9.

Claire Noury, vingt-huit ans, avait le charme intense de certaines personnes au physique banal mais qu’on remarque rapidement dans une pièce grâce à leur prestance. Le genre de femme qui attire le regard, qui plaît par sa singularité plus que par les traits de son visage. Six heures de sport par semaine pour se sculpter un corps de poupée, une hygiène alimentaire à la mesure, et la plus grande attention dans ses choix vestimentaires en faisaient la fille la plus admirée et désirée de la petite PME où elle travaillait comme comptable.

Célibataire, elle sortait d’une relation de trois ans avec un garçon rencontré sur Internet. Leur histoire était partie sur les chapeaux de roue avant que, peu à peu, les masques de la séduction s’affaissent et que leurs véritables personnalités s’entrechoquent. Et là, la cohabitation s’était révélée bien plus difficile que ne l’avaient laissé présager les efforts de l’un et l’autre pendant la première année. Un an de chute progressive. Puis encore une année à ne pas s’avouer la vérité, à opter pour la facilité, à s’aveugler, à ne pas trouver le courage. Claire avait coupé court, elle l’avait quitté en se jurant qu’on ne l’y reprendrait plus. Désormais elle se montrerait comme elle était au quotidien, dès le début d’une relation, sans chercher à rentrer dans les cases de ce que l’autre voulait. On la prendrait pour ce qu’elle était, ou pas.

Claire avait ses habitudes. Chaque mercredi, elle profitait de l’aménagement de travail dans sa PME pour prendre son après-midi et elle allait aider sa sœur aînée qui avait deux enfants, Alice, cinq ans, et Tom, trois ans. Elle jouait le rôle de la tante bien-aimée, et il n’était pas rare de retrouver en fin de journée les trois affalés, dans le sofa, face à la télé, dormant les uns contre les autres.

C’était en repartant de chez sa sœur que Claire avait fait la rencontre qui avait changé son existence. Quelqu’un qui l’avait suivie jusque chez elle.

Du moins le supposa-t-on.

Le dimanche matin suivant, un couple de promeneurs avait manqué trébucher sur la jambe de Claire en se promenant sur les bords de la Marne. Une jambe sculpturale. Dessinée avec soin pendant des années de sport.

La jeune femme était comme sur le sofa de sa sœur, avec ses deux neveux : avachie, les bras ouverts pour les accueillir.

Mais en lieu et place d’Alice et Tom, il y avait des insectes qui grouillaient sur sa peau. Ils festoyaient à ce banquet de sang et de chairs offertes.

Claire avait les paupières entrouvertes, le regard éteint, la mâchoire inférieure un peu pendante, un bout de langue posé nonchalamment sur les dents, devant des lèvres étrangement sombres. Ses pommettes étaient tuméfiées, tout comme son arcade droite et son menton au bout duquel on devinait des éraflures. De loin, Claire ressemblait à l’une de ces chanteuses gothiques maquillées à outrance.

Un mascara comme une signature de la violence. Fard à paupières appliqué au poing. Rouge à joues naturel, à force de coups sur la peau.

Ses seins étaient presque bleus, à l’image de son sternum, comme si on l’avait frappée pendant des heures et des heures à la poitrine.

Son ventre si plat, pour lequel elle avait tant bataillé, affichait des dizaines de petits éclats pourpres, des pincements si violents qu’ils avaient marqué la peau jusqu’au sang.

Elle avait six des dix ongles des mains retournés. Elle s’était débattue. Comme une lionne. Au point de s’écorcher les coudes, les genoux et le dessus des mains.

Son sexe était béant. Violacé. Il était devenu le nid d’arthropodes dodus.

Une vingtaine de plaies superficielles émaillaient ses cuisses, empreintes d’une pointe de couteau à double tranchant. On ne l’avait pas enfoncée très profondément à chaque fois, juste ce qu’il fallait pour crever la peau, trancher des vaisseaux supérieurs, entamer le muscle. Mais après de longues heures inertes à se dessécher, sans circulation, sans vie, les plaies ressemblaient à des bouches ouvertes. Tout son corps paraissait supplier, implorer la vie de partir, pour le délivrer.

Et il avait finalement été exaucé au prix d’un interminable effort.

Le sillon qui creusait une profonde ligne tout autour de son cou en témoignait. Des sillons superposés à bien y regarder, parce qu’il avait fallu s’y prendre à plusieurs reprises.

