Segnon n’en revenait toujours pas.
– Deux tueurs ? Et on est passés à côté depuis le début ?
– Non, pas deux tueurs, corrigea le criminologue, un tueur et son mentor. Depuis le début, la Bête est encadré. Il est guidé.
Les trois Français s’étaient écartés pour discuter, ils étaient sortis prendre l’air et parlaient rassemblés autour de la berline noire de Tomasz.
– Je croyais que les fantasmes étaient trop personnels pour être partagés ? s’étonna Segnon.
– Et c’est le cas. La Bête tue selon ses besoins, ses propres obsessions. Mais il est cadré. On l’aide à préparer le passage à l’acte. À brouiller les pistes, à effacer les traces.
– Qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer ? demanda Ludivine. Le quatrième individu pourrait tout aussi bien être un simple complice, pour ce qu’on en voit.
– C’est un mentor parce que ça explique l’évolution rapide du mode opératoire. C’est le mentor qui vient le chercher en voiture, c’est le mentor qui conduit la Twingo. Quand la Bête tue, il l’attend peut-être dans le véhicule, pour le laisser tranquille, mais c’est lui qui dit comment échapper à la police. Il y a trop d’impulsivité dans les meurtres de la Bête, trop de rage. Cela témoigne d’une violence inouïe au moment de la mise à mort, d’un état extrême : la Bête monte très haut, vraiment très haut, et ne peut redescendre d’un coup pour redevenir pragmatique. Il doit être dans un état second après avoir tué.
– Comme s’il était ivre ? proposa Ludivine.
– C’est exactement ça ! L’ivresse de la violence. Et quand on est dans cet état, on fait des bêtises, on finit toujours par laisser des indices. Mais pas lui. Parce qu’on le surveille. On le conduit, on lui donne des conseils. Par exemple, il n’y a jamais aucun cheveu, aucun poil sur place, ça m’a surpris à la lecture des rapports, car avec une telle violence, il devrait obligatoirement en laisser. Je pense qu’on lui ordonne de se raser, totalement.
– Des malades…, murmura Segnon.
Mikelis ajouta :
– Il y a autre chose qui m’a interpellé en bas dans la mine : son mode opératoire était très différent de celui adopté pour ses premières victimes qu’il choisissait assez corpulentes afin de se glisser à l’intérieur d’elles. Ici, rien de tel. Pourtant ça fait partie de lui, c’est du domaine de son fantasme. S’il ne l’a pas refait, c’est parce qu’on ne l’a pas laissé agir comme il l’entendait. Il est sous l’emprise d’un esprit plus fort que lui, qui parvient à le soumettre jusque dans ses désirs profonds. Le mentor l’accompagne lors de ses crimes, et maintenant que la Bête s’est lâché, il le canalise, il l’utilise de plus en plus comme il le souhaite, il se sert de lui pour intellectualiser les meurtres, pour y mettre du sens et s’adresser à la société, tout en lui passant quelques-uns de ses fantasmes élémentaires.
– Les morsures ?
– Oui. Ça, c’est la signature de la Bête, le mentor ne peut interférer avec cet aspect-là.
– La signature d’un tueur, c’est ce qui le caractérise, n’est-ce pas ?
– Oui, c’est la partie immuable du crime, c’est l’incarnation matérielle de son besoin de tuer, elle prend sa source dans le fantasme. S’il tue, il ne peut s’empêcher de laisser une signature. Dans son cas, ce sont les morsures. Il a besoin d’absorber l’autre, de l’agresser dans sa chair, par la bouche, un stade oral cannibalique qui renvoie aux troubles du développement de sa personnalité lorsqu’il était enfant. Il a besoin de l’autre, d’assimiler, de dévorer pour ne pas l’être à son tour, ou de fusionner. Peut-être a-t-il aussi un problème d’expression. Il parle peu ou mal. Il y a beaucoup à dire sur ce type de comportement. Comme sur celui qui consiste à vouloir renaître et à se glisser dans la peau de ses premières victimes. Le mentor a pu canaliser cette dernière partie, mais pas la supprimer totalement, car c’est ce qui fait que la Bête tue.
