagements.

Dossier classé.

— Et c’est tout ?

— Oui, c’est tout, trancha DeBreuil. Il y aura des morts, s’ils

ne le sont pas déjà tous. Mais on le savait en s’installant sur une

île non déserte. C’était un choix assumé par tout le monde dès le

départ. Les îles françaises convoitées en premier lieu étaient

sous la surveillance de diverses mouvances écologistes, nous ne

pouvions pas y aller. Fatu Hiva était idéale pour sa discrétion,

l’inconvénient étant la présence de civils de l’autre côté des

montagnes. On a joué, on a perdu, c’est ainsi.

— Des têtes vont tomber. Les dirigeants du GERIC seront

poursuivis, vous.

— Un certain Rodolphe Biello qui nous posait quelques

problèmes dans une autre affaire vient, sans le savoir, de

devenir le nouveau patron du GERIC. Si tout se passe bien, il

sera « suicidé » dans l’après-midi ou la soirée. Les autres cadres

auront soit pris la fuite, on ne les retrouvera jamais, soit péri

dans l’accident.

— Vous croyez que ça peut tenir ?

- 322 -

— Des opérations plus bancales sont passées comme des

lettres à la poste. Si vous et moi nous tenons droits dans nos

chaussures, il n’y a aucune raison que ça foire. (DeBreuil

changea de ton et se fit plus insistant.) En fait, il est hautement

préférable que ça ne foire pas, je doute qu’on nous laisse le

choix si nos noms apparaissent à un moment ou un autre.

— Je comprends.

— Par sécurité je vais enclencher l’ordre d’autodestruction

de nos infrastructures sur l’île, la bombe nettoiera le reste. Bref,

il n’y a guère plus que votre part du boulot à surveiller. Où en

sommes-nous ?

— Tout est sous contrôle. Les archives seront bientôt

détruites. Mes hommes sont opérationnels et tandis que nous

parlons, j’ai bien peur qu’un terrible accident de téléphérique

vienne d’endeuiller la communauté scientifique.

— Parfait. Rentrez chez vous et, si vous n’avez pas de

contrordre dans trois jours, prenez une semaine de vacances

loin de Paris. Je vous recontacte pour faire le point à votre

retour. Dans une heure, toute l’opération Gaïa ne sera plus

qu’un filet de cendres dans l’atmosphère.

- 323 -

53

L’intérieur du hangar du GERIC était encore éclairé par les

ampoules

rouges.

Une

luminosité

oppressante.

Des

canalisations avaient été arrachées du plafond depuis le dernier

passage d’Emma, elles rendaient le couloir plus étroit. Des

câbles électriques jaillissaient des murs, tranchés, des gaines

pendaient au milieu de grilles tordues, et elle comprit pourquoi

l’air semblait si lourd. Ce n’était pas seulement l’angoisse ;

l’aération était endommagée. Une odeur de renfermé flottait,

poisseuse. Emma avança parmi les décombres, sa paume était si

moite qu’elle en perdait la bonne tenue de sa machette. Ses

jambes ne la portaient que sur le commandement de la rage.

Elle se demanda si elle pourrait réagir face à un danger. Pour les

enfants, oui, je n’ai pas le droit de faiblir.

La peur suintait dans le bâtiment, elle accompagnait Emma,

sans un bruit et pourtant si présente, prête à liquéfier ses

muscles, à figer son esprit pour qu’elle tombe en catatonie.

La peur était l’antichambre de la folie, et Emma s’y

enfonçait, tremblante.

Elle franchit le sas sans noter le moindre signe de vie.

Aucun mouvement ni aucun son ne s’échappait du long couloir.

Elle parvint à l’immense pièce ronde s’ouvrant sur les cellules et

réalisa qu’elle allait devoir marcher au-dessus des prisonniers.

Sont-ils encore en vie ?

Les hurlements avaient duré si longtemps dans la vallée

qu’Emma en avait déduit leur mort à tous. Le silence le

confirmait. Son regard fouilla immédiatement l’endroit où les

enfants étaient enchaînés la première fois.

