CONNAISSANCES

ACTUELLES ».

Aucun numéro de dossier, aucune identification de

laboratoire ou de molécule à tester. Peter feuilleta encore,

étonné qu’une telle étude soit uniquement orientée sur

l’agressivité. Pour chaque pathologie, l’auteur tentait d’établir

un lien entre l’anomalie et ses incidences sur le comportement

violent de l’individu. Tout le rapport privilégiait cette approche.

Peter parcourut les autres dossiers entassés sur le bureau.

Tous liés à un laboratoire et à un médicament, tous en attente.

Puis il se souvint de ce que Ben et lui avaient aperçu dans la

pièce qui servait de bibliothèque.

— Ben ? demanda-t-il sans se lever.

— Oui ?

— Tu pourrais me dire rapidement ce que contient la pièce

où tu te trouves ?

— Beaucoup d’ouvrages historiques, de mythologie aussi, et

énormément de thèses et d’essais sociologiques. Et tu sais quoi ?

Ils ont tous ou presque un lien avec la...

— Violence ? le coupa Peter.

— Exactement. Qu’est-ce que tu as trouvé ?

— Je ne sais pas encore, je crois que je vais aller dans ma

chambre pour potasser au chaud. Tu m’y rejoins avant le dîner

pour qu’on fasse un point ?

Installé sur son lit, la couverture sur les jambes, une grande

Thermos de café sur la table de chevet, Peter entreprit une

lecture rapide de l’épais document. Il lui arrivait de prendre des

notes sur un petit carnet, pour ne rien oublier.

Dehors, le temps ne s’était pas arrangé, les bourrasques

venaient brusquement cogner aux fenêtres comme des oiseaux

en perdition. Peter sursautait et contemplait le grand néant

blanc pendant plusieurs secondes. La gendarmerie ne pourrait

monter, il fallait se faire une raison, et Gerland n’y était pour

rien. Peter surveillait l’heure. Il attendait le coup de fil d’Emma.

Pourquoi n’appelait-elle pas ? Il dut s’obliger à replonger dans

le travail.

Une longue liste de maladies génétiques s’égrenait sur

plusieurs pages, avec pour chacune des notes sur l’aspect

- 67 -

criminogène et les références des études existant sur le sujet.

Une part importante était consacrée au syndrome XYY. Mais ce

qui intriguait Peter plus encore que le reste c’était les

annotations manuscrites qui figuraient en marge. Une écriture

fine et tranchante au stylo, sans boucles, rien que des traits secs :

« Proportion externe : entre 2% et 54% selon pays/décennies :

interne : 29% » ou encore : « Proportions exponentielles – cf.

étude Louis. »

Peter se souvint du nom d’un des chercheurs qu’ils avaient

interrogés

le

matin

même :

Louis

Estevenard,

un

quinquagénaire aux cheveux gris, peu bavard et tout en nerfs.

— Louis, je crois que vous et moi allons bavarder, murmura

Peter.

A ce moment, un frottement de papier le tira de ses

réflexions. Il en chercha la provenance quelques secondes avant

de remarquer une petite enveloppe sous sa porte.

Peter bondit de sa couche pour la saisir et sortir. Une ombre

glissa au bout du couloir avant qu’il ait pu l’identifier. Il s’élança

à sa poursuite, en chaussettes. Il dépassa l’angle et vit un

homme en train de disparaître en direction du réfectoire. Peter

reconnut Georges Scoletti, le pharmacien anxieux.

— Georges !

L’homme se raidit d’un coup et se retourna, le visage rongé

par l’inquiétude.

— Qu’est-ce que vous faisiez ? lui demanda Peter. C’est vous

qui m’avez glissé ça ?

Georges secoua violemment la tête.

— Non, pas ici ! Pas maintenant !

— Mais c’est vous qui...

— Pas ici ! insista Georges en s’assurant nerveusement que

personne n’entendait. Lisez le mot ! Il ne faut pas qu’on nous

voie ensemble ! (Et il posa l’index devant ses lèvres :)

Chuuuuuuut !

Sur quoi il disparut, laissant Peter seul avec l’enveloppe.

- 68 -

12

Emma s’efforça de se calmer, de se raisonner... elle inspira

amplement, le cœur cognant fort dans sa poitrine. Elle venait de

se rendre compte qu’il n’y avait aucune lumière allumée dans les

maisons, les seules sources d’éclairage provenaient de ces

lampes accrochées aux angles de quelques constructions en

guise de lampadaires. Il est presque minuit, c’est normal que

tout le village dorme, non ? Emma soupira. La fatigue ne lui

réussissait pas. Ce sont mes lectures ! Il faut que j’arrête les

Stephen King et autres bouquins d’horreur !

— Le comité d’accueil n’est pas là ? s’étonna Tim en la

rejoignant.

— Non, et tout le monde dort apparemment !

Elle vit Tim contempler la rue qui disparaissait dans la

végétation, son regard balayant les maisons plongées dans la

pénombre.

— Dites, vous connaissez une pension, quelque chose dans

ce goût-là où je pourrais passer la nuit ? demanda Emma.

— Je devrais pouvoir vous trouver une chambre d’hôte, ne

vous en faites pas. Ils ne sont pas très sérieux vos amis, nous ne

sommes pas en retard sur l’heure prévue pourtant.

— Ça commence bien, gronda Emma.

Tim saisit son sac de voyage et, une lampe de poche dans la

main, lui fit signe de le suivre.

— Je m’occupe de votre hébergement, on verra demain

matin si vos amis se manifestent.

Ils remontaient la rue principale – pour ne pas dire

unique – en direction d’une chapelle blanche dans la nuit,

quand Emma faillit percuter son guide qui s’était figé.

— Excusez-moi...

Tim ne répondit pas, trop occupé à scruter le sol devant eux.

Emma suivit son regard : deux cartouches de chasse vides et, à

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la lueur de la lampe de Tim, une large auréole sombre.

— Rassurez-moi, ils ont l’habitude de chasser en plein

milieu du village ? souffla Emma.

Elle parlait trop vite, sur un ton plus aigu que d’habitude.

La peur. Je n’arrive pas à me départir de cette peur depuis tout

à l’heure. Quelque chose cloche ici. D’abord toutes les maisons

éteintes, ensuite personne pour nous accueillir, et maintenant

ça !

— Non, ce n’est pas le genre. Il y a un problème, ajouta Tim

en désignant d’autres douilles sur le sol.

Une vingtaine d’étuis rouges fleurissaient sur la route.

Emma se raidit. Elle observa les façades des maisons qui les

encadraient. Des constructions en bois, peintes en blanc,

presque toutes de plain-pied, cernées d’acacias et de

mapes – les châtaigniers du Pacifique.

Elle vit soudain que la bâtisse la plus proche avait la porte

d’entrée ouverte et elle tira Tim par la manche. Il la suivit.

Emma s’aventura sur la contre-allée et grimpa sur le perron.

— Il y a quelqu’un ? demanda-t-elle d’une petite voix.

Tim la dépassa et vint frapper énergiquement contre

l’imposte.

— Hé ! oh ! fit-il. Vous êtes là ?

Il cogna à nouveau pendant qu’Emma se penchait pour

examiner l’intérieur par la fente de la porte. N’y voyant rien, elle

poussa le battant du pied.

— Bonsoir ! lança-t-elle sans y croire.

Tout cela lui plaisait de moins en moins. Tim passa la main

pour chercher l’interrupteur qu’il actionna. Le hall et ce qui était

le salon demeurèrent dans l’ombre.

— Il n’y a pas d’électricité, constata-t-il.

— Pourtant les lampes de la rue fonctionnent.

— Probablement reliées au groupe électrogène du village.

La lampe-torche leur tailla une piste sur le tapis de l’entrée.

Le salon était impeccablement rangé à l’exception d’une

chaise renversée sur le parquet.

Emma s’attendait à découvrir un corps sur le sol. Pourtant il

n’y avait rien. Ni personne.

— Qu’est-ce qu’on fait ? On rentre ?

- 70 -

Tim lâcha le sac de voyage, franchit le seuil en guise de

réponse et lança à nouveau :

— Il y a quelqu’un ?

Cette fois, le plancher au-dessus de leur tête grinça et

quelque chose se déplaça rapidement à l’étage.

— C’est une souris, chuchota Tim.

— Une très grosse souris alors !

Pas convaincue, Emma s’approcha de l’escalier. Tout l’étage

était plongé dans l’obscurité. Elle détecta un mouvement en

haut des marches. Elle recula, la gorge nouée.

Un chat dévala les marches en miaulant.

Il vint se frotter contre ses chevilles en continuant de

miauler.

— Je crois qu’on devrait sortir, murmura-t-elle. On est chez

des gens après tout. S’ils rentrent on pourrait avoir des ennuis.

— La porte était ouverte, rappela Tim, et les circonstances...

— Je sais, c’est juste que je ne suis pas à l’aise.

Le chat fila dans le salon en miaulant et Emma décida de le

suivre, guidée par la torche de Tim. Le félin s’arrêta dans la

cuisine et, devant sa gamelle vide, insista en tournant en rond,

frottant ses flancs contre les jambes d’Emma.

— Tu as faim ?

Elle n’eut pas à chercher bien loin, un paquet de croquettes

était posé sur une étagère au-dessus de la coupelle. Elle en versa

une bonne portion et le chat se mit à les engloutir en

ronronnant.

— Il n’a rien mangé depuis deux jours ce chat !

— C’est juste un glouton qui se paye votre tête.

— Vous parlez chat ?

— Je sais lire les calendriers, répliqua-t-il en éclairant un

bloc-notes comportant l’éphéméride accroché au mur.

Toutes les pages avaient été arrachées jusqu’à celle du jeudi

18 octobre, date de la veille.

— OK, on sort d’ici, décréta Emma.

Une fois dehors, elle contempla à nouveau la rue. Des

insectes stridulaient dans les fourrés, peinant à se faire entendre

dans le bruissement, de plus en plus vigoureux, des feuillages.

— On va sonner chez les autres et si personne ne se

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manifeste, vous me conduisez sur l’île la plus proche. Ça vous

va ?

Tim leva le nez et fit la moue en évaluant la force du vent

dans les arbres.

— La plus proche est à une heure de bateau. Je ne m’y

risquerai pas sans un bulletin météo ! Je veux savoir où en est

cette fichue tempête, si elle passe au large ou non...

— On était à l’eau il y a à peine une demi-heure !

— L’océan est comme ça, docteur, il change en très peu de

temps, et croyez-moi, vous n’aurez pas envie d’être sur mon

bateau s’il est en rogne ! Mais je suis sûr qu’on va trouver

quelqu’un. (Il désigna le clocher :) Tenez, ils sont peut-être tous

là-dedans.

Emma lui emboîta le pas et ils marchèrent jusqu’au

modeste édifice blanc à toit rose. Tim ralentit. Au-dessus du

porche, une lampe éclairait le double battant en bois. Tim

ajouta le rayon de sa lampe-torche. On l’avait forcé, brisant la

serrure à coups répétés qui avaient laissé de profondes entailles.

Tim poussa un vantail et entra, le faisceau de sa lampe fouillant

l’obscurité épaisse. Seule la pâleur de la nuit nimbait les vitraux

multicolores. L’odeur les assaillit alors.

Une puanteur de toilettes publiques pas lavées depuis des

lustres. Emma se couvrit le nez avec sa manche.

Tim palpa ses poches pour en extraire un briquet et alluma

plusieurs cierges. Les flammes s’allongèrent et ouvrirent une

auréole de clarté sur des bancs renversés, une vierge fracassée

sur le sol et des excréments dans un coin.

— Qu’est-ce qui s’est passé ici ? murmura Emma.

Tim s’accroupit près d’un banc dans lequel on avait fait un

trou rond, pas très net. De longues griffures avaient arraché le

vernis.

— On dirait qu’une bête sauvage est entrée, une bête avec

des griffes !

— Arrêtez, vous me faites peur, confia Emma sans

plaisanter. Elle s’avança dans la petite nef, cherchant un indice

qui pourrait les aider à comprendre. Et soudain s’immobilisa au

pied de l’autel. Le tabernacle, un chandelier et une bible étaient

renversés sur le corporal tombé au sol. De minuscules filets de

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sang séché avaient coulé sur l’autel. Quatre en tout, presque

parallèles.

Emma suivit cette trace macabre jusqu’à une fente dans le

dallage du chœur. Là, quatre ongles longs étaient arrachés.

Emma n’eut aucune peine à imaginer ce qui s’était produit.

Quelqu’un avait attrapé une femme ici, pour la traîner à

l’extérieur. Elle s’était agrippée de toutes ses forces à l’autel,

jusqu’à s’arracher les ongles plutôt que de se laisser entraîner.

Emma avala sa salive.

— On va sortir tout de suite, dit-elle. En fait, on va quitter

l’île immédiatement.

- 73 -

13

Emma et Tim redescendaient la grande rue d’Omoa en

direction de la plage. Emma mit ses mains en porte-voix pour

crier par-dessus le vent :

— IL Y A QUELQU’UN ? OHE ! EST-CE QUE VOUS ETES LA ?

Comme elle s’époumonait, Tim lui posa la main sur

l’avant-bras :

— Il est préférable de ne plus crier. S’il y avait des gens dans

le village ils nous auraient déjà entendus. Je préfère qu’on ne se

fasse plus remarquer.

— Qu’est-ce qui a pu faire une chose pareille ? Il n’y a pas

d’animaux dangereux sur cette île, n’est-ce pas ?

— Non. Au pire les cochons sauvages peuvent charger, mais

ce qui a ravagé cette église était beaucoup plus gros, plus

puissant. Et plus féroce.

Emma avançait maintenant au pas de charge, pressée de

quitter ce sinistre endroit. La pluie se mit à tomber tout d’un

coup. Des gouttes larges comme des billes.

— Il ne manquait plus que ça, pesta-t-elle.

En une minute, le bruit de l’eau cinglant les grandes feuilles

de la végétation et les toits recouvrit celui du vent.

— Un village entier, tout de même ! protesta Emma tout

haut. Trois cents personnes ne peuvent pas avoir disparu d’un

coup ! Ils sont forcément quelque part.

— Peut-être à Hanavave, l’autre village au nord.

— Peut-on le rejoindre rapidement ?

— Pas par la route, elle traverse les montagnes et ce n’est

qu’une piste de terre battue. Par la mer ce n’est pas un problème,

mais quand ça ne cogne pas.

Emma guettait autour d’elle, cherchant le moindre signe de

présence humaine, ne sachant si celle-ci était à craindre ou à

espérer. Quel genre de bête pouvait forcer tout un village à cet

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exode brutal ? Il y avait bien des étuis de chevrotine un peu

partout, pourtant aucune carcasse dans les fourrés.

A moins qu’elle ne soit allée mourir plus loin... Emma

secoua la tête et rattacha ses cheveux qui manquaient de

discipline sous l’élastique. Je n’aime pas ça, c’est... c’est

glauque !

En arrivant près de la plage elle entendit le fracas des

rouleaux qui s’abattaient sur le sable et comprit que le temps

avait forci bien plus que l’averse ne le laissait supposer. Le vent

grondait, mélangeant une bruine saline à la pluie. A l’amarre, le

mât de leur bateau oscillait dangereusement, les planches du

quai tremblaient chaque fois que le navire heurtait les pneus.

— Ça va aller pour repartir ? s’inquiéta Emma.

— Il faudra bien, dit-il, crispé.

Il l’aida à embarquer et largua les amarres. Puis il fit rugir

les moteurs et manœuvra parmi les vagues pour s’éloigner de la

jetée. A ses côtés, dans la petite cabine, Emma se cramponnait

de toutes ses forces. Le bateau vira de bord pour faire face au

large. Les vagues le soulevaient littéralement. Deux creux

successifs impressionnèrent Emma qui craignit de chavirer,

mais Tim les passa sans encombre.

Le troisième se profila plus lentement, comme si l’océan

prenait le temps d’inspirer profondément cette fois. L’eau se

déroba sous la coque pour laisser l’esquif en suspens au sommet

d’une crête que la colère faisait mousser.

