La rue était étroite, encadrée par de petites maisons en briques rouges, dans l’ouest d’Inverness. Quelques vitrines de restaurants pas chers, fast-foods exotiques, cybercafés, coiffeurs… Tout ce qu’il fallait pour faire tourner un quartier résidentiel calme et anonyme.
Elliot n’était pas chez lui à l’arrivée des forces de police, sa logeuse les renvoya vers son travail, dans un pressing.
Ludivine pouvait en distinguer la devanture bleue écaillée depuis l’arrière du véhicule où elle attendait en compagnie de Segnon et Mikelis.
Elle serra les poings pour s’empêcher de porter ses ongles à sa bouche. Elle avait fait déjà bien assez de dégâts comme ça la veille au soir, seule dans sa chambre d’hôtel minable, à attendre en vain que l’épuisement vienne l’emporter vers le sommeil.
Elle avait une sale gueule, se dit-elle pour la dixième fois de la matinée, en apercevant son reflet dans le rétroviseur intérieur. Paupières gonflées et rougies, teint blafard, cheveux noués en vrac au-dessus de la nuque. L’attente lui était insupportable car elle lui imposait de rester face à ses pensées, à sa peine. Segnon n’était pas d’humeur à parler et Mikelis refusait toute tentative de discussion.
Les minutes passaient à la vitesse des heures, transformant le temps en douleur.
Quand Elliot Monroe apparut enfin, encadré par trois policiers, Ludivine reprit vie subitement. Elle se pencha pour le regarder.
Il était d’une assez petite corpulence, brun, coupe courte, plutôt fluet. Un physique banal, sans grâce ni charme, un visage qu’on ne remarque pas, qu’on ne retient pas, sinon pour son regard fuyant.
Baines en personne lui appuya sur la tête pour le faire asseoir à l’arrière du véhicule garé juste devant celui des Français. L’inspecteur jubilait. Il se frotta les mains et fixa une longue minute son prisonnier à travers la vitre, un rictus de triomphe aux lèvres.
Monroe était l’arrestation de sa vie. Le cas qu’il n’en finirait pas de raconter à ses enfants et petits-enfants, à ses compagnons de bar le soir dans les pubs, et pour lequel on n’aurait de cesse de lui taper dans le dos pour le féliciter.
Une arrestation sans histoire, sans opposition, à l’arrière d’un pressing, sous les racks de costumes et robes suspendus, dans la chaleur moite des rouleaux à repasser industriels, de l’odeur d’assouplissant. Un tueur en série aussi craintif face à des policiers déferlant brusquement sur lui qu’effrayant pour ses victimes qu’il avait terrorisées dans l’intimité de ses pulsions meurtrières.
La réalité était là, simple et décevante. Une réalité d’un mètre soixante-cinq, ne sachant où poser les pieds, la tête enfoncée entre les épaules, les mains menottées devant lui.
Difficile de croire qu’autant de mal pouvait être contenu dans un corps si frêle, si peu élégant et assuré.
– Je sais à quoi vous pensez, devina alors Mikelis. Mais ne vous méprenez pas, il y a tellement de frustrations, d’ego et de malignité dans ce petit être qu’il devient un tout autre personnage quand il libère sa rage. Sa vie n’a été qu’un tel remugle de fantasmes rabâchés et de désirs sordides qu’il existe deux êtres en lui. Celui que vous voyez là, maintenant, penaud et ridicule, et celui qu’il croit être, celui qu’il libère parfois, un individu cruel, puissant, sans émotion, animé seulement par le bouillon de ses pensées les plus néfastes. Et quand son ombre surgit, croyez-moi, personne ne peut avoir pitié de lui, car lui n’en éprouve aucune. Dans ces moments-là, il est la violence.
L’inspecteur Baines se tourna vers eux et leva le pouce en signe de victoire.
Après Victor Mags, Elliot Monroe tombait. Pour tous dans la voiture, il ne faisait aucun doute qu’il était le tueur de l’Écosse.