De nombreuses reprises. Le nylon s’enfonçant de plus en plus, se resserrant autour de la gorge, jusqu’à bloquer le flux sanguin, jusqu’à créer un étau sur la trachée, pour interrompre le filet d’air. Le nylon avait beaucoup glissé. Laissant à chaque fois les poumons se remplir partiellement, assez pour qu’un peu d’oxygène pénètre dans le sang jusqu’au cerveau. Bien que serré jusqu’à s’enfoncer de deux centimètres dans la gorge, le nylon n’avait pu totalement empêcher la respiration.

La mort par strangulation prenait un temps fou pour survenir. L’agonie durait généralement près de dix minutes avant que l’irrémédiable survienne.

Pour Claire, on s’était acharné à prolonger… Pour mieux la ranimer ensuite. Comme pour lui refuser le droit au soulagement. Un jeu sadique qui consistait à la conduire jusqu’au renoncement. Qu’elle finisse par comprendre qu’elle ne pouvait plus espérer mieux que la mort. Et qu’elle l’attende avec espoir. Probablement terrorisée aussi à l’instant de l’embrasser de toute son âme. Et au moment où elle pensait que c’était fini, les pressions sur sa cage thoracique et le bouche-à-bouche la faisaient revenir.

Pour souffrir à nouveau.

Et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’elle finisse par ne plus reprendre conscience, que toutes les cellules de son corps soient épuisées au point de renoncer, de ne plus répondre. Ce n’était pas son cœur ou son cerveau qui avait capitulé. C’était ce qu’il y avait de plus petit en elle. Il avait fallu harasser son organisme jusqu’à l’extrême pour qu’il cède. Une mort infinie. Un écho interminable de désespoir et de douleur.

Claire était morte plusieurs fois.

C’était aussi la moins abîmée des victimes du Fantôme.

Cinq mètres de mur étaient recouverts par les photos et les notes des trois cellules de gendarmerie de la section de recherches. Les clichés de ses deux victimes d’un côté, les trois de la Bête de l’autre.

Claire Noury, vingt-huit ans, était la première de la liste du côté du Fantôme. Retrouvée morte le dimanche 24 juin en Seine-et-Marne.

Nadia Sadan avait suivi, le 6 août, dans les Yvelines.

Torturées, violées, étranglées avec leurs sous-vêtements, réanimées jusqu’à l’anéantissement. Des calvaires qui avaient duré, cinq heures, peut-être dix ou le double.

Dans les deux cas, l’assassin s’était introduit chez ses victimes comme en témoignaient les traces de lutte. Pourtant il n’y avait aucune marque d’effraction sur les huisseries. Pire, tout avait été refermé à clé ensuite.

Dans l’Est de la France, pour la Bête, la donne était différente. Des attaques éclairs.

Agna le 16 juillet.

Sophie Ledouin le 22 août.

Armelle Callet le 14 septembre.

Les pompiers qui étaient intervenus sur la première scène de crime avaient prévenu la gendarmerie locale en leur affirmant qu’ils ne savaient pas s’il y avait une ou plusieurs victimes. Comme si une bombe avait explosé à l’intérieur. Et les deux suivantes n’étaient pas en meilleur état.

Toutes tuées dans un périmètre d’environ deux cents kilomètres.

À moins de trente de l’autoroute A4 chacune.

C’était l’unique lien entre ces trois filles.

Mais toutes les cinq avaient gravé dans la peau le même symbole.

*e.

 

Le colonel Aprikan avait les traits tirés.

La cinquantaine, joues creusées, regard gris, presque triste, coupe militaire, le cheveu argenté, corps sec du sportif endurant, coureur de marathon, c’était le seul à porter l’uniforme dans la salle de réunion.

Face à lui, six des neuf gendarmes qui traitaient l’affaire dans sa globalité attendaient son signal pour débuter.

Quand chacun fut installé, après qu’ils eurent tous jeté un regard tour à tour abattu, dégoûté, puis blasé au mur des victimes, le colonel fit signe à Alexis de commencer.