Son cœur fit un bond dans sa poitrine.

Il n’y avait personne, juste la chaîne abandonnée. Rien ne

prouvait qu’ils étaient repassés par ici. Ils pouvaient être

n’importe où ailleurs, encore sur la pirogue, noyés par la

- 324 -

tempête... L’image de leurs deux petits corps flottant entre les

rochers s’imposa à Emma qui secoua la tête violemment pour la

chasser.

Elle contourna le poste de contrôle et s’assura que personne

n’y était tapi, avant de vérifier chaque cachot. Tous vides. Ce

qu’Emma avait d’abord pris pour une odeur de renfermé

stagnait maintenant avec plus d’acidité, l’atmosphère en

devenait écœurante.

Emma se refusait à croire que les petits n’étaient pas ici. En

bas, dans les sous-sols.

Elle se souvint de ce que Mongowitz leur avait raconté, des

laboratoires qu’il avait appelés « salles de torture ». C’est en bas

qu’ils sont, les tueurs qui ne se sont pas échappés de l’île se sont

repliés dans l’endroit le plus sombre, le plus sordide, un lieu

qu’ils connaissaient, un lieu à leur image.

Emma hocha la tête et essuya sa main crispée sur la

machette.

Elle posa chaque pas avec précaution sur les marches

métalliques. L’odeur méphitique s’accentuait.

Elle pénétrait dans l’antre de la bête.

L’endroit ressemblait plus à une usine qu’à des laboratoires,

avec tous les tuyaux et la peinture noire qui tapissaient les

cloisons. Seuls deux chariots couverts de matériel médical

témoignaient de ce qui s’était passé ici. Emma avançait

prudemment le long de ce qui était l’accès principal – elle avait

ignoré les deux couloirs latéraux pour ne pas se perdre –, de

grandes fenêtres se faisaient face, donnant sur des cabinets

d’examen plongés dans la pénombre.

Emma progressait lentement, vérifiant à travers chaque

vitre que les pièces étaient vides.

L’avant-dernière était entrouverte ; Emma n’y aurait pas

prêté attention s’il n’y avait eu un feulement à peine perceptible

à l’intérieur. Elle écarta la battant du bout du pied, serrant

fermement son arme, et tâtonna ses poches à la recherche de sa

lampe électrique qu’elle alluma.

Le bruit se répéta, et maintenant qu’elle l’entendait mieux,

Emma l’identifia : un râle d’agonie, sans force. Son faisceau

balaya une table d’examen et se posa sur la masse suintante qui

- 325 -

y était allongée.

Elle respirait à peine.

L’auréole de lumière se déplaça et Emma retint un cri.

C’était un être humain qu’on avait pelé comme un fruit, sa

peau formait un monticule de lambeaux sanguinolents par terre,

et à présent tous ses muscles, son système nerveux et veineux

étaient exposés à l’air. Le sang s’évadait par dizaines de

gouttelettes qu’une bâche en plastique disposée sous la victime

orientait vers un seau. A cette distance il était impossible

d’affirmer s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme.

Emma s’approcha, vacillante. Elle se prit les pieds dans des

vêtements et les repoussa avant d’être prise d’un terrible doute.

Elle les reconnaissait.

Se pouvait-il que cet homme soit...

Elle se pencha au-dessus de lui et, d’une voix étouffée par la

terreur et la révolte, demanda :

— Oscar ?

Les yeux glissèrent vers elle. Des sons mous, écœurants,

remontaient depuis ses entrailles. Tout un maillage de muscles

s’activa depuis l’épaule, parcourant le bras jusqu’à la main pour

lever les doigts. Il se mit à suer encore plus de sang.

— Non, ne bougez pas, le supplia Emma. Mon Dieu... Oscar.

Un souffle plus fort traversa la bouche de l’écorché vif – il

n’avait plus de lèvres –, dans une tentative d’articulation. Il

essayait de lui parler.

« ...ue... », fit-il. « ...ué... ». « ...oua... »

« ...tuuuué......oua ! »

Les paupières d’Emma se fermèrent.