– Si je vous suis, intervint Segnon, la signature de la Bête c’est lui, et rien que lui, alors que le mode opératoire – la méthode pour tuer – lui est inculqué par un autre ?
– Exactement. Morsures et pics de violence incontrôlée sont ses signatures, tout comme le sadisme dont il fait preuve. Il les a toutes mutilées à l’extrême, appareil génital détruit pour les premières, bain dans l’eau salée pour les dernières. Il a besoin de faire souffrir, alors il expérimente tout ce qui lui passe par la tête et, compte tenu de l’ingéniosité macabre dont il vient de témoigner, je subodore que quelqu’un l’aide à imaginer les pires tortures. Il n’a pas un fantasme bien arrêté sur la mise à mort, il se cherche, il doit être prêt à écouter des propositions, jusqu’à ce que l’une d’entre elles corresponde à un désir personnel. Ce qui compte par-dessus tout, c’est d’atteindre l’état de frénésie final, celui où il perd le contrôle, comme le flash d’un héroïnomane. Le Christ drapé dans de la peau humaine, ce n’est pas lui. Il n’est pas assez cérébral pour ça. Je n’y crois pas une seconde.
– Si c’est une idée de son mentor, dit Ludivine, quel est son plaisir à lui ? Sur quel genre de rapports se construit ce type de relations entre deux individus ? Qu’est-ce qui motive le mentor ?
Mikelis eut soudain les yeux pétillants, ses lèvres trahirent un semblant de sourire.
– Vous commencez à réfléchir comme un criminologue, mademoiselle Vancker, dit-il, amusé. En effet, répondre à cette question de la motivation, c’est comprendre qui il est. Et s’il ne tue pas directement, s’il ne partage pas ce fantasme de la mise à mort, mais qu’il protège son poulain, c’est qu’il y trouve un intérêt.
– Son père… Ou un proche ! songea Segnon tout haut. Un peu comme le père dans Dexter, qui comprend qu’il ne pourra pas lutter contre la nature de son fils et qui, plutôt que de le voir plonger, décide de l’accompagner pour qu’il ne tombe pas.
– Si c’était le cas, il chercherait à le protéger, certainement pas à mettre en scène comme nous l’avons vu tout à l’heure. Je crois que nous sommes plutôt face à un individu qui a un ego surdimensionné, qui recherche le contrôle, qui veut diriger. Il est le maître des marionnettes. Depuis l’autopsie de la famille Eymessice, j’envisage cette théorie dont j’avais touché deux mots à Alexis, et je pense qu’elle s’est confirmée. Le mentor de la Bête, c’est l’idéologue du groupe. C’est lui qui les a rassemblés. J’en mettrais ma main à couper. C’est lui *e sur leur forum, pas Victor Mags. C’est lui également qui a voulu cette mise en scène avec le Christ, parce qu’il juge que les codes doivent être redéfinis, parce que les notions de bien et de mal ne lui conviennent pas. Il doit penser que ce qu’ils font est bon. Que ses propres actes sont bons. Il est en croisade, si vous voulez mon avis.
– En croisade ? répéta Segnon.
Au loin la meute de journalistes, apercevant un peu d’agitation, se rassembla derrière les grilles fermées en sortant caméras et appareils photo. Les deux gendarmes et le criminologue se déplacèrent de quelques mètres pour être à l’abri derrière le bâtiment de la mine.
– Pour un monde plus tolérant, expliqua Mikelis, qui les accepte, lui et ses semblables. Parce qu’ils sont ce qu’ils sont, leur plaisir n’est pas dans la jouissance de l’acte sexuel classique entre deux adultes consentants, il est dans la mise à mort, dans la domination, dans le viol d’enfants, regardez son forum : il cherche à rassembler les déviances, à les partager, à les valoriser. Rappelez-vous leur étendard : *e ! L’union, le rassemblement primitif !