Puis les vingt tonnes d’acier glissèrent droit vers cette vallée

sombre et marbrée d’écume.

La proue percuta le mur d’eau en projetant ses passagers

contre le poste de commande. Un rideau glacé recouvrit

l’embarcation, s’insinua par la moindre ouverture jusque dans

les cales. Aussitôt, l’étrave se redressa et fendit les flots avant de

retomber brutalement.

Il y eut un hoquet mécanique sous leurs pieds et les

machines calèrent.

Avant même que Tim puisse actionner le démarrage, une

autre vague vint fouetter le navire qui dévia et se présenta à la

suivante par le flanc.

Emma fut projetée contre la vitre si violemment qu’elle ne

- 75 -

put se retenir, le bras contre son visage en un geste instinctif.

Plusieurs lames giflèrent le bastingage et, le temps qu’Emma

recouvre ses esprits, elle découvrit qu’ils étaient repoussés vers

la plage.

Un raclement sinistre fit trembler la coque, puis tout

s’immobilisa.

Tim jura en essayant de redémarrer les machines.

— On est échoués, avoua-t-il enfin.

Ils étaient percutés par la poupe sans discontinuer, et

chaque fois l’eau se déversait sur le pont jusque dans l’intérieur

du bateau.

Tim parvint à rallumer les moteurs et les lança à pleine

puissance pour se dégager du banc de sable.

Sans résultat. Après plusieurs tentatives aussi vaines, il

secoua la tête, résigné. L’eau ruisselait de ses cheveux sur son

visage.

— Il faut sortir de là avant qu’il ne se renverse. Prenez le

strict nécessaire, je vais chercher mes affaires.

Emma ouvrit son bagage trempé et en extirpa un sac à dos

qu’elle remplit à la hâte. Tim réapparut en tenant une longue

housse imperméable et aida Emma à atteindre l’avant du pont.

La plage n’était qu’à une dizaine de mètres.

Tim voulut la faire descendre à l’aide d’une corde, mais le

ressac s’écrasait contre la coque.

Elle sauta dans la vague suivante. L’eau la happa avant de la

recracher un peu plus loin. Curieusement, elle n’était pas aussi

glaciale qu’Emma s’y était attendue. Elle força l’allure pour

s’éloigner du danger et s’assura que Tim suivait. Il était juste

derrière elle.

Ils furent littéralement éjectés sur le rivage.

Étendue sur le sable ruisselant, sous un ciel noir de jais,

Emma avala sa salive en songeant à ses enfants, puis à son mari.

Elle espérait de tout cœur que les choses se passaient mieux

pour Peter et Ben, car, en ce qui la concernait, un pressentiment

lui susurrait que ce n’était là que le début d’un long cauchemar.

A son côté, essoufflé, Tim s’esclaffa, avec plus de cynisme

que d’humour :

— Je crois que l’île ne veut pas qu’on parte.

- 76 -

Extrait du discours d’un citoyen

devant les Nations Unies

Je sais que vous êtes occupés à régner, qu’il faut ménager

les uns et les autres chaque fois que vous intervenez quelque

part. Mais à quoi servez-vous lorsqu’on me dit qu’une personne

meurt de faim toutes les quatre secondes dans le monde et que

ni nos gouvernements ni vous n’agissez pour l’en empêcher ?

Ne me dites pas que c’est faux, que « l’on fait tout notre

possible », je ne le croirai pas. Savez-vous combien les pays les

plus riches consacrent à leurs subventions agricoles chaque

année ? Plus de 300 milliards de dollars. Oui, vous avez bien

entendu. 300 milliards de dollars. Et combien versent-ils aux

pays en développement pour soutenir leur agriculture ? Moins

de 10 milliards.

Et, pourtant dans nos pays, entre un tiers et un quart de la

nourriture produite est détruite au lieu d’être consommée, par

simple gaspillage.

N’y a-t-il pas déséquilibre ? Et il coûte plus de 20 000 vies

chaque jour !

Les fausses mesures que l’on prend aujourd’hui au nom

d’un système économique tueur ne creusent pas seulement les

tombes de tous ces gens mais préparent les nôtres. Nous

pouvons encore agir aujourd’hui. Demain il sera trop tard.

Car d’autres phénomènes vont s’ajouter et nous dépasser.

La fonte des glaciers n’est désormais plus une prédiction de

science-fiction mais une réalité ! Les glaciers disparaissent,

certains sont les sources de grands fleuves qui alimentent en

eau un milliard de personnes. Doit-on croire que si aujourd’hui

nous ne pouvons assouvir la faim, demain la déshydratation

réduira drastiquement la population mondiale ?

Peu à peu, le niveau des océans est en train de monter. Si

- 77 -

nous continuons à ce rythme, bientôt les calottes glaciaires de

l’ouest de l’Antarctique et du Groenland auront fondu, les

scientifiques estiment alors la hausse à environ dix à douze

mètres ! Imaginez la carte du monde totalement redessinée !

Les littoraux seront repoussés de plusieurs kilomètres dans les

terres, des pays entiers disparaîtront, les zones d’agriculture

seront totalement transformées et les populations obligées de

se concentrer davantage encore, avec ce que cela implique de

risques sanitaires, de violences liées aux privations.

Ne pensez-vous pas qu’il est temps de mettre nos querelles

de pouvoir en berne et de prendre le problème au sérieux ?

Car les risques nous les connaissons ; l’avenir, les

scientifiques nous le dépeignent chaque jour, et cette course

contre la montre a commencé il y a déjà bien longtemps. Et

pourtant personne ne bouge.

Je ne comprends pas. Faut-il qu’on dépose les cadavres sur

vos pieds ?

La faim, la soif, la détérioration des climats, n’est-ce pas de

sauvegarde de l’humanité que nous parlons ?

N’était-ce pas ça aussi, la fonction des Nations unies ?

Je sais que d’autres avant moi sont venus vous solliciter,

vous implorer. Nous pensions que dans un monde riche et

civilisé comme le nôtre, les Nations unies pourraient agir. Avec

rapidité.

Mais rien n’a changé.

Et le temps que je vous écrive ce que j’ai sur le cœur, vingt

personnes sont mortes. Parce qu’elles n’avaient pas à manger.

Et pendant ce temps, plusieurs centaines de kilos de

nourriture viennent d’être jetés, de l’autre côté de la planète.

Plus de vingt mille morts par jour à cause de la faim. Ce n’est

qu’un début.

Car demain s’ajouteront la soif, la promiscuité et la peur.

La violence gagnera du terrain. Où seront les Nations unies ?

- 78 -

14

Benjamin relut le texte imprimé sur le papier cartonné :

« Nous devons parler. Retrouvez-moi ce soir à minuit dans les

cuisines près du réfectoire. N’en parlez à personne ! C’est

vraiment très important. »

— Ce Georges Scoletti, il n’aurait pas regardé trop de films

d’espionnage ? ironisa-t-il. Il aurait pu venir te voir directement

dans ta chambre et personne n’en aurait rien su ! Un

rendez-vous à minuit, ça fait un peu... cliché !

— Il semblait réellement effrayé quand je me suis adressé à

lui, précisa Peter qui prenait l’affaire au sérieux.

Ils étaient dans la chambre de ce dernier, le soleil s’était

couché quelques minutes auparavant, quelque part dans cette

poisse grise qui les entourait. A présent la fenêtre émettait un

halo bleuté qui s’obscurcissait de minute en minute. Une petite

veilleuse était allumée sur le bureau près du lit.

— Franchement, il se croit où ? demanda Ben. Ce ne sont

pas la DGSE ou la CIA qui travaillent ici ! OK, je te concède que

tout n’est pas clair, mais je trouve qu’il en fait un peu trop. Ce

Georges veut sauver ses miches si l’affaire éclate, c’est tout. S’il

nous balançait tout devant les autres, ça les inciterait peut-être

à en faire autant, perdus pour perdus, ils pourraient se lâcher et

nous faire gagner du temps.

— Pour l’instant, c’est lui qui décide, je vais y aller tout à

l’heure et on verra bien. Sinon, tu as trouvé quelque chose dans

tes lectures ?

Ben leva les yeux au ciel.

— Parlons-en ! Leur bibliothèque ressemble à une collection

obsessionnelle sur l’histoire de la violence ! Pour ce que j’en ai

vu, il y a deux types de recherches distincts : scientifiques d’une

part, avec thèses et livres documentés, et mythologiques d’autre

part.

- 79 -

— Mythologiques ?

— Oui, je sais, on peut se demander ce que ça vient faire ici,

mais c’est pourtant un bon tiers des ouvrages rassemblés. Ils

parlent des vampires, de la xeroderma... je ne sais plus quoi !

— Xeroderma pigmentosum je suppose. C’est une maladie

génétique, heureusement très rare. En gros, les dimères de

thymine empêchent la réplication de la cellule par l’ADN

polymérase 1 et 3, ce qui rend le corps extrêmement sensible

aux mutations liées à l’environnement. Les ultraviolets

deviennent dangereux pour le patient, ce qui l’oblige à vivre loin

de toute source de lumière solaire. Il y a aussi les porphyries,

c’est un déficit d’une enzyme liée à la dégradation de

l’hémoglobine, et qui nécessite des transfusions sanguines

régulières. Ce sont les maladies qui ont donné naissance au

mythe du vampire.

— En effet, ils mentionnent aussi les porphyries. Il y a

également pas mal de choses sur les loups-garous, avec des

détails sur l’hypertrichose qui va jusqu’à couvrir intégralement

les malades de poils, associée à des maladies mentales ou tout

simplement à un rejet des autres, qui favorise un comportement

asocial, voire une dynamique d’agressivité. Bref, tout ce que j’ai

lu tourne autour de ces cas particuliers.

Peter croisa les bras sur sa poitrine, intrigué.

On travaillait sur la génétique ici, sur les maladies rares,

c’est ce que laissait présager l’étude sur les XYY, et maintenant

ces références à la xeroderma pigmentosum, aux porphyries et

à l’hypertrichose. Et si LeMoll avait touché de l’argent d’un

puissant laboratoire pour valider des brevets encore secrets liés

à ces maladies ? La chaîne de production pouvait se trouver en

Polynésie française pour plus de discrétion encore et... Non, si

un laboratoire voulait produire en secret ses médicaments, ce

n’était pas un problème, il y avait plus près et surtout plus

accessible. De toute façon cela ne rimait à rien ! Quel groupe

pharmaceutique investirait des millions en recherches pour des

maladies génétiques rares qui n’amortiraient jamais

l’investissement ? Peter se promit de faire un tri dans les

dossiers. Il devait vérifier si un nom revenait plus souvent que

les autres parmi les laboratoires.

- 80 -

Sauf si Scoletti lui expliquait tout ce soir.

Ils allèrent dîner au réfectoire, en compagnie de l’équipe des

astronomes. Grohm était absent, encore à la passerelle avec

Gerland. Ils se faisaient, disait-on, livrer leurs repas sur place.

Cela devenait de la séquestration.

Après s’être assuré que tout allait bien, Jacques Frégent leur

raconta sa journée type, bientôt imité par Paul, le moustachu à

l’accent chantant. Puis Olaf se lança dans le descriptif de toutes

les coupoles, Charwin, Robley, Gentili..., précisant chaque fois

leur usage essentiel. Peter écoutait avec intérêt tandis que Ben

avait plus de mal à suivre, plus intéressé par la jolie Fanny.

A aucun moment l’équipe de Grohm ne se préoccupa de leur

table sinon pour jeter des coups d’œil amers en direction de

Peter et Ben. Les six scientifiques pouvaient vaquer à leurs

occupations tant qu’ils n’approchaient pas du couloir des

laboratoires. Aussi leurs visages trahissaient-ils la frustration, et

surtout l’inquiétude.

En soirée, Ben prit une pile de livres qu’il avait rapportés de

la bibliothèque et s’éclipsa vers le petit salon. Peter l’avait

entendu lors du repas proposer à Fanny de l’y rejoindre pour

faire connaissance tout en travaillant. Peter s’était attendu à ce

que la jeune femme – pas dupe – refuse, pourtant elle avait

accepté d’un laconique : « Pourquoi pas. » Et il avait songé une

fois de plus à Emma. Pourquoi ce silence ? Il avait plusieurs fois

tenté de la joindre. Vainement. De son côté elle devait connaître

les mêmes difficultés. Gerland savait-il quelque chose ?

Peter resta dans sa chambre, en compagnie de son étude

chromosomique d’un genre très particulier. Il devait se tenir

éveillé jusqu’à minuit. La fatigue nerveuse conjuguée à l’altitude

pesait pourtant sur ses paupières. Il n’était plus le fringant

doctorant qui se couchait à pas d’heure, regardant des films ou

étudiant le soir pendant qu’Emma lisait. Les années avaient peu

à peu rogné son dynamisme, ne lui laissant que la marge

nécessaire à son travail et quelques heures en soirée pour sa

femme et ses enfants. À présent, son corps exigeait d’être

couché à vingt-trois heures au plus tard, et si Emma parvenait à

lire au lit, lui tombait comme une pierre.

Ainsi isolé au sommet du monde, Peter se rendait compte

- 81 -

combien les années avaient filé. On ne voyait rien venir, c’est

vrai.

Par prudence, il régla le réveil de sa montre sur minuit

moins le quart et reprit sa lecture.

Les pages s’enchaînèrent, rapidement au début, puis avec

plus de difficulté. Les lignes n’étaient plus aussi droites. Les

mots prenaient de la distance avec leur sémantique. Puis Peter

glissa dans le sommeil pour rouvrir les yeux en sursaut sous les

assauts répétés des bips de sa montre.

Il alla s’asperger le visage pour terminer de se réveiller et

enfila une polaire chaude. Lorsqu’il entra dans les vastes

cuisines, celles-ci étaient plongées dans la pénombre. Par-delà

le long rack du self-service on distinguait le réfectoire et au-delà

la grande baie vitrée qui éclairait les lieux à l’instar d’un

gigantesque aquarium d’eau trouble.

Le vent psalmodiait sa litanie envoûtante par-dessus le

faible bourdonnement des frigos. Autrefois cet endroit avait

accueilli des touristes, d’où la taille des cuisines, mais désormais

tout était beaucoup trop vaste pour la poignée d’hommes et de

femmes qui y vivaient.

Peter regarda sa montre. Minuit.

Il inspecta les deux portes qui menaient au réfectoire.

Personne. Il retourna dans les cuisines, s’accota à l’un des plans

de travail en inox et attendit. Tout le monde dormait dans

l’observatoire. Peter se rendit compte qu’il ne savait pas où

logeait Gerland. Ce type était tellement obsédé par Grohm qu’il

était capable de dormir tout en haut, sur la passerelle, pour que

personne ne vienne supprimer le contenu des ordinateurs. Cette

grande salle devait être inconfortable au possible, avec toutes

les fenêtres qui l’entouraient, la chaleur des unités centrales

ventilant sans discontinuer... Peter repensa au coup de

téléphone qui les avait conduits ici. Quelle plaie que cette

« curiosité scientifique » qui les avait titillés sans qu’ils se

posent de questions ! Il détestait les magouilles politiques et

voilà qu’il se retrouvait plongé dedans !

Minuit et quart.

Peter se redressa et déambula entre les meubles de cuisson.

Il songea à ce que Gerland leur avait expliqué. LeMoll tirant les

- 82 -

ficelles d’une escroquerie dont ils ignoraient l’origine. Une

caisse noire finançant les activités de Grohm ici et en Polynésie.

Tout cela sentait les pots-de-vin et les manipulations d’une

multinationale pharmaceutique, il en était de plus en plus

convaincu.

Il s’immobilisa en sentant un courant d’air frais sur sa main.

Il remarqua la porte ouverte d’une chambre froide sur sa droite

et s’en approcha. Il allait la refermer lorsqu’une intuition le

poussa à l’ouvrir. Il tâtonna à la recherche de l’interrupteur. Les

néons crépitèrent avant de projeter des éclairs blancs.

D’épaisses volutes de condensation apparurent entre les racks

pleins de nourriture. Des cristaux de glace se mirent à scintiller

un peu partout sur les sacs et les tubulures des étagères.