Elle serra les mâchoires et secoua la tête, elle refusait

d’entendre.

— Ne me demandez pas ça, Oscar, chuchota-t-elle

par-dessus ses larmes.

Les gouttelettes tombant dans le seau rythmaient le temps,

sablier de ses derniers instants. Emma était la seule à pouvoir

l’arrêter. Et mettre fin à sa géhenne.

Elle fut prise de violents sanglots.

Oscar gémissait.

L’index d’Emma coupa la lampe et les plongea dans un

- 326 -

clair-obscur teinté de rouge. Elle la rangea et prit le manche de

sa machette des deux mains sans rouvrir les yeux. Ses larmes

coulaient sans discontinuer, inondant sa bouche.

Emma voulut frapper fort, mais la force avait déserté ses

membres, le tranchant d’acier s’enfonça de moitié seulement

dans l’abdomen d’Oscar qui fut pris de soubresauts. Emma

ravala son hurlement et poussa. Les membres sous elle se

contractèrent, se convulsèrent, avant de se relâcher ; le corps

finit par s’immobiliser.

Oscar n’était plus.

Il avait rejoint sa femme. Et cette pensée permit à Emma de

se ressaisir. Elle retira la lame et l’essuya sur une blouse qui

traînait avant de quitter la pièce. Pour la survie de Mathilde et

d’Olivier, elle ne devait plus se laisser hanter par ce qu’elle

venait d’accomplir. Plus maintenant. Il fallait foncer.

Être forte.

Après cinq mètres, le couloir formait un coude. Emma se

plaqua dans l’angle pour se pencher lentement, afin d’être sûre

que la voie était libre. Elle transpirait abondamment. Son cœur

battait vite et fort, soulevant son tee-shirt.

Ce qu’elle vit la paralysa.

Sur environ quinze mètres le corridor ne ressemblait plus

qu’à l’intérieur d’un viscère. Les parois avaient disparu,

recouvertes de peau, de chair pourrie, d’organes écrasés, aplatis.

Une vision d’horreur d’où surgissaient des visages humains,

des bouches obscènement ouvertes, des paupières tombantes,

des mains pendantes, Emma vit un sein et ce qui ressemblait à

un sexe masculin étiré, disloqué. Même le sol était jonché de

débris et des filaments poisseux pendaient du plafond. Elle était

sur le seuil d’une gorge gigantesque. Cette fois c’en était trop.

Elle vomit toute la bile qu’elle put entre ses jambes.

Elle demeura ainsi, un filet de bave aux lèvres, haletante,

incapable de se redresser. Une minute interminable s’écoula.

Un cri suraigu traversa les sous-sols, celui d’une fillette.

Il électrisa Emma, terrassa les émotions qui l’accablaient et

elle bondit en avant. Il ne restait plus en elle que cette colère qui

l’habitait depuis le matin. Une envie de punir le Mal, de

renverser le monde, mais surtout de retrouver Mathilde et

- 327 -

Olivier et de les sortir de cet enfer.

Elle s’élança dans le boyau où la viande en décomposition

dégageait un tel bouquet qu’il lui fit à nouveau monter les

larmes. Combien d’individus étaient ouverts, étalés contre ces

murs ? Vingt ? Cinquante ? Non, beaucoup plus.

Quel cerveau avait pu concevoir une boucherie pareille ?

Emma ne parvenait pas à comprendre, une telle démence ne

pouvait être contenue dans un esprit d’homme. Le seul fait d’en

effleurer la pensée aurait poussé n’importe qui au suicide. Ceux

qui s’étaient livrés à cet immonde carnage avaient renoncé à

toute humanité.

Emma accéléra, elle fut déglutie, chacun de ses pas

s’enfonçant dans une substance glaireuse. Elle traversa l’organe

jusqu’à un embranchement qui s’enfonçait plus loin dans la

base, tandis qu’un escalier menant à des niveaux inférieurs

fermait le chemin d’en face. Elle se concentra sur le souvenir du

cri. D’où provenait-il ? La fureur s’empara d’elle.