– Un dingue, cracha le colosse.
– Pour nous, oui, car nous sommes la majorité, comprit Ludivine. Le plus grand nombre dicte les codes, les lois, mais si demain les tueurs en série sont plus nombreux que nous, alors les monstres, ce sera nous. Je suis une légende de Matheson, relis tes classiques, Segnon.
– À gerber tout ça.
– Votre collègue a raison. Nous sommes face à un homme qui a décidé de faire entendre la voix d’une minorité qui, jusqu’à présent, devait se taire, se terrer, parce que considérée comme abjecte. Lui veut sortir de l’ombre. Il veut rassembler ce qui est isolé, il veut les unir pour les rendre puissants. Il doit croire qu’ils sont assez nombreux pour constituer une force nouvelle capable de changer la face du monde, d’obliger notre société à se poser les bonnes questions. Je crois que ce symbole, ces crimes, les messages qu’ils nous adressent, que ce soit dans le miroir à Louveciennes ou ici dans la mine, en sont une parfaite illustration.
Le silence retomba sur le trio. Le vent soufflait, mordant au cou tel un vampire. Ludivine frissonna et s’enfonça dans sa doudoune. Elle avait froid et, en dépit de tout ce qu’ils avaient entendu et vu de sordide, surtout très faim. Cela faisait partie de la vie. Malgré toutes les horreurs qu’ils pouvaient affronter, ils ne s’arrêtaient jamais longtemps de s’alimenter. Ludivine l’avait appris avec les autopsies. À chaque fois, elle en ressortait avec un appétit de loup. Une envie de viande rouge. De tartares.
Un légiste auquel elle s’était confiée un soir, craignant d’être folle, lui avait avoué que c’était un conditionnement atavique. Des millénaires d’évolution à manger de la chair crue ne s’effaçaient pas de la mémoire génétique comme ça. L’homme avait été un prédateur sauvage pendant 99 % de son évolution, il en conservait des réflexes propres au cerveau reptilien qui pouvaient déranger l’homme « civilisé » mais qui étaient tout à fait explicables. Contempler autant de viande pendant des heures, à défaut de heurter la sensibilité consciente du témoin, réveillait des souvenirs de prédateur.
L’estomac de Ludivine grinçait. Les mots de Mikelis résonnaient dans son esprit. Elle se focalisa sur ces derniers.
Tout ça était aussi fou qu’inattendu. Il y avait un sens derrière tous ces crimes. Alors elle osa la question qui la dérangeait le plus :
– Et vous croyez qu’il peut réussir ? Je veux dire : à rassembler une communauté de criminels, de déviants, pour les rendre plus forts, pour se faire entendre ?
Segnon s’indigna :
– Mais ça va pas, toi ? Comment tu peux imaginer qu’on puisse seulement l’écouter ? Le public découvrira sa sale gueule de tordu quand on le bouclera et pas avant ! On ne va pas en faire un homme politique non plus !
– Je me dis seulement que plus les années filent, plus il y a de tueurs en série, de malades mentaux, de pervers. Regarde, on arrête un pédophile et le mois suivant, on en a dix nouveaux sur les bras ! On ne parle pas de dix ou cent mecs dans tout le pays, mais de milliers si tu rassembles tous les psychopathes, les dingues et les sociopathes entre eux ! Ils sont nombreux, Segnon ! Dis pas le contraire ! Et ils sont de pire en pire ! Regarde les tueries de masse dans les centres commerciaux ou dans les écoles ! Il y a cinquante ans on n’avait pas ça ! Et pourtant il y avait un paquet d’armes en circulation après la guerre ! C’est pas juste une question de prolifération des flingues, c’est une prolifération de types qui craquent ! Heureusement, ce sont des solitaires. Ils ne se sont jamais rassemblés, jusqu’à présent…
– D’accord, mais le mentor, ce *e ou quel que soit son nom, il va plus loin, il a une doctrine ! On ne peut pas avoir des revendications criminelles et être pris au sérieux !