Il n’en restait plus que deux.
À cet instant, lorsque le moteur démarra pour les conduire à l’interrogatoire de Monroe, Ludivine se prit à espérer que ce qui avait ressemblé à une épidémie de violence allait finalement s’endiguer avant la propagation redoutée.
Ce n’étaient que des hommes. Malades. Mal construits depuis leur jeune âge. Ils s’étaient rassemblés pour se rassurer. Pour avoir le sentiment d’exister. Pour, l’espace de quelques heures à discuter ensemble, se croire normaux, entre eux.
C’était là toute la clé de cette histoire, comprit la jeune femme. Ils cherchaient d’autres êtres semblables à eux dans leurs obsessions, pour partager, se sentir entourés, se donner l’illusion d’une normalité.
Il fallait remonter jusqu’à la Bête avant qu’il trouve un être aussi fragile ou déséquilibré que lui à convertir à sa cause perverse, avant qu’il en entraîne un autre qui, à son tour, pourrait à terme recruter.
Agir avant qu’ils soient trop nombreux. Organisés.
Avant qu’ils menacent l’équilibre du monde.
Ludivine secoua la tête, elle était épuisée. Elle divaguait. Il n’y aurait jamais assez d’individus suffisamment tordus pour former une force nouvelle, pour bouleverser la morale de la société telle que les gens normaux l’avaient édictée au fil des siècles.
Jamais.
La voiture s’élança d’un coup.
Dans la rue les badauds étaient sortis pour assister au spectacle. Il y en avait de tous les âges, tous les sexes, toutes les curiosités. Des regards outrés, inquiets, dubitatifs et même parfois joyeux.
Et, Ludivine le nota, un certain nombre qui demeuraient vides.
Sans vie. Sans espoir. Sans équilibre.
Baines avait suivi les conseils de Richard Mikelis. Il avait interrogé Elliot Monroe dans une pièce pleine de dossiers au nom du suspect, écrit en gros, où figuraient le numéro de sa plaque d’immatriculation ou celui de détenu à la HM Prison of Edinburgh. Il y avait aussi des pochettes avec l’en-tête du laboratoire médico-légal, de la police scientifique, au nom des victimes et tout ce qui pouvait l’impressionner… Baines lui-même entra avec un classeur cartonné plein à ras bord de feuilles qu’il déposa juste devant lui.
Les installations locales ne permettaient pas de suivre les débats sans être vu. Il n’y avait pas de vitre sans tain, pas de système de vidéo rediffusée dans une salle mitoyenne, rien d’autre que l’inspecteur Baines et son collègue de la police d’Inverness, Peter Hollaister, pour sortir du petit bureau de temps en temps et faire leur rapport aux autres.
Monroe était taciturne. Il nia les crimes dont on l’accusait et, à mesure que Hollaister lui demandait ses alibis, que Baines tentait de se rendre sympathique en affirmant le comprendre, il s’enferma dans le silence.
Lors d’une de ses pauses, l’inspecteur s’approcha de Mikelis, un gobelet de café fumant dans une main, son éternelle cigarette dans l’autre.
– J’espère que nos gars vont trouver des preuves chez lui parce qu’il ne parlera pas, dit-il en grimaçant.
– Laissez-moi quelques heures en tête à tête avec lui et j’y parviendrai.
Baines leva les yeux au ciel :
– Vous êtes bien sûr de vous !
– J’ai de l’expérience, c’est tout. Je connais ce type d’individus, je sais parler leur langage.
– Même si je le voulais, vous n’avez pas autorité ici, légalement ça pourrait tout foutre en l’air. C’est impossible.
– Vous êtes en contact avec vos hommes chez lui ? demanda Ludivine.
– On me tient au courant. Pour l’instant, ils mettent sous scellés tout ce qui pourrait nous intéresser. Son téléphone portable et son ordinateur sont déjà là.