Gauche. C’était dans le passage de gauche.

Elle dépassa une pièce plongée dans l’obscurité pour se

concentrer sur la suivante où il lui sembla capter des

mouvements.

L’air était irrespirable, Emma s’efforça néanmoins de

réguler son souffle. Elle passa sous une ampoule rouge et

brandit la machette, prête à frapper.

Des voix masculines provenaient du renforcement

qu’Emma avait repéré.

La première mielleuse :

— Allez, retire ce pantalon, c’est moi qui te dis quoi faire, il

ne faut pas me contrarier.

La seconde, dure et froide :

— Fous-lui une tarte, elle obéit, un point c’est tout.

Emma entra dans la pièce. Les deux hommes qui l’avaient

agressée à Omoa se tenaient face à Mathilde et Olivier. Le

premier, celui qu’elle avait bien amoché, portait encore son

uniforme de gendarme, tandis que l’autre venait de se

déshabiller, entièrement. Mathilde protégeait son frère qui se

recroquevillait dans un coin. La fillette tremblait, de la tête aux

pieds, de véritables soubresauts de terreur et de haine mêlées.

- 328 -

Emma sauta sur le premier pédophile et déplia son bras

avec toute la force et le dégoût qu’elle avait accumulés. La

machette siffla, fendit les deux joues horizontalement et cassa

plusieurs dents avant de se ficher au fond de la gorge. La

mâchoire inférieure s’affaissa dans un bouillon de sang.

Emma pivotait déjà, la main dans sa poche de treillis pour

saisir le manche du couteau de cuisine qu’elle leva ; le torchon

qui l’emballait se déploya et la lame pointue déchiqueta le cou

de l’homme nu qui se mit à gargouiller, les yeux exorbités.

Son sang toucha le sol avant le torchon.

Emma attrapa les deux enfants d’un geste ample et les serra

contre elle.

Olivier se mit à pleurer.

Dans leur dos les deux pervers se convulsaient, à l’agonie.

Une sirène hurla tout à coup dans le complexe. Toutes les

ampoules rouges se mirent à clignoter et une voix synthétique

grésilla dans les haut-parleurs :

« ÉVACUATION IMMEDIATE... ÉVACUATION IMMEDIATE...

ÉVACUATION IMMEDIATE... »

- 329 -

54

Peter contempla les aiguilles rocheuses qui sourdaient de

l’escarpement sous ses pieds. La nuit touchait à sa fin, les

ombres de la vallée se dilataient vers le ciel. La cabine du

téléphérique remontait à toute vitesse, elle serait bientôt parmi

eux. Il en était à présent intimement convaincu : l’observatoire

allait exploser dès lors qu’ils seraient saufs, à La Mongie. Ils

verraient une boule de feu envahir le ciel, et plus d’une dizaine

de témoins certifieraient qu’il y avait une fuite importante de

gaz au réveil. Peter faisait confiance à la DGSE pour s’arranger

ensuite des différentes expertises.

Grohm reprenait le jeu en main ; faute de poursuivre ses

expériences, il en détruirait la moindre preuve. Peter fut pris

d’un doute : Grohm était-il vraiment au courant ? Pour la DGSE

il allait devenir un nom embarrassant et s’il ne tenait pas sa

langue...

Puis Peter vit les visages de Fanny et Jacques Frégent sur la

passerelle.

Tous ceux qui savaient. Tous ceux qui pouvaient encore

compromettre le grand secret. Il ne manquait que les trois

gardes du corps de Gerland, les agents du BND.

Stéphane avait volontairement fait descendre en premier

ceux qui ne représentaient aucun danger pour son équipe.

L’aube blanchissait l’horizon derrière les montagnes, de

l’autre côté de la gare, et lança un ourlet rose à l’assaut des

sommets.

Peter aperçut la neige qui brillait au loin. Elle scintillait avec

un éclat qu’il n’avait que rarement remarqué. Les prismes

colorés dansaient pour le soleil. L’oxygène lui parut aussi plus

pur. Il sentait l’air gonfler ses poumons, faire battre son cœur.