– Vous croyez que sa cause est folle ? demanda Mikelis le plus sérieusement du monde. Qu’elle est désespérée ? Qu’auraient pensé les Blancs en 1750 si on leur avait parlé de droits de l’homme et d’équité avec les Noirs ? Qu’auraient pensé les femmes en 1850 si on leur avait parlé de droit de vote, et qu’auraient pensé les hommes de l’époque si on leur avait dit égalité avec le sexe « faible » ? Qu’aurait pensé le monde occidental en 1950 si on lui avait dit mariage et droit d’adopter pour les homosexuels ? Ce que je veux vous rappeler, c’est qu’il y a bien des « minorités » d’autrefois qui ont aujourd’hui acquis des droits réels qu’on estime normaux mais qui, à une certaine époque, auraient paru impossibles, inenvisageables.
Segnon se pencha vers lui, le regard mauvais :
– Vous êtes en train de comparer les Blacks à des tueurs en série ? À des pédophiles ?
– Absolument pas.
– Les femmes, les gays et les Noirs, ils vous emmerdent, Mikelis ! Vous faites des comparaisons douteuses.
Sans se départir de son calme habituel, le criminologue secoua la tête :
– Ce que je suis en train de vous dire, c’est que les sociétés évoluent sur la façon dont elles considèrent les différences.
– Vous assimilez les gens de couleur à des tordus, bordel !
– Non. Parce que les tueurs, les pédophiles, les pervers et tous ceux que *e essaye de rassembler ne se considèrent pas comme des tordus ! Ils sont différents, et *e veut qu’ils aient le droit de vivre dans notre société. C’est là que je veux en venir !
– Mais ce sont des tarés ! J’y peux rien, ce sont des fous ! Vous comparez des fous à des gens qui n’ont rien demandé !
– Vous voulez entendre le pire ? Eux non plus, ils n’ont pas demandé à être ce qu’ils sont, et ils n’y peuvent rien. Pour la plupart, ils n’ont pas choisi de se bannir du monde à cause de leurs besoins, de devenir ces êtres déviants. Ils le sont devenus à cause des traumatismes de leur enfance, de la destruction qui s’est ensuivie. Leur première victime à tous, c’est le gamin qu’ils ont été.
La colère du gendarme éclata :
– Vous prenez leur défense maintenant ?
– Je les hais plus encore que vous, soyez-en certain, parce que moi je sais qui ils sont vraiment. Mais je comprends aussi d’où ils viennent.
Le ton montait.
– Vous savez quoi, Mikelis ? Je commence à me demander si vous n’êtes pas un peu taré vous aussi ! À partager les théories de ce malade ! Vous êtes…
– STOP ! aboya Ludivine. STOP ! Vous faites chier ! C’est bon, j’en ai assez entendu pour aujourd’hui. On est tous vannés, à bout de nerfs. Je voudrais rentrer à l’hôtel.
Elle s’était imposée entre les deux hommes, deux forces de la nature dont les pupilles se défient, étincelantes.
Segnon recula d’un pas sans lâcher le criminologue du regard.
– J’ai besoin de me reposer, avoua-t-elle la voix tremblante. De réfléchir au calme. Si cet enfoiré recrutait par son forum, maintenant qu’il l’a fermé nous n’avons plus rien pour remonter jusqu’à lui. Et je ne compte pas baisser les bras et attendre qu’il rassemble tous les criminels de la planète pour chercher à nous attendrir sur leur terrible condition. Vous l’avez écrit vous-même dans un de vos bouquins, Mikelis, ces hommes sont des menteurs et des manipulateurs. Jamais nous ne pourrons les croire.
Le criminologue se détourna de Segnon pour répondre à la jeune gendarme :
– Le problème, c’est qu’ils opèrent à visage masqué dans notre société. Il y a toutes sortes de pervers ici-bas, de criminels en puissance. Vous leur faites peut-être déjà confiance, mais vous ne le savez pas.
Sur quoi il lui tourna le dos.