42.

L’avion était une prison.

Le feulement des moteurs devenait obsédant. Ludivine avait l’impression de passer sa vie enfermée dans des habitacles étroits, entourée d’odeurs de transpiration, de mauvaise nourriture et de toilettes sales. Plus que tout, c’était le sentiment de ne rien pouvoir faire qui la dérangeait le plus à présent. Ne même pas pouvoir être tenue au courant des avancées par Magali ou Aprikan.

Mikelis et Segnon dormaient, comme si rien de tout cela n’était réel.

Il n’y a que moi qui prends ça à cœur ?

Elle se fit penser à Alexis.

Sa main se resserra sur l’accoudoir.

Depuis sa disparition, c’était elle qui prenait le relais. Elle devenait monomaniaque, ne pensait plus qu’à ça, refusant de prendre du temps pour elle, de faire des pauses, de vivre.

Pour quoi faire ? Chialer toutes les larmes de mon corps et me bourrer la gueule pour être plus rapidement au lendemain matin ?

Il était temps de prendre du recul, comprit-elle.

Quand toute cette affaire serait terminée, elle s’accorderait quelques jours, en famille, pour se ressourcer, pour s’apaiser. Elle s’en fit la promesse.

L’avion atterrit peu avant 22 h 30 et Ludivine ralluma son portable avant qu’il soit stationné.

Magali décrocha presque immédiatement :

– Orange nous a dit que le numéro était inactif sur son réseau depuis jeudi dernier.

– Quand je suis monté dans l’avion, Tomasz m’a confirmé que de leur côté ils avaient bien localisé le portable de Cyril Cappucin dans le secteur du premier meurtre, mais plus ensuite.

– Il n’a peut-être plus de batterie.

– Ou il l’a complètement éteint. Est-ce qu’Orange a un partenariat avec un fournisseur allemand ?

– Certainement. Tu penses qu’il est déjà sur le chemin du retour ?

– Possible.

– Il nous faut une autre commission rogatoire internationale dans ce cas, c’est à nous de nous rapprocher de l’opérateur. Je vais voir avec Orange pour choper le nom et des contacts là-bas.

– Dis-leur de nous sauter dessus dès qu’ils récupèrent le signal de Cappucin, OK ?

– Déjà fait.

– J’ai fait de même avec nos camarades polonais.

– Lulu, j’ai aussi épluché le listing de ses positions sur la dernière année : apparemment il n’est pas retourné à Pestilence depuis un bon moment.

– Il a une autre adresse ?

– Pas que nous ayons encore trouvé, mais toute l’équipe est sur le coup. Cela dit, il y a une borne qu’il active très souvent en région parisienne. Le numéro 806350, lut Magali. Du côté de Verneuil-en-Halatte, c’est dans l’Oise.

– Ça pourrait être une planque ?

– Possible, d’autant que c’est tout proche… du Bois-Larris !

– C’est un secteur très urbanisé ?

– Oui, on ne peut pas se pointer là-bas au pif et frapper à toutes les portes, il nous en faudra quand même un peu plus pour le localiser précisément.

– C’est déjà un périmètre.

– Demain les banques seront ouvertes, je pourrai faire fouiller ses comptes.

– Il va ressortir, Mag, tôt ou tard, il va remonter à la surface et on va le choper.

La gendarme récupéra son sac et sauta dans un taxi en compagnie de ses deux compagnons.

– Ça s’accélère, constata Mikelis sur le chemin du retour.

– J’espère qu’on va boucler ce salaud dans les jours à venir, se confia Ludivine. Vous allez pouvoir rentrer chez vous, Richard, vous avez fait votre part du job.

Le criminologue regardait le paysage défiler. Les lampadaires de l’A1 éclairaient son visage songeur par intermittences, alternant l’ombre et la lumière. À chaque passage des ténèbres, Ludivine s’attendait presque à le voir resurgir avec un sourire terrifiant.

Elle chassa cette drôle d’idée en nouant ses cheveux dans un élastique, au-dessus de sa nuque.

– Merci, ajouta-t-elle.

Mikelis ne répondit pas, et le silence s’installa dans la voiture.

– Moi j’ai hâte de retrouver une vie plus équilibrée, avoua enfin Segnon. Rentrer à des heures normales, avoir des week-ends ! Et toi, Lulu, qu’est-ce que tu vas faire quand tout ça sera bouclé ? Des vacances ?

La gendarme acquiesça.

– Jeudi matin, c’est l’enterrement d’Alex, dit-elle d’une voix basse.

Elle eut conscience de plomber l’ambiance, mais elle était à bout. Les voyages, la tension, le manque de sommeil, elle parlait sans filtre. Elle en avait besoin.