Le vent, bien que nettement retombé depuis la veille, soufflait

une agréable mélodie à ses oreilles.

- 330 -

Peter prenait conscience de la vie autour de lui, en lui.

Son corps et son esprit semblaient vouloir profiter

pleinement de cet instant, comme s’ils savaient que c’était le

dernier.

Peter était brusquement détendu, tout à fait zen.

Alors l’évidence lui sauta à la conscience.

Il se pencha pour apercevoir la cabine qui ralentissait et

demanda à Grohm :

— Vous embarquez pour ce voyage ?

— Bien entendu.

Peter pivota vers Stéphane :

— Vous la prenez également ?

— Non, dès que vous serez tous en sécurité. Je dois tout

couper avec mon équipe pour éviter un accident, nous

redescendrons à pied.

Peter acquiesça. Bien sûr.

— Un problème, professeur DeVonck ?

Peter ne masqua pas son rictus quand il le toisa.

— Je présume que nos trois accompagnateurs allemands

sont déjà repartis ? demanda-t-il d’un air faussement innocent.

— Hein ? Oui... Oui, balbutia Stéphane. Gerland parut

seulement remarquer leur absence.

— Quel sens du devoir ! railla-t-il.

— Ne leur en veuillez pas, corrigea Peter. Ils n’ont

probablement pas entendu le signal d’alarme.

— Il faudrait être sourd ! se moqua Gerland.

— Ou mort.

Stéphane changea d’attitude, ses traits se crispèrent, ses

mains plongèrent dans les poches de son anorak.

— C’est l’altitude qui vous fait délirer ? dit-il.

— Leurs cadavres seront brûlés par le gaz et l’explosion du

C-4 j’imagine.

— Vous racontez n’importe quoi ! Tenez-vous plutôt prêt à

embarquer, on n’a pas de temps à perdre.

Une ombre passa devant les projecteurs et la cabine vint se

poser délicatement parmi eux. Les portes coulissèrent. Gerland

allait grimper à l’intérieur lorsque Peter le retint.

— Je serai vous, j’éviterais, l’avertit-il.

- 331 -

Gerland le considéra une seconde avant de hausser les

épaules.

— Et vous voulez que je m’en aille comment ? En luge ?

Peter devina Ben à ses côtés, prêt à tout.

— Cette cabine va avoir un accident, dévoila Peter. Avec

tous ceux qui les gênaient à son bord. Vous, Benjamin, moi.

Fanny et Jacques également ; je ne sais pas comment c’est

arrivé, mais ils nous ont aidés hier et cela s’est su. Même vous,

docteur Grohm, vous êtes de ce dernier voyage ! Trahi par vos

propres hommes.

David Grohm fixa Stéphane.

— Qu’est-ce qui se passe, Stéphane ?

— Il délire ! Maintenant pressez-vous, si le gaz s’enflamme

vous n’aurez pas de seconde chance !

— C’est comme ça qu’opère la DGSE ? insista Peter.

Lorsqu’une opération s’écroule, on efface tout, même ses alliés,

ses collègues s’il le faut ? Grohm allait devenir embarrassant. Et

je ne parle même pas de nous !

Cette fois Stéphane s’approcha de lui et posa une main

menaçante sur son bras :

— Libre à vous de vouloir rester, mais n’entraînez pas les

autres dans votre paranoïa !

Peter recula d’un pas.

— Je préfère que vous m’indiquiez le chemin pour retourner

dans la vallée à pied, répondit-il.

Stéphane soupira, agacé :

— Ce n’est pas possible.

— Il y a une minute c’est pourtant ce que vous m’avez dit,

c’est votre itinéraire de sortie, non ?

— C’est trop dangereux pour vous qui ne connaissez pas la

montagne.

— Je prends le risque.

Peter entendit un déclic mécanique et une voix féminine, à

bout de patience, ordonner :

— Bon, maintenant vous grimpez dans cette cabine. Il vit

Fanny le mettre en joue.

- 332 -

55

Emma dut tirer sur les bras des deux enfants pour qu’ils la

lâchent.