Trois groupes se partageaient l’investigation, mais celui d’Alexis avait été nommé pour coordonner l’ensemble de la cellule d’enquête. La cellule avait été baptisée Hommult pour « homicides multiples » mais tous en interne la surnommaient le Puzzle squad en référence à l’état des victimes. Alexis Timée jouait gros sur cette affaire. Il le savait mieux que personne. On lui confiait une responsabilité comme il n’en avait jamais eu dans son existence. Sa formation à l’Institut de criminologie de Lausanne y était pour quelque chose, tout autant que ses excellents états de service. Il analysait et comprenait vite. L’incarnation d’une nouvelle génération de gendarmes, élevés à l’ordinateur, à la console de jeux, à l’aise dans la gestion de plusieurs tâches en même temps, vifs en formation, adeptes des nouvelles technologies, curieux et prompts à s’améliorer sans cesse. Le profil de ceux qui en d’autres temps seraient devenus ingénieurs, informaticiens, psychologues ou chirurgiens. Alexis était l’incarnation même du gendarme 2.0, le trentenaire qui aux yeux de sa hiérarchie s’intéresse à tout, ici par vocation, bon à tout et surtout capable d’obéir en temps voulu.

Et qui, le cas échéant, peut servir de fusible sans faire trop de vagues. Juste au cas où…

Le jeune homme se racla la gorge et accrocha sur un tableau à l’aide d’un aimant la photo de Joseph Selima qu’il avait récupérée à l’unité psychiatrique.

– Voici notre pousseur-suicidé de la gare d’Herblay. Joseph Selima, vingt ans. Vous avez un brief sur lui dans la note devant vous. Il y a tout ce qu’on a pu trouver, soit pas grand-chose mis à part son casier. Ce qui nous intéresse c’est ce qu’on vient de découvrir sur ses fréquentations. Manifestement, Selima avait des relations avec un groupe d’individus qui ressemble à une sorte de secte. Le terme est peut-être un peu fort, à nous de le découvrir. D’après le seul témoin que nous avons pu retrouver, Selima voyait de plus en plus ces personnes.

– Ils se voyaient depuis combien de temps ? s’enquit Magali, une brune coiffée au carré.

– Le début d’année apparemment. Selima était méfiant, et notre témoin n’a jamais pu voir le moindre visage. Joseph Selima les fréquentait en dehors de son squat.

– Qu’est-ce qui les rassemblait ? demanda Franck, un grand quinqua coiffé en brosse et arborant une fine moustache grise.

– Nous n’en savons rien, sinon qu’ils ont pour emblème…

Alexis prit un feutre Veleda et dessina sur le tableau blanc le symbole qu’ils connaissaient tous désormais :*e.

– Et forcément, reprit Alexis, maintenant ces gens nous intéressent beaucoup. On ne sait rien de plus. Selima vivait de petits larcins, d’un peu de manche, il n’avait que peu de moyens, il ne devait pas aller bien loin pour les rencontrer. Il va falloir contacter les flics sur place, aller poser des questions, exploiter toutes les idées qui vous traversent l’esprit. Les nouveaux amis de Selima nous conduiront vers…

Il leva les yeux vers les photos de toutes les victimes.

– On cherche quoi au juste ? insista Magali. Un réseau mafieux ? Trois illuminés qui tuent au nom de l’apocalypse prochaine ?

– Dans toute l’histoire de la criminologie, jamais nous n’avons rencontré ça, alors je vais vous le redire : nous n’en avons aucune idée. Deux serial-killers, au moins un pédophile, maintenant un schizophrène tueur, personne n’a jamais vu ce genre de personnalités se rassembler. Habituellement, ils sont au contraire solitaires, craintifs. Mais pour ce que nous avons pu en voir dans le squat de Selima, il y a quelque chose du domaine… spirituel. Presque religieux. Comme un autel avec tous ses cierges autour, à la gloire de ce symbole. Ils ne passent pas à l’acte ensemble, mais ils ont en commun une sorte de dévotion pour cette lettre. Ils partagent quelque chose. À nous de trouver ce dont il s’agit.

Une voix grave, impressionnante de tranquillité et de certitude, traversa la salle depuis le fond, près de l’entrée :

– Ils ne partagent pas, ils communiquent.

Silhouette massive. Bras croisés sur une poitrine musclée.

Crâne rasé.

Regard perçant. Vif. Gris. De ceux qui pénètrent l’esprit jusqu’à mettre à nu ses interlocuteurs.

Alexis le reconnut immédiatement.

Richard Mikelis.