Et une forme se découpa sous le tapis brumeux, allongée au

sol.

Peter se raidit, et mit plus d’une seconde avant de réagir et

de venir s’accroupir.

Ses mains percèrent le manteau vaporeux pour toucher ce

corps inerte et il rencontra une surface rêche. Ses yeux

s’habituèrent à la lumière et il découvrit qu’il s’était empressé

auprès d’un long sac de petits pains. Il souffla pour chasser la

tension de sa poitrine.

— Emma, tes lectures commencent vraiment à déteindre sur

moi ! railla-t-il.

Il referma et décida qu’il avait assez attendu. Il se rendit au

salon où Ben et Fanny avaient rendez-vous, pour n’y trouver

personne sinon des braises rougeoyantes dans Pâtre. Il

rebroussa chemin jusqu’aux chambres. Devant la porte de Ben,

il frappa doucement.

— Ben, tu dors ? demanda-t-il tout bas.

Il perçut du mouvement derrière le battant, et celui-ci

s’ouvrit lentement. Son beau-frère apparut, avec l’expression

fatiguée de celui qui était sur le point de s’endormir.

— Je ne te dérange pas... ? demanda Peter avec de lourds

sous-entendus dans la voix.

— Je t’attendais. Alors, qu’a dit Scoletti ?

— Rien, il n’est pas venu.

— Je m’en doutais ! Le tocard ! pesta Ben. Tout ça pour rien.

- 83 -

Je me suis renseigné sur la chambre de ce monsieur, si tu veux

on pourrait passer lui dire bonsoir.

Peter n’aimait pas forcer la main à quiconque, et son

premier réflexe fut de refuser. Cependant, les circonstances le

firent réfléchir. Après tout, c’était le pharmacien qui s’était

manifesté le premier, et plus vite ils appréhenderaient ce qui se

tramait ici, plus vite ils rentreraient chez eux.

Un demi-niveau plus bas et deux couloirs plus loin, ils

frappèrent à une porte. Malgré l’heure tardive elle s’effaça

presque aussitôt.

Georges Scoletti les vit et perdit le peu de couleurs qui

restaient sur son visage.

— Je suis désolé, chuchota-t-il, j’ai commis une erreur, je

n’aurais pas dû vous contacter, oubliez tout ça !

Peter ouvrit de grands yeux.

— Vous vous défilez ?

— Je suis navré, c’était une erreur, mon erreur. Au revoir. Il

allait refermer la porte mais Ben la bloqua du pied.

— Attendez une minute, c’est l’occasion de nous faire gagner

du temps. De toute façon ce qui se passe ici va se savoir tôt ou

tard, insista le jeune homme. Si vous nous aidez maintenant,

vous avez une chance de vous en sortir...

— Vous ne comprenez pas, le coupa Scoletti en grattant

nerveusement ses joues couvertes d’une barbe de plusieurs

jours. Vous ne pouvez pas comprendre.

— Alors, expliquez-nous, lança Peter qui perdait patience.

— Je... Je ne peux pas. C’est... Vous ne savez vraiment pas

dans quoi vous êtes tombés.

Il força sur son battant mais Ben posa la main dessus.

— Grohm et ses quatre tatoués vous font peur, c’est ça ?

Écoutez, ce n’est pas la mafia, personne ne va menacer personne,

nous aussi on est venus avec des gorilles, mais si vous nous

aidez, toute cette histoire sera réglée en quelques jours, et vous

rentrerez chez vous.

— De toute façon la gendarmerie ne va plus tarder à monter,

si cela peut vous rassurer, ajouta Peter. Personne ne pourra

vous intimider. Aidez-nous, Georges, et vous vous en tirerez

bien mieux que vos compagnons.

- 84 -

La peur mangeait le visage blafard du pharmacien. Il secoua

la tête doucement.

— Vous ne comprenez pas, vous ne pouvez pas. Et si vous

saviez, vous repartiriez aussitôt d’ici en priant pour n’y avoir

jamais mis les pieds. Ceux qui savent ne pourront plus jamais

vivre normalement. Plus jamais.

Les yeux exorbités et les lèvres tremblantes, Scoletti referma

sa porte, et Ben n’eut pas le cœur de s’interposer.

Il était bien trop médusé par une telle expression de terreur.

- 85 -

15

Emma se réveilla lentement, la perception à la lisière des

rêves, noyant dans le flou tous les souvenirs, fictifs et réels.

Elle ne parvint pas tout de suite à identifier les lieux où elle

se trouvait, ni à savoir ce qu’il s’était passé avant qu’elle se

couche.

L’île de Fatu Hiva.

Le village désert d’Omoa.

Les habitants disparus. La peur.

Son cerveau fit le tri immédiatement. Il chassa les

fantasmes nocturnes et ne garda que l’urgence des pensées

concrètes. Emma écarta les couvertures pour se redresser et

fouiller la pièce du regard.

Une chambre colorée, jaune pâle et orange, des meubles

peints en bleu et blanc. Elle se souvint du naufrage. De ses

vêtements trempés et du vent qui l’enserrait d’une poigne

terrible tandis qu’ils regagnaient le village. Tim les avait

conduits jusque dans la maison d’amis à lui. Il avait insisté pour

qu’ils se mettent à l’abri pour la nuit, qu’ils laissent passer la

tempête. Comme bien des portes sur l’île, celle de la maison

n’était pas verrouillée ; une fois à l’intérieur, Tim l’avait bloquée

avec un lourd buffet. Ils s’étaient séchés, avaient enfilé des

vêtements secs – trop larges pour Emma – empruntés dans les

armoires en attendant que le sac à dos et son contenu sèchent.

Malgré la tension, elle avait fini par s’endormir, épuisée, pour se

réveiller la peur au ventre toutes les heures jusqu’au petit matin.

Là, harassée et presque rassurée par l’arrivée du soleil, ses

défenses avaient cédé et elle avait sombré dans un profond

sommeil.

Emma se leva, renfila son pantalon humide mais conserva

- 86 -

le tee-shirt emprunté sur lequel figurait un dessin d’Alan Moore

avec l’inscription : « From Hell » et descendit dans la cuisine.

Tim était assis, du café dans une main, contemplant la rue

par la fenêtre.

— Bonjour, fit-elle d’une voix enrouée par la fatigue.

— Bonjour. J’ai fait du café si vous voulez.

— Il est dix heures passées, vous n’auriez pas dû me laisser

dormir si longtemps.

— Je vous ai appelée vers huit heures mais vous en écrasiez

si fort que j’ai préféré ne pas insister.

— Vous n’avez vu personne ?

— Non, pas même un animal. J’ai été faire un tour en vous

attendant, j’ai frappé à quelques portes, jeté un coup d’œil un

peu partout. Rien. Personne.

Emma se servit un café et vint se poster près du marin.

— Il faut trouver un moyen de communication, dit-elle,

essayer les autres téléphones. Mon portable est hors réseau.

La veille, ils avaient tenté d’appeler de l’aide avec le

téléphone de la maison, mais il ne fonctionnait pas.

— On va aller faire un tour chez les voisins. Si ça ne donne

rien non plus j’irai au bateau me servir de la radio.

— Vous croyez que c’est la tempête qui a coupé les lignes ?

— Je l’espère, souffla-t-il en portant la tasse à ses lèvres.

— On dirait que ça s’est calmé, il ne pleut plus.

Le ciel demeurait gris cependant, le plafond bas et

menaçant.

Emma termina son café, grimpa à l’étage pour expédier une

toilette de chat dans la salle de bains puis ils sortirent dans la

rue principale constellée de débris divers. Le vent soufflait

encore, mais avec bien moins de force que la veille.

— Qu’est-ce que c’est ? interrogea-t-elle en désignant la

longue housse que Tim portait.

Ce dernier hocha doucement la tête.

— De toute façon, ça ne nous sera d’aucune utilité rangé

là-dedans, autant vous le montrer.

Il ouvrit la fermeture à glissière, et apparut un fusil à pompe

Franchi SPAS-12. La crosse pliante, tout en métal, était rabattue

sur le dessus et une boîte de cartouches glissa hors du sac.

- 87 -

En temps normal Emma lui aurait demandé d’éloigner cet

engin. Cette fois, elle se contenta de secouer la tête.

— Je ne m’en suis jamais servi, dit-il. Vous savez tirer ?

— Non... Non. Et j’aime autant ne pas savoir.

Tim chargea huit cartouches dans le magasin tubulaire, vida

le reste de la boîte dans ses poches et abandonna la housse dans

les herbes. Il enfila la sangle sur son épaule et fit signe à Emma

qu’il était prêt.

— Allons vérifier ces téléphones.

Impressionnée par la présence de l’arme, Emma mit un

moment avant d’avancer.

— Vous vous promenez souvent avec cet engin ?

— Non, je vous l’ai dit : je ne m’en suis jamais servi. J’ai

beaucoup tiré sur des bouteilles quand j’étais gosse, avec les

carabines de mon père, mais cette fois c’est du lourd. Je le garde

avec moi sur le bateau, au cas où... C’est un coin calme les

Marquises, on ne risque pas grand-chose. Cela dit, des

contrebandiers s’en sont pris une fois à des pêcheurs puis à des

touristes.

— Charmant.

— Ça n’a pas duré longtemps. Quoi qu’il en soit, j’ai ce

monstre avec moi, il me rassure, d’autant que je fais pas mal de

trajets le soir, ça rapporte davantage.

Ils gravirent les marches d’un perron et Tim frappa

énergiquement à la porte.

— C’est votre boulot, de faire la navette ? Tim acquiesça.

— Je fais beaucoup de livraisons, des vivres, du courrier, et

parfois un peu de pêche.

— Mais vous privilégiez la nuit, vous êtes un solitaire,

n’est-ce pas ?

— Qu’est-ce qui vous le fait penser ?

— Pardonnez-moi, mais vous n’êtes pas très bronzé pour un

type qui passe sa vie dehors.

Un sourire sincère décontracta le visage de Tim ta ndis qu’il

insistait sur le chambranle.

— Il y a du vrai. Je passe ma vie dans la cabine de mon

bateau ! J’attrape les filles en leur promettant que ma peau sent

le sel et le sable alors que c’est l’huile et l’essence !

- 88 -

— Un vrai romantique. Ça fait du bien de vous voir sourire,

je me sens... oppressée ici.

Il la scruta un instant puis lança :

— On peut entrer, il n’y a personne.

Le téléphone ne fonctionnait pas non plus, et ils s’invitèrent

dans les quatre maisons suivantes – dont deux n’étaient pas

équipées – sans plus de réussite. Tout portait à croire qu’on

avait abandonné les lieux dans la précipitation : couvertures

renversées au sol, verres encore pleins sur la table ou pantoufle

solitaire au milieu du salon.

En sortant, Emma remarqua que les lampes accrochées en

hauteur aux angles des bâtisses étaient encore allumées.

— C’est l’éclairage public, il doit être alimenté par un groupe

électrogène, expliqua Tim.

— Pendant que vous allez au bateau je vais essayer de

trouver où ça se coupe pour économiser l’essence. Si on doit

passer encore une nuit ici avant qu’on vienne nous chercher je

préfère avoir un peu de lumière, on ne sait jamais.

Tim parut ennuyé.

— Je ne sais pas si c’est une bonne idée de se séparer,

protesta-t-il.

— Hier soir je vous aurais dit la même chose mais j’ai dormi

depuis, le jour m’a un peu rassurée. Si c’est une bête sauvage qui

a fait fuir tout le monde, alors je l’entendrai approcher et je

pourrai m’enfermer quelque part et hurler pour que vous veniez

à mon secours. Ça vous va ?

— Et si c’est autre chose ?

Emma perdit la petite lueur amusée qui brillait dans son

regard.

— Quoi donc ?

— Je ne sais pas, une bande de voyous, des « pirates » qui

auraient décidé de s’en prendre au village.

— Je ne vois pas d’autre bateau que le vôtre dans la baie. Et

s’il s’agissait vraiment de voleurs, ils auraient saccagé les

maisons pour trouver des bijoux et de l’argent. Allez,

rassurez-vous, je pense que nous n’avons plus rien à craindre.

Avec un peu de chance même, tous les habitants ne vont plus

tarder à revenir. Occupez-vous de votre radio, demandez qu’on

- 89 -

vienne nous chercher. Plus vite on partira, plus vite je pourrai

rassurer ma famille, ils doivent s’inquiéter de n’avoir aucune

nouvelle.

Tim finit par accepter et s’éloigna, pendant qu’Emma

marchait dans la direction opposée. Les groupes électrogènes

sont en général très bruyants, on avait dû mettre celui-ci à

l’écart des habitations. Il suffisait de laisser traîner l’oreille pour

suivre le bourdonnement.

Emma remontait l’artère principale en tendant le cou vers

l’arrière de chaque maison qu’elle dépassait. Parfois un sentier à

peine tracé s’enfonçait entre deux clôtures, et Emma s’y

engageait sur une dizaine de mètres avant de faire demi-tour.

Elle n’osait s’aventurer trop avant malgré la mission qu’elle

s’était fixée. Son état d’esprit n’était certes plus le même que la

veille au soir, la lumière du jour la rassurait, pourtant elle

demeurait en état de malaise.

On ne fait pas disparaître tous les habitants d’un village en

quelques heures.

Le vent avait balayé les troublantes cartouches de fusil, il ne

restait échoués sur la piste que des branches éparses, des fleurs

arrachées et des objets plus ou moins lourds volés aux jardins et

aux terrasses.

Elle se tourna et découvrit que la plage, tout au bout de la

ligne droite, était maintenant à quatre cents mètres. Emma

contempla les environs. Omoa nichait au fond d’une vallée en

cul-de-sac ; des collines couvertes de ce qui ressemblait à une

épaisse jungle encadraient le village, ne laissant que la mer pour

toute retraite.

Tim a parlé d’une route. Emma fouilla la fourrure

d’émeraude du regard à la recherche d’une griffure, qu’elle

discerna au sommet d’un des pics. Un étroit sillon disparaissant

de l’autre côté, dans la vallée voisine. Peut-être y a-t-il eu une

alerte au tsunami ! Emma scruta à nouveau la plage. Si une

vague de dix ou quinze mètres déferlait par la baie, tout le

village, qui était plat dans son ensemble, serait balayé.

Ils auraient gagné les dernières maisons, celles que l’on

voit en surplomb, ils n’auraient pas totalement abandonné leur

village tout de même...

- 90 -

Emma décida de prendre de la hauteur pour tenter de

repérer le groupe électrogène et elle s’engagea sur un chemin

qui grimpait vers un petit promontoire. Malgré la tempête de la

nuit qui avait considérablement rafraîchi l’atmosphère et le ciel

gris qui empêchait la température de remonter, Emma sentit la

sueur mouiller son front et ses reins. Au moins dominait-elle

une partie d’Omoa qu’elle étudia avec attention.

La multitude d’arbres touffus ne lui facilitait pas la tâche.

Un groupe d’oiseaux s’envola du toit d’une maison. Le vent

balançait les branches, créant autant de mouvements parasites

qui attiraient le regard. Enfin, elle aperçut ce qui pouvait

ressembler à un groupe électrogène derrière une grange. Emma

se concentra pour mieux le distinguer. Oui, ça peut

correspondre, estima-t-elle. Au fond, sur sa droite, le liséré

mousseux de la mer s’ourlait sans relâche pour s’étendre sur la

longue plage. Le bateau de Tim gisait, un peu penché, à une

dizaine de mètres du quai. La silhouette du jeune marin apparut,

il se hissait à bord. Par acquit de conscience, Emma fouilla

l’horizon, sans rien distinguer. Ni navire de sauvetage ni

contrebandiers assoiffés de sang. Tout ça est ridicule ! On ne vit

plus au XVIIe siècle !

Pourtant elle ne pouvait ignorer l’improbable situation

d’Omoa. Ce qui est vraiment étonnant c’est la précipitation qui

semble avoir accompagné l’exode. Stop ! Ce n’est pas le

moment de s’angoisser.