— Je suis là, les rassura-t-elle par-dessus le vacarme de

l’alarme. Je vais vous sortir d’ici mais laissez-moi me relever,

vous allez me suivre, d’accord ?

Elle n’eut pas besoin de confirmation, Mathilde prit son

frère par la main et ils se précipitèrent derrière elle.

Emma voulut couvrir les deux cadavres encore chauds pour

protéger les enfants mais réalisa que c’était complètement

stupide, ils avaient assisté à la scène et probablement vécu bien

pire encore. Elle enjamba le premier et n’osa pas récupérer sa

machette.

Il me faut une arme ! Je ne peux pas quitter cet endroit

sans arme, pas avec tous ces malades qui rôdent !

Elle chercha la ceinture du gendarme et lui prit son pistolet,

un Glock plutôt léger. C’est en se redressant qu’elle aperçut

l’équipement posé sur une table au fond de la pièce : fusil à

pompe, lampe, menottes, et une étrange paire de lunettes qui

recouvrait la moitié du visage.

C’est ce qu’ils portent ! C’est un système de vision nocturne !

C’est pour ça qu’ils voient dans le noir !

Elle se souvint également du « monstre » qu’elle avait cru

difforme, celui qui pourchassait Mongowitz, les lunettes dans la

nuit lui donnaient cet aspect terrifiant !

Jean-Louis s’imposa dans son esprit. Était-il encore en vie ?

Et Tim ? Viendrait-il jusqu’ici les rechercher ?

Oui, j’ai confiance en lui, il sera là.

Elle s’empara du fusil à pompe. Par chance c’était le même

modèle que celui de Tim, et Emma sut aussitôt charger les

cartouches à l’intérieur et comment le tenir. La leçon qu’il avait

insisté pour lui donner portait ses fruits.

- 333 -

— A partir de maintenant, vous faites tout ce que je fais,

expliqua-t-elle aux enfants, si je me couche vous vous couchez,

si je me colle à un mur, vous en faites autant. C’est parti !

Ils sortirent dans le couloir. Les ampoules rouges

clignotaient en alternance, et le cri de la sirène était

insupportable ; rauque et extrêmement puissant, il puisait sur

un rythme infatigable. Emma tenait le fusil devant elle, il était

lourd mais rassurant dans ce cauchemar. Mathilde et Olivier

marchaient juste derrière elle.

Le couloir tapissé d’êtres humains était barré par un violent

jet de vapeur qui jaillissait du plafond. Emma hésita. Ils

pouvaient tenter de rouler par-dessous.

Ce machin doit être bouillant !

— Oh putain ! marmonna-t-elle entre ses dents. Mathilde

perçut sa colère et désigna le passage :

— C’est par là la sortie.

— Je sais ma puce mais on ne peut pas y aller, c’est trop

dangereux, on va se brûler. Venez, je suis sûr qu’il y a un autre

accès.

C’est obligé, se répéta-t-elle. Un site comme celui-ci se doit

d’avoir plusieurs sorties, par sécurité... Mais avaient-ils l’air de

s’être souciés des normes ?

Emma fit demi-tour et ignora l’escalier qui descendait dans

les entrailles du complexe pour prendre sur la droite. La voix

synthétique se mêlait à la sirène toutes les trente secondes pour

ordonner l’évacuation d’urgence. Que se passait-il ? L’air était

toujours aussi dense et moite, l’odeur de putrescence ne se

dissipait pas.

Ils couraient.

Des portes, des buses fumantes, des chariots renversés, un

brancard sur roues, des seringues entassées au milieu de

centaines de flacons.

Emma avait mal aux tympans, la tête lui tournait, elle était

perdue.

Un homme surgit de derrière un rideau, nu, la peau

marbrée de sillons noirs, et Emma reconnut celui qui avait

attaché les enfants avant de leur uriner dessus. Il ne les avait

pas remarqués et tenait un seau à la main quand il se mit à

- 334 -

crier :

— TA GUEULE SALOPE ! C’EST CHEZ MOI ! JE TE BOUFFE LE CON !