– On y sera tous, fit Segnon en lui posant la main sur le genou. Tu sais, tu devrais prendre la journée de demain. Mag et Aprikan sont sur le coup, si Cappucin apparaît tu seras la première prévenue.

– Non, je veux qu’on gagne du temps sur tout le reste.

– Sur quoi ? Les flics espagnols bossent sur leur cas, Baines a arrêté le sien, et nous avons l’identité de la Bête !

– Il manque le mentor.

– Il sera avec Cappucin, il l’accompagne partout.

– Non, je ne pense pas, il le rejoint pour les crimes, c’est tout.

– Ludivine a raison, intervint Mikelis. Les traces de pneus dans l’Est, rappelez-vous. Il passe prendre Cappucin à son camion et ils vont chercher une victime, mais ils ne circulent pas ensemble. Sauf peut-être en Pologne, parce que c’est loin…

– D’ailleurs, on ne sait toujours pas pourquoi il est allé à l’autre bout de l’Europe pour tuer, rappela Ludivine.

– Je crois vraiment que l’autoroute est notre fil rouge. C’est un indice trop gros pour être ignoré. Il tue au gré de ses déplacements. La mine de sel, c’était la cerise sur le gâteau, *e n’a pas pu résister à une petite mise en scène, pour plaider sa cause, pour heurter les esprits. Il veut frapper fort. Il faut s’attendre à tout avec lui.

Segnon grimaça :

– Vous croyez qu’il pourrait faire quoi de plus fort ? Poser des bombes dans les écoles ?

– Pas directement ; mais recruter un pauvre type paumé manipulable dans ce sens, pourquoi pas ? C’est lui le plus dangereux, c’est sur lui qu’il faut se focaliser.

– Pour vous, Cyril Cappucin a tué en Pologne uniquement par opportunisme ?

– Il était en Pologne pour son travail, il en a profité, je crois que c’est aussi simple que ça. Il ne faut pas chercher plus loin. Ces gars frappent partout où ils peuvent. De la même manière, je suis prêt à parier qu’il a probablement tué aussi en Allemagne si c’est un trajet qu’il effectue souvent.

Le gendarme n’était pas convaincu :

– Il va revenir dans notre coin, soyez patients. Et là, on va lui tomber dessus. Tous d’un coup.

– Il y a quand même des points qui ne sont pas clairs, insista Ludivine.

– Quoi donc ? contra Segnon. Mags et Cappucin se connaissent depuis qu’ils sont petits, ce sont deux tarés qui ont grandi dans le même village. Ils se sont probablement soudés autour de leurs mêmes penchants morbides quand ils étaient gosses ou ados. Un des deux a découvert le site Seeds in Us, il s’est laissé séduire par *e, avant d’entraîner son pote, et la spirale infernale était lancée. Qu’est-ce qui te manque là-dedans ?

– Le nom du mentor. Et pourquoi le Bois-Larris ?

Son collègue leva les mains au ciel :

– Parce que ce sont des dingues ! Ils ne font pas toujours des trucs sensés, non ? Dites-lui, vous ! lança-t-il à Mikelis.

– Les psychotiques agissent sans raison logique. Mais eux, ce sont des psychopathes, des sociopathes, il y a un sens à leurs actes, je suis désolé.

Ludivine approuva.

– Tu as raison, Segnon, demain je ne vais pas passer au bureau.

Le gendarme devina qu’elle tramait quelque chose, il poussa le menton vers elle pour demander :

– Qu’est-ce que tu manigances ?

– Je serai au Bois-Larris.

Le colosse soupira en secouant la tête.

– C’est plus fort que toi, pas vrai ? Tu peux pas lâcher juste une journée. Juste une seule.

– Je te dis que je le sens pas.

– Mag a fait vérifier tout le personnel. Aucun casier, aucun lien avec Victor Mags, ils sont tous clean ! Tu vas emmerder des braves gens qui n’ont rien demandé.

– Je veux en avoir le cœur net.

La vérité était aussi qu’elle ne supportait pas l’idée de retourner dans cette pièce qu’elle avait partagée avec Alexis, son bureau couvert d’objets à la gloire des New York Giants, le drapeau sur le mur… Personne n’y avait encore touché. Il n’y avait pas de protocole pour ça en cas de décès, il fallait que quelqu’un se dévoue pour tout ranger, pour mettre dans des cartons les souvenirs du jeune gendarme et les rendre à sa famille. Ludivine n’y était pas prête. Il lui fallait encore du temps.

Elle fuyait le chagrin avec une obsession : comprendre pour faire payer.

Le taxi tourna. Cette fois, ce fut le visage de Ludivine qui tomba dans l’ombre.