Sans perdre de temps, Emma dévala le chemin en passant

sous les grandes feuilles des arbres tropicaux. Elle pressa le pas

pour redescendre la grande rue et se rapprocher de l’église qui

lui servait de repère. Un des battants était resté entrouvert et

Emma frissonna en songeant à ce qu’elle y avait vu la veille. Une

fois dépassé l’édifice religieux, elle contourna une grange sans

murs, rien qu’un toit de tôle sur des piliers en acier pour

protéger de la pluie les sacs de grain. Le ronronnement d’un

moteur sourdait non loin de là. Et droit devant elle, dans l’herbe,

elle vit des plumes se soulever, se gonfler sous le souffle du vent.

Des plumes sanglantes, par centaines...

Emma longea un enclos grillagé et ralentit le pas.

Le portail n’était pas fermé, la plupart des poules qui

- 91 -

devaient former l’élevage avaient dû s’enfuir. Mais une trentaine

de cadavres gisaient dans la boue. Amputés, décapités, on les

avait massacrés. Une grande faux était encore plantée là, et

Emma imagina la scène.

Un malade s’était amusé à faucher tout ce qui passait à

portée de lame, courant probablement dans l’enclos pour

exterminer le maximum de volatiles, car il y en avait partout,

éventrés, entassés ou noyés dans les flaques. L’œuvre d’un

malade mental.

Emma s’empressa de s’éloigner en se guidant au bruit du

moteur. Bon sang, mais qu’est-ce qui s’est passé ici ? Elle ne se

sentait pas très bien. La nausée montait. Respire. Respire, ne te

laisse pas aller. Pourtant les images de ces petits corps mutilés

se superposaient au paysage. Un malade mental. Il n’y a pas

d’autre explication. Il y a un fou sur cette île.

Emma accéléra pour s’éloigner du carnage.

Elle contourna une maison à la peinture délavée et trouva le

groupe électrogène à l’orée de la forêt. Deux fûts d’essence

encore pleins l’encadraient. Elle chercha un moment comment

l’arrêter, avant de tourner une molette qui commandait l’arrivée

du carburant. La machine toussa avant de se taire sous les

cliquetis du métal chaud.

D’abord, Emma pensa que ses oreilles lui jouaient un tour

avant de comprendre que le bourdonnement persistait. Elle

tourna sur elle-même pour en distinguer la provenance. Ça

vient de plus haut, dans la forêt.

La colline s’arrachait au plat par une pente abrupte,

rocheuse, sur laquelle s’accrochaient mousses, fougères et, plus

surprenant : de hauts palmiers par centaines. La végétation

était si abondante que la lumière du ciel peinait à filtrer.

Emma hésita à s’y aventurer. Le dingue qui avait massacré

les poules pouvait s’y cacher. Il faut que j’arrête de me raconter

des conneries. C’est peut-être juste une bête sauvage, la même

qui a fait fuir les habitants. Un troupeau plutôt, oui, c’est ça !

J’ai pensé à un dingue à cause de la faux, mais c’est moi qui ai

fait l’association. Elle n’a peut-être rien à voir avec ça. C’est

juste une bête, plusieurs bêtes...

A mesure qu’elle se rassurait, Emma réalisait que son

- 92 -

explication n’avait aucun sens. D’où avait pu débarquer un

troupeau d’animaux sauvages assez impressionnants pour qu’on

évacue dans l’urgence près de trois cents personnes ?

Intriguée par le bourdonnement, Emma sauta sur les

premiers rochers et s’agrippa aux racines pour gravir la pente.

Le bourdonnement était tout près.

Plutôt un grouillement. Et une puanteur atroce.

Elle écarta les fougères et une nuée de mouches s’envola

juste sous ses yeux. Elles tournoyèrent avant de se fixer à

nouveau au sol, si nombreuses qu’elles dessinaient un tapis

vivant, vorace, des milliers de trompes occupées à sucer

goulûment les fluides des cadavres abandonnés là.

Une demi-douzaine de chiens, petits et gros, la tête fendue

ou le ventre ouvert, commençaient à pourrir.

Emma se détourna brusquement, les lèvres serrées pour ne

pas vomir.

Elle rebroussa chemin sans reprendre son souffle,

poursuivie par sa propre horreur.

- 93 -

16

Tim avançait prudemment dans la grande rue, son fusil sur

l’épaule, tout en cherchant Emma. Son pantalon mouillé

produisait un frottement désagréable à chaque foulée.

Il fronça les sourcils en remarquant un panache de fumée

noire sur sa droite. Au pas de course, il dépassa le hangar à

grain et trouva Emma en sueur, s’appuyant sur une fourche. À

ses pieds, un monceau de cadavres d’animaux brûlait en

dégageant une puissante odeur d’essence.

— Qu’est-ce que c’est que..., commença-t-il.

— Des chiens, répondit Emma d’un ton neutre. Je les ai

entassés pour éviter qu’ils ne pourrissent à l’air libre.

Tim la dévisagea un moment. Aucune émotion ne filtrait.

Elle paraissait enfermée dans une carapace pour faire le sale

boulot.

— Une idée de ce qui a pu arriver ?

Emma leva les yeux vers lui, des yeux froids, presque

inquiétants.

— On les a exterminés, ni plus ni moins. Les poules ont été

déchiquetées, pour les chiens je ne sais pas trop, ils étaient...

dévorés.

— Je suis désolé, fit Tim. Que vous ayez dû le faire seule.

— Vous avez pu joindre quelqu’un ? Tim plissa les lèvres.

— J’ai bien peur d’avoir une autre mauvaise nouvelle,

avouât-il. La radio ne fonctionne plus. Je pense qu’elle a pris

l’eau pendant la nuit. J’ai jeté un coup d’œil mais je n’y connais

pas grand-chose en électricité.

Emma soupira, ses épaules s’affaissèrent.

— Bon, de mal en pis. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— Il y a l’autre village, Hanavave. On peut s’y rendre,

peut-être qu’ils y sont tous.

— A quelle distance ?

- 94 -

— Un peu moins de vingt kilomètres par la route, mais c’est

une piste cahoteuse, très sinueuse. À pied on n’y serait

probablement pas avant la tombée de la nuit, on devrait pouvoir

emprunter une voiture.

— Il y en a sur l’île ?

— Oui, deux ou trois à Omoa. Il y a toujours un pick-up garé

devant la baraque du vieil Alfred en haut du village. On va aller

voir.

Emma hocha la tête. Les plumes des poules s’étaient

embrasées et la chair commençait à dégager un parfum de

viande corrompue par l’essence.

— C’est une bonne idée.

Elle avait les traits tirés, les yeux trop brillants, sans que

l’on puisse dire si c’était la fumée ou l’émotion.

— Ça va ? demanda-t-il, un peu maladroit. Vous encaissez ?

Emma planta ses prunelles noires dans celles du jeune homme.

Un regard dur.

— Non, ça ne va pas fort, mais oui, je vais encaisser. Allez,

filons, j’ai mis assez d’essence pour qu’ils brûlent jusqu’à ce soir.

— D’abord on va prendre de l’eau et de la nourriture.

— Au pire on en a pour une heure, non ? Vous voulez

vraiment qu’on s’attarde pour des vivres ?

— Ce n’est pas pour faire des provisions, je meurs de faim.

Désolé, docteur DeVonck, mais je me suis levé tôt et je réfléchis

mieux le ventre plein.

Emma leva les bras en signe de capitulation.

— OK, pause déjeuner, je m’en charge. Et faites-moi plaisir,

appelez-moi Emmanuelle, ou Emma.

Sur quoi ils abandonnèrent le bûcher, et entrèrent dans la

première maison qui se présentait. Ils ne prenaient plus la peine

de frapper ou d’appeler. Emma ouvrit le réfrigérateur, la

coupure de courant n’avait pas encore gâté les victuailles. Elle

découvrit des barquettes de dinde et les posa sur le plan de

travail. Mais l’image des poules s’imposa à elle et tout réintégra

aussitôt le réfrigérateur.

Elle s’intéressa alors aux placards, y débusqua des

conserves de sardines à l’huile et de thon, du pain de mie longue

conservation, et confectionna des sandwiches qu’elle emballa

- 95 -

dans du papier aluminium.

— Voilà, j’ai de quoi...

Tim n’était pas dans la pièce, ni dans le salon.

— Tim ?

Emma glissa les sandwiches dans son sac à dos avec une

bouteille d’eau qu’elle vola à la réserve et fonça dans le couloir.

— Tim ? Vous êtes là ?

Elle était certaine qu’ils étaient entrés ensemble. La

moustiquaire bruyante n’aurait pu manquer de grincer s’il était

retourné dehors.

— Tim, vous me faites peur...

Pour la première fois de sa vie, Emma eut envie d’une arme.

Une arme à feu, pour se défendre, pour... Non, je suis en train

de me faire peur toute seule, il est sûrement sorti et je n’ai pas

fait attention.

Alors qu’elle s’apprêtait à quitter la maison, elle entendit un

choc sourd au bout du couloir. Le corridor était plongé dans la

pénombre, l’unique fenêtre occultée par des volets en bois. Deux

portes barraient l’extrémité, dont l’une était fermée. Le bruit

provenait de l’autre.

Elle s’approcha, tendit la main pour pousser le battant.

La lumière du jour peinait à se frayer un chemin depuis le

salon, diffusant un halo que les ombres repoussaient. C’était

une chambre. Un tapis rond recouvrait une partie du carrelage

et une penderie béait face à elle.

— Tim ?

On bougea sur sa gauche. Emma pivota. Elle marcha sur le

tapis qui n’était pas plus consistant qu’une flaque d’eau. Son

pied glissa et elle se rattrapa à la commode. Ce n’était pas un

tapis.

Et tout en ouvrant grand la porte pour laisser pénétrer la

lumière, elle fouilla du regard le fond de la chambre pour

découvrir Tim avachi sur le lit.

Elle l’entendit inspirer longuement. Il laissa filer plusieurs

secondes avant d’articuler :

— Il faut que vous regardiez ça, et sa voix contenait de la

peur.

Il leva le caméscope qu’il tenait en main, le petit écran LCD

- 96 -

ouvert sur le côté.

Emma s’approcha et glissa à nouveau. Elle fixa ses pieds et

songea à cet étrange tapis qui venait de déteindre sur ses

chaussures.

Elle trônait au milieu d’une large mare de sang.

- 97 -

17

Emma s’empressa de sauter en dehors de la flaque noire.

— On se tire d’ici tout de suite ! je n’en peux plus de tout ce...

ce macabre ! Venez, Tim, on sort. Mais il ne bougea pas du lit, il

lui tendait toujours le caméscope à bout de bras.

— Il faut que vous regardiez ça, répéta-t-il doucement.

Emma ne parvenait pas à détacher les yeux de tout ce sang sur

le carrelage.

Un corps en contient combien ? Cinq litres en moyenne ?

Bordel, mais qu’est-ce qui s’est passé ici ?

— Il faut que vous regardiez ça, répéta Tim plus fort. Emma

avisa plutôt la sortie et la lumière rassurante du jour au loin.

— MAINTENANT ! insista-t-il avec suffisamment de détresse

pour qu’Emma reprenne le contrôle de ses nerfs.

Elle saisit le caméscope et chercha le bouton d’allumage.

— Appuyez juste sur PLAY. Ça va démarrer.

Elle s’exécuta et un écran bleu l’illumina. Soudain l’image se

forma, toute noire, avec la date : « 17/10 » et l’heure :

« 23 : 47. »

— C’était

mercredi,

la

veille

de

mon

arrivée,

commenta-t-elle. Tim ne répondit pas. Sur le petit écran,

l’image était toujours aussi sombre, on ne distinguait aucune

forme. Une sorte de chuintement parasitait le son. Emma

rapprocha l’appareil de son oreille. Le grésillement devint plus

intelligible et elle identifia une respiration, haletante. Non, pas

exactement, Plutôt... Oui, c’est ça : terrorisée.

Celle ou celui qui filmait se tenait tout près du micro,

serrant la caméra contre lui. Il y eut des mouvements et

brusquement Emma vit de la lumière, des stries ambrées et

parallèles, les unes au-dessus des autres.

Emma reconnut les lames inclinées de la grande penderie.

Le caméraman était dans le placard.

- 98 -

Un bruit sec et puissant fit vibrer le minuscule haut-parleur,

Emma reconnut un coup de feu et la personne qui filmait se mit

à sangloter. Des pleurs qu’elle tentait d’étouffer tant bien que

mal. D’autres coups de feu suivirent. Et un long hurlement au

loin.

Le bruit de fond était noyé par la distance mais Emma y

perçut des cris, nombreux, de panique, de terreur. La caméra

tremblait.

Le fracas du bois brisé fit sursauter l’image encore une fois.

Les sanglots s’amplifièrent, de moins en moins contenus. La

lumière des persiennes s’altéra tandis qu’une forme entrait dans

le couloir.

Une silhouette imposante et rapide. Trop rapide pour

laisser à la caméra le temps de la saisir.

Puis l’ombre se volatilisa. Elle était sortie du cadre. Plus

aucun bruit.

La respiration hachée par des larmes de terreur, le

caméraman tentait de se reprendre en inspirant profondément,

plusieurs fois de suite.

Brusquement l’image devint floue tandis que la lumière se

déversait dans la penderie, une forme massive passa et aveugla

l’objectif. La personne se mit à hurler de toutes ses forces.

D’abord de peur, puis d’horreur.

La caméra tomba au sol et roula pendant que les battants du

placard claquaient et qu’on s’époumonait. Le râle monta dans

les aigus avant de s’amplifier encore. Emma n’aurait jamais cru

qu’un être humain pouvait émettre de tels sons et la chair de

poule s’empara de son corps.

La longue plainte semblait ne jamais prendre fin, comme si

la victime parvenait à trouver toujours plus d’air. Elle

s’interrompit brutalement, remplacée par un hoquet humide,

puis reprit, interminable, insoutenable, entrecoupée de

borborygmes écœurants qui laissaient deviner la plaie ouverte à

la gorge. Un long reniflement remplaça les cris, presque résigné,

puis un sanglot, le dernier. Et le silence revint.

La caméra filmait le bas du placard, ce qui ressemblait à des

boîtes à chaussures.

— Il n’y a plus rien ensuite, rapporta Tim, j’ai passé en

- 99 -

avance rapide sans rien trouver d’autre.

— C’est abominable.

— Emma, je ne sais pas ce que c’était, mais ça a tué

quelqu’un, il n’y a aucun doute.

Emma scruta ce qu’elle avait pris pour un tapis.

— On se tire, trancha-t-elle. La voiture, il nous la faut et on

fonce à l’autre village.

— Qu’est-ce que c’était ?

— Je ne veux pas le savoir. Je veux partir.

Elle jeta le caméscope sur le lit avant de sortir retrouver l’air

frais et surtout la lumière du jour. C’est en essayant de s’essuyer

les pieds dans l’herbe, longuement, qu’Emma se rendit compte

qu’elle transpirait. Tim la rejoignit, son fusil à la main.

— Venez, commanda-t-il.

Ils marchèrent en direction de la vallée, vers les dernières

bâtisses. La végétation se faisait plus envahissante, plus dense

également. Les constructions plus espacées. Tim restait aux

aguets, scrutant les ombres qui jalonnaient leur parcours, prêt à

faire feu.

Ils dépassèrent un bâtiment plus important que les autres

où Emma vit des dessins d’enfants scotchés aux fenêtres. Une

école. Bien sûr, il y a aussi des enfants sur l’île... Elle secoua la

tête. Non, tout un village ne pouvait avoir été exterminé comme

de vulgaires poulets, c’était impensable. Pourtant les chiens ont

été décimés, des clébards avec des dents de la taille d’un canif]

— C’est après l’école, précisa Tim. On y est presque.

Ils passèrent devant une pelouse usée par le passage

incessant des enfants, et derrière une petite maison. Tim

s’arrêta net.

— Elle n’y est pas, lâcha-t-il. La voiture, elle n’y est pas.

— Il n’a pas un garage cet Alfred ?

Tim fit non de la tête et soupira.

— Oh putain ! s’écria-t-il. Pas une bagnole dans tout ce

foutu bled ! Mais elles sont où ?

— Calmez-vous, on n’a pas besoin que vous craquiez

maintenant. Bon, vous êtes certain qu’il n’y a pas un autre

véhicule dans tout Omoa ?

— J’en ai bien peur. Il y a deux ou trois voitures

- 100 -

normalement, mais elles sont garées dans la rue, il n’y a ni

parking ni remise.

— Alors soyons pragmatiques. On va redescendre la rue et

vérifier tout ce qui ressemble de près ou de loin à un hangar. Si

on ne trouve rien on fonce à Hanavave à pied.

— On n’y sera jamais avant la nuit.

— Et alors ? Vous avez une lampe, non ? On ne risque pas

de se perdre puisqu’il n’y a qu’une seule route sur l’île.

— C’est une mauvaise piste très pentue. Elle surplombe les

falaises et si jamais il pleut à nouveau on peut être pris dans une

coulée et s’écraser mille mètres plus bas ! Et puis... je ne suis pas

sûr que ce soit une bonne idée d’être dehors la nuit tombée.

Vous avez vu la vidéo.

— Oui, et je ne veux pas être ici si les malades qui ont fait ça

reviennent.

— Emma... je... je ne voudrais pas passer pour le plouc local

un peu trop crédule à vos yeux mais... je ne suis pas certain que

le coupable soit humain.

— Humain ou animal, ça a massacré du monde !

— Ce que je veux vous dire c’est que c’est peut-être autre

chose...

— Quoi ? Vous pensez à... à un monstre, c’est ça ? Il haussa

les épaules, confus.

— Je n’en sais rien, c’était atroce, et tout le village a subi le

même sort on dirait, et en une seule nuit ! Vous croyez que des

hommes ou des animaux pourraient faire une chose pareille ?

Emma pinça les lèvres.

— On ne va pas s’embarquer dans cette conversation,

conclut-elle. Nous sommes crevés, sous le choc, et nous avons

plus important à gérer. Il faut savoir quoi faire. Si on ne peut

pas partir pour Hanavave maintenant, alors demain matin à la

première heure nous déguerpissons d’ici.

— Je vais nous trouver une petite maison, avec peu de

fenêtres, pour passer la nuit. On se barricadera.

— Écoutez, Tim, je crois qu’il ne faut pas céder à la paranoïa,

d’accord ? Quoi qu’il se soit passé à Omoa, il semblerait que les

auteurs n’y soient plus, c’est déjà un bon point.

— J’espère surtout qu’ils ont quitté l’île et qu’ils sont loin,

- 101 -

sinon on risque d’avoir des problèmes cette nuit.

— Pourquoi ?

Tim leva le canon de son fusil vers le ciel où le ruban de

fumée noire s’entortillait haut avant de se disperser.

— Parce que votre feu est visible à des kilomètres.

- 102 -

18

Au fond de la rame de métro, Fabien détaillait la une du

Parisien que tenait ouvert un voyageur en face de lui. Un autre

scandale politique en perspective, l’interview exclusive du

nouveau gagnant d’un grand jeu de téléréalité et, au-dessus de

la manchette, l’annonce du dernier bilan du séisme qui avait

frappé l’Indonésie. Fabien avait vaguement suivi – c’était dans

tous les journaux depuis deux jours – le tremblement de terre le

plus violent qu’ait subi la région de mémoire d’homme. Ce que

Fabien avait surtout remarqué c’était l’indécence du journal

télévisé qui soulignait d’abord les dégâts sur l’économie de

l’Asie du Sud-Est avant d’annoncer les centaines de milliers de

victimes. Depuis, le Japon et la Californie vivaient en état

d’alerte, craignant l’imminence du « Big One », le séisme

légendaire que tous les sismologues prévoyaient et qui devait

ravager ces régions.

Le métro se mit à ralentir. Fabien était presque arrivé à

destination. Personne ne prêtait attention à lui, un homme

d’une trentaine d’années, mal rasé, aux cheveux courts et

lunettes fines, avec un petit ventre, une veste en cuir sur un pull,

et une écharpe enroulée autour du cou dissimulant son menton,

rien de bien singulier.

La station Saint-Augustin défila derrière les vitres et les

portes s’ouvrirent bientôt. Fabien se mêla aux quelques badauds.

Un samedi matin à sept heures et demie, il y a peu de monde.

Quand il avait le choix il préférait se déplacer aux heures de

pointe, en semaine, là, il était certain de passer totalement

inaperçu, une filature dans le maelström du métro à la sortie

des bureaux relevait du pur fantasme.

L’air du boulevard Haussmann lui fouetta le visage et il

rentra un peu plus sa tête dans les épaules. Il n’avait pas connu

un froid aussi mordant en octobre depuis... depuis quand déjà ?

- 103 -

Avait-il même le souvenir de la neige dans Paris sinon sur les

images d’archives ou les cartes postales ? Ses parents se

souvenaient des batailles de boules de neige à Noël quand ils

étaient gamins, dans leur banlieue du sud, près d’Evry. Mais

lui... il était de la génération sans neige. Celle des pandémies, du

sida – encore que celle-ci ses parents l’aient bien connue –, du

H5N1, de la recrudescence des grippes mortelles et de toutes ces

maladies autrefois bénignes que les antibiotiques de moins en

moins efficaces avaient rendues désormais dangereuses. Il se

souvenait que sa grand-mère, deux ans plus tôt, juste avant

qu’elle ne décède, lui avait dit :

— Mon pauvre chéri, quelle planète nous te léguons...

Fabien lui avait pris la main en souriant :

— Mamie, j’ai grandi dans ce contexte-là, depuis que je suis

né j’apprends à côtoyer ses bons et ses mauvais côtés. Le monde

que tu as connu est pour toi un souvenir mélancolique ; il n’est

pour moi qu’une histoire qu’on raconte. Ne t’en fais pas, va, je

ne suis pas malheureux. Et si on y regarde de près, je suis

certain que ton époque aussi t’a procuré un lot d’inquiétudes,

non ?

Il était sincère ce jour-là, même si l’accumulation de

catastrophes naturelles et la désorganisation du climat avaient

fini par l’angoisser, comme beaucoup d’autres.

Il tourna dans la rue d’Anjou et tapa un code sous une porte

cochère, qui s’ouvrit sur une cour sombre. Fabien gagna le

premier escalier recouvert d’un tapis rouge et s’arrêta au

deuxième étage. Il pressa le bouton de la sonnette sous laquelle

était écrit : «GERIC ». Le mécanisme électrique siffla et la porte

se déverrouilla. A l’intérieur un homme en costume était assis

derrière un comptoir d’accueil, oreillette en place. Il se leva pour

saluer Fabien.

— J’ai rendez-vous avec M. DeBreuil.

— Il vous attend, suivez-moi.

Le secrétaire, dont la carrure et l’austérité évoquaient

l’homme de main des polars, l’escorta jusqu’à un bureau haut de

plafond, aux murs couverts de moulures, et dont la cheminée

abritait un feu crépitant.

Une silhouette longiligne se déplia derrière le bureau et vint

- 104 -

à la rencontre de Fabien, tandis que le secrétaire s’éloignait.

— Fabien, votre message de ce matin m’a quelque peu

effrayé ! Fabien hocha la tête et désigna Pâtre.

— C’est la première fois que je vois une cheminée qui

fonctionne à Paris !

DeBreuil ignora la remarque. Il invita Fabien à s’asseoir

dans l’un des deux fauteuils clubs en cuir qui encadraient la

cheminée. L’homme avait les cheveux gris, un peu trop longs

sur la nuque, et les tempes blanches, des traits creux, aux rides

rares mais profondes, le nez pointu, les lèvres presque avalées

par sa bouche étroite. Tout son corps était à cette image :

rétracté, épaules en avant, torse effacé sous son costume

anthracite flottant. Néanmoins il dégageait une impression de

force, tout en nerfs, Fabien le sentait capable de tout, ses longs

doigts bosselés avaient probablement signé bien des drames

dans la vie d’hommes et de femmes.

— Alors, dites-moi, qu’y a-t-il de si important que vous me

fassiez quitter ma famille un samedi matin ?

Fabien resta sans voix une poignée de secondes, il n’aurait

jamais imaginé DeBreuil avec une femme et des enfants.

— C’est l’observatoire du Midi, monsieur, avoua-t-il enfin.

DeBreuil cligna les paupières comme pour signifier qu’il

comprenait maintenant pourquoi ils ne pouvaient en parler au

téléphone.

— Nous en avons perdu le contrôle.

— Quoi ? aboya-t-il. Vous voulez bien développer ?

— Des hommes sont arrivés jeudi après-midi, ils viennent

de la Commission européenne.

— Je croyais que LeMoll n’avait rien dit ! J’ai

personnellement affirmé à Grohm qu’il ne risquait rien !

— On s’est trompés.

DeBreuil sauta hors de son siège.

— On s’est trompés ? Vous vous foutez de moi, Fabien ? On

s’est trompés ? Vous ne réalisez pas ce qui est en train de se

passer j’ai l’impression.

— Au contraire, monsieur, nous jouons nos têtes.

— Ça, vous pouvez le dire ! Comment se fait-il que vous me

l’annonciez seulement maintenant, on est samedi, nom de

- 105 -

Dieu !

— L’équipe qui a débarqué là-bas a pris soin de verrouiller

le site, ils en maîtrisent l’accès et les communications.

— C’est vraiment ces fouineurs de la Commission, vous êtes

sur ?

— Tout semble le confirmer. Il y a des chercheurs avec eux,

un généticien et un sociologue.

DeBreuil se massa le front, encore plus soucieux tout à

coup.

— Comment peuvent-ils savoir ? demanda-t-il sur un ton

brusquement calme et froid.

— LeMoll n’a rien dit, je me suis personnellement occupé de

lui, néanmoins... il a peut-être laissé traîner des documents que

je n’aurais pas récupérés.

DeBreuil soupira avec agacement.

— Nous sommes dans la merde, mon petit, je n’aime pas le

dire mais c’est véritablement le cas ! S’ils trouvent quoi que ce

soit, ça deviendra public et alors là...

— Je travaille à résoudre le problème, précisa Fabien. J’ai

contacté mon équipe, ils sont prêts à intervenir au plus vite.

— Comment avez-vous appris l’arrivée de la Commission ?

— Un de nos gars sur place est parvenu à déjouer leur

surveillance, il a accédé à Internet et m’a prévenu ce matin très

tôt par mail.

DeBreuil se crispa, sa main blanchit sur le dossier du

fauteuil.

— S’ils sont sur le pic du Midi alors ils ont su pour Fatu

Hiva ! Ça expliquerait qu’on ait perdu la liaison avec l’île

presque au même moment !

Cette fois les prunelles de DeBreuil s’affolèrent tandis qu’il

analysait les conséquences possibles.

— Toujours aucune nouvelle ? s’étonna Fabien.

— Non, rien. Le pire scénario commence à se dessiner. Le

pire du pire. Que les documents du pic soient découverts serait

catastrophique, mais si nos installations sur Fatu Hiva sont

compromises, c’est la fin.

— Je pense qu’on peut encore rectifier la situation, si vous

me le permettez. Rien n’est paru dans la presse, ça veut dire que

- 106 -

la Commission européenne s’est fixé deux ou trois jours pour

tout tirer au clair avant que le scandale n’éclate. Si on arrive à

reprendre le contrôle en déplaçant ou en détruisant les

documents ils ne pourront rien faire.

— Chargez-vous de l’observatoire, je m’occupe de l’île,

ordonna DeBreuil, la bouche tremblante de tension.

— Elle est isolée, c’est notre force.

— Coupez les communications du pic, qu’ils ne puissent

plus émettre. Et il faut parvenir à les coincer là-haut le temps

nécessaire.

— La météo s’en chargera, un avis de tempête est lancé pour

les prochains jours. J’ai vérifié ce matin.

— Faites ce qu’il faut, Fabien, mais faites-le vite et bien !

— Oui, monsieur, je suis là pour ça.

DeBreuil s’humecta les lèvres et vint se rasseoir en face de

son interlocuteur. Il se pencha vers lui pour que leurs visages

soient tout proches et il murmura :

— Parce que nous ne jouons pas seulement nos têtes, mon

brave. Si ce que nous avons découvert devient public, je vous

garantis que la société basculera dans l’horreur et le chaos avant

que vos enfants soient en âge de se défendre.

Il prit le temps d’avaler sa salive. Ses yeux étaient zébrés de

rouge, et il posa ses mains moites sur les genoux de Fabien pour

ajouter :

— Et ce n’est pas vous, du fond de votre cellule, qui pourrez

les protéger de ce qui se déversera sur le monde.

- 107 -

19

Peter se réveilla tôt ce samedi matin. L’esprit vif, déterminé

à passer à la vitesse supérieure. Sinon, à ce rythme-là, ils y

passeraient les fêtes de Noël. Il se glissa sous la douche en

pestant.

A huit heures moins le quart, le réfectoire était encore vide.

Il se fit chauffer un petit pain et pendant ce temps alla au

téléphone mural. Même un samedi matin à cette heure ses

beaux-parents seraient debout. Il composa leur numéro et

attendit plusieurs secondes avant de comprendre qu’il n’y avait

pas de ligne. Il raccrocha trois fois pour vérifier qu’elle ne

revenait pas et soupira en retrouvant sa tasse de café.

La porte s’ouvrit sur Gerland. Le petit homme avait les

traits tirés par la fatigue.

— Vous êtes bien matinal, fit-il en apercevant Peter.

— Je pourrais vous retourner la politesse.

— Notez que je m’en réjouis, nous avons du boulot ! Alors,

vous avez avancé, vous pouvez m’en dire un peu plus ?

demanda-t-il en guignant le café que Peter avait préparé.

— Pas encore. Ce week-end sera décisif, je l’espère.

— Je compte sur vous. Grohm est un vrai mur. Il m’envoie

paître dès que j’insiste. A l’en croire tout est clair : ils valident

les brevets et rien de plus.

Peter haussa les sourcils.

— Dites, il y a un problème avec les lignes téléphoniques,

j’ai voulu appeler ma belle-famille ce matin pour prendre des

nouvelles des enfants et ça ne marche pas. Gerland fit la moue,

l’air embarrassé.

— Je vais vous accompagner jusqu’à un téléphone qui

fonctionne, avoua-t-il. Par mesure de sécurité, j’ai fait couper

les lignes que nous ne pouvons surveiller.

— Pardon ? Vous plaisantez ? Mais où est-ce qu’on est ici ?

- 108 -

Un revival de Guantanamo ? Gerland, vous ne pouvez pas

empêcher les gens de circuler et de communiquer, cela devient

inquiétant, vous comprenez ce que je veux dire ?

— Tout à fait, et si vous-même ou quiconque de l’équipe

scientifique voulez téléphoner, ou même quitter les lieux, soit !

Mais je ne peux me permettre de laisser Grohm et ses hommes

agir tant qu’ils se foutent de nous.

— Je ne crois pas que ce soit très légal...

— C’est vrai. Mais ce que nous faisons dépasse les règles

habituelles, professeur.

— Tout ça commence à bien faire ! Ce secret, cette paranoïa,

la présence d’hommes pour faire la sécurité, j’en...

— Tout ce que j’ai fait c’est cadenasser l’accès aux bureaux

et poser des questions, le coupa Gerland. Rien de mal à ça. Et

vous voulez que je vous dise ? Aucun d’eux ne s’en est plaint !

Personne n’a crié au scandale plus de cinq minutes, et vous

savez pourquoi ? Parce qu’ils font des travaux illégaux et qu’ils

le savent ! Et ils ne veulent surtout pas qu’on mette la main

dessus, encore moins que la loi s’en mêle !

— Lorsque votre enquête deviendra publique il faudra

expliquer vos agissements, Gerland. Ça pourrait vous poser

quelques problèmes.

— Ce sera mon problème. Pour l’heure, ce que je vous

demande, c’est de bien vouloir m’aider à trouver ce qu’ils font.

Il changea subitement d’expression, ses joues se détendirent,

son front se relâcha et il posa une main sur l’épaule de Peter.