– Son ordinateur ? Vous le décortiquez ? s’enquit Segnon qui s’y connaissait en informatique.
Baines fit signe aux Français de le suivre.
– Venez, faisons mijoter Monroe encore un peu, je serais curieux de savoir ce que ses possessions vont bien pouvoir nous raconter de lui.
« Les choses que tu as l’habitude de posséder, finissent par te posséder », songea Ludivine en repensant au livre de Chuck Palahniuk. On y était. L’homme capable de faire parler l’inerte, de donner vie et sens à ce qui n’en a pas. Les choses se retournant contre celui qui les détient.
Baines les entraîna à l’étage dans un petit bureau où deux policiers en uniforme travaillaient au milieu de plusieurs unités centrales.
Il échangea quelques mots avec ses confrères et l’un d’eux désigna l’ordinateur portable sur lequel il était en train de s’affairer. L’appareil était relié par un câble à l’écran de l’officier de police.
– L’historique de navigation est vide, expliqua l’inspecteur, mais Malcolm est parvenu à fouiller le disque dur, enfin, ce qui n’a pas été écrasé, et il a extrait les données effacées.
Segnon se pencha vers l’ordinateur.
– En informatique, il est difficile de détruire définitivement des données, dit-il tout en lisant ce qui défilait sous ses yeux.
– Vous pensez donc qu’ils se sont coordonnés pour tous tuer le dimanche soir, rappela Baines. Nous allons regarder les sites que Monroe a fréquentés entre dimanche soir et aujourd’hui. Il est forcément retourné raconter ses petits exploits à ses camarades depuis !
– Il traîne souvent sur des sites porno, constata Segnon.
– This one, dit Baines en posant son doigt sur un nom.
Il s’agissait d’un site consulté dans la nuit du dimanche au lundi, à 5 h 43.
– Seeds in Us, lut Ludivine. « Les graines en nous ». On dirait un forum.
– C’est exactement ce que c’est, lut Segnon en voyant la page s’afficher.
Couleurs sombres, présentation sobre, Seeds in Us n’avait rien d’attirant en soi. Le forum de discussion était classé en différentes sections : accidents, crimes, violence domestique, torture, animaux… En quelques clics, tous purent constater que les internautes du monde entier s’y échangeaient des vidéos sordides de faits divers, très dures, des photos de mutilations, des extraits d’accidents et même des exécutions d’otages en Tchétchénie ou dans ce qui ressemblait à l’Afghanistan ou l’Iran.
Le site était à la fois en français et en anglais, et les commentaires des utilisateurs employaient les deux langues avec une nette préférence pour la seconde.
– On dirait le site célèbre pour ce genre de photos dégueu… Rotten ! se souvint Ludivine.
– Berceau de toutes les perversités, soupira Segnon. Sauf que Rotten est connu, celui-ci a l’air beaucoup plus confidentiel. Monroe est venu là juste après ses crimes pour se taper une petite image ou deux de trucs gore, ou vous croyez qu’il a posté ses propres photos ?
– Je serais étonné que des photos de meurtre soient restées visibles sans que ça se sache rapidement, confia Mikelis.
Malcolm et Baines se parlèrent et l’inspecteur expliqua :
– Apparemment, il y a un accès privé à une autre partie du forum. Mon collègue est sur le coup pour passer au travers, ça peut prendre un peu de temps, mais c’est un vrai génie de l’informatique. Nous sommes vernis de l’avoir avec nous. Malcolm est même parfois sollicité par le FBI dans des affaires qui lient nos deux pays ! Un crack, ce garçon !
Les enquêteurs redescendirent et croisèrent dans le couloir Elliot Monroe, tenu par un officier de police qui le reconduisait à sa cellule. Ludivine se retrouva juste face à lui alors qu’il avançait d’une démarche traînante, obligé de se rapprocher de la gendarme pour passer dans le corridor étroit où s’alignaient des armoires en fer débordantes de paperasses.