— Allez, venez, nous allons vous trouver un téléphone pour

appeler votre famille.

— Je voudrais des nouvelles de ma femme, lui parler. Je

n’en peux plus d’attendre.

— Il est vingt-deux heures là-bas, je doute que ce soit

possible.

— Débrouillez-vous. Gerland hocha la tête.

— Je vais voir ce que je peux faire.

Benjamin Clarin portait une chemise à manches courtes sur

un tee-shirt à manches longues au-dessus de son jean. Il entra

dans le bureau occupé par Peter.

— J’ai listé environ 80% des dossiers et il n’y a pas un labo

- 109 -

qui ressorte plus que les autres, exposa le jeune sociologue.

Peter hocha la tête, assis dans un fauteuil au milieu des piles

de rapports.

— Tout va comme tu veux ? s’enquit Ben face à l’air

préoccupé de son beau-frère.

— J’ai cherché partout, je n’arrive pas à rattacher ces radios

du crâne et les scanners du cerveau à un seul de ces traitements.

— Tu as tout épluché ? s’étonna Ben.

— Non, bien sûr, mais en survolant je n’ai trouvé aucun lien.

— C’est pourtant quelque part, tu mettras la main dessus

quand tu ne les chercheras plus, c’est toujours comme ça. Dis,

tu as jeté un œil sur les ordinateurs ?

— Non, pas encore. Mais puisque tu es là...

Les deux hommes se postèrent face à l’écran et Peter le

démarra. Une page bleue ne tarda pas à s’afficher avec deux

icônes différentes : celle d’un pion d’échec avec « Utilisateur 1

Estevenard » et celle d’un doigt avec « Connexion par empreinte

digitale, Veuillez glisser votre doigt ».

— Il nous faut le mot de passe, pesta Peter.

— Je serais surpris qu’ils nous le donnent. En revanche,

pour l’empreinte digitale, m’est avis que ce n’est pas un système

bien sophistiqué. On peut peut-être faire quelque chose.

— Quoi donc ?

— Je m’en occupe, tu n’as qu’à te replonger dans les

paperasses, je serai de retour avant midi.

Peter regarda Ben sortir à toute vitesse.

— Toi, tu ne changeras jamais..., chuchota-t-il.

Il vérifia l’heure sur sa montre. Dix heures et demie. Il avait

passé beaucoup de temps à fouiller les dossiers pour

comprendre ce qu’étaient ces scanners et ces radios.

Contrairement à Ben, il n’était pas très optimiste sur ses

chances de tomber par hasard sur ce qu’il cherchait. J’ai plutôt

l’impression qu’il en manque ! Grohm et les siens s’étaient-ils

débarrassés des pièces essentielles avant la « mise sous

surveillance » ? Peu probable... Tout a été très vite, ils n’ont pas

pu être prévenus. Peter parcourut la pièce en tournant sur son

siège pivotant.

— Où est-ce que vous planquez ce dossier ? pensa-t-il tout

- 110 -

haut.

Dans la chambre d’un des scientifiques ? A moins que ce ne

soit à la passerelle, tout là-haut. Soudain Peter s’aperçut qu’il

ignorait à quoi servait cette grande salle pleine d’ordinateurs.

Elle dominait tout le site, était surmontée d’une immense

antenne et voilà tout ce qu’il en savait. Gerland les aurait

prévenus s’il avait mis la main sur des éléments importants.

Peter se leva et traversa le couloir pour refermer la lourde

chaîne et son cadenas derrière lui. Il navigua de corridor en

escalier, entra son code personnel pour passer le sas de sécurité,

grimpa les étages et poussa la porte de la vaste pièce. La baie

vitrée en U qui les entourait semblait s’être écrasée quelque part

dans les nuages, baignant les lieux d’une lumière blanche,

presque bleue. Gerland était en conversation avec Mattias, le

garde du corps à l’accent allemand, tandis que Grohm lisait un

magazine dans son coin, les pieds sur un caisson, l’air

indifférent.

Gerland aperçut Peter, il termina sa phrase et vint à sa

rencontre.

— Du nouveau ?

Peter balaya les lieux d’un geste ample :

— Vous nous avez cantonnés aux bureaux en bas mais je me

demandais ce qu’il y avait ici, à quoi servait cette... passerelle.

— C’est comme sur un porte-avions. On domine tout. Il y a

quelques caméras sur le pic, tout est enregistré ici.

Peter vit en effet une demi-douzaine d’écrans en couleur ;

essentiellement des vues de l’extérieur.

— À quoi servent-elles ? Ce n’est pas Fort Knox ici tout de

même !

Gerland montra Grohm du doigt.

— Demandez-le-lui ! Officiellement ça date de l’époque où

les touristes pouvaient monter, c’était pour garantir leur

sécurité, veiller à ce que personne ne se penche par-dessus les

parapets, et ainsi de suite.

Gerland répétait les mots de Grohm avec emphase pour

bien souligner qu’il n’en croyait rien. Celui-ci, sans lever les

yeux de son magazine, lança :

— Votre patron pense que je suis le diable...

- 111 -

Gerland ne releva pas et préféra entraîner Peter plus loin,

vers une batterie d’ordinateurs.

— Ici, c’est le pôle de communication, accès Internet – ils

ont leur propre serveur d’accès –, télécopieur, télex, scanner,

tout y est.

Peter remarqua un ordinateur portable bien plus épais que

la normale, une webcam accrochée sur le côté de l’écran.

— Et ça ? demanda-t-il.

— Liaison par satellite !

— Avec qui on veut ?

— Non, c’est un circuit fermé, ce poste ne peut

communiquer qu’avec un autre poste prédéterminé. Grohm

nous dit que c’est avec Bruxelles. Je suis sceptique.

— Vous ne l’avez pas essayé ?

— Si, il n’a pas fonctionné, cependant il est activé, on le

laisse tourner, au cas où... Là-bas, vous avez de quoi faire une

vidéoconférence.

Gerland l’entraîna vers une table et huit chaises où un

vidéoprojecteur pointait vers un mur d’où pouvait descendre un

écran électrique.

— Et les archives tout au fond ? s’enquit Peter.

— Je les épluche ; énormément de paperasse, si vous voulez

mon avis c’est l’écran de fumée qui abrite le jackpot.

— J’ai le sentiment que certains dossiers sont ailleurs. C’est

grand ici, vous êtes sûr d’avoir fait le tour ? Il n’y a pas d’autres

bureaux ?

— Non, rien d’autre. Néanmoins, si cela peut vous rassurer,

allez-y, parcourez les installations, mais ça va vous prendre du

temps, comme vous l’avez dit : c’est grand !

Peter posa les mains sur ses hanches. Il ne se sentait pas à

sa place. Il prit une large inspiration avant de répondre :

— Non, si vous me le dites, ça me suffit. Écoutez, je

commence à douter de mon utilité. Tout est très confus, je ne

dispose d’aucune information claire, il est possible que nous ne

puissions rien vous apporter de concret.

— Vos noms n’étaient pas liés à cet endroit par hasard,

intervint Gerland avec une pointe d’énervement. Il y a

forcément des informations que vous pouvez analyser. Cherchez,

- 112 -

j’ai confiance en vous.

— Et ma femme ? Vous avez tenté de joindre votre acolyte,

ce... comment avez-vous dit qu’il s’appelait ?

— Mongowitz. Ça ne fonctionne pas. Écoutez, professeur

DeVonck, je me suis renseigné à ce sujet et... une tempête est

passée sur la région. Rassurez-vous, il n’y a rien de grave aux

dernières nouvelles. Mais je pense qu’il faudra un peu de temps

avant qu’ils ne rétablissent les lignes.

Le cœur de Peter s’accéléra. Il n’aimait pas ça. La colère

monta subitement et il dut serrer les dents pour la contenir.

L’impuissance le rendait fou. Mais hurler sur Gerland ne

l’aiderait pas à obtenir des nouvelles d’Emma.

— Vous avez bien choisi votre moment, lança-t-il au petit

homme. Une tempête ici, une autre là-bas ! (Il se reprit aussitôt

et s’éloigna.) Je redescends. Prévenez-moi dès que vous aurez

du nouveau à propos de ma femme. Si demain soir je n’ai rien,

lundi matin Ben et moi rentrons à Paris. Téléphérique

immobilisé ou pas, vous vous débrouillerez pour nous faire

descendre !

Et il claqua la porte.

Ben retrouva Peter à sa place, dans le bureau mitoyen à la

bibliothèque. Il tenait du papier aluminium dans la main.

— Ta-da ! fit-il en entrant, bras tendu comme s’il offrait le

Saint-Graal.

— Qu’est-ce que c’est ?

— J’ai fait de la pâte à sel dans les cuisines.

— De la pâte à sel ? répéta Peter, incrédule.

— Oui, ce truc pour les gosses qu’on moule et qu’on chauffe

pour durcir. J’en ai fait un petit bout, je suis allé voir Louis

Estevenard, souriant et jovial comme toujours ! Je lui ai

demandé de me tendre son index, tu penses s’il a trouvé ça drôle.

J’ai presque dû le forcer. Avant qu’il ne réagisse j’ai enfoncé son

doigt dans ma pâte à sel et je suis sorti pour tout cuire !

Il exhiba un boudin terminé par une belle empreinte

digitale.

— C’est supposé fonctionner ?

— J’espère !

Ben se cala face à l’ordinateur et sélectionna « Connexion

- 113 -

par empreinte digitale ». Il appliqua son doigt factice en

prenant soin de bien poser les sillons sur la cellule. Une fenêtre

apparut avec un message d’erreur : « Trop court, veuillez

recommencer ». Il répéta l’opération, plus lentement.

Une croix verte leur annonça qu’ils avaient réussi.

— Tu es un génie, murmura Peter sans quitter l’écran des

yeux. Le bureau n’était occupé que par les icônes « Ordinateur »,

« Corbeille » et un porte-documents « Brevets ». Ben

double-cliqua sur ce dernier. Une liste de noms de laboratoires

défilèrent, plus d’une cinquantaine.

— On n’est pas rendus, commenta-t-il.

Les noms se superposaient par ordre alphabétique. Peter lui

demanda de les dérouler l’un après l’autre.

— Attends, reviens en arrière ! commanda-t-il. Là,

au-dessus. « GERIC » !

— Ça ne me dit rien...

— J’ai déjà vu ce nom plusieurs fois, et ce n’est pas un

laboratoire, en tout cas il n’est pas présenté comme tel.

Ben ouvrit le dossier et une fenêtre lui demanda le mot de

passe.

— C’est quelque chose de simple, dit Peter. Au labo on

utilise aussi des mots de passe, mais c’est toujours très

rudimentaire pour aller vite et ne pas risquer de l’oublier.

Il sortit l’ordinateur portable que Gerland leur avait confié

et l’alluma pour sonder les fiches qu’ils avaient remplies sur

chaque scientifique travaillant pour Grohm. A la page

concernant Louis Estevenard, ils avaient noté : « célibataire

sans enfant ».

— Encore mieux, ça fait moins de possibilités, nota Peter à

voix haute. Tiens, tape sa date de naissance.

Ben s’exécuta, mais sans succès. Il essaya autrement, date

partielle, à l’envers, avec le même résultat : échec.

— C’est quel signe astrologique le 11 octobre ?

— Balance je crois.

Le message d’erreur se répéta.

— Tape « Louis ». Rapide et simple, déclara Peter. Et ça

refléterait bien le caractère du bonhomme, pour ce que j’en ai

vu.

- 114 -

Tout le contenu de « GERIC » s’ouvrit sous leurs yeux. Des

fichiers Word en majeure partie, quelques PDF et des images.

— Qu’est-ce que c’est que cette connerie ?

Peter posa son doigt sur les trois premiers fichiers :

« Hommes-vampires »,

« Hommes-loups-garous »

et

« Démons ».

D’autres noms tout aussi fantaisistes se succédaient. Ben

cliqua sur « Conclusions », s’attendant à un long texte

synthétisant le travail d’Estevenard. Seules une dizaine de lignes

apparurent, et, plus surprenant encore pour un scientifique : à

propos de religion.

Au vu de nos conclusions il n’y a guère que la spiritualité qui

me vienne à l’esprit. Le Mal va s’abattre sur terre, je n’ai

désormais plus aucun doute. Si Dieu existe bien, Il apparaît

comme bon et omnipotent. Or s’il était omnipotent II pourrait

détruire le Mal. S’il était bon, Il voudrait détruire ce Mal.

Mais le Mal est là.

Je pense aux premiers êtres humains que furent Adam et

Eve ; ils furent chassés du Paradis pour avoir désobéi. Leurs

propres enfants, Abel et Caïn, furent victime et meurtrier.

L’humanité qui suivit fut finalement noyée sous le Déluge parce

que devenue mauvaise dans son ensemble. Quel espoir pour

nous ?

Le Mal est là malgré l’omnipotence et la bonté de Dieu.

Alors Dieu n’est pas.

Ou Il se gausse de nous.

Et de notre malheur.

Car Lui le sait, dès le début, Il nous a faits imparfaits. Voués

à l’échec. Nous ne sommes que les jouets d’une cruelle force

cosmique.

Et ici, avec nos travaux, nous l’avons démontré.

- 115 -

20

Les sommets escarpés de Fatu Hiva ressemblaient à la crête

d’un animal préhistorique dont seul le haut de la tête

dépasserait d’une eau noire. La nuit tombait et les lumières des

deux villages brillaient à l’instar de deux yeux inquiétants sur ce

crâne étrange.

Pendant que Tim s’affairait à barricader la maison qu’ils

avaient choisie pour passer la nuit, Emma s’était dépêchée de

rallumer le groupe électrogène. Elle préférait que les rues soient

éclairées cette nuit.

Avant qu’il ne fasse totalement sombre, elle aida Tim à

pousser un lourd buffet contre la porte d’entrée et un bahut

derrière celle de la terrasse. Volets clos, fenêtres scellées par des

planches clouées, Tim n’avait rien négligé.

Il s’essuya le front en se laissant tomber sur le canapé.

— Ça tiendra.

— C’était vraiment nécessaire vous croyez ? Tim jaugea les

barricades.

— Au moins on dormira plus sereinement, non ?

Emma tenait la torche électrique, leur unique source de

lumière.

— J’espère que demain nous repenserons à ce moment en

riant de notre ridicule, avoua-t-elle.

Tim alla chercher la lampe à pétrole qu’il avait dénichée

dans la remise et l’alluma. En une minute le salon prit des

teintes plus chaudes, rassurantes. Emma apporta les provisions

volées à la cuisine et les disposa sur la table basse. Tim entreprit

de couper de fines tranches de saucisson pendant qu’Emma

décortiquait les crevettes qu’elle estimait assez fraîches.

— Je peux vous demander pourquoi vous êtes venue

jusqu’ici ? demanda Tim.

Emma pouffa.

- 116 -

— Je ne le sais pas moi-même.

— C’est original !

— Je suis docteur en paléoanthropologie et la Commission

européenne m’a convoquée ici, mais sans me dire pour quoi

faire.

— Et vous avez accepté ?

— C’était une situation d’urgence, on avait besoin de moi.

(Elle ricana.) Je ne me suis pas posé de questions, j’ai foncé,

persuadée d’obtenir les réponses en arrivant sur place. C’est sûr

que maintenant, je comprends mieux ! Tout est plus limpide...

J’ai été idiote. Un peu de mystère dans la vie d’une chercheuse,

ça ne se refuse pas ! Ils ont titillé ma curiosité et celle de mon

mari et voilà où nous en sommes !

— Votre mari doit venir ?

— Non, il a été envoyé ailleurs. J’espère que tout va bien

pour lui. Il est avec mon frère.

— Eh bien ! Quelle famille... !

— Oui, soupira Emma. Avec un peu de recul, coincée ici, je

finis par me dire que ce n’était pas innocent.

— Comment ça ?

— Nous contacter tous les trois, ne rien nous dire... Je ne

sais pas, c’est juste que ça fait beaucoup. Enfin, je ne crois pas

que ce soit le meilleur moment pour en parler, je vais avoir le

moral à zéro ! Et vous ? Vous n’avez pas l’air d’un type de la

région, je me trompe ?

Tim sourit.

— En effet. Je n’y suis que depuis un an et demi.

— Vous n’avez pas l’accent chantant des îles. Il acquiesça.

— J’ai grandi à Bordeaux, dans une famille de viticulteurs.

— Un sacré changement ! Pourquoi ?

Tim la fixa dans les yeux.

— C’est très personnel.

— Pardon. Je ne voulais pas me montrer impolie. Tim lui

tendit la planche à découper pour qu’elle se serve.

— J’imagine qu’ici, dit-il tout bas, loin de tout et dans ces

circonstances, il y aura un peu de clémence de votre part.

Intriguée, Emma se pencha vers le jeune homme.

— J’étais vétérinaire, confia Tim. J’ai travaillé deux ans dans

- 117 -

un cabinet avant de me sentir à l’étroit. J’avais besoin d’espace,

de changement.

— Ça venait de vous ou d’une rupture amoureuse ? intervint

Emma avec une malice complice.

Tim sourit à nouveau.

— Des deux, je l’avoue. Bref, je suis parti. D’abord l’Afrique

du sud pendant six mois, puis le Kenya, un an dans la réserve du

Masaï Mara. Je me suis pas mal occupé des éléphants. De là je

me suis spécialisé, on m’a appelé partout où vivaient des

éléphants traumatisés.

— Des éléphants traumatisés par quoi ?

— Par nous. L’homme. On ne parle pas de « mémoire

d’éléphant » par hasard. Lorsqu’ils sont jeunes, les éléphants

assistent au massacre de leurs parents par les braconniers, eux

sont épargnés car leurs défenses sont trop petites. Ils

grandissent avec le souvenir du carnage, de l’homme marchant

sur les corps agonisants de leur famille, tailladant dans la chair

encore vivante pour arracher l’ivoire. Plus tard, il leur arrive de

devenir violents envers l’homme, surtout lorsqu’ils le côtoient

régulièrement, comme ceux qui servent à porter les touristes.

Du jour au lendemain l’éléphant se met à attaquer une voiture

ou un groupe de passants. Il a subi un tel trauma étant petit

qu’il n’est pas totalement équilibré. Un détail, un geste, une

couleur, un son, et le souvenir ressurgit : l’éléphant déraille.

— Ces types, les braconniers, il faudrait les enfermer à

perpétuité ! gronda Emma.

Tim inspira profondément.

— Justement. A force j’ai... pété les plombs. Je suis parti en

croisade contre ces brutes infâmes. D’abord en militant auprès

des politiciens, mais ça n’a rien donné. Un beau jour on m’a

rencardé sur une expédition clandestine. J’y suis allé, et avant

qu’ils puissent s’en prendre aux animaux j’ai canardé leur

convoi. D’abord les pneus... puis les vitres. J’ai blessé trois

personnes, dont le fils d’un type important dans la région. Ma

tête a été mise à prix auprès des mercenaires locaux et j’ai dû

quitter le pays. Je suis rentré en France, hélas, le contraste entre

Bordeaux et l’Afrique est trop vif. J’ai eu trop de mal à me

réadapter ; j’ai rencontré une fille de l’île de Hiva Oa qui était en

- 118 -

vacances en métropole et je l’ai suivie jusqu’ici. Voilà toute

l’histoire.

Emma hocha la tête lentement, en contemplant le jeune

homme. Il avait à peine plus de trente ans, très séduisant avec

son regard clair et sa barbe de trois jours. Étrangement, elle le

trouvait encore plus attirant maintenant qu’elle le découvrait,

malgré cette violence qu’il confessait. Et tout d’un coup elle se

sentit mal à l’aise ainsi enfermée avec lui pour la nuit. Jusqu’à

présent elle avait été accaparée par l’île, par cette aventure qui

lui tombait dessus. Maintenant elle réalisait qu’elle n’était pas

seule et que son compagnon était un bel homme qu’elle aurait

aimé sentir contre elle en d’autres circonstances. Il y a quinze

ans ! Tout simplement... Avant Peter, avant les enfants.

Habituellement, elle n’avait aucun problème de conscience

lorsqu’elle s’attardait à reluquer le postérieur ou le torse d’un

homme parce qu’elle était en paix avec ses sentiments et son

désir. Elle aimait son mari, sans aucune ambiguïté dans sa

relation de couple. Regarder un autre homme, voire en

plaisanter avec des amies, lui semblait plutôt sain. Cette fois, il y

avait autre chose. Peut-être parce que je le trouve vraiment

attirant et qu’ici, à l’autre bout du monde, c’est le désir sans

risque, on ne se reverra jamais et personne n’en saura rien...

Emma fronça les sourcils.

Qu’est-ce qui m’arrive ? Je suis en train de délirer ! Il

n’était pas question une seule seconde de faire quoi que ce soit

avec ce garçon. Séduisant ou pas, isolée ou pas.

— Je vous ai déçue ou... choquée ? Vous faites une drôle de

tête, commenta Tim.

— Non, non, au contraire, se reprit-elle. Je trouve ça...

stupide et courageux en même temps.

Le regard de Tim portait encore la mélancolie et les

blessures de son passé.

Ils mangèrent au milieu d’un silence nouveau. Puis Emma

rassembla les couvertures qu’elle avait prises dans les chambres

pour se faire un lit sur le plus petit des deux canapés. Plus tôt

dans la soirée, ils s’étaient mis d’accord pour dormir dans la

même pièce, c’était plus sécurisant.

Bien que fatiguée, Emma eut du mal à s’endormir, troublée

- 119 -

par ses pensées.

Et lorsque les rêves prirent le relais, ils étaient moites et

tout aussi dérangeants.

Soudain les murs de la maison tremblèrent.

Emma se dressa, en sueur, le cœur battant à se rompre.

La lampe à pétrole était éteinte, il faisait nuit noire. Elle prit

le temps de respirer, incapable de trier ce qui était réel de ce qui

ne l’était pas. Son premier réflexe fut de palper ses draps pour

s’assurer que Tim n’y était pas. Elle était seule dans ce lit

improvisé, ce n’était qu’un rêve. Elle scruta l’ombre qui

l’entourait, un monstre pouvait la guetter, là, au pied du sofa,

sans qu’elle parvienne à le voir.

Stop ! C’est vraiment pas le moment de laisser courir mon

imagination...

Elle tâtonna les coussins à la recherche de la torche

électrique que lui avait confiée Tim.

A présent on frappa si fort contre la porte d’entrée

qu’Emma dut étouffer un cri entre ses mains. Des coups

puissants, rythmés.

A présent, Emma était totalement éveillée.

Dans ce noir abyssal une main lui effleura le sein droit et la

saisit par le bras. Emma faillit bondir en hurlant mais la poigne

l’immobilisa et la voix de Tim chuchota :

— Ne bougez pas ! Ne criez surtout pas...

Les coups redoublèrent d’intensité, la poignée se mit à

tourner avec frénésie et Emma réalisa soudain qu’on ne frappait

pas à la porte, non, on cherchait à l’enfoncer.

On les attaquait. Le bois se fendit, éclata, les coups

s’accélérèrent, si rapides et si féroces qu’elle se mit à douter qu’il

puisse s’agir d’un être humain. Des gémissements de colère et

de frustration filtrèrent au travers des murs. Des grognements.

Puis les assauts cessèrent d’un coup.

Emma transpirait. La main de Tim lui enserrait toujours le

biceps. Elle pouvait deviner son souffle chaud sur son épaule.

L’obscurité du salon était dense, lourde à respirer. Une

obscurité suffocante. Emma se demanda s’il ne faisait pas déjà

jour au-delà de ce sarcophage. Les ténèbres sont une prison des

sens, songea-t-elle.

- 120 -

Un violent coup contre les volets de la fenêtre la plus proche

la sortit de son délire. On frappa encore, et encore, jusqu’à

briser des lattes pour découvrir les planches de bois qui

scellaient les fenêtres. Emma fut contente d’avoir tiré les

rideaux pour ne pas distinguer la silhouette qui les agressait. A

ce moment de la nuit, elle ne voulait rien voir, tout ce qu’elle

espérait c’était que la chose parte. Qu’elle s’éloigne.

Le silence revint. Puis la terrasse grinça. Des pas rapides.

On jeta quelque chose contre la porte, on força la poignée sans

parvenir à l’ouvrir.

Les pas s’éloignèrent.

Emma laissa échapper un profond et interminable soupir.

— C’était quoi d’après vous ?

Tim ne répondit pas. Il restait aux aguets. Emma sentit un

objet dur sous sa cuisse et s’empara de la torche qu’elle alluma.

— Je regrette d’avoir été sceptique, s’excusa-t-elle. Vous

aviez raison pour les barricades, je vous remercie tellement

d’avoir insisté.

Tim se leva et enfila son pantalon de treillis.

— Vous me faites confiance maintenant ?

— Oui, mille fois oui.

— Alors il faut sortir d’ici.

— Quoi ?

— Partons. Je ne sais pas ce que c’était, mais la chose sait

que nous sommes à l’intérieur. Je ne voudrais pas qu’elle

revienne avec des renforts pour s’en prendre à la maison.

— Vous croyez vraiment que...

— Je n’en sais rien, mais ce que j’ai vu sur la vidéo du

caméscope est redoutable.

Emma se frotta le visage. Elle n’arrivait pas à y croire.

C’était un cauchemar...

— Dans la cave, il y a une trappe qui remonte à l’arrière du

jardin. Je l’ai juste verrouillée avec une barre de fer parce que ça

avait l’air costaud, on peut sortir rapidement et sans bruit.

Emma s’habilla, rassembla ses maigres affaires, enfourna

quelques provisions dans son sac à dos et se dressa à côté de

Tim.

— Je ne remettrai plus jamais les pieds sur une île

- 121 -

« paradisiaque ».

Ils descendirent dans la minuscule cave qui sentait le moisi,

et Tim l’entraîna vers un escalier en bois couvert de poussière et

de toiles d’araignées. Il colla son oreille à la trappe en acier et

attendit plus d’une minute avant de faire coulisser le plus

silencieusement possible la barre qui bloquait l’ouverture.

Le premier battant s’écarta sur une nuit d’encre.

Tim passa la tête à l’extérieur pour inspecter les alentours.

Emma ne voyait plus que son buste et ses jambes.

Il demeura ainsi un long moment, sans bouger.

Elle finit par se demander si tout allait bien et s’approcha

pour murmurer :

— Vous voyez quelque chose ?

Tim ne broncha pas. Une goutte tomba sur la joue d’Emma.

Elle l’essuya.

Du sang ? Elle se raidit.

— Tim ? dit-elle, tout haut cette fois.

Le jeune homme bougea les jambes et commença à sortir.

Emma lui emboîta le pas. Une fois à l’air frais, elle se rendit

compte que des taches sombres s’élargissaient sur le bois de la

terrasse.

Tim lui désigna une forme dans l’herbe.

— C’était au pied de la trappe. C’est ce qui a été jeté contre

la porte tout à l’heure.

Emma s’approcha et découvrit une tête de chien arrachée.

— Qui que ce soit, murmura Tim, il n’a pas aimé que vous

brûliez les chiens.

Emma recula.

— Et si on y allait ? fit-elle, les jambes en coton.

Tim la prit par la main et l’entraîna vers le jardin des

voisins.

Ils filèrent en parallèle à la route, longeant l’arrière des

maisons, cachés par les arbres et les massifs de fougères.

Un plafond de nuages dissimulait les étoiles et la lune, ils

avançaient dans l’obscurité ; mais ni l’un ni l’autre ne souhaitait

prendre le risque d’allumer la lampe. Omoa était un petit village

allongé au fond d’une cuvette, si la chose prenait de la hauteur

dans les collines, la moindre lumière les ferait repérer.

- 122 -

Ils marchaient en silence.

Emma n’avait aucune idée de là où ils allaient. Elle ignorait

même si Tim avait un plan ou s’il les conduisait à l’aveugle.

Ils s’arrêtèrent soudain, bloqués par le grillage du poulailler.

Tim l’entraîna en direction de la forêt pour contourner

l’enclos et ils redescendirent vers la route. Le bûcher fumait

encore, les carcasses n’étaient plus qu’un amas calciné. On avait

sorti le cadavre d’un chien avant qu’il ne soit complètement

dévoré par les flammes pour le tirer sur dix mètres. Ses pattes

arrière étaient déformées par le feu mais le reste demeurait

intact. Jusqu’à la tête. Manquante.

— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée de traîner par

ici, s’affola Emma.

— Au contraire, c’est là que ça ne pensera pas à venir

fouiller puisque c’est déjà venu tout à l’heure.

— Mais si c’est animal, ça nous flairera !

Emma avait conscience que toute cette histoire ne tenait pas

debout, qu’elle racontait n’importe quoi, ce qui avait cogné

contre la maison tout à l’heure ne pouvait être animal, cela avait

même attrapé les poignées de porte pour les ouvrir. Pourtant ça

cognait contre les murs si fort, si vite et si brutalement

qu’aucun homme ne pourrait en faire autant.

— Pas ici. L’odeur du charnier couvrira la nôtre.

Il marcha jusqu’au hangar sans murs, et escalada les sacs de

grain pour en déplacer plusieurs. Emma faisait le guet pendant

que Tim leur improvisait une cachette au cœur de la réserve.

Lorsqu’ils furent installés, assis derrière de grosses balles,

Emma remarqua que l’activité de Tim avait soulevé beaucoup

de poussière. Elle parvint à étouffer un éternuement mais se

demanda combien de temps il faudrait pour que tout retombe.

Pour qu’ils ne soient pas repérables.

Elle repensa à l’hypothèse de Tim. Une créature

monstrueuse. C’était idiot. L’hypothèse d’un cerveau débridé

par la peur et l’atmosphère de l’île.

Au loin, quelque chose cria. Une plainte lente et aiguë.

Emma douta alors qu’il puisse s’agir d’un homme.

Mais quelle bête peut faire ça ? Ce massacre...

Un monstre, pensait Tim. C’était une déduction enfantine.

- 123 -

Comme la peur dans laquelle semblait plongé celui qui

s’était filmé dans son placard, en attendant l’arrivée de... la

mort.

Les monstres n’existent pas. Tout le monde le sait.

La chose se mit à crier à nouveau. Un rugissement de colère,

de rage cette fois.

Les monstres n’existent pas, se répéta Emma.

Mais déjà, il y avait moins d’assurance dans sa litanie.

- 124 -

21

Sur le pic du Midi, le silence dans le couloir des bureaux

était

toujours

le

même,

un

silence

synthétique – bourdonnement des néons et souffle distant de la

ventilation. Lorsqu’il s’y trouvait, Peter avait le sentiment d’être

le dernier survivant du monde. Le mur blanc contre les fenêtres

semblait dire qu’il n’existait plus rien au-delà, et le vent cognait

aux vitres avec insistance, sans faiblir, comme s’il savait que tôt

ou tard il entrerait et happerait Peter.

Ben avait finalement jugé cet endroit glauque, et y

demeurait le moins possible ; il préférait emporter ses lectures

dans le salon, face au feu de cheminée.

Peter parcourait les fichiers Word d’Estevenard depuis

plusieurs heures. Ce dernier colligeait différentes études et

tentait d’en comprendre le mécanisme. A en croire ses notes, il

était fasciné par les tueurs en série dont il avait catégorisé les

comportements violents en se basant sur quatre schémas

mythologico-historiques. Ces tueurs pouvaient être soit

loups-garous, soit vampires, soit démons, soit Frankenstein. Le

premier concernait les meurtriers qui devenaient des bêtes au

moment de passer à l’acte, abandonnant toute humanité, et se

comportaient comme des loups-garous, humains le jour,

bestiaux la nuit, capables de massacrer avec une férocité

incroyable et une totale absence de calcul.

Les seconds, les vampires, étaient au contraire très

méthodiques, cherchant à jouir pleinement de leur acte et à

prolonger ce plaisir, notamment en utilisant charnellement leur

victime. Ils se nourrissaient de l’autre.

Les troisièmes, les démons, pouvaient également

s’apparenter à un comportement de Docteur Jekyll et Mister

Hyde, puisqu’il s’agissait de meurtriers ayant une dualité de

personnalité. Une façade protectrice contre la société, et une

- 125 -

autre de brute sanguinaire. A la différence du loup-garou, le

démon, une fois à visage découvert, ne se comportait pas

comme une bête, il pouvait tout à fait se montrer machiavélique,

sadique, jouer avec l’autre, prendre son temps dans la

destruction là où le loup-garou n’était qu’une bête sauvage

massacrant sa victime purement et simplement. La séparation

entre le tueur et l’homme civilisé était très marquée, et la part

d’ombre parfois refoulée.

Pour finir, le Frankenstein se caractérisait par une

fascination pour les corps morts, l’acte de tuer n’étant qu’un

moyen nécessaire mais non jouissif pour obtenir la vraie

satisfaction : le cadavre devenait fascinant là où la victime

vivante n’avait aucun effet sur le meurtrier.

De ces quatre catégories, deux étaient permanentes : le

vampire et le Frankenstein, les deux autres étant épisodiques. Il

était précisé que pour classer les individus, leurs motivations,

du moins celles qu’ils prétextaient, importaient peu ; ce qui les

définissait comme appartenant à l’un ou l’autre de ces

archétypes devait se lire dans leurs actes. Le meurtre étant

toujours la réponse d’une personnalité à une situation, il y avait

systématiquement dans les faits la signature de cette

personnalité.

L’exposé se poursuivait sur une note de psychiatrie

précisant que les tueurs dits « loups-garous » avaient tout des

psychotiques tandis que les tueurs en série psychopathes

correspondaient aux « démons » et « Frankenstein », enfin les

sociopathes les plus intelligents se classaient en général du côté

des « vampires ». L’étude d’une scène de crime pouvait parfois

permettre la classification du meurtrier. Scène chaotique, traces

omniprésentes, massacre sans contrôle apparent pouvaient

induire un loup-garou, donc un individu mentalement perturbé,

ayant du mal à cacher son instabilité, voire une personne déjà

suivie psychiatriquement. Une scène démontrant que l’assassin

avait exécuté rapidement sa victime pour « s’amuser » avec le

cadavre, démembrement, viol dans les plaies... renvoyait au

Frankenstein, plutôt un homme renfermé, asocial et timide.

La scène de crime ordonnée, suivant un processus établi,

avec souvent torture, viol, manipulation psychologique,

- 126 -

témoignait d’une personnalité dite « démon » ou « vampire ».

Scène avec traces d’hésitations, de tentatives multiples avant la

mise à mort (s’il ne s’agissait tout simplement pas du premier

crime) pouvait désigner le démon, ses deux personnalités

luttant l’une contre l’autre. De même que des éléments

induisant du remords, de la honte (couvrir le visage de la

victime pour ne pas affronter son regard par exemple),

pointaient vers le démon. C’était en général un homme

au-dessus de tout soupçon mais ayant un comportement parfois

étrange, noyant sa part sombre dans un excès ou en faisant

beaucoup pour se cacher de peur d’être démasqué. Individu

souvent très social, presque trop, adepte des apparences. A

l’inverse, le vampire, une fois sa routine du crime instaurée, n’a

pas de doute, de remords. Il tue et prépare ses crimes, n’exagère

pas dans sa vie, préfère tenir ses distances avec les autres, sans

non plus vivre reclus. Il cherche à être le plus banal possible.

Peter s’étonna de découvrir ce petit guide de l’analyse

criminelle dans les dossiers d’un scientifique et ne voyait pas où

cela le menait.

Au fil des pages, Estevenard renvoyait vers des études

précises que Peter trouva dans la bibliothèque mitoyenne. Il

s’agissait d’ouvrages historiques relatant différents crimes mais

également des livres de contes. On y parlait de vampires, de

lycanthropes, de chasseurs de cadavres, et ces études tentaient

de démontrer que derrière des mythes de monstres se cachaient

les actes de pervers monstrueux qui n’avaient rien de

fantastique. A en croire ces études, les monstres existaient bien,

mais pas ceux que l’on croyait.

Le monstre était parmi les hommes. En l’homme.

Le vent s’écrasa brutalement contre la vitre et Peter

sursauta.

— Fichue lecture ! gronda-t-il tout bas.

Il regarda sa montre : il était seize heures passées. Il se

massa les tempes en s’étirant dans son fauteuil et décida de faire

une pause. Il retourna dans le couloir vide et silencieux, passa la

porte qu’il referma avec la chaîne et son cadenas, puis gagna les

cuisines pour se faire chauffer du café.

Lorsqu’il entra dans le salon, Ben était affalé dans son siège,

- 127 -

les pieds sur la table basse, en train de lire une liasse

d’imprimés. Les boiseries qui recouvraient les murs et le feu

crépitant dans la cheminée rendaient la pièce chaleureuse. Peter

se détendit en s’y installant.

— Je commence à comprendre ce que tu dis des bureaux

là-bas, avoua-t-il. C’est isolé et froid !

— A force d’y passer leur temps, c’est normal qu’ils soient

tous devenus aussi sinistres ! lança Ben en posant sa lecture sur

ses genoux.

Peter lui tendit un mug de café.

— Tu avances ? Ben secoua la tête.

— Oui et non, pas vite, en tout cas. Et je vois les lignes en

double ! Je suis vanné. J’ai épluché ce que tu m’as imprimé,

c’est souvent inintelligible sans les explications que nous

n’avons pas. En tout cas il y a une longue note d’Estevenard sur

la répartition des fonds, c’est une note, donc pas une preuve,

mais c’est intéressant, d’autant qu’il donne des détails. J’ai

l’impression qu’il n’est pas que biologiste, le monsieur, il est

gestionnaire ici ! L’argent qui les paye provient de la caisse noire

de LeMoll et apparemment celui-ci l’aurait obtenu d’une société

appelée le GERIC. Le GERIC dispose d’un autre compte, bien à

lui cette fois, et tout ce fric rassemblé formerait une énorme

cagnotte. En gros, 50% de l’argent dépensé par la société GERIC

a servi à la construction de quelque chose sur l’île de Fatu Hiva.

— C’est là qu’est Emma.

— Oui. Si je comprends bien les allusions d’Estevenard, la

caisse noire de LeMoll servait à verser des pots-de-vin,

notamment au maire de Fatu Hiva, pour qu’il ne pose pas de

questions, je présume. Comme cet argent provenait de la

Commission, ça faisait moins sale, plus acceptable. Sur

l’ensemble de la cagnotte, il y a aussi 15% pour les salaires et les

installations du pic, ici. Et 10% pour les salaires sur Fatu Hiva.

Les 25% restants ont servi à la « Localisation et l’acheminement

des spécimens ».

— Spécimens ? De quoi ?

— Ce n’est pas écrit, mais d’après Estevenard ça représente

environ six millions d’euros ! On peut s’en payer de jolies choses

avec ça !

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— Pas d’autres précisions ?

— Non. Cependant quand tu vois qu’ils ont acheté « trois

kilomètres de fil barbelé », du grillage haute résistance, quatre

miradors à monter et des clôtures électriques, je peux te dire

que leurs spécimens sont plus que précieux ! Ils ne voulaient

pas se les faire piquer !

— Le tout pour Fatu Hiva ?

— Oui, et tu sais le plus dingue ? Ils ont acheminé par

bateau et construit par hélicoptère. Apparemment, il n’y a pas

de route là où ils sont.

Peter pensa à sa femme et eut un pincement au cœur. Il

voulait lui parler. S’assurer que tout allait bien. Gerland n’y était

peut-être pour rien si une tempête avait privé l’île de ses

moyens de communication, néanmoins il lui en voulait. Ils

étaient là à cause de lui.

Non, pas tout à fait. A cause de notre saloperie de curiosité !

Et aussi parce que Gerland leur avait présenté les choses de

manière à leur faire accepter... Soudain, il fut pris d’un doute.

— Il y a une télé quelque part ? demanda-t-il.

— Oui, dans le réfectoire.

— Je voudrais vérifier un truc. Gerland a mentionné une

tempête, et il vaudrait mieux pour lui que ce soit dit à la télé,

parce que s’il s’amuse à me mentir pour avoir la paix ça pourrait

lui coûter cher.

Voyant comme Peter était remonté en sortant, Ben décida

de le suivre.

Ils arrivèrent dans la grande salle pleine de tables et de

chaises et Peter mit la main sur la télécommande pour allumer

l’écran plat qui trônait en hauteur.

De la neige apparut. Peter changea de chaîne sans plus de

réussite.

Myriam entra à ce moment et Peter l’interpella :

— Dites, elle marche d’habitude cette télé ?

Myriam, la démarche chaloupée à cause de son poids,

s’avança, leva la tête vers l’appareil et fit la moue.

— Oui, Jacques a regardé les infos à midi.

— De mieux en mieux, grommela Peter entre ses dents.

Il attrapa le téléphone de service et composa le raccourci

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vers la passerelle où il parvint à joindre Gerland.

— Vous avez des nouvelles de ma femme ?

— Non, je suis navré. Et...

— Et quoi ? répéta Peter plus sèchement. Vous croyez que ça

m’amuse de vous harceler ?

— Nous

avons

nous-mêmes

un

petit

souci

de

communication. Il semblerait que toutes nos lignes soient

coupées depuis le début d’après-midi.

— Le mauvais temps ?

— Oui, je suppose.

Peter soupira et raccrocha. Ben le dévisageait, inquiet.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda-t-il.

— Rien. On ne peut plus descendre, ni joindre le reste du

monde. On est coincés.

Après un flottement, Ben posa une main amicale sur

l’épaule de son beau-frère.

— Je suis sûr qu’elle va bien. Et elle au moins, elle a la

chaleur et la mer !

Peter demeura immobile un moment avant de se redresser.

— Je retourne aux bureaux, si on veut savoir ce que cache le

GERIC c’est là-bas que les réponses attendent.

Peter disparut dans un battement de porte, laissant Ben

bouche bée.

Extrait d’un article paru dans un journal mexicain :

Les vampires existent.

Et n’allez pas dire le contraire aux habitants du village d’El

Tule.

Célèbre pour son gigantesque arbre séculaire, El Tule a été

cette fois le théâtre d’une angoisse collective surprenante.

Tout a commencé avec Maria Patureza, lorsqu’elle s’est

réveillée un matin, découvrant avec horreur ses draps tachés

de sang. Son propre sang. Deux petits trous dans son mollet,

des blessures bénignes, en apparence, dont elle n’avait aucune

idée de l’origine. Elle avait bien le souvenir d’avoir mal dormi,

peut-être d’avoir senti une douleur à la jambe, mais rien de

plus.

L’histoire aurait pu en rester là si, dès le lendemain, six

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autres personnes n’étaient allées se faire examiner par le

médecin local. La cause de ces plaies ? Indéterminée. Un lien

entre les victimes ? Aucun.

La nuit suivante, dix-sept personnes se firent ainsi

« saigner ».

Puis vingt-deux la nuit d’après.

C’était comme si le fléau se répandait sur tout le village.

Les anciens murmuraient déjà le nom du dieu Necocyaotl

tandis que les plus jeunes craignaient l’œuvre d’un sadique.

Le seul point commun qui apparut dans chaque agression

fut une fenêtre ouverte dans la chambre. C’était en plein été, il

faisait extrêmement chaud et il était impensable de se cloîtrer

pour dormir.

L’épidémie en était à sa cinquante-quatrième victime

lorsque l’une d’entre elles manifesta les signes évidents de la

rage.

L’auteur de ces attaques était donc un animal porteur du

virus.

Il y en avait bien un, très connu pour cela, qui vivait dans

la région.

Jusqu’à

présent

personne

n’avait

soupçonné

Desmodontinae car les morsures de cette chauve-souris

vampire étaient exceptionnelles sur l’homme, et aussi

nombreuses en si peu de temps, cela semblait improbable.

Et pourtant, des filets suffirent à capturer quelques

spécimens la nuit, le petit vampire était bien le coupable.

Un violent

ouragan

avait récemment déclenché

d’importants feux de forêt, contraignant les agriculteurs à

conduire leurs troupeaux beaucoup plus loin, dans des

pâturages épargnés. Privés de leur source de nourriture, les

centaines de Desmodontinae durent en désespoir de cause se

rabattre sur l’homme dont habituellement elles n’apprécient

guère le sang.

Après une hausse de la mortalité des abeilles de plus de

40% dans les centres d’apiculture de la région, voici la preuve,

une fois encore, que d’étranges modifications ont lieu dans ce

pays, sinon dans le monde ! Ne nous a-t-on pas enseigné que

l’abeille est le fusible du monde ? Nous ne l’avons pas pris au

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sérieux, voici donc que les vampires attaquent !

Si d’aventure vous passez près du village d’El Tule pour y

voir son célèbre arbre, pensez à vous munir d’un chapelet d’ail

et d’un peu d’eau bénite...

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22

Peter reposa la thèse qu’il avait longuement feuilletée :

« Monstres : du mythe à la réalité, de la réalité au mythe.

Genèse du fantastique », et se massa les tempes. En huit cent

cinquante pages, l’auteur, un étudiant en histoire, s’efforçait de

démontrer comment la mythologie avait nourri les meurtriers et

comment ces derniers avaient à leur tour entretenu le mythe des

monstres. Il étayait ses écrits d’exemples précis, affirmant que

derrière chaque légende sanglante se cachait en fait un homme,

la bête du Gévaudan en était une illustration célèbre. La

conclusion, interminable, s’achevait sur une note d’humour :

« Reste enfin à saluer le génie des vraies créatures de la nuit, ces

vampires, loups-garous et autres monstres pas seulement

littéraires qui, profitant de la confusion et de la crédulité, auront

réussi à dissimuler leur existence au fil de l’histoire, et mieux

encore : à se transformer en mythes, en improbables contes

pour enfants, et donc à protéger leur présence parmi nous. C’est

là un vrai grand tour de magie en ce monde ! »

— Et dire que ce type est aujourd’hui docteur ! murmura

Peter en s’étirant.

Son regard vogua sur les piles de dossiers. Il ne voyait

toujours pas le rapport – s’il en existait un, ce dont Peter

commençait à douter – avec sa venue ici, et les travaux que

Grohm conduisait.

— Encore faudrait-il que je comprenne ce qu’il fait !

Les radios de crânes, les scanners de cerveaux... Et tous ces

médicaments en attente d’être brevetés. Peter secoua la tête.

C’était vraiment trop long. Les laboratoires attendaient-ils tout

ce temps ?

Non, c’était au contraire une course infernale à qui sortirait

avant l’autre tel ou tel remède miracle, comment le dernier

maillon de la chaîne ralentirait-il le processus pendant des

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semaines, des mois ?

Et soudain, Peter eut la conviction qu’il avait sous les yeux

des dossiers fantômes. Des dizaines et des dizaines de placebos.

Oui, c’était ça, des placebos.

Et si tout cela n’était rien d’autre qu’une mise en scène ?

Aucun de ces brevets n’existe, ils ne sont là que pour faire

illusion. Que cachent-ils alors ? Où sont les vrais dossiers ?

Peter se leva et s’approcha de la fenêtre. Le soleil se

couchait au loin, le grand néant de brume blanche se

transformait en rideau bleu au fond duquel brillait une intense

lueur rouge. Le monde semblait brûler tout en bas, quelque part

dans ce flou. Toute la planète prenait feu tandis qu’ils

demeuraient ici, perchés sur leur montagne. Naufragés de

l’Apocalypse.

Il manque les vraies pièces du puzzle, ils les ont dissimulées.

Bien cachées. C’est pour ça que Grohm se tait, qu’il est

arrogant. Il sait que nous n’avons rien, il est sûr de lui, nous ne

les trouverons pas.

— C’est peine perdue, dit-il tout haut.

Il sortit de la pièce pour se diriger vers les toilettes à l’entrée

du couloir.

Une enveloppe était posée sur le sol, glissée sous la porte.

Peter s’en approcha et la ramassa, l’oreille aux aguets. Rien

que la rumeur de la ventilation et le bourdonnement des néons.