Il ne la vit pas tout de suite, le regard posé sur le lino, le visage fermé.
Ludivine sentit une boule de chaleur exploser brusquement en elle. Une envie de violence. Une pulsion de vengeance.
Elliot Monroe connaissait Victor Mags. Ils avaient probablement discuté. Échangé des idées. Ils faisaient partie du même groupe.
*e.
Il était responsable aussi de la mort d’Alex.
La gendarme serra les poings. La colère montait dangereusement.
Les deux cercles noirs qui servaient de pupilles à Monroe se levèrent, attirés par celle qui le dévisageait.
Juste au moment où il passait près d’elle, elle put sentir son eau de Cologne, distinguer son pouls battre à la jugulaire.
Il la fixa, sans aucune émotion, sans vie.
Et il baissa aussitôt le regard.
Elliot Monroe était un lâche. Il suffisait de lui en imposer un peu pour qu’il se défile. Sans ses armes, sans ses préparatifs, sans ses victimes entravées, il s’écrasait.
La main de Segnon se posa sur l’épaule de Ludivine.
– Viens.
– Ce salaud a fréquenté l’assassin d’Alex.
– Je sais. Allez, on bouge, reste pas là, ça sert à rien.
Le gendarme dut tirer la jeune femme pour qu’elle lâche la silhouette penaude des yeux et accepte de le suivre.
– Nous allons refiler le nom du site à Mag, pour qu’ils creusent de leur côté, insista Segnon sentant qu’il lui fallait capter l’attention de sa collègue.
Il fit claquer ses doigts devant elle.
– Tu m’écoutes ?
– Oui… pardon.
Il lui expliqua ce qu’il comptait faire, mais Ludivine n’écoutait plus.
Ce qu’il y avait dans la tête d’Elliot Monroe était construit de la même matière noire que ce qui remplissait celle de Victor Mags, de la Bête et même du tueur espagnol. Tout comme celle du pédophile. Et de Joseph Selima. Ils s’étaient rassemblés autour d’un symbole. Ils ne partageaient pas de fantasmes en commun, car les fantasmes sont comme les fantômes : ils n’obsèdent et hantent que celui qui leur donne naissance. En revanche, ils se retrouvaient derrière une idéologie. L’union pour la prédation. Des chasseurs convaincus que leur supériorité leur donnait un droit de mort sur une société à laquelle ils n’avaient pas à se soumettre. Des psychopathes rassemblés au nom de leur puissance. Ils s’unissaient à travers toute l’Europe pour être plus forts.
Leur symbole n’était pas qu’un signe de ralliement, c’était un marquage. Ils posaient leur drapeau sur les territoires conquis. Sur ces êtres inférieurs. Ce bétail.
Le Bois-Larris, songea aussitôt Ludivine.
L’hôpital n’avait abrité aucun de leurs crimes.
Ils ont voulu dire quelque chose avec cet endroit. Clamer au monde que c’est à eux. À cause des expérimentations des nazis ?
Qu’est-ce qui pouvait bien les intéresser dans un hôpital pour enfants ?
Ludivine porta la main à sa bouche.
Segnon s’interrompit dans son discours.
– Eh bien, qu’est-ce qui t’arrive ?
– Les enfants…, murmura Ludivine. Ils veulent conquérir les enfants… Les rallier à leur cause !
– De quoi tu parles ?
– Ils veulent endoctriner les mômes du Bois-Larris ! s’exclama-t-elle avec plus d’assurance.
Segnon demeurait coi, sourcils relevés.
– Si tu veux inculquer tes valeurs à des enfants, continua-t-elle, tu t’y prends comment ?
– Par… l’éducation ?
– Et le Bois-Larris est aussi une école ! Ce sont les profs, Segnon ! Les profs sont dans le coup !
Elle repoussa son collègue et se précipita vers le téléphone du